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ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.56-a

Ami, le sort en est jeté;
Las du destin qui m'importune,
Las de ployer dans l'infortune
Sous le poids de l'adversité,
J'accourcis le terme arrêté
Que la nature notre mère
A mes jours remplis de misère
A daigné départir par prodigalité.
D'un cœur assuré, d'un œil ferme,
Je m'approche de l'heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort.
Sans timidité, sans effort,
J'entreprends de couper dans les mains de la Parque
Le fil trop allongé de ses tardifs fuseaux;
Et sûr de l'appui d'Atropos,
Je vais m'élancer dans la barque
Où, sans distinction, le berger, le monarque,
Passent dans le séjour de l'éternel repos.
Adieu, lauriers trompeurs, couronnes des héros,
Il n'en coûte que trop pour vivre dans l'histoire;
Souvent quarante ans de travaux
<51>Ne valent qu'un instant de gloire
Et la haine de cent rivaux.
Adieu, grandeurs, adieu, chimères;
De vos bluettes passagères
Mes yeux ne sont plus éblouis.
Si votre faux éclat dans ma naissante aurore
Fit trop imprudemment éclore
Des désirs indiscrets, longtemps évanouis,
Au sein de la philosophie, École de la vérité,
Zénon me détrompa de la frivolité
Qui fait l'illusion du songe de la vie,
Et je sus avec modestie
Rejeter les poisons qu'offre la vanité.
Adieu, divine volupté,
Adieu, plaisirs charmants qui flattez la mollesse,
Et dont la troupe enchanteresse
Par des liens de fleurs enchaînant la gaîté,
Compagnes dans notre jeunesse
De la brillante puberté,
Qui fuyez de nos ans l'insipide vieillesse,
Les arides glaçons de la caducité.
Ah! que l'Amour me le pardonne,
Plaisirs, si je vous abandonne;
Ma muse ne sait point flatter.
Quand neuf lustres complets m'annoncent mon automne,
Plaisirs, je vous voyais tous prêts à me quitter.
Mais que fais-je, grand Dieu! courbé sous la tristesse,
Est-ce à moi de nommer les plaisirs, l'allégresse?
Et sous les griffes du vautour,
Voit-on la tendre Philomèle
Ou la plaintive tourterelle
Chanter ou soupirer d'amour?
Depuis longtemps pour moi l'astre de la lumière
N'éclaira que des jours signalés par nos maux;
Depuis longtemps Morphée, avare de pavots,
N'en daigna plus jeter sur ma triste paupière.
<52>Je disais au matin, les yeux chargés de pleurs :
Le jour qui dans peu va renaître
M'annonce de nouveaux malheurs;
Je disais à la nuit : Ton ombre va paraître
Pour éterniser mes douleurs.
Lassé de voir toujours la scène injurieuse
D'un concours de calamités,
Des coupables mortels la rage audacieuse
Décharger contre moi leur haine furieuse
Et les traits dangereux de leurs iniquités,
J'espérais que du temps le tardif bénéfice
Ferait renaître enfin un destin plus propice;
Que les cieux longtemps obscurcis,
Livrés aux ténébreux ravages
Des aquilons et des orages,
Seraient à la fin éclaircis
Par l'astre lumineux qui, perçant les nuages,
De ses rayons brillants dorant les paysages,
Ramènerait des jours par ses feux radoucis.
Je me trompais, hélas! tout accroît mes soucis :
La mer mugit; l'éclair brillant dans la tempête,
Le tonnerre en éclats va fondre sur ma tête;
Environné d'écueils, couvert de mes débris,
A l'aspect des dangers qui partout me menacent,
Les cœurs des pilotes se glacent,
Ils cherchent, mais en vain, un port ou des abris.
Du bonheur de l'État la source s'est tarie,
La palme a disparu, les lauriers sont fanés;
Mon âme, de soupirs et de larmes nourrie,
De tant de pertes attendrie,
Pourra-t-elle survivre aux jours infortunés
Qui sont près d'éclairer la fin de ma patrie?
Devoirs jadis sacrés, désormais superflus!
Défenseur de l'État, mon bras ne peut donc plus
Venger son nom, venger sa gloire,
En perpétuant la mémoire
De nos ennemis confondus!
<53>Nos héros sont détruits, nos triomphes perdus;
Par le nombre, par la puissance
Accablés, à demi vaincus,
Nous perdons jusqu'à l'espérance
De relever jamais nos temples abattus.
Vous, de la liberté héros que je révère,
O mânes de Caton! ô mânes de Brutus!
C'est votre exemple qui m'éclaire
Parmi l'erreur et les abus;
C'est votre flambeau funéraire
