34. DU MARQUIS D'ARGENS.

Potsdam, 17 octobre 1756.



Sire,

Voilà donc Albe incorporée dans Rome, et, par votre prudence, les ennemis de l'État en deviennent les citoyens et les défenseurs. Après des actions aussi éclatantes, quel est l'homme, quelque prévenu qu'il soit, qui ne se trouve obligé de convenir de la supériorité de vos lumières? Les Français vous condamnent; c'est ainsi que les Athéniens déclamaient contre Philippe quand il devenait l'arbitre de la Grèce. Vous allez l'être de l'Europe. Il est naturel que les Athéniens modernes, aussi frivoles que les anciens, en imitent la conduite; les discours injurieux des Français font le panégyrique de votre gloire. Je souhaite, Sire, que ces insensés, séduits par un espoir trompeur, fassent des feux de joie dans la plus petite maladie que vous aurez, et qu'ils publient que vous êtes mort; de pareils feux indécents ont fait le plus beau trait de l'histoire de Guillaume III.

J'ai soigneusement exécuté la commission dont M. le comte de Finckenstein m'a chargé;47-a mais, comme je n'entends pas l'allemand, et qu'il a fallu se servir de l'imprimeur qui a prêté serment, et qui imprime au château tous les manuscrits qu'on veut tenir secrets jusqu'à leur publication, j'ai été obligé de me servir, pour la correction<48> de l'imprimerie, de M. de Francheville, qui est de même à serment, qui sait l'allemand, et qui a corrigé l'édition des ouvrages de V. M. C'est du consentement et de l'avis de M. le comte de Finckenstein que j'ai agi de même. Quant à la lettre de V. M., elle est charmante, écrite avec toute la noblesse possible. On n'y a changé qu'un seul mot. M. le comte de Finckenstein m'ayant dit que les Suédois s'empressaient depuis un mois de témoigner beaucoup de bonne volonté, et qu'il craignait qu'ils ne fussent vivement offensés de l'épithète d'aristocratie cruelle et sanguinaire, j'ai mis aristocratie tumultueuse. J'espère que V. M. ne condamnera pas ce petit adoucissement, puisque son ministre me paraissait dans une véritable peine.

Nous avons été ici, Sire, dans une douleur inconcevable, M. Fredersdorf et moi, sur des lettres venues de Berlin, qui disaient que vous aviez été blessé dans une embuscade, et qui assuraient que vous étiez prisonnier. Ces nouvelles étaient assez bien circonstanciées pour nous jeter dans le désespoir. Nous avons d'abord envoyé à Berlin pour aller à la source, et, après sept heures de souffrances, nous avons appris que tout ce qu'on nous avait raconté, et même écrit, n'était qu'un tissu de mensonges. V. M. permettra que, à l'occasion de ces fabricateurs de mauvaises nouvelles, je lui rapporte un bon mot de M. Mitchell, envoyé d'Angleterre : « On voit, a-t-il dit, des jacobites à Berlin, et il n'y a point de prétendant; cela est singulier. »48-a J'ai, etc.


47-a De faire imprimer la Lettre du cardinal de Richelieu au roi de Prusse. Voyez t. XV. p. 85-88.

48-a Le bon mot de sir Andrew Mitchell (t. XII, p. 224) rapporté ici fait allusion au feld-maréchal Keith, au major John Grant et à mylord Tyrconnel, ambassadeur français à la cour de Berlin.