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X. LETTRE SUR L'ÉDUCATION.[Titelblatt]

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LETTRE D'UN GÉNEVOIS A M. BURLAMAQUI,133-a PROFESSEUR A GENÈVE.

Après vous avoir exposé tout ce qui regarde le gouvernement de ce pays-ci, je croyais avoir satisfait amplement à votre curiosité; mais je me suis trompé. Vous trouvez que la matière n'est pas épuisée, vous considérez l'éducation de la jeunesse comme un des objets les plus importants d'un bon gouvernement, et vous voulez être instruit des attentions qu'on y porte dans l'État où je suis. Cette question que vous me faites en peu de mots vous attirera une réponse qui passera les bornes d'une lettre ordinaire, par les discussions indispensables dans lesquelles elle m'entraîne. J'aime à considérer cette jeunesse qui s'élève sous nos yeux; c'est la génération future qui est confiée à l'inspection de la race présente, c'est un nouveau genre humain qui s'achemine pour remplacer celui qui existe, ce sont les espérances et les forces de l'État renaissantes, qui, bien dirigées, perpétueront sa splendeur et sa gloire. Je pense bien, comme vous, qu'un prince sage doit mettre toute son application à former dans ses États des citoyens utiles et vertueux. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai examiné l'édu<134>cation qu'on donne à la jeunesse dans les différents États de l'Europe. Cette foule de grands hommes qu'ont produits la république des Grecs et la république romaine m'ont prévenu en faveur de la discipline des anciens, et je me suis convaincu qu'en suivant leur méthode on formerait une nation qui aurait plus de mœurs et de vertu que n'ont nos peuples modernes. L'éducation qu'on donne à la noblesse est certainement répréhensible d'un bout de l'Europe à l'autre. Dans ce pays-ci, elle en reçoit la première teinture dans la maison paternelle, la seconde dans les académies et les universités, la troisième, elle se la donne elle-même, parce qu'on l'émancipe trop tôt, et c'est la plus mauvaise. Dans la maison paternelle, l'amour aveugle des parents nuit à la correction nécessaire de leurs enfants; les mères surtout, ce qui soit dit en passant, gouvernant assez despotiquement leurs maris, ne connaissent qu'une indulgence sans bornes pour tout principe d'éducation. On abandonne les enfants entre les mains des domestiques, qui les flattent, qui les corrompent en leur inspirant des maximes pernicieuses, maximes qui ne germent que trop par les profondes impressions qu'elles font sur des cerveaux encore tendres. Le mentor qu'on leur choisit est d'ordinaire, ou un candidat en théologie, ou un apprenti jurisconsulte, espèce de gens qui auraient le plus grand besoin d'être morigénés eux-mêmes. Sous ces habiles docteurs, le jeune Télémaque apprend son catéchisme, le latin, à toute force un peu de géographie, la langue française par l'usage. Père et mère applaudissent au chef-d'œuvre qu'ils ont mis au monde, et, de crainte que le chagrin ne flétrisse la santé de ce phénix, personne n'ose le reprendre. A dix ou douze ans le jeune seigneur est envoyé à l'académie, dont on ne manque pas ici. Il y en a plusieurs, comme le Joachim, la nouvelle académie de Berlin,134-a celle du dôme de Brandebourg, et celle de Cloître-Bergue à Magdebourg; elles sont fournies de professeurs habiles. Le seul reproche qu'on peut leur<135> faire est peut-être qu'ils s'appliquent uniquement à remplir la mémoire de leurs élèves, qu'ils ne les accoutument pas à penser par eux-mêmes, qu'on n'exerce pas d'assez bonne heure leur jugement, qu'on néglige de leur élever l'âme et de leur inspirer des sentiments nobles et vertueux.

Le jeune homme n'a pas mis le pied au delà du seuil de l'académie, qu'il oublie tout ce qu'il avait appris, parce qu'il ne s'est proposé que de réciter sa leçon par cœur à son pédagogue, et, n'en ayant plus besoin, les traces en sont effacées par des idées nouvelles et par l'oubli. Ce temps perdu dans le collége, je l'attribue au vice de l'éducation plutôt qu'à la légèreté de la jeunesse. Pourquoi ne fait-on pas comprendre à l'élève que la gêne que l'étude lui impose tournera à son plus grand avantage? Pourquoi n'exerce-t-on pas son jugement, non pas en lui apprenant simplement la dialectique, mais en le faisant raisonner lui-même? Ce serait le moyen de lui faire concevoir qu'il lui est utile de ne pas oublier ce qu'il vient d'apprendre.

