<156>J'en viens à présent au but de l'auteur. Il ne le déguise point, il donne assez clairement à entendre qu'il en veut aux superstitions religieuses de son pays, qu'il se propose d'en abolir le culte, pour élever sur ses ruines la religion naturelle, en admettant une morale dégagée de tout accessoire incohérent. Ses intentions paraissent pures : il ne veut point que le peuple soit trompé par des fables, que les imposteurs qui les débitent en tirent tout l'avantage, comme les charlatans des drogues qu'ils vendent; il ne veut point que ces imposteurs gouvernent le vulgaire imbécile, qu'ils continuent à jouir du pouvoir dont ils abusent contre le prince et contre l'État; il veut, en un mot, abolir le culte établi, dessiller les yeux de la multitude, et lui aider à secouer le joug de la superstition. Ce projet est grand; reste à examiner s'il est praticable, et si l'auteur s'y est bien pris pour réussir.

Cette entreprise paraîtra impraticable à ceux qui ont bien étudié le monde, et qui ont fouillé dans le cœur humain. Tout s'y oppose, l'opiniâtreté avec laquelle les hommes sont attachés à leurs opinions habituelles, leur ignorance, leur incapacité de raisonner, leur goût pour le merveilleux, la puissance du clergé et les moyens qu'il a pour se soutenir. Ainsi, dans un pays peuplé de seize millions d'âmes, comme on les compte en France, il faut dès le début renoncer à la conversion de quinze millions huit cent mille âmes, que des obstacles insurmontables attachent à leurs opinions; reste donc à deux cent mille pour la philosophie. C'est beaucoup, et je n'entreprendrais jamais de donner le même tour de pensée à ce grand nombre, aussi différent par sa compréhension, son esprit, son jugement, sa manière d'envisager les choses, que par les traits qui distinguent les physionomies. Supposons encore que les deux cent mille prosélytes aient reçu les mêmes instructions; chacun n'en aura pas moins ses pensées originales, ses opinions séparées, et peut-être il ne s'en trouvera pas deux dans cette multitude qui penseront de même. Je vais plus loin, et j'ose presque assurer que, dans un État où tous les préjugés seraient