97. AU MÊME.128-a

Pretzschendorf, 5 janvier 1760.

Les vieux prophètes ont menti;
Leur jargon inintelligible
Annonçait, comme dit la Bible,
<129>Qu'un jour on verrait les gentils
Au sceptre des Hébreux soumis.
Les Juifs osèrent les en croire,
Mais les Juifs étaient abrutis.
Quelle fut leur grandeur, leur empire et leur gloire?
Vous les voyez, dans leur histoire,
Par de puissants voisins tour à tour engloutis,
Et dans tout l'univers, ce qui vous est notoire,
De nos jours, dispersés et presque anéantis.
Ce roi libérateur, promis par Isaïe,
Qui leur devait donner ce pouvoir étendu,
Ou ne leur est jamais venu,
Ou ce fut ce pauvre Messie,
Par eux au Calvaire pendu.
Les cieux en tous les temps eurent des interprètes;
Surtout aux siècles ténébreux,
L'ignorance, adorant les scjences secrètes,
Rendait les oracles fameux.
Les astrologues, les prophètes,
Tous ces modernes charlatans,
Fabricateurs d'événements,
Qui lisent dans le cours des astres et comètes
D'un moteur inconnu les décrets éternels,
N'imposent plus par leurs sornettes
Qu'aux esprits ignorants et superficiels
Des douairières en lunettes,
Des absurdes anachorètes,
Ou des faibles bigots, lourdauds matériels.
Dont les talents essentiels
Sont de croire à toute imposture,
A tout oracle, à tout augure,
Surtout aux plus surnaturels.
Mais ceux qui, comme vous, connaissent la nature
Ne se nourrissent point de leur creuse pâture.
Pour vos radoteurs de Berlin,
Que l'idiot admire, et que le sot écoute,
Mais que l'homme éclairé rejette avec dédain,
C'est dans l'Apocalypse, où Newton ne vit goutte,
<130>Qu'ils trouvent notre guerre et tout notre destin.
Du vieux démon l'esprit malin
Ne les inspira pas sans doute;
Sans envier leur art, leur gloire et leurs lauriers.
Je parierais, quoi qu'il m'en coûte,
Que ces gens ne sont pas sorciers.
Laissons au peuple, en son délire.
Respecter par prévention
Du brillant merveilleux le chimérique empire
Et le clinquant par où l'attire
L'aveugle superstition.
Les préjugés font sa raison.
Inquiet, impatient des maux qu'il envisage,
Sa faiblesse n'a pas le cœur
De voir de sens rassis les apprêts de l'orage;
L'idée, en l'effrayant, l'accable de douleur.
Si sa crédulité croit au moindre présage
Que lui débite un imposteur,
C'est qu'il sent ne pouvoir résister au malheur.
Ainsi de ses terreurs le public se délivre,
Quand il est angoissé, toujours prêt à tout suivre.
Des absurdes erreurs, par des coups imprévus,
Dans ce siècle éclairé ramènent les abus.
Au centre de Berlin me faut-il voir revivre
Les prestiges usés des prêtres de Janus?
Non, non, sage marquis, quand même notre course,
D'abîmes et d'écueils pleine de tous côtés,
Nous offrirait encor d'autres calamités,
Il faut dans la vertu trouver notre ressource.
La constance, imposant à nos sens révoltés,
Triomphe enfin des maux et des adversités.
Un esprit courageux, dont le mâle génie
S'élève fièrement, par un sublime effort,
Des fanges de la terre au palais d'Uranie,
Des hautes régions de la philosophie
Jette un coup d'œil égal sur la vie et la mort.
Cette âme, inaltérable aux secousses du sort,
Contemple le néant du monde,
<131>L'erreur, la vanité sur laquelle il se fonde,
Et voit que tout commence, et que tout doit finir.
Ainsi, quoique l'orage gronde,
Le sage dans son cœur garde une paix profonde.
Et, sans redouter l'avenir,
Il l'attend sans le prévenir;
Et, quel que soit de l'infortune
L'effet douloureux et cruel,
Il sait que, par la loi commune,
Mortel, il doit subir le destin d'un mortel.131-a

Vous voyez, par ces vers, l'impression que m'a faite le prophète dont vous m'annoncez les oracles. S'il ne nous reste que cette ressource, nous sommes perdus. Envoyez-moi bientôt mon Charles XII; je ne vous en aurai pas moins d'obligations. Notre situation est dure et cruelle. Je résiste au torrent de l'infortune autant que mes forces me le permettent; mais, n'en déplaise à la philosophie, le cœur n'en pâtit pas moins.131-b Quand je m'étourdis sur mes malheurs personnels, ceux de la patrie s'offrent à moi, et ils achèvent d'ébranler ma constance chancelante. Enfin, cher marquis, je n'ai rien de réjouissant à vous dire; lorsque je suis accablé de douleur, je fais des vers pour qu'une application forte me serve de distraction, et me procure des moments d'une sécurité passagère. Je vous souhaite plus de tranquillité à Berlin. Peut-être ne vous reverrai-je jamais; mais je vous aimerai et vous estimerai toujours. Adieu, cher marquis; je vous embrasse.


128-a Voyez t. XII, p. 141-143.

131-a Racine dit dans

Phèdre

, acte IV, scène VI :

Mortelle, subissez le sort d'une mortelle.

131-b Voyez ci-dessus, p. 49.