369. AU MÊME.

Le 16 décembre 1781.



Mon très-cher frère,

Vous voulez à toute force, mon cher frère, relever la dignité de notre être. La comparaison de la fourmi vous révolte. Toutefois, quelque peine que je me donne d'exalter mon imagination, en me comparant à l'immensité de l'univers, je me trouve plus fourmi que jamais. Alexandre, Timur, Gengis, Jules César, Charles XII, se sont tous donnés au diable pour faire parler d'eux, et il s'est trouvé qu'un Juif qui s'est fait pendre au Calvaire l'a emporté sur eux tous. Or c'est acheter un peu cher la renommée que de l'acquérir par la pendaison; et je vous avoue, mon cher frère, que je préfère d'être fourmi de Rheinsberg plutôt que d'acheter l'immortalité du nom à ce prix. Notre existence est de trop peu de durée pour l'occuper de trop vastes projets; personne n'achève les siens, et encore, quand on les exa<487>mine, c'est un fétu de paille dont nous nous occupons. A peine Alexandre eut-il formé sa monarchie, qu'elle fut démembrée; César, en détruisant la liberté romaine, prépara, sans le savoir, la décadence et la chute de cet empire; il ne reste plus de vestiges des Timur et des Gengis; et peut-être que cette monarchie fondée par Mahomet frise le dernier période de sa durée. Mais bien plus, en examinant sans prévention ces objets auxquels les hommes attachent des idées de grandeur, on n'y découvre que petitesse, folie et illusion. Qu importe à l'univers que Mustapha ou Constantin soit censé gouverner la Turquie? Croyez-vous que le monde en irait moins son train, si, au lieu de Louis XVI, Ferdinand de Cordoue gouvernait la France, et si Cunégonde était reine d'Angleterre dans la place de George III? Tout cela est fort égal, mon cher frère, et les habitants de Saturne et de Mercure, s'il en est, n'en tiendront aucun compte. Il n'y a qu'à bien examiner les objets de la concupiscence pour en connaître la frivolité, et pour se détromper des illusions et des vanités de ce monde. Tant que l'on est jeune et séduit par des passions ardentes, on s'enivre d'espérances, se flattant de posséder des choses qui, bien considérées, ne méritent pas d'être recherchées. L'âge et la raison viennent ensuite, le brouillard qui nous empêchait de voir clairement les objets tombe, et ce qui jadis excitait nos vœux s'attire nos mépris. En voilà pour la fourmi.

Quant à la comparaison que j'ai hasardée de ce pays avec la Suède, je vois, mon cher frère, que vous la rejetez également. Je ne veux pas disconvenir que nous ayons quelques avantages sur la Suède; toutefois vous trouverez, mon cher frère, que, en examinant tous les empires de l'Europe, la Suède, le Danemark et le nôtre sont les plus pauvres. Le commerce de l'Angleterre, de la Hollande, de la France, de l'Espagne est si prodigieux, que le nôtre ne peut en aucune manière y être comparé. La puissance de l'Autriche et celle de la Russie sont si supérieures à la nôtre, que nous ne pouvons pas nous mettre en balance avec eux; nous avons trop peu de consistance554-a et trop de frontières. Ce sont, dans le fond, des misères; toutefois cela fait beaucoup pour les hommes qui attachent de l'importance à ces idées. Nous avons <488>des manufactures et quelques branches de commerce qui vont assez bien; cependant, en tirant la balance générale du commerce, elle ne nous est pas aussi avantageuse qu'on pourrait le croire, parce que la somme des importations est assez forte.555-a Ainsi nous n'avons pas lieu d'appréhender que le luxe nous pervertisse de sitôt, si ce n'est, par-ci par-là, quelque gentilhomme qui par de folles dépenses ruine sa famille; mais cela arrive partout, et cela ne tire pas à conséquence. Nous devons nous souvenir souvent de ce vers d'Horace :

Qui vit content de peu possède toute chose,555-b

Il faut chercher son bonheur dans soi-même, et non pas dans les choses externes, qui ne dépendent pas de nous. En pensant ainsi, mon cher frère, on végète doucement jusqu'au moment où la figure du monde disparaît pour toujours de devant nos yeux.

J'ai eu, ces jours passés, une colique hémorroïdale de toute force, et hier les hémorroïdes ont percé, ce qui ne m'est pas arrivé de cinq ans. Je ne devrais pas vous mander ces bagatelles, qui ne méritent guère votre attention, si ce n'est, mon cher frère, que je connais l'amitié que vous avez pour moi. Je vous prie de me la conserver, et d'être persuadé du tendre attachement et de l'estime avec laquelle je suis, etc.


554-a Voyez t. IX, p. 216.

555-a Voyez t. IX, p. 212 et 213.

555-b Ce vers n'est pas d'Horace; mais il exprime fort bien certaines idées morales de ce poëte. Voyez par exemple Odes, liv. II, ode 16, v. 13 et 14 : Vivitur parvo bene, etc. : liv. III, ode 16, v. 17 et suivants; et le livre des Épodes, ode 2 : Beatus ille, etc.