<194>

ÉPITRE XVIII. AU MARÉCHAL KEITH.226-a SUR LES VAINES TERREURS DE LA MORT ET LES FRAYEURS D'UNE AUTRE VIE.

Il n'est plus, ce Saxon, ce héros de la France,226-b
Qui du superbe Anglais renversa la balance,
De l'aigle des Césars abaissa la fierté,
Dompta dans ses roseaux le Belge épouvanté,
Et rendit aux Français leur audace première.
Ah! Mars dans les combats prolongea sa carrière;
Mais le cruel trépas qui, dans ces champs fameux,
Respecta du héros les jours victorieux,
Et ménageait en lui les destins de la France,
Dans les bras de la paix qu'on dut à sa vaillance,
Le frappe dans son lit, et lui laisse en mourant
Envier les destins qu'ont eus en combattant
<195>Le généreux Belle-Isle227-a et l'illustre Bavière.227-a
Ce héros triomphant est réduit en poussière,
Tout est anéanti, de l'Achille saxon
Il ne nous reste rien que son illustre nom,
Des sons articulés, des syllabes stériles,
Qui frappent du tympan les membranes subtiles,
Et vont se dissiper dans l'espace des airs,
Tandis que le grand homme est rongé par les vers.
Nos soupirs, nos regrets, ce souvenir, sa gloire,
Ses combats, où toujours présida la victoire,
Tout se perd à la fin; l'immensité des temps
Absorbe jusqu'aux noms des plus grands conquérants.
Si Maurice n'est plus, dites, qu'a-t-il à craindre?
Nous qui l'avons perdu, c'est à nous de nous plaindre;
C'est un pilote heureux qui vient d'entrer au port.
Le sage de sang-froid doit regarder la mort :
Des maux désespérés son secours nous délivre,
Il n'est plus de tourments, dès qu'on cesse de vivre;
Qui connaît le trépas ne le fuit ni le craint.
Ce n'est pas, croyez-moi, ce fantôme qu'on peint,
Ce squelette effrayant dont la faim dévorante
Engloutit des humains la dépouille sanglante,
Et, par d'amples moissons qu'il fait dans l'univers,
Remplit incessamment l'abîme des enfers.
Ce sont des songes vains que ces plaintives ombres
Qui passent sans retour dans des demeures sombres,
Dans des lieux de douleurs où ces esprits tremblants
Souffriront, sans espoir, d'éternels châtiments;
Les fables de l'Egypte et celles de nos pères
Sont un frivole amas de pompeuses chimères;
La crainte et l'artifice ont produit ces erreurs.
Ah! repoussons, cher Keith, ces indignes terreurs,
<196>La vérité paraît, mes vers sont ses organes;
Mensonges consacrés, mais en effet profanes,
Ne vous montrez ici que pour être vaincus.
Dépouillons le trépas de tous les attributs
Dont la secrète horreur révolte la nature.
Qu'importe que des vers le corps soit la pâture?
Ne voyons dans la mort qu'un tranquille sommeil
A l'abri des malheurs, sans songe, sans réveil;
Et quand même après nous une faible étincelle,
Un atome inconnu, qu'on nomme âme immortelle,
Ranimant du trépas la froide inaction,
Pourrait braver les lois de la destruction,
Hélas! tout est égal, pour notre cendre éteinte
Il n'est aucun objet ni d'espoir ni de crainte.
Qu'aurais-je à redouter au séjour éternel?
Quoi! le Dieu que j'adore, est-ce un tyran cruel?
Serai-je après ma mort l'innocente victime
De l'auteur dont je tiens ce souffle qui m'anime
Et ces tendres désirs des sens voluptueux?
Si l'esprit des mortels sortit des mains des dieux,
Se peut-il que ces dieux punissent leur ouvrage
Des imperfections qui furent son partage?
Non, ma raison répugne à de tels sentiments.
Un père dont le cœur est tendre à ses enfants
Serait-il parmi nous assez dur et bizarre
Pour accabler son fils d'un châtiment barbare,
Si ce malheureux fruit de sa fécondité
Le choquait, en naissant, par sa difformité?
Un fils dénaturé peut irriter son père
Et se voir écrasé du poids de sa colère;
Mais nous, contre les dieux que peut notre fureur?
Rien ne peut altérer leur éternel bonheur.
Écarts audacieux de notre extravagance,
Pourriez-vous offenser l'auguste Providence?
Signalez, fiers géants, votre rébellion,
Entassez, s'il se peut, Ossa sur Pélion,
Armez contre le ciel votre bras redoutable :
<197>Vous ne sauriez heurter ce trône inébranlable.
Dieu voudrait-il punir qui ne peut l'offenser?
Un dieu sans passions peut-il se courroucer?
Je connais ses bienfaits, sa bonté, sa clémence;
Qui le dépeint barbare est le seul qui l'offense.
Ah! cette âme, cher Keith, qu'on ne peut définir,
Et qu'après notre mort un tyran doit punir,
Ce nous qui n'est pas nous, cet être chimérique
Disparaît aux flambeaux que porte la physique.
Que le peuple hébété respecte ce roman;
Regardons d'un œil ferme et l'être et le néant.
J'implore ton secours, ô divine Uranie!
Accorde à ma raison les ailes du génie,
Montre-moi la nature au feu de tes clartés :
Heureux qui peut connaître et voir tes vérités!
Déjà l'expérience entr'ouvre la barrière,
Je vois Lucrèce et Locke au bout de la carrière;
Venez, suivons leurs pas, et montrons aux humains
Leur nature, leur être, et quels sont leurs destins;
Examinons l'esprit depuis son origine,