Au sortir de l'académie, les pères envoient leurs enfants, ou bien à l'université, ou bien ils les placent dans l'armée, ou ils leur font obtenir des emplois civils, ou ils les relèguent dans leurs terres. Les universités de Halle et de Francfort-sur-l'Oder sont celles où ils vont perfectionner leurs études; elles sont composées d'aussi bons professeurs que le temps en produit. On s'aperçoit cependant avec regret que l'étude des langues grecque et latine n'y est plus aussi en vogue qu'autrefois. Il semble que ces bons Germains, dégoûtés de la profonde érudition dont ils étaient en possession autrefois, veulent à présent parvenir à la réputation avec le moins de frais que possible; ils ont l'exemple d'une nation voisine qui se contente d'être aimable, et ils deviendront incessamment superficiels. La vie que les étudiants menaient par le passé aux universités était un objet de scandale public. Au lieu que ces lieux doivent se considérer comme le sanctuaire des muses, c'était l'école des vices et du libertinage; des bretteurs à<136> office y faisaient le métier de gladiateurs, la jeunesse passait sa vie dans le désordre et dans les excès, elle y apprenait tout ce qu'elle aurait dû ignorer à jamais, et elle ignorait ce qu'elle aurait dû apprendre. L'abus de ces désordres alla au point qu'il y eut des étudiants de tués. Cela réveilla le gouvernement de sa léthargie, et il fut assez éclairé pour refréner cette licence et pour ramener les choses au but de leur institution. Depuis, les pères peuvent envoyer leurs enfants à l'université avec la juste confiance qu'ils s'y pourront instruire, et sans appréhender que leurs mœurs ne se pervertissent. Cet abus de réformé, il en reste encore bien d'autres qui mériteraient une égale correction. L'intérêt et la paresse des professeurs empêchent que les connaissances ne se répandent aussi abondamment qu'il serait à souhaiter; ils se contentent de satisfaire à leur devoir le plus mincement qu'ils peuvent, ils lisent leurs colléges, et voilà tout. Si les étudiants exigent d'eux des heures privées, ce n'est que par des prix exorbitants qu'ils les obtiennent; ce qui empêche ceux qui ne sont pas riches de profiter d'une fondation publique faite pour instruire et pour éclairer tous ceux que le besoin des connaissances y attire. Autre défaut : la jeunesse ne compose jamais elle-même ses discours, ses thèses et ses disputes; c'est quelque répétiteur qui les fait, et un étudiant, avec de la mémoire, souvent sans talents, y recueille à peu de frais des applaudissements. N'est-ce pas encourager la jeunesse à la paresse, à la fainéantise, que de lui apprendre à ne rien faire? Il faut une éducation laborieuse pour l'homme; qu'il compose, qu'on le corrige, qu'il rechange son ouvrage, et qu'à force de le lui faire retravailler on l'accoutume à penser avec justesse et à s'énoncer avec exactitude. Au lieu de suivre cette méthode, pendant qu'on exerce la mémoire de la jeunesse, son jugement se rouille; on accumule des connaissances, mais elles manquent du discernement nécessaire qui les rendrait utiles. Autre défaut, c'est le mauvais choix des auteurs qu'on explique. En médecine, il est juste que l'on commence<137> par Hippocrate et Galien, que l'on suive l'histoire de cette science, si c'en est une, jusqu'à nos jours; mais au lieu d'adopter, ou le système de Hoffmann, ou de quelque médecin obscur, pourquoi ne point commenter les excellents ouvrages de Boerhaave, qui semble avoir poussé les connaissances humaines sur le sujet des maladies et des remèdes aussi loin que peut aller la portée de notre intelligence? Il en est de même de l'astronomie et de la géométrie. Il est utile de parcourir tous les systèmes, depuis celui de Ptolémée jusqu'à celui de Newton; mais le bon sens veut qu'on s'arrête sur ce dernier, qui est le plus perfectionné et le plus purgé d'erreurs. Halle a possédé dans les temps précédents un grand homme, fait pour enseigner la philosophie. Vous devinez que c'est du célèbre Thomasius que je parle. Ils n'ont qu'à suivre sa méthode et qu'à l'enseigner de même. D'ailleurs, les universités n'ont pas épuré la philosophie autant qu'on le pense de la rouille pédantesque. On n'enseigne plus, à la vérité, les quiddités d'Aristote, ni les universaux a parte rei; doctissimus, sapientissimus Wolffius137-a a remplacé de nos jours cet ancien héros de l'école, et l'on substitue aux formes substantielles les monades et l'harmonie préétablie, système aussi absurde et aussi inintelligible que celui qu'on a abandonné. Ni plus ni moins, les professeurs répètent ce galimatias, parce qu'ils s'en sont rendu les termes familiers, et parce que c'est la coutume d'être wolffien.

