<485>les planètes tourneront de même autour du soleil, et nous avec, soit que nous soyons libres, ou esclaves. Nous voyons de plus dans l'histoire qu'une vicissitude perpétuelle change les destins des empires : les uns s'élèvent, et les autres s'abaissent; ce jeu non interrompu nous représente la même scène avec différents acteurs. Je suis persuadé que les fourmis de votre jardin de Rheinsberg se font souvent la guerre, mon cher frère, pour un grain de millet, et que vous n'avez aucune notion de leurs fameuses querelles. Nous sommes ces fourmis, et nous nous imaginons que tout l'univers doit avoir les yeux sur nous; que dis-je, tout l'univers? la cour céleste encore, avec tout le chœur des anges et les saints, ne s'occupent qu'à lire les gazettes de nos sottises. Voilà comme la vanité humaine se nourrit de visions, et s'élève pour admirer en elle le chef-d'œuvre de la nature.

J'en viens maintenant à Lycurgue; il ne voulut pas former un peuple d'efféminés : il éleva durement la jeunesse, pour la rendre propre aux armes et aux fatigues de la guerre. Sa république était petite : elle pouvait, dans les temps où Lycurgue vivait, se passer d'argent; on ne faisait la guerre que trois mois de l'année. Les autres Grecs de même; chacun était obligé de se pourvoir de vivres pour ce temps. Vous voyez donc que le vol de la jeunesse ne pouvait consister qu'à détourner quelques comestibles qu'on servait sur les tables publiques, ce qui ne tirait pas à conséquence. Dans notre siècle, une république ou une monarchie gouvernée à la lacédémonienne serait la proie de ses voisins; il suffirait d'une campagne pour en faire la conquête. Il faut donc avoir assez de boue jaune et de fonds pour se soutenir contre ses ennemis; si le peuple a de quoi vivre hors de la misère, et que l'État ait de quoi se défendre, une telle proportion peut être de nos jours comparable, à proportion des grandes puissances de l'Europe, à ce qu'était Sparte en comparaison du grand roi. Les Suédois et nous autres, nous nous trouvons dans cette heureuse médiocrité, et je vous confesse, mon cher frère, que je la préfère aux sommes prodigieuses que possèdent les Anglais, les Hollandais et la France. Ce juste milieu est ce qu'il v a de plus heureux dans toutes les choses de ce monde; il est difficile à conserver, et l'illusion, jointe à la cupidité, nous détourne