<155>L'intérêt, le dépit, la crainte, la paresse,
Sont les lâches ressorts de l'humaine faiblesse :
L'homme à l'humanité paya toujours tribut,
Guerriers, ministres, rois, aucun n'atteint son but.
Voyez-vous ces guerriers au sein de la victoire
Marquer imprudemment des bornes à leur gloire,
Préparer un pont d'or à l'ennemi qui fuit,
Et de tous leurs travaux perdre eux-mêmes le fruit?
L'amour-propre, avec peu satisfait de lui-même,
Se flatte, s'applaudit, s'élève au rang suprême;
Il caresse un héros, il lui montre ses faits
Par un verre trompeur qui grossit les objets;
Il lui dit : « C'est assez, et votre ardeur guerrière
Dans ce jour mémorable a rempli sa carrière;
Conservez les lauriers dont vous êtes muni. »
L'ouvrage est commencé, qu'il croit l'avoir fini.
Si le vil intérêt d'un ministre s'empare,
Si la corruption de son devoir l'égaré,
Du bonheur de l'État, de l'intérêt public
Il fera sans remords un indigne trafic,
Embrouillera les lois, et se livrant au vice,
Au temple de Thémis il vendra la justice;
Sa voix, dans les conseils organe des voisins,
Fera par artifice agréer leurs desseins,
Et, troublant à leur gré le repos de la terre,
Entraînera l'État dans l'horreur de la guerre :
Un traître s'enhardit de forfaits en forfaits.
Mais vous reconnaissez à ces infâmes traits
aDu portrait que je peins l'original coupable,


a Les douze vers qui commencent à « Du portrait » sont remplacés par ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 289 :
     

Ces monstres qu'à regret nous a tracés l'histoire,
Dont le peuple ulcéré déteste la mémoire,
Qui, sans cesse abusant du nom du souverain,
Opprimaient ses sujets sous leur sceptre d'airain,
Et, dans ce second rang, plus fiers, plus intraitables
Que ne furent jamais les maîtres véritables,
Impérieux, et durs, et prompts à le trahir,
Le rendaient méprisable, