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XII. EXAMEN CRITIQUE DU SYSTÈME DE LA NATURE.[Titelblatt]

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EXAMEN CRITIQUE DU SYSTÈME DE LA NATURE.

Le Système de la nature est un ouvrage qui séduit à la première lecture, et dont on ne découvre les défauts, cachés avec beaucoup d'art, qu'après l'avoir relu à différentes reprises. L'auteur a eu l'adresse d'éloigner les conséquences de ses principes, pour dérouter l'examen des critiques; cependant l'illusion n'est pas assez forte pour qu'on ne s'aperçoive pas des inconséquences et des contradictions dans lesquelles il tombe souvent, et des aveux contraires à son système que la force de la vérité paraît lui arracher. Les matières de métaphysique qu'il traite sont obscures et hérissées des plus grandes difficultés. Il est pardonnable de se tromper quand on s'engage dans ce labyrinthe où tant d'autres se sont égarés. Il semble cependant qu'en enfilant cette route ténébreuse, on peut la parcourir avec moins de risque, si l'on se défie de ses lumières, si l'on se souvient que dans ces recherches le guide de l'expérience nous abandonne, et qu'il ne nous reste que des probabilités plus ou moins fortes pour appuyer nos opinions. Cette réflexion est suffisante pour inspirer de la retenue et de la modestie à tout philosophe à système; notre auteur apparemment n'a pas pensé ainsi, puisqu'il fait gloire d'être dogmatique.

Les points principaux qu'il traite dans cet ouvrage sont : 1o Dieu et la nature; 2o la fatalité; 3o la morale de la religion, comparée avec<180> la morale de la religion naturelle; 4o les souverains, causes de tous les malheurs des États.

Quant au premier point, on est un peu surpris, vu son importance, des raisons que l'auteur allègue pour rejeter la Divinité. Il dit qu'il lui en coûte moins d'admettre une matière aveugle que le mouvement fait agir, que de recourir à une cause intelligente agissant par elle-même; comme si ce qui lui coûte moins de peine à arranger était plus vrai que ce qui lui coûte des soins à éclaircir.180-13 Il avoue que c'est l'indignation que lui ont donnée les persécutions religieuses qui l'a rendu athée. Sont-ce des raisons pour fixer les opinions d'un philosophe, que la paresse et les passions? Un aveu aussi ingénu ne peut qu'inspirer de la défiance à ses lecteurs, et le moyen de l'en croire, s'il se détermine par des motifs aussi frivoles! Je suppose que notre philosophe se livre quelquefois avec trop de complaisance à son imagination, et que, frappé des définitions contradictoires que les théologiens font de la Divinité, il confond ces définitions, que le bon sens lui sacrifie, avec une nature intelligente qui doit nécessairement présider au maintien de l'univers. Le monde entier prouve cette intelligence; il ne faut qu'ouvrir les yeux pour s'en convaincre. L'homme est un être raisonnable produit par la nature; il faut donc que la nature soit infiniment plus intelligente que lui, ou bien elle lui aurait communiqué des perfections qu'elle ne possède pas elle-même; ce qui serait une contradiction formelle.