Qui m'instruit du chemin, peu connu du vulgaire,
Qu'ont aux mortels tracé vos antiques vertus.
Tes simples citoyens, Rome, en des temps sublimes,
Étaient-ils donc plus magnanimes
Qu'en ce siècle les plus grands rois?
Il en est encore un qui, jaloux de ses droits,
Fermement résolu à vivre et mourir libre,
De lâches préjugés osant braver les lois,
Imite les vertus du Tibre.
Ah! pour qui doit ramper, abattu sans espoir,
Sous le tyrannique pouvoir
De nouveaux monstres politiques,
De triumvirs ingrats, superbes, despotiques,
Vivre devient un crime, et mourir un devoir.60-a
Le trépas, croyez-moi, n'a rien d'épouvantable;
Ce n'est pas ce squelette au regard effroyable,
Ce spectre redouté des timides humains;
C'est un asile favorable,
Qui d'un naufrage inévitable
Sauva les plus grands des Romains.
J'écarte ces romans et ces pompeux fantômes
Qu'engendra de ses flancs la superstition,
Et pour approfondir la nature des hommes,
Je ne m'adresse point à la dévotion.
<54>J'apprends de mon maître Épicure
Que du temps la cruelle injure
Dissout les êtres composés;
Que ce souffle, cette étincelle,
Ce feu vivifiant des corps organisés,
N'est point de nature immortelle.
Il naît avec le corps, s'accroît dans les enfants,
Souffre de la douleur cruelle;
Il s'égare, il s'éclipse, il baisse avec les ans;
Sans doute il périra quand la nuit éternelle
Viendra pour nous voiler l'empire des vivants.
Je vois, quand l'âme est éclipsée,
Qu'il n'est plus hors des sens mémoire ni pensée,
Et que l'instant qui suit la mort
Se trouve en un parfait rapport
Avec le temps dont l'existence
A précédé notre naissance.
Ainsi par un ancien accord
Tout homme est obligé de rendre
Au sein divers des éléments
Ces principes moteurs, invisibles agents
Que la nature avait su prendre
Pour former la texture et le jeu de nos sens.
Tout disparaît enfin de ce songe bizarre;
Mégère, Tisiphone et le sombre Tartare,
La vérité détruit ces fantômes savants;
Lieux que la vengeance prépare,
Vous êtes vides d'habitants.
Ainsi donc, cher ami, d'avance je m'attends
Que ton esprit un peu profane
Ne prendra pas le ton des mystiques pédants
Dont la rigidité condamne
Tous sentiments hardis, des leurs trop différents.
Je ne m'étonne point, d'Argens,
Que ta sagesse aime la vie;
Enfant des arts et d'Uranie,
Bercé par la douceur des chants
<55>Des Grâces et de Polymnie,
Sybarite tranquille, abreuvé d'ambroisie,
Tes destins sont égaux, tes désirs sont contents.
Ainsi, sans crainte et sans envie,
Sans chagrins, noirceurs ni tourments,
Ta prudente philosophie
Trouve dans ces amusements
Que ton goût sagement varie,
Avec ta moitié tant chérie,
Sur le trône des agréments,
Couvert des ailes du génie,
Le paradis des fainéants.
Pour moi, que le torrent des grands événements
Entraîne en sa course orageuse,
Je suis l'impulsion fâcheuse
De ses rapides mouvements.
Vaincu, persécuté, fugitif dans le monde.
Trahi par des amis pervers,
J'éprouve en ma douleur profonde
Plus de maux dans cet univers
Que, dans la fiction dont la Fable est féconde,
N'en a souffert jamais Prométhée aux enfers.
Ainsi, pour terminer mes peines,
Comme ces malheureux, au fond de leurs cachots,
Las d'un destin barbare, et trompant leurs bourreaux,
D'un noble effort brisent leurs chaînes,
Sans m'embarrasser des moyens,
Je romps les funestes liens
Dont la subtile et fine trame
A ce corps rongé de chagrins
Trop longtemps attacha mon âme.
Adieu, d'Argens; dans ce tableau
De mon trépas tu vois la cause.
Au moins ne pense pas du néant du caveau
Que j'aspire à l'apothéose.
Tout ce que l'amitié par ces vers te propose,
C'est que tant qu'ici-bas le céleste flambeau
<56>Éclairera tes jours tandis que je repose,
Et lorsque le printemps paraissant de nouveau
De son sein abondant t'offre les fleurs écloses,
Chaque fois d'un bouquet de myrtes et de roses
Tu daignes parer mon tombeau.

A Erfurt, ce 23 de septembre 1757.


56-a Voyez, t. X, p. 75, 101 et 255; et t. XI, p. 49.

60-a Voltaire dit dans Mérope, acte II, scène 7 :
     

Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.