Je me trouvai un jour en compagnie avec un de ces philosophes, le plus entêté des monades; j'osai lui demander humblement s'il n'avait jamais jeté un coup d'œil sur les ouvrages de Locke. J'ai tout lu, reprit-il brusquement. - Je sais, monsieur, lui dis-je, que vous êtes payé pour ne rien ignorer; mais que pensez-vous de ce Locke? - C'est un Anglais, répondit-il sèchement. - Tout Anglais qu'il est, ajoutai-je, il me paraît bien sage; il ne quitte jamais le fil de l'expé<138>rience pour se conduire dans les ténèbres de la métaphysique; il est prudent, il est intelligible, ce qui est un grand mérite pour un métaphysicien, et je crois à toute force qu'il pourrait bien avoir raison. A ces paroles, le rouge monta au visage de mon professeur; une colère très-peu philosophique se manifesta dans son regard et par ses gestes, et il me soutint d'une voix plus animée qu'à l'ordinaire qu'ainsi que chaque pays avait son climat différent, chaque État devait avoir son philosophe national. Je repartis que la vérité était de tout pays, et qu'il serait à souhaiter qu'il nous en vînt beaucoup, dût-elle passer pour contrebande aux universités. Au reste, la partie de la géométrie n'est pas aussi cultivée en Allemagne que dans les autres pays de l'Europe. On prétend que les Germains n'ont point de têtes géométriques, ce qui certainement est faux : les noms de Leibniz et de Copernic prouvent le contraire. La cause en est, ce me semble, que cette science manque d'encouragement et surtout de professeurs assez habiles pour l'enseigner.

Je reviens à présent à la jeune noblesse, que nous avons quittée au sortir des académies et des universités. C'est le moment où les parents décident du parti que leurs enfants doivent prendre; pour l'ordinaire, le hasard détermine ce choix. La plupart de ces jeunes seigneurs craignent l'état militaire, parce qu'il est dans ce pays une véritable école de mœurs; on ne passe rien aux jeunes officiers, on les oblige d'avoir une conduite sage, réglée et décente; ils sont éclairés de près, ils ont des surveillants qui ne les épargnent pas; s'ils sont incorrigibles, à quelque appui qu'ils tiennent d'ailleurs, on les oblige à quitter, et dès lors il n'y a plus pour eux de considération à attendre. C'est précisément ce qui leur répugne, car ils voudraient, à l'ombre d'un grand nom, se livrer sans contrainte aux caprices de leur fantaisie et au déréglement de leurs mœurs; d'où il vient que peu d'enfants des premières maisons servent dans les armées. Le corps des cadets y supplée; cette pépinière est confiée aux soins d'un officier d'un<139> grand mérite,139-a qui place le bonheur de sa vie à former cette jeunesse en présidant à son éducation, en lui élevant l'âme, en lui inculquant des principes de vertu, et en s'efforçant de les rendre utiles à la patrie. Cet établissement étant destiné pour la pauvre noblesse, les premières familles n'y placent pas leurs enfants. Si le père fait entrer son fils dans les finances ou dans la justice, dès ce moment il le perd de vue, il est abandonné à lui-même, et le hasard décide du pli qu'il prendra. Souvent, au sortir des universités, on établit l'héritier sur ses terres, où tout ce qu'il a pu apprendre lui devient autant qu'inutile. Voilà en gros la marche qu'on tient pour l'éducation de la jeunesse. Voici le mal qui en résulte.

La mollesse de cette première éducation rend les jeunes gens efféminés, commodes, paresseux et lâches. Au lieu de ressembler à la race des anciens Germains, on les prendrait pour une colonie de Sybaris transplantée dans cette contrée; ils croupissent dans l'oisiveté et dans la fainéantise; ils pensent qu'ils ne sont au monde que pour avoir du plaisir et des commodités, et que des hommes comme eux sont dispensés du devoir d'être utiles à la société; de là ces écarts, ces folies, ces dettes qu'ils contractent, ces débauches, ces prodigalités qui ont ruiné dans ce pays tant de familles opulentes. J'avoue que ces défauts tiennent autant à l'âge qu'à l'éducation; je conviens que la jeunesse se ressemble partout, à quelques nuances près, et j'avoue que dans cet âge où les passions sont les plus vives, la raison n'est pas toujours la plus forte. Cependant je suis persuadé que par une discipline sage, plus mâle, et, quand il en est besoin, plus sévère, on arrêterait bien des fils de famille au bord de l'abîme où ils vont se précipiter. Le déréglement de leurs mœurs tire d'autant plus à conséquence dans ce pays-ci, que le droit de primogéniture n'y est point établi comme en Autriche et dans les autres provinces de l'Impératrice-Reine; il ne faut qu'un mauvais sujet dans une famille pour qu'elle tombe dans la<140> décadence et dans la misère. Des exemples aussi frappants devraient ce me semble, redoubler l'attention des pères pour veiller avec plus de soin à la correction de leurs enfants, afin de les rendre capables de soutenir le lustre de leurs ancêtres, de devenir des sujets utiles à leur patrie et dignes de s'attirer une considération personnelle. On croit communément d'avoir bien pourvu à sa succession en accumulant des richesses pour ses enfants, en leur faisant des établissements, en leur procurant des emplois. Ce sont sans doute des soins dignes de bons parents, mais il ne faut point s'y borner; le point principal est de former leurs mœurs et de prématurer leurs jugements. J'ai souvent été sur le point de m'écrier : Pères de famille, aimez vos enfants, on vous y convie, mais d'un amour raisonnable qui se dirige vers leur véritable bien. Regardez ces jeunes créatures, que vous avez vues naître, comme un dépôt sacré que la Providence vous a confié; votre raison doit leur servir d'appui dans la débilité de leur âge et dans leurs faibles. Ils ne connaissent point le monde; vous le connaissez; c'est donc à vous à les former tels que le demande leur propre avantage, le bien de votre famille et celui de la société. Je le répète, formez donc leurs mœurs, inculquez-leur des sentiments vertueux, élevez leur âme, rendez-les laborieux, cultivez soigneusement leur raison, qu'ils réfléchissent sur leurs démarches, qu'ils soient sages, circonspects, qu'ils aiment la frugalité et la simplicité. Confiez alors en mourant votre héritage à leurs bonnes mœurs; il sera bien administré, et votre famille se soutiendra dans son lustre; sinon la dissipation et les déréglements commenceront au moment de votre mort, et si vous pouviez ressusciter dans trente ans, vous trouveriez vos beaux établissements possédés par des mains étrangères. J'en reviens toujours aux lois des Grecs et des Romains. Je crois qu'il faudrait établir, à leur instar, qu'on n'émancipât les fils qu'à l'âge de vingt-six ans, que les pères fussent en quelque manière responsables de leur conduite. Sans doute qu'alors on n'abandonnerait pas la jeunesse à la<141> compagnie pernicieuse des domestiques; sans doute qu'on ferait un choix plus éclairé des maîtres et des gouverneurs qu'on leur donnerait, auxquels on confie tout ce qu'on a de plus précieux; sans doute que le père même corrigerait son fils, et le punirait, dans le besoin, pour étouffer des vices naissants. Ajoutez à ceci quelques réformes nécessaires dans les académies et dans les universités, pour qu'en remplissant la mémoire de la jeunesse, on ne négligeât pas la partie du raisonnement, qui est la principale; qu'au sortir des études les pères aient l'œil à ce que leurs enfants ne se corrompent pas par la fréquentation de mauvaises compagnies, parce que les premiers exemples font une impression si forte sur la jeunesse, soit bons ou mauvais, qu'ils déterminent souvent invariablement son caractère. C'est un des grands écueils dont il faut la garantir. De là viennent l'esprit d'inapplication, la débauche, le jeu et tous les vices. Les devoirs des pères s'étendent encore plus loin; je crois qu'ils devraient employer davantage leur discernement pour apprécier au juste les talents de leurs fils, afin de les destiner à quoi les détermine leur génie. Quelques connaissances qu'ils aient acquises, ils n'en sauraient trop avoir, quel que soit le parti qu'ils embrassent; le métier des armes en exige de très-étendues. C'est une assertion ridicule et impertinente qui est dans la bouche de beaucoup de monde : Mon fils ne veut pas étudier; il sera toujours bon pour en faire un soldat. Oui, un fantassin, mais pas un officier propre pour se pousser aux premiers emplois, seul but cependant auquel il doit tendre. Il arrive encore que l'impatience et l'ardeur des pères donne lieu à un autre inconvénient : ils désirent pour leurs enfants des fortunes trop rapides, ils veulent qu'ils passent de plain-pied des grades subalternes aux plus élevés, avant que l'âge ait amené leur capacité et mûri leur raison.