Si la pensée est une suite de notre organisation, il est certain que la nature, immensément plus organisée que l'homme, partie imperceptible du grand tout, doit posséder l'intelligence au plus haut degré de perfection. La nature aveugle, aide du mouvement, ne peut produire que de la confusion; et comme elle agirait sans combinaisons, elle ne pourrait jamais parvenir à des fins déterminées, ni produire de ces chefs-d'œuvre que la sagacité humaine est obligée d'admirer<181> dans l'infiniment petit comme dans l'infiniment grand. Les fins que la nature s'est proposées dans ses ouvrages se manifestent si évidemment, qu'on est forcé de reconnaître une cause souveraine et supérieurement intelligente qui y préside nécessairement. En examinant l'homme, je le vois naître le plus débile de tous les animaux, privé d'armes offensives et défensives, incapable de résister aux rigueurs des saisons, exposé sans cesse à être dévoré par les bêtes féroces. Pour compenser la faiblesse de son corps, et afin que l'espèce ne pérît point, la nature l'a doué d'une intelligence supérieure à celle des autres créatures, avantage par lequel il se procure artificiellement ce que, d'ailleurs, la nature paraît lui avoir refusé. Le plus vil des animaux resserre en son corps un laboratoire plus artistement fabriqué que celui du plus habile chimiste; il prépare les sucs qui renouvellent son être, qui s'assimilent aux parties qui le composent, et qui prolongent son existence. Comment cette organisation merveilleuse et nécessaire à tous les êtres animés pour leur conservation pourrait-elle émaner d'une cause brute, qui opérerait ses plus grandes merveilles sans même s'en apercevoir? Il n'en faut pas tant pour confondre notre philosophe et ruiner son système; l'œil d'un ciron, un brin d'herbe, sont suffisants pour lui prouver l'intelligence de l'ouvrier. Je vais plus loin; je crois même qu'en admettant comme lui une première cause aveugle, on pourrait lui démontrer que la génération des espèces deviendrait incertaine, et dégénérerait au hasard en êtres divers et bizarres. Il n'y a donc que les lois immuables d'une nature intelligente qui, dans cette multitude de productions, puissent maintenir invariablement les espèces dans leur entière intégrité. L'auteur tâche en vain de se faire illusion; la vérité, plus forte que lui, le contraint de dire181-14 que la nature rassemble dans son laboratoire immense des matériaux pour former de nouvelles productions; elle se propose donc une fin; donc elle est intelligente. Pour peu qu'on soit de bonne foi, il est<182> impossible de se refuser à cette vérité; les objections même tirées du mal physique et du mal moral ne sauraient la renverser : l'éternité du monde détruit cette difficulté. La nature est donc sans contredit intelligente, agissant toujours conformément aux lois éternelles de la pesanteur, du mouvement, de la gravitation, etc., qu'elle ne saurait ni détruire ni changer. Quoique notre raison nous prouve cet être, que nous l'entrevoyions, que nous devinions quelques-unes de ses opérations, jamais nous ne pourrons assez le connaître pour le définir, et tout philosophe qui attaque le fantôme créé par les théologiens combat en effet contre la nue d'Ixion, sans effleurer en aucune façon cet être auquel tout l'univers sert de preuve et de témoignage. On sera sans doute bien étonné qu'un philosophe aussi éclairé que notre auteur s'avise d'accréditer les erreurs anciennes des générations sans germe et par corruption; il cite Needham,182-a ce médecin anglais qui, trompé par une fausse expérience, crut avoir fait des anguilles. Si de tels faits étaient véritables, ils pourraient convenir aux opérations d'une nature aveugle; mais ils sont démentis par toutes les expériences. Croirait-on bien encore que le même auteur admet un déluge universel? absurdité, miracle inadmissible pour un géomètre, et qui ne peut en aucune façon s'ajuster à son système. Ces eaux qui submergèrent notre globe furent-elles créées exprès? Quelle masse énorme pour s'élever au-dessus des plus hautes montagnes! Furent-elles depuis anéanties? Que devinrent-elles? Quoi! il ferme les yeux pour ne pas voir un être intelligent, présidant à cet univers, que toute la nature lui annonce, et il croit au miracle le plus opposé à la raison qu'on ait jamais imaginé! J'avoue que je ne conçois point comment tant de contradictions ont pu se concilier dans une tête philosophique, et comment en composant son ouvrage l'auteur ne s'en est pas aperçu lui-même. Mais allons plus loin.

