<206>Ah! trop heureux Darget, qui dans ta vie obscure
Ne crains pour ton honneur l'outrage ni l'injure
Que sur les noms connus des grands et des héros
L'envie en frémissant répandit à grands flots,
Pourvu qu'en ta maison ta femme, douce, honnête,
D'un bruyant carillon ne rompe point ta tête,
Qu'elle daigne du moins, le soir, à ton retour,
T'accueillir, t'embrasser, ranimer ton amour;
Pourvu que du cerveau nulle âcreté fâcheuse
Ne porte sur tes yeux son humeur douloureuse,
Pourvu que Dalichamp23 t'assure ta santé,
Que manque-t-il alors à ta félicité?
Je vois à ta froideur, ton air, ta contenance,
Que tu crois, cher Darget, rempli de méfiance,
Qu'égayant mes crayons par un riant tableau,
Je flatte tes destins, en les peignant en beau.
Eh bien donc, j'y consens, il ne faut plus rien taire.
O le fâcheux métier que d'être secrétaire
Auprès d'un maître auteur, soi-disant bel esprit,
Qui du matin au soir lit, versifie, écrit,
Et croit la renommée avec ses cent trompettes
Occupée à prôner ses frivoles sornettes!
Tous les jours, par cahiers, tu mets ses vers au net,
Et quand tu les lui rends, Dieu sait le bruit qu'il fait :
D'un sévère examen le pointilleux scrupule
S'étend sur chaque point et sur chaque virgule;
Là sont des e muets qui devraient être ouverts,
Ou c'est un mot de moins qui fait clocher un vers :
Puis, en recopiant cet immortel ouvrage,
Tu donnes son auteur au diable à chaque page;
Tel est de ton histoire en deux mots le précis.
Mais viens, apprends de moi quels sont les vrais soucis,
Qui de nous est lié des plus fortes entraves,
Des Dargets ou des rois qui sont les plus esclaves.
Tu crois par ce début que j'orne mes discours


23 Chirurgien des armées du Roi.