367. AU MÊME.

Le 7 décembre 1781.



Mon très-cher frère,

Vous avez la bonté de prendre part à la situation où je me trouve; cependant, mon cher frère, je n'ai pas à me plaindre, car il faut bien s'attendre qu'une vieille machine qui a duré soixante-dix ans s'use à la fin. Quand on a tout vu, quand on a talé de tout dans le monde, on peut se préparer à le quitter sans regret. On y perd, en vérité, peu de chose; c'est la jeunesse qui peut être attachée à la vie. parce que tout lui rit, parce que son inexpérience lui peint tout en beau, et qu'elle croit être portée, sur les ailes de la fortune, au comble de ses désirs. Mais bientôt la vérité dissipe ces illusions, elle détrompe l'heureux par sa propre expérience, et, au lieu de ces félicités imaginaires, elle lui démontre le néant des vanités humaines. Alors viennent les réflexions. Si nous examinons notre durée, c'est moins qu'un clin d'œil, en la comparant à l'éternité. Si nous voulons compa<483>rer cet atome qui pense à l'immensité de l'univers, c'est un point imperceptible par sa petitesse. Qui le croirait que ce misérable atome, qui végète dans l'état le plus abject, ose par son orgueil extravagant s'égaler presque aux dieux?549-a Voilà, mon cher frère, une peinture sans exagération de ce que nous sommes. Elle est plus vraie que brillante; cependant il n'est pas inutile de se souvenir quelquefois qu'on est peu de chose, et que les objets de nos cupidités différentes ne méritent pas qu'on les désire ou qu'on les regrette.

Pour ce qui est du ressort de la superstition, il ne faut point y toucher, mais, si l'on peut, diminuer autant que possible tout ce qui peut exciter le faux zèle et le fanatisme, à cause qu'ils sont les pestes les plus fatales à la société. Vous me demandez, mon cher frère, dans quels pays il y a eu le plus de vertus. Je crois que c'était à Sparte, tant qu'on y suivit l'institution de Lycurgue, à Rome jusqu'après la seconde guerre punique, en Angleterre du temps de la reine Élisabeth; et, si vous voulez que je vous en dise la cause, je l'attribue à la frugalité des mœurs. On a vu toutes les monarchies perverties par les richesses, qui amènent le luxe; les richards s'attirent de la considération, alors tout le monde croit que l'argent tient lieu de mérite. On ne se soucie point du choix des moyens pour l'acquérir, c'est à qui en aura le plus; dès lors les mœurs se pervertissent, et les vices et les crimes se débordent. Si je ne me trompe, ce fut Agésilas qui, le premier, introduisit l'or de l'Asie à Lacédémone, et dès lors l'ancienne discipline fut altérée. A Rome, ce fut tout l'argent qu'on y apporta d'Espagne, de Carthage, de la Macédoine et de la Syrie, qui amollit le Latium, et qui pervertit les citoyens. En Angleterre, ce furent les richesses qui, du temps de Cromwell, inondèrent la Grande-Bretagne qui introduisirent une débauche effrénée et la licence des mœurs. En général, pour que les hommes soient vertueux, il faut qu'ils jouissent d'un sort médiocre, qu'ils ne soient ni trop pauvres, ni trop riches; ajoutez-y qu'ils s'occupent, et que le travail les distraie des malices et des méchancetés que l'oisiveté ferait éclore dans leurs cerveaux. Il y a dans les montagnes de la Silésie une population d'environ cinq cent mille <484>âmes, mais laborieuse et simple dans ses mœurs; aussi, depuis quarante années que je gouverne ce pays, n'ai-je signé qu'une seule sentence de mort, n'y ayant eu qu'un seul homme qui ait mérité d'être puni. Dans toutes nos possessions, qui contiennent cinq millions d'âmes passés, il n'arrive presque jamais que, année commune, il y ait plus de douze sentences de mort.550-a Le seul crime que je ne saurais extirper, et le plus commun, est celui de ces malheureuses qui tuent leurs enfants.550-b Voilà, mon cher frère, une lettre d'un septuagénaire; vous la recevrez avec indulgence, bien persuadé du tendre attachement et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.


549-a Voyez, t. XXV, p. 276 et 277.

550-a Voyez t. XXIII, p. 461.

550-b L. c., p. 462.