<183>Il a presque copié littéralement le système de la fatalité tel que Leibniz l'expose et que Wolff l'a commenté. Je crois, pour bien s'entendre, qu'il faut définir l'idée qu'on attache à la liberté. J'entends par ce mot tout acte de notre volonté qui se détermine par elle-même et sans contrainte. Ne pensez pas qu'en partant de ce principe je me propose de combattre en général et en tout point le système de la fatalité; je ne cherche que la vérité, je la respecte partout où je la trouve, et je m'y soumets quand on me la montre. Pour bien juger de la question, rapportons l'argument principal de l'auteur. Toutes nos idées, dit-il, nous viennent par les sens et par une suite de notre organisation; ainsi toutes nos actions sont nécessaires. On convient avec lui que nous devons tout à nos sens comme à nos organes; mais l'auteur devait s'apercevoir que des idées reçues donnent lieu à des combinaisons nouvelles. Dans la première de ces opérations l'âme est passive, dans la seconde elle est active. L'invention et l'imagination travaillent sur des objets que les sens nous ont appris à connaître : par exemple, comme, lorsque Newton apprit la géométrie, son esprit était patient, il recueillait des notions; mais lorsqu'il parvint à ses découvertes étonnantes, il était plus qu'agent, il était créateur. Il faut bien distinguer dans l'homme les différentes opérations de l'esprit, esclave dans celles où l'impulsion domine, et très-libre dans celles où son imagination agit. Je conviens donc avec l'auteur qu'il y a un certain enchaînement de causes dont l'influence agit sur l'homme et le domine par reprises. L'homme reçoit en naissant son tempérament, son caractère avec le germe de ses vices et de ses vertus, une portion d'esprit qu'il ne peut ni resserrer ni étendre, des talents ou du génie, ou de la pesanteur et de l'incapacité. Aussi souvent que nous nous laissons emporter à la fougue de nos passions, la fatalité, victorieuse de notre liberté, triomphe; aussi souvent que la force de la raison dompte ces passions, la liberté l'emporte.

Mais l'homme n'est-il pas très-libre quand on lui propose diffé<184>rents partis, qu'il examine, qu'il penche vers l'un ou vers l'autre, et qu'enfin il se détermine par son choix? L'auteur me répondra sans doute que la nécessité dirige ce choix. Je crois entrevoir dans cette réponse un abus du terme de nécessité confondu avec ceux de cause, de motif, de raison. Sans doute que rien n'arrive sans cause, mais toute cause n'est pas nécessaire. Sans doute qu'un homme qui n'est pas insensé se déterminera par des raisons relatives à son amour-propre; je le répète, il ne serait pas libre, mais fou à lier, s'il agissait autrement. Il en est donc de la liberté comme de la sagesse, de la raison, de la vertu, de la santé, qu'aucun mortel ne possède parfaitement, mais par intervalles. Nous sommes, en quelques articles, patients sous l'empire de la fatalité, et, en quelques autres, agents indépendants et libres. Tenons-nous-en à Locke. Ce philosophe est très-persuadé que, lorsque sa porte est fermée, il n'est pas le maître d'en sortir, mais que, lorsqu'elle est ouverte, il est libre d'agir comme bon lui semble. Plus on quintessencie cette matière, plus elle s'embrouille; on parvient à force de raffinements à la rendre si obscure, qu'on ne s'entend plus soi-même; il est surtout fâcheux pour les partisans du fatalisme que leur vie active se trouve sans cesse en contradiction avec les principes de leur spéculation.

L'auteur du Système de la nature, après avoir épuisé tous les arguments que son imagination lui fournit pour prouver qu'une nécessité fatale enchaîne et dirige absolument les hommes dans toutes leurs actions, devait donc en conclure que nous ne sommes que des espèces de machines, ou, si vous voulez, des marionnettes mues par les mains d'un agent aveugle. Cependant il s'emporte contre les prêtres, contre les gouvernements et contre l'éducation; il croit donc que les hommes qui occupent ces emplois sont libres, en leur prouvant qu'ils sont des esclaves. Quelle absurdité! quelle contradiction! Si tout est mû par des causes nécessaires, les avis, les instructions, les lois, les peines, les récompenses deviennent aussi superflues qu'inutiles; c'est dire à un<185> homme enchaîné : brise tes liens; autant vaudrait-il sermonner un chêne pour le persuader de se transformer en oranger. Mais l'expérience nous prouve que l'on peut parvenir à corriger les hommes; il faut donc de nécessité en conclure qu'ils jouissent au moins en partie de la liberté. Tenons-nous-en aux leçons de cette expérience, et n'admettons point un principe que nous contredisons sans cesse par nos actions.