Pendant tous ses progrès, jusqu'à notre ruine :
Il naît, se développe et croît avec nos sens,
Il éprouve avec eux différents changements;
Ainsi que notre corps, débile dans l'enfance,
Étourdi, plein de feu dans notre adolescence,
Abattu par les maux et fort dans la santé,
Il baisse, il s'affaiblit dans la caducité,
Il périt avec nous, son destin est le même.
Mais l'âme, qu'on nous dit de nature suprême,
Quoi! cet être immortel, presque l'égal des dieux,
Quitterait-il pour nous l'heureux séjour des cieux?
Daignerait-il s'unir à ce corps peu durable,
A la matière ingrate, abjecte et périssable,
Épier les moments des plaisirs de Vénus,
Se tenir en vedette, animer le fœtus,
Et s'enfermer neuf mois dans le sein de la mère,
Dans un cachot obscur prisonnier volontaire,
<198>Pour s'exposer après à tous les coups du sort,
Souffrir le chaud, le froid, la douleur et la mort?
Voilà les visions dont notre orgueil nous flatte.
Consultons sur ces faits les enfants d'Hippocrate,
Voyons la mécanique et les jeux des ressorts
Qui meuvent nos esprits, de même que nos corps.
Lorsque l'astre du jour termine sa carrière,
Que le discret sommeil ferme votre paupière,
Que fait alors cette âme? Elle dort avec vous.
Quand le sang en fureur agite votre pouls,
Que par redoublement la fièvre vous dévore,
Votre esprit dérangé pendant l'accès s'ignore :
Laissez sortir le sang par ses ruisseaux ouverts,
Que sa pourpre en jets d'eau s'élance dans les airs,
Bientôt le mal n'est plus, votre poumon respire,
Et l'esprit égaré revient de son délire.
Voyez, le verre en main, ce dévot de Bacchus,
Il bégaye des mots, il ne les comprend plus.
Un homme évanoui perd d'abord sa pensée,
Son âme, en ce moment par les maux oppressée,
Reste, ainsi que le corps, dans l'engourdissement;
Aussitôt qu'il revient de ce saisissement,
Quand il rouvre les yeux, son âme appesantie
Après un court trépas est rendue à la vie.
Souvent un peu de sang qui presse le cerveau
De la faible raison étouffe le flambeau;
L'esprit a, pour penser, besoin de nos organes.
S'il était dégagé de leurs fines membranes,
Comment pourrait-il voir, sentir, toucher, ouïr,
Sans mémoire penser, craindre ou se réjouir?
Cet atome immortel, sans matière solide,
Privé de tous les sens, n'est qu'un être stupide;
Il n'est qu'un nom pompeux, un fantôme idéal.
Peut-il se souvenir de notre jour natal?
Sait-il comment le ciel l'unit à la matière,
Et quelle était jadis sa nature première?
L'âme que je reçus, cet être clairvoyant,
<199>Avait très-mal instruit mon esprit en naissant;
Je n'ai pas apporté la plus légère trace
De ce qui se passa dans cet immense espace,
Dans ces temps où mon âme a dû me précéder;
Sur ce fait ma mémoire a droit de décider.
Non, mon cœur attendri n'a point donné de larmes
A ces jours rigoureux, à ces jours pleins d'alarmes,232-22
Quand dans nos champs féconds l'oppresseur des Germains
Ravissait les moissons qu'avaient semé nos mains,
Quand de nos ennemis la fureur divisée
Ruinait tour à tour ma patrie épuisée,
Pillait les habitants, saccageait les cités,
Que les cieux rigoureux, contre nous irrités,
Pour comble de nos maux envoyèrent la peste,
Qui de nos habitants emporta tout le reste,
De son poison mortel corrompit enfin l'air,
Et fit de nos États un immense désert.
Ces faits à mon esprit sont connus par l'histoire,
S'il subsistait alors, il était sans mémoire;
De l'avenir, cher Keith, jugeons par le passé :
Comme, avant que je fusse, il n'avait point pensé,
De même, après ma mort, quand toutes mes parties
Par la corruption seront anéanties,
Par un même destin il ne pensera plus.
Non, rien n'est plus certain, soyons-en convaincus :
Dès que nous finissons, notre âme est éclipsée.
Elle est en tout semblable à la flamme élancée
Qui part du bois ardent dont elle se nourrit,
Et dès qu'il tombe en cendre, elle baisse et périt.
Oui, tel est notre sort, et je vois d'un œil ferme
Que le temps fugitif m'approche de mon terme;
Craindrais-je le trépas et ses coups imprévus?
Je sais qu'il me remet dans l'état où je fus
Pendant l'éternité qui précéda mon être;
Étais-je malheureux avant qu'on m'ait vu naître?
Je me soumets aux lois de la nécessité;
<200>Mes jours sont passagers, mon être est limité,
Je prévois mon trépas : faut-il que j'en murmure?
Ah! mortel orgueilleux, écoute la nature;
C'est peu d'avoir sur toi répandu ses faveurs,
Elle veut bien encor détruire tes erreurs,
Vaincre tes préjugés, dissiper tes chimères,
Enfin t'initier à ses savants mystères :
« Je t'ai donné la vie, et c'est par mon concours
Que se forma ton corps, que s'accrurent tes jours;
Tes fibres déliés, leur tissure subtile,
Tout a dû t'annoncer que ton être est fragile.
A des conditions, tu vis quelques moments;
Quand je te composais de divers éléments,
Je leur promis alors que la mort équitable