La justice, les finances, la politique, le militaire honorent sans doute une naissance illustre; mais tout serait perdu dans un État, si la naissance devait l'emporter sur le mérite, principe aussi erroné,<142> aussi absurde, qu'un gouvernement qui l'adopterait en éprouverait de funestes conséquences.142-a Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait des exceptions à la règle, et qu'il ne se trouve des sujets prématurés dont le mérite et les talents sollicitent en leur faveur; il serait seulement à souhaiter que les exemples en fussent plus communs. Enfin je suis persuadé qu'on fait des hommes ce que l'on veut. Il est constant que les Grecs et les Romains ont produit une foule de grands hommes en tout genre, et qu'ils en étaient redevables à cette éducation mâle que leurs lois avaient établie. Et si ces exemples paraissent trop surannés, considérons les travaux du czar Pierre Ier, qui parvint à policer une nation entièrement barbare; pourquoi ne corrigerait - on donc pas chez un peuple civilisé quelques vices de l'éducation? On croit faussement que les arts et les sciences amollissent les mœurs. Tout ce qui éclaire l'esprit, tout ce qui étend la sphère de ses connaissances, élève l'âme au lieu de la dégrader. Mais ce n'est pas le cas de ce pays-ci; plût à Dieu que les sciences y fussent plus aimées! C'est la méthode d'élever qui est défectueuse; qu'on la corrige, et l'on verra renaître les mœurs, les vertus et les talents. Cette jeunesse efféminée m'a souvent fait penser ce que dirait Arminius, ce fier défenseur de la Germanie, s'il voyait la génération de ces Suèves et des Sennons dégénérée, abâtardie et avilie; mais que ne dirait pas le grand électeur Frédéric-Guillaume, lui, qui, chef d'une nation mâle, chassa avec des hommes les Suédois de ses États, qu'ils dévastaient? Que sont devenues ces familles si célèbres de son temps, et quels sont leurs rejetons? Mais que deviendront celles qui fleurissent de nos jours? Quiconque est père doit faire de pareilles réflexions, pour s'encourager à remplir tous les devoirs qu'il doit à la postérité.

J'en viens à présent au sexe féminin, qui influe si prodigieusement sur l'autre. On distingue ici les femmes d'un certain âge, par l'éducation supérieure qu'elles ont reçue, de celles qui entrent récemment<143> dans le grand monde; elles ont des connaissances, de l'agrément dans l'esprit, et une gaieté toujours décente. Ce contraste me parut si frappant, que j'en demandai la raison à un de mes amis. « Autrefois, me dit-il, il y avait quelques femmes à talents qui recevaient des filles de condition en pension chez elles; tout le monde s'empressait d'y placer ses enfants. C'est dans ces établissements que ces dames auxquelles vous applaudissez ont été élevées. Ces écoles ont cessé à la mort de celles qui les avaient instituées, personne ne les a remplacées; ce qui oblige chaque particulier d'élever ses enfants chez soi. La plupart des méthodes que l'on suit sont répréhensibles. On ne se donne pas la peine de cultiver l'esprit des filles, on les laisse sans connaissances, sans même leur inspirer des sentiments de vertu et d'honneur. L'éducation commune roule sur les grâces extérieures, sur l'air, sur l'ajustement; ajoutez à cela une légère teinture de musique, l'érudition de quelques comédies ou de quelques romans, la danse, le jeu, et vous avez un abrégé de toutes les connaissances du sexe. »