Du principe de la fatalité résultent les plus funestes conséquences pour la société; en l'admettant, Marc-Aurèle et Catilina, le président de Thou et Ravaillac seraient égaux en mérite. Il ne faudrait considérer les hommes que comme des machines, les unes faites pour le vice, les autres pour la vertu, incapables de mériter ou de démériter par elles-mêmes et par conséquent d'être punies ou récompensées; ce qui sape la morale, les bonnes mœurs et les fondements sur lesquels la société est établie. Mais d'où vient cet amour que généralement tous les hommes ont pour la liberté? Si c'était un être idéal, d'où le connaîtraient-ils? Il faut donc qu'ils en aient fait l'expérience, qu'ils l'aient sentie; il faut donc quelle existe réellement, ou il serait improbable qu'ils pussent l'aimer. Quoi qu'en disent Calvin, Leibniz, les Arminiens et l'auteur du Système de la nature, ils ne persuaderont jamais à personne que nous sommes des roues à moulin qu'une cause nécessaire et irrésistible fait mouvoir au gré de son caprice. Toutes ces fautes dans lesquelles notre auteur est tombé viennent de la fureur de l'esprit systématique; il s'est prévenu pour ses opinions; il a rencontré des phénomènes, des circonstances et des morceaux de détail qui cadraient bien avec son principe; mais en généralisant ses idées, il a trouvé d'autres combinaisons et des vérités d'expérience qui lui étaient contraires; pour ces dernières, à force de les tordre et de leur faire violence, il les a ajustées le mieux qu'il a pu avec le reste de son système. Il est certain qu'il n'a négligé aucune des preuves qui peuvent fortifier le dogme de la fatalité, et en même<186> temps il est clair qu'il le dément dans tout le cours de son ouvrage. Pour moi, je pense que dans un cas pareil un véritable philosophe doit sacrifier son amour-propre à l'amour de la vérité.

Mais passons à l'article qui regarde la religion. On pourrait accuser l'auteur de sécheresse d'esprit et surtout de maladresse, parce qu'il calomnie la religion chrétienne, en lui imputant des défauts qu'elle n'a pas. Comment peut-il dire avec vérité que cette religion est cause de tous les malheurs du genre humain? Pour s'exprimer avec justesse il aurait pu dire simplement que l'ambition et l'intérêt des hommes se servent du prétexte de cette religion pour troubler le monde et contenter les passions. Que peut-on reprendre de bonne foi dans la morale contenue dans le Décalogue? N'y eût-il dans l'Évangile que ce seul précepte : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse, » on serait obligé de convenir que ce peu de mots renferme la quintessence de toute morale. Et le pardon des offenses, et la charité, et l'humanité ne furent-elles pas prêchées par Jésus dans son excellent sermon de la montagne? Il ne fallait donc pas confondre la loi avec l'abus, les choses écrites et les choses qui se pratiquent, la véritable morale chrétienne avec celle que les prêtres ont dégradée. Comment donc peut-il charger la religion chrétienne en elle-même d'être la cause de la dépravation des mœurs? Mais l'auteur pourrait accuser les ecclésiastiques de substituer la foi aux vertus de la société, des pratiques extérieures aux bonnes œuvres, des expiations légères aux remords de la conscience, des indulgences qu'ils vendent, à la nécessité de s'amender; il pouvait leur reprocher d'absoudre du serment, de contraindre et de violenter les consciences. Ces abus criminels méritent qu'on s'élève contre ceux qui les introduisent et contre ceux qui les autorisent; mais de quel droit le peut-il faire, lui qui suppose les hommes machines? Comment peut-il reprendre une machine tonsurée, que la nécessité a forcée de tromper, de friponner et de se jouer insolemment de la crédulité du vulgaire?

