<170>La fortune et le hasard sont des mots vides de sens qui, selon toute apparence, doivent leur origine à la profonde ignorance dans laquelle croupissait le monde lorsqu'on donna des noms vagues aux effets dont les causes étaient inconnues.

Ce qu'on appelle vulgairement la fortune de César signifie proprement toutes les conjonctures qui ont favorisé les desseins de cet ambitieux. Ce que l'on entend par l'infortune de Caton, ce sont les malheurs inopinés qui lui arrivèrent, ces contre-temps où les effets suivirent si subitement les causes, que sa prudence ne put ni les prévoir ni les combattre.

Ce qu'on entend par le hasard ne saurait mieux s'expliquer que par le jeu des dés. Le hasard, dit-on, a fait que mes dés ont porté plutôt douze que sept. Pour décomposer ce phénomène physiquement, il faudrait avoir les yeux assez bons pour voir la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvements de la main plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent. Ce sont ces causes qui, prises ensemble, s'appellent le hasard.

Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire, des êtres très-bornés, nous ne serons jamais supérieurs à ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons au hasard, dès l'événement; mais notre vie est trop courte pour tout apercevoir, et notre esprit trop étroit pour tout combiner.

Voici des événements qui feront voir clairement qu'il est impossible à la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Crémone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, et exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua : le prince s'introduisit dans la ville, vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il était en intelligence; il se serait infailliblement rendu maître de la place, si deux choses inopinées ne fussent arri-