Je vous avoue que je fus surpris que des gens de la première condition élèvent leurs enfants comme des filles de théâtre; elles semblent mendier les regards du public, elles se contentent de plaire, et elles ne paraissent pas rechercher l'estime et la considération. Quoi! leur destination ne les appelle-t-elle pas à devenir mères de famille? Ne devrait-on pas diriger toute leur instruction à ce but, leur inspirer de bonne heure de l'horreur pour tout ce qui les déshonore, leur faire connaître les avantages de la sagesse, qui sont utiles et durables, au lieu que ceux de la beauté se passent et se fanent? Ne faudrait-il pas les rendre capables de former avec le temps leurs enfants aux bonnes mœurs? Et comment le prétendre d'elles, si elles n'en ont point elles-mêmes, si le goût de l'oisiveté, de la frivolité, du luxe, de la dépense, et si des scandales publics les empêchent de donner un bon exemple à leur famille? Je vous avoue que la négligence des pères<144> de famille me paraît impardonnable; si leurs enfants se perdent, ils en sont la cause.

On regarde avec indulgence les Circassiens, parce qu'ils sont barbares, de ce qu'ils élèvent leurs filles à tous les manéges de la coquetterie et de la volupté, pour les vendre ensuite plus chèrement au sérail de Constantinople; c'est un trafic d'esclaves. Mais que chez un peuple libre et policé la première noblesse semble se conformer à cet usage, qu'elle se respecte assez peu pour mépriser le blâme qu'attirera sur sa famille la conduite d'une fille sans mœurs et sans vertu, c'est ce que la postérité la plus reculée leur reprochera éternellement. Allons au fait. Le déréglement des femmes prend sa source plutôt dans la vie oisive qu'elles mènent que dans l'ardeur de leur tempérament; passer deux ou trois heures devant le miroir à méditer, à raffiner, à admirer leurs charmes, passer toute l'après-dînée en médisances, ensuite au spectacle, le soir au jeu, puis le souper et encore le jeu, est-ce avoir le temps de faire un retour sur soi-même, et l'ennui, dans cette vie molle et oiseuse, ne les incite-t-il pas d'avoir recours à des plaisirs d'un autre genre, ne fût-ce que pour la variété, ou pour éprouver un sentiment nouveau?

Occuper les hommes, c'est les empêcher d'être vicieux. La vie de la campagne, simple, rustique et laborieuse, est plus innocente que celle qu'un tas de fainéants mènent dans les grandes villes. C'est une ancienne maxime des généraux que, pour empêcher la licence, le désordre, les émeutes dans les camps, il faut donner de l'occupation au soldat. Les hommes se ressemblent tous. Si l'on n'est pas assez stupide pour voir du même œil la conduite dévergondée de ses proches ou leurs mœurs pudiques et sages, qu'on leur apprenne à s'occuper eux-mêmes. Une fille peut s'amuser à des ouvrages de femme, à la musique, à la danse même; mais surtout qu'on s'applique à lui former l'esprit, à lui donner du goût pour les bons ouvrages, qu'on exerce son jugement, qu'on nourrisse sa raison par la lecture de<145> choses solides, qu'elle ne rougisse point de s'instruire de l'économie; il vaut bien mieux qu'elle règle les comptes de sa maison elle-même, et qu'elle les tienne en ordre, que de contracter follement des dettes de tout côté, sans penser à restituer ce que la bonne foi de ses débiteurs lui a longtemps avancé.

Je vous avoue que je me suis souvent indigné en me représentant à quel point en Europe on méprise cette moitié de l'espèce humaine, jusqu'à négliger tout ce qui peut perfectionner sa raison. Nous voyons tant de femmes qui ne le cèdent pas aux hommes! Il est en notre siècle de grandes princesses qui l'emportent de beaucoup sur leurs prédécesseurs, il en est . . . . mais je n'ose les nommer, de crainte de leur déplaire en blessant leur extrême modestie, qui met le comble à leurs vertus et à leurs talents. Avec une éducation plus mâle, plus vigoureuse, ce sexe l'emporterait sur le nôtre : il possède les charmes de la beauté; ceux de l'esprit ne leur sont-ils pas préférables?