<187>Mais faisons un moment trêve avec le système de la fatalité, et prenons les choses comme elles sont réellement dans le monde. L'auteur devrait savoir que la religion, les lois, un gouvernement quelconque, n'empêcheront jamais que les États ne contiennent plus ou moins de scélérats dans le grand nombre des citoyens qui les composent; partout la grosse masse du peuple est peu raisonnable, facile à se livrer au torrent des passions, et plus encline au vice que portée au bien; tout ce qu'on peut attendre d'un bon gouvernement, c'est que les grands crimes y soient plus rares que dans un mauvais. Notre auteur devrait savoir que des exagérations ne sont pas des raisons, que des calomnies décréditent un philosophe comme un auteur qui ne l'est pas, et que, lorsqu'il se fâche, ce qui lui arrive parfois, on pourrait lui appliquer ce que Ménippe dit à Jupiter : « Tu prends ton foudre, tu as donc tort. »187-a Il n'y a sans doute qu'une morale; elle contient ce que les individus se doivent réciproquement, elle est la base de la société; sous quelque gouvernement, de quelque religion qu'on soit, elle doit être la même; celle de l'Évangile, prise dans toute sa pureté, serait utile par sa pratique. Mais si nous admettons le dogme du fatalisme, il n'y a plus ni morale ni vertu, et tout l'édifice de la société s'écroule. Il est incontestable que le but de notre auteur est de renverser la religion : mais il a choisi la route la plus détournée et la plus difficile pour y parvenir. Voici, ce me semble, la marche la plus naturelle qu'il devait suivre : attaquer la partie historique de la religion, les fables absurdes sur lesquelles on a bâti son édifice, les traditions plus absurdes, plus folles, plus ridicules que tout ce que le paganisme débitait de plus extravagant. C'était le moyen de prouver que Dieu n'a point parlé, c'était le moyen de retirer les hommes de leur sotte et stupide crédulité. L'auteur avait encore une voie plus abrégée pour aller à cette même fin. Après avoir étalé les arguments contre l'immortalité de l'âme que Lucrèce expose avec tant de force<188> dans son troisième livre, il devait en conclure que, tout finissant pour l'homme avec cette vie, et ne lui restant nul objet de crainte ni d'espérance après sa mort, il ne peut subsister par conséquent aucun rapport entre lui et la Divinité, qui ne peut ni le punir ni le récompenser. Sans ce rapport, il n'y a plus ni culte ni religion, et la Divinité ne devient pour l'homme qu'un objet de spéculation et de curiosité. Mais que de singularités et de contradictions dans l'ouvrage de ce philosophe! Après avoir laborieusement rempli deux volumes de preuves de son système,188-15 il avoue qu'il y a peu d'hommes capables de l'embrasser et de s'y fixer. On croirait donc qu'aussi aveugle qu'il suppose la nature, il agit sans cause, et qu'une nécessité irrésistible lui fait composer un ouvrage capable de le précipiter dans les plus grands périls, sans que lui ni personne en puisse jamais recueillir le moindre fruit.

Venons-en à présent aux souverains, que l'auteur a singulièrement pris à tâche de décrier. J'ose l'assurer que jamais les ecclésiastiques n'ont dit aux princes les sottises qu'il leur prête. S'il leur arrive de qualifier les rois d'images de la Divinité, c'est sans doute dans un sens très-hyperbolique, quoique l'intention soit de les avertir par cette comparaison de ne point abuser de leur autorité, d'être justes et bienfaisants, selon l'idée vulgaire qu'on se forme de la Divinité chez toutes les nations. L'auteur se figure qu'il se fait des traités entre les souverains et les ecclésiastiques, par lesquels les princes promettent d'honorer et d'accréditer le clergé, à condition qu'il prêche la soumission aux peuples. J'ose l'assurer que c'est une idée creuse, que rien n'est plus faux ni plus ridiculement imaginé que ce soi-disant pacte. Il est très-probable que les prêtres tâchent d'accréditer cette opinion, pour se faire valoir et pour jouer un rôle; il est certain que des souverains, par leur crédulité, leur superstition, leur ineptie et leur aveuglement pour l'Église, donnent lieu de les soupçonner d'une pareille<189> intelligence; mais tout dépend effectivement du caractère du prince. Lorsqu'il est faible et bigot, les ecclésiastiques prévalent; s'il a le malheur d'être incrédule, les prêtres cabalent contre lui, et, faute de mieux, calomnient et noircissent sa mémoire.

