<69>En ce monde maudit il n'est que des hasards.
Malgré tous les calculs qui règlent sa conduite,
L'orgueilleuse raison se trouve enfin réduite
A confesser ici que l'homme, en tout borné,
Suit le torrent du sort dont il est entraîné.
Mais à quoi, dira-t-on, peut servir la prudence,
Si ses secours sont vains, ses efforts sans puissance?
Autant nous vaudrait-il, dans nos jours mal ourdis,
En secouant son joug agir en étourdis.
La prudence n'est point, il est vrai, panacée
Qui chasse tous les maux dont l'âme est oppressée;
Son art ne s'étend pas à rendre l'homme heureux,
Mais à calmer nos maux, à modérer nos vœux.
Elle cède aux rigueurs du sort qui se soulève;
C'est un fil qui conduit, mais ce n'est pas un glaive
Propre à trancher les nœuds de la difficulté.
De tant d'écueils où l'homme aurait été jeté,
Des maux qu'on aperçoit son secours nous préserve;
Sa circonspection, qui veille et nous conserve
A travers les dangers d'un pas prémédité,
Nous guide, entre la crainte et la témérité,
Par une route étroite aux humains peu commune.
Souvent sa patience a lassé la fortune;
Elle attend tout du temps, mais sans le prévenir,
Et jamais son orgueil ne régla l'avenir.
Laissons donc le destin dans ses demeures sombres
Nous voiler ses arrêts d'impénétrables ombres;
En souffrant les revers sans en être abattu,
Il faut s'envelopper, ma sœur, dans sa vertu.

Corrigée à Pretzschendorf, le 7 janvier 1760. (Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Neue Auflage. Berlin 1789, t. I, p. XIX. Dans sa lettre à Voltaire, du 12 mars 1709, Frédéric appelle cette pièce « une vieille Épître que j'ai faite il y a un an; » et Voltaire dit, dans sa réponse du 30 mars 1759 : « Il me paraît, par la date, que Votre Majesté s'amusa à faire ces vers quelques jours avant notre belle aventure à Rossbach. »)