Allons au fait. La société ne peut subsister sans des mariages légitimes qui la reproduisent et qui la rendent éternelle. Il faut donc soigner ces jeunes plantes qu'on forme pour devenir les souches de la postérité, de manière que le mâle et la femelle puissent remplir également les devoirs de chefs de famille. Il faut que la raison, l'esprit, les talents, les bonnes mœurs et la vertu servent également de base à cette éducation, afin que ceux qui l'ont reçue puissent la transmettre à ceux auxquels ils donneront la vie.

Enfin, pour ne rien oublier de ce qui peut tenir à cette matière, je dois y ajouter l'abus de l'autorité paternelle, qui force quelquefois les filles à se soumettre au joug d'un mariage mal assorti. Le père ne consulte que l'intérêt de sa famille, et quelquefois il ne suit que son caprice pour le choix de son gendre; ou il tombe sur un richard, sur un homme suranné, ou sur quelque sujet qui lui plaît. Il appelle sa fille, et lui dit : Mademoiselle, j'ai résolu de vous donner monsieur un tel pour époux. Sa fille, en gémissant, lui répond : Mon père,<146> votre volonté soit faite. Voilà deux personnes unies, de caractère d'inclination, de mœurs incompatibles; le trouble entre dans ce nouveau ménage du jour que ce malheureux lien a été formé, et bientôt il est suivi de l'aversion, de la haine et du scandale. Voilà donc deux malheureux; le grand but du mariage est manqué. Monsieur et madame se séparent, ils dissipent leur bien dans le désordre, ils tombent dans le mépris, et finissent par la misère. Je respecte autant que personne l'autorité paternelle, et je ne m'élève point contre elle; mais je voudrais que ceux qui l'ont en main n'en abusassent pas en contraignant leurs enfants à se marier lorsqu'il se trouve une espèce d'antipathie entre les caractères et les âges; qu'ils choisissent pour eux-mêmes selon leur fantaisie, mais qu'ils consultent leurs enfants quand il s'agit d'un engagement dont dépend leur bonheur ou leur malheur pour toute leur vie. Si cela ne rend pas tous les mariages meilleurs, c'est au moins ôter une excuse à ceux qui rejettent les désordres de leur conduite sur la violence que leurs parents leur ont faite.

Voilà en gros, monsieur, les observations que j'ai laites dans ce pays sur les vices de l'éducation. Si vous me trouvez enthousiaste du bien public, je me glorifierai du défaut que vous me reprochez. En exigeant beaucoup des hommes, on en obtient au moins quelque chose. Vous qui avez une nombreuse famille, sage et prudent comme je vous connais, vous avez réfléchi sur les devoirs que la condition de père vous impose, et vous trouverez dans vos pensées le germe de celles que je viens de développer. Dans le grand monde, on ne se recueille guère; on se contente d'idées vagues, on réfléchit moins encore, on suit l'usage et la tyrannie de la mode, qui s'étend jusque sur l'éducation. Il ne faut donc point s'étonner si les suites et les conséquences répondent aux principes erronés par lesquels on agit. Je m'indigne des peines qu'on se donne dans ce climat rigoureux pour y faire prospérer des ananas, des pisans et d'autres plantes exotiques,<147> et du peu de soins qu'on se donne pour l'espèce humaine. On me dira tout ce qu'on voudra, mais un homme est plus précieux que tous les ananas de l'univers; c'est la plante qu'il faut cultiver, celle qui mérite tous nos soins et tous nos travaux, parce que c'est elle qui lait l'ornement et la gloire de la patrie.

Je suis, etc.


133-a Jean-Jacques Burlamaqui, né à Genève en juillet 1694, y mourut au mois d'avril 1748. On a de lui deux ouvrages : les Principes du Droit naturel, publiés par l'auteur à Genève en 1747, in-4, et le Droit public, Genève, 1751, ouvrage posthume, tiré des cahiers de ses élèves.

134-a L'Académie des nobles, fondée eu 1765. Voyez ci-dessus, p. 89.

137-a Voyez t. I, p. 263 et 268, t. II, p. 43, et t. VII, p. 121.

139-a Le lieutenant-général de Buddenbrock. Voyez ci-dessus, p. 97.

142-a Voyez ci-dessus, p. 43.