Acquitterait un jour cet emprunt charitable :
Jouis de mes bienfaits, mais garde mon accord,
Je t'ai donné la vie, et tu me dois ta mort.
Tu veux que mon secours allonge tes années?
Redoute, malheureux, tes tristes destinées :
Je vois fondre sur toi les maux et la douleur,
Le chagrin dévorant te rongera le cœur;
Réduit à désirer la fin de ta carrière,
Ta main à tes parents fermera la paupière,
A tes plus chers amis, à ta postérité;
Isolé dans le monde en ta caducité,
Et perdant chaque jour tes sens et ta pensée,
De tes derniers neveux tu seras la risée.
Eugène et Marlborough, malgré leurs grands exploits,
Ont senti les effets de ces sévères lois;
Condé, le grand Condé survécut à lui-même;
L'Auguste des Français, malgré son diadème,
Éprouva l'infortune à la fin de ses ans,
Et vit dans un tombeau porter tous ses enfants. »
Voilà ce que dirait notre mère commune.
Hélas! trop vain mortel, son discours t'importune,
Ton cœur aime le monde; il brille, il éblouit,
Mais sa figure passe, et tout s'évanouit.
<201>Malgré tant de dangers, tu désires la vie :
Le bien de tes parents, leur amour t'y convie,
Ta fin serait pour eux un lamentable deuil,
Tes affaires un temps ont besoin de ton œil;
Ah! que de grands projets ta mort viendrait suspendre!
Tu n'as rien achevé, que ne peut-elle attendre?
Eh! pourquoi, malheureux, ne t'es-tu point hâté?
Croyais-tu donc jouir de l'immortalité?
Apprends que nos désirs nous suivent en tout âge,
Et que personne enfin n'acheva son ouvrage
Avant que d'arriver à son terme fatal.
Ou plus tôt ou plus tard, le trépas est égal :
Tous les temps écoulés sont effacés de l'être,
Cent ans passés sont moins que l'instant qui va naître,
Tout change, et c'est, cher Keith, la loi de l'univers.
Les fleuves orgueilleux renouvellent les mers,
On engraisse la terre, aride sans culture;
Lorsque l'air s'épaissit, un zéphire l'épure,
Ces globes enflammés qui parcourent les cieux
De l'astre des saisons renouvellent les feux.
La nature, attentive et de son bien avare,
Fait des pertes toujours, et toujours les répare;
Depuis les éléments jusques aux végétaux,
Tout change, et reproduit quelques objets nouveaux;
La matière est durable et se métamorphose,
Mais si l'ordre l'unit, le temps la décompose.
Le ciel pour peu de temps nous a prêté le jour,
Mais tout doit s'animer, tout doit avoir son tour;
Sommes-nous malheureux, si la Parque infidèle
Ne fila pas pour nous les jours de Fontenelle?235-a
Serait-ce donc à nous à redouter la mort?
A nous, pauvres humains, frêles jouets du sort,
Qui rampons dans la fange, et dont l'esprit frivole,
S'il ne possédait point le don de la parole,
Serait égal en tout à ceux des animaux?
Ah! voyons dans la mort la fin de tous nos maux :
<202>Ennemis irrités, armez votre vengeance,
Le trépas me défend contre votre insolence;
Grand Dieu, votre courroux devient même impuissant,
Et votre foudre en vain frappe mon monument;
La mort met à vos coups un éternel obstacle.
J'ai vu de l'univers le merveilleux spectacle,
J'ai joui de la vie et de ses agréments,
Et je rends de bon gré mon corps aux éléments.235-b
Quoi! César, qui soumit sous son bras despotique
Tout l'univers connu, Rome, sa république;
Quoi! Virgile, l'auteur des plus sublimes vers,
Newton, qui devina les lois de l'univers,
Que dis-je? et vous aussi, vertueux Marc-Aurèle,
L'exemple des humains, mon héros, mon modèle,
Vous avez tous subi les arrêts du trépas!
Ah! si le sort cruel ne vous épargna pas,
Devons-nous murmurer, si la Parque lassée
Vient du fil de nos jours trancher la trame usée?
Qu'est-ce que nos destins? L'homme naît pour souffrir,
Il élève, il détruit, il aime, il voit mourir,
Il pleure, il se console, il meurt enfin lui-même :
Voilà, pauvres humains, votre bonheur suprême.
Nous ne quittons ici qu'un séjour passager,
Nous vivons dans le monde ainsi qu'un étranger
Qui jouit en chemin d'un riant paysage,
Et ne s'arrête point aux gîtes du voyage.
Cher Keith, suivons les pas de nos prédécesseurs,
Faisons à notre tour place à nos successeurs;
Tout le monde a les siens, et nous aurons les nôtres,
Ceux qui nous pleureront seront pleurés par d'autres.
Allez, lâches chrétiens,236-a que les feux éternels
<203>Empêchent d'assouvir vos désirs criminels,
Vos austères vertus n'en ont que l'apparence.
Mais nous, qui renonçons à toute récompense,
Nous, qui ne croyons point vos éternels tourments,
L'intérêt n'a jamais souillé nos sentiments :
Le bien du genre humain, la vertu nous anime,
L'amour seul du devoir nous a fait fuir le crime;
Oui, finissons sans trouble et mourons sans regrets,
En laissant l'univers comblé de nos bienfaits.
Ainsi l'astre du jour, au bout de sa carrière,
Répand sur l'horizon une douce lumière,
Et les derniers rayons qu'il darde dans les airs
Sont ses derniers soupirs, qu'il donne à l'univers.