Je passe encore ces petites bévues aux préjugés de l'auteur; mais comment peut-il accuser les rois d'être la cause de la mauvaise éducation de leurs sujets? Il s'imagine que c'est un principe de politique, qu'il vaut mieux qu'un gouvernement commande à des ignorants qu'à une nation éclairée. Cela sent un peu les idées d'un recteur de collége qui, resserré dans un petit cercle de spéculations, ne connaît ni le monde, ni les gouvernements, ni les éléments de la politique. Sans doute que tous les gouvernements des peuples civilisés veillent à l'instruction publique. Que sont donc ces colléges, ces académies, ces universités dont l'Europe fourmille, si ce ne sont pas des établissements destinés à instruire la jeunesse? Mais prétendre que dans un vaste État un prince réponde de l'éducation que chaque père de famille donne à ses enfants, c'est la prétention la plus ridicule que l'on ait jamais formée. Il ne faut pas qu'un souverain fouille dans l'intérieur des familles et qu'il se mêle de ce qui se fait dans les maisons des particuliers, ou il n'en peut résulter que la tyrannie la plus odieuse. Notre philosophe écrit ce qui se présente au bout de sa plume, sans en examiner les conséquences, et il a de l'humeur assurément lorsqu'il qualifie poliment les cours de foyers de la corruption publique; en vérité j'en suis honteux pour la philosophie. Comment peut-on exagérer à ce point? Comment peut-on dire de telles sottises? Un esprit moins véhément, un sage se serait contenté de remarquer que plus les sociétés sont nombreuses, et plus les vices y sont raffinés; plus les passions ont occasion de se déployer, plus elles agissent. On passerait la comparaison du foyer à Juvénal ou à quelque satirique de profession; mais à un philosophe . . . . . je n'en dis pas davantage. Si notre auteur avait été six mois syndic dans la<190> petite ville de Pau dans le Béarn, il apprécierait mieux les hommes qu'il n'apprendra jamais à les connaître par ses vaines spéculations. Comment peut-il s'imaginer que les souverains encouragent leurs sujets au crime, et quel bien leur reviendrait-il de se mettre dans la nécessité de punir les malfaiteurs? Il arrive sans doute de loin à loin que quelques scélérats échappent à la rigueur des lois; mais jamais cela ne provient d'un dessein fixe d'encourager les attentats par l'espérance de l'impunité; il faut attribuer ces sortes de cas à la trop grande indulgence du prince. Il arrive sans doute dans tout gouvernement que des coupables, par intrigue, par corruption, ou par l'appui de protecteurs puissants, trouvent le moyen de se soustraire aux punitions qu'ils ont méritées; mais pour arrêter ces sortes de manéges, d'intrigues, de corruptions, il faudrait qu'un prince possédât l'omniscience que les théologiens attribuent à Dieu.

En fait de gouvernement, notre auteur bronche à chaque pas; il s'imagine que la nécessité et la misère provoquent les hommes aux plus grands crimes. Ce n'est point cela. Il n'y a aucun pays où tout homme qui n'est ni paresseux ni fainéant ne trouve suffisamment par son travail de quoi subsister. Dans tous les États, l'espèce la plus dangereuse est celle des dissipateurs et des prodigues : leurs profusions épuisent en peu de temps leurs ressources; ce qui les réduit à des extrémités fâcheuses qui les forcent ensuite à recourir aux expédients les plus bas, les plus odieux, les plus infâmes. La troupe de Catilina, les adhérents de Jules César, les frondeurs que le cardinal de Retz avait ameutés, ceux qui s'attachèrent à la fortune de Cromwell, étaient tous gens de cette espèce, qui ne pouvaient s'acquitter de leurs dettes ni réparer leur fortune délabrée qu'en bouleversant l'État dont ils étaient citoyens. Dans les premières familles d'un État, les prodigues friponnent et cabalent; chez le peuple, les dissipateurs et les paresseux finissent par devenir brigands et par commettre les attentats les plus énormes contre la sûreté publique.

<191>Après que l'auteur a prouvé évidemment qu'il ne connaît ni les hommes, ni comment il faut les gouverner, il répète les déclamations des satires de Boileau contre Alexandre le Grand, il fait des sorties contre Charles-Quint et son fils Philippe II, quoiqu'on s'aperçoive à ne s'y point tromper qu'il en veut à Louis XIV. De tous les paradoxes que les soi-disant philosophes de nos jours soutiennent avec le plus de complaisance, celui d'avilir les grands hommes du siècle passé paraît leur tenir le plus à cœur. Quelle réputation leur reviendra-t-il d'exagérer les fautes d'un roi qui les a effacées à force de gloire et de grandeur? Les fautes de Louis XIV, d'ailleurs, sont connues, et ces soi-disant philosophes n'ont pas seulement le petit avantage d'être les premiers à les découvrir. Un prince qui ne régnera que huit jours en commettra sans doute; à plus forte raison un monarque qui a passé soixante années de sa vie sur le trône. Si vous voulez vous ériger en juge impartial, et que vous examiniez la vie de ce grand prince, vous serez obligé de convenir qu'il a fait plus de bien que de mal dans son royaume.191-a Il faudrait remplir un volume, si l'on voulait faire son apologie en détail; je me borne ici aux chefs principaux. Attribuez donc, comme de raison, la persécution des huguenots à la faiblesse de son âge, à la superstition dans laquelle il avait été élevé, comme à la confiance imprudente qu'il avait en son confesseur; mettez l'incendie du Palatinat sur le compte de l'humeur dure et altière de Louvois : il ne vous restera guère de reproches à lui faire que sur quelques guerres entreprises par vanité ou par esprit de hauteur. Au reste, vous ne pouvez lui refuser d'avoir été le protecteur des beaux-arts. La France lui doit ses manufactures et son commerce; elle lui doit, de plus, l'arrondissement de ses belles frontières et la considération dont elle a joui de son temps en Europe. Rendez donc hommage à ses qualités louables et vraiment royales. Quiconque de nos jours veut entamer les souverains doit attaquer leur mollesse, leur fai<192>néantise, leur ignorance; ils sont la plupart plus faibles qu'ambitieux, et plus vains qu'avides de dominer.

Les véritables sentiments de l'auteur sur les gouvernements ne se découvrent que vers la fin de son ouvrage; c'est là qu'il nous apprend que, selon lui, les sujets devraient jouir du droit de déposer leurs souverains lorsqu'ils en sont mécontents. C'est pour amener les choses à ce but qu'il se récrie contre ces grandes armées qui pourraient y porter quelque obstacle; on croirait lire la fable du Loup et du Berger de La Fontaine. Si jamais les idées creuses de notre philosophe pouvaient se réaliser, il faudrait préalablement refondre les formes de gouvernement dans tous les États de l'Europe, ce qui lui paraît une bagatelle; il faudrait encore, ce qui me paraît impossible, que ces sujets érigés en juges de leur maître fussent et sages et équitables, que les aspirants au trône fussent sans ambition, que ni l'intrigue, ni la cabale, ni un esprit d'indépendance ne pussent prévaloir; il faudrait encore que la race détrônée fût totalement extirpée, ou ce seraient des aliments de guerres civiles, et des chefs de partis toujours prêts à se mettre à la tête des factions pour troubler l'État. Il résulterait encore en conséquence de cette forme de gouvernement que les candidats et les prétendants au trône remueraient continuellement, animeraient le peuple contre le prince, et fomenteraient des séditions et des révoltes à la faveur desquelles ils se flatteraient d'élever leur fortune et de parvenir à la domination; de sorte qu'un gouvernement pareil serait sans cesse exposé à des guerres intestines mille fois plus dangereuses que les guerres étrangères. C'est pour éviter de semblables inconvénients que l'ordre de succession a été adopté et établi dans plusieurs États de l'Europe. On s'est aperçu du trouble que les élections entraînent après elles, et l'on a craint, comme de raison, que des voisins jaloux ne profitassent d'une occasion aussi favorable pour subjuguer ou dévaster le royaume. L'auteur pouvait facilement s'éclaircir sur les conséquences de ses principes; il n'avait<193> qu'à jeter un coup d'œil sur la Pologne, où chaque élection de roi est l'époque d'une guerre civile et étrangère.