226-a Au-dessous de ces mots, on lit dans l'édition in-4 de 1760 : « Imitation du troisième livre de Lucrèce. »

226-b Le comte Maurice de Saxe mourut le 30 novembre 1750, à Chambord sur la Loire. Il était né à Goslar le 28 octobre 1696, et avait été fait maréchal de France en 1743. Voyez t. I, p. 180, t. III, p. 110 et 111, et t. IX, p. 167.

227-a Le chevalier de Belle-Isle, frère du maréchal, fut tué le 19 juillet 1747, en attaquant les retranchements d'Exilles, sur le col de l'Assiette. Voyez t. IV, p. 15.
     Le comte Emmanuel-François-Joseph de Bavière, né en 1704, fils naturel de Maximilien II Emmanuel, électeur de Bavière, fut tué à la bataille de Laeffelt, le 2 juillet 1747.

232-22 La guerre de trente ans.

235-a Voyez t. VIII, p. 55.

235-b Voyez t. VI, p. 243, article I. Voltaire dit dans le second chapitre de son Micromégas : « Quand il faut rendre son corps aux éléments, » etc.

236-a Dans l'édition in-4 de 1760, p. 317, et dans l'édition petit in-8 de 1762, p. 446, le mot « chrétiens » est remplacé par « humains; » l'édition gr. in-8 de 1760, p. 225, porte : « Allez, mortels craintifs. » Voyez la lettre du marquis d'Argens au Roi, à Berlin, 1er avril 1760, et la réponse du Roi.