C'est une grande erreur de croire que dans les choses humaines il puisse se rencontrer des perfections; l'imagination peut se forger de telles chimères, mais elles ne seront jamais réalisées. Depuis que le monde dure, les nations ont essayé de toutes les formes de gouvernement, les histoires en fourmillent : mais il n'en est aucun qui ne soit sujet à des inconvénients. La plupart des peuples ont cependant autorisé l'ordre de succession des familles régnantes, parce que, dans le choix qu'ils avaient à faire, c'était le parti le moins mauvais. Le mal qui résulte de cette institution consiste en ce qu'il est impossible que dans une famille les talents et le mérite soient transmis sans interruption, de père en fils, pendant une longue suite d'années, et qu'il arrive que le trône est quelquefois occupé par des princes indignes de le remplir. Dans ce cas même reste la ressource d'habiles ministres, qui peuvent réparer par leur capacité ce que l'ineptie du souverain gâterait sans doute. Le bien qui suit évidemment de cet arrangement consiste en ce que les princes nés sur le trône ont moins de morgue et de vanité que de nouveaux parvenus qui, enflés de leur grandeur et dédaignant ceux qui furent leurs égaux, se complaisent à leur faire sentir en toute occasion leur supériorité. Mais observez surtout qu'un prince qui est sûr que ses enfants lui succéderont, croyant travailler pour sa famille, s'appliquera avec bien plus de zèle au vrai bien de l'État qu'il envisage comme son patrimoine; au lieu que, dans les États électifs, les souverains ne pensent qu'à eux, à ce qui peut durer pendant leur vie, et à rien de plus; ils tâchent d'enrichir leur famille, et laissent tout dépérir dans un État qui, à leurs yeux, est une possession précaire, à laquelle il faudra renoncer un jour. Si quelqu'un veut s'en convaincre, il n'a qu'à s'informer de ce qui se passe dans les évêchés de l'Allemagne, en Pologne, à Rome même, où les tristes effets de l'élection ne sont que trop évidents. Quelque parti<194> qu'on prenne dans ce monde, il se trouve sujet à des difficultés et souvent à de terribles inconvénients. Il faut donc, lorsqu'on se croit assez lumineux pour pouvoir éclairer le public, se garder surtout de proposer des remèdes pires que les maux dont on se plaint, et, quand on ne peut faire mieux, s'en tenir aux anciens usages, et surtout aux lois établies.


180-13 Seconde partie, chap. XII.

181-14 Première partie, chap. VI.

182-a Jean Turbervill Needham, physicien célèbre par ses observations microscopiques, né à Londres en 1713, mort à Bruxelles le 30 décembre 1781.

187-a C'est Cyniscus qui parle ainsi à Jupiter, dans le Jupiter confondu de Lucien, chap. 15.

188-15 Seconde partie, chap. XIII.

191-a Voyez t. I, p. 106 et suivantes, et ci-dessus, p. 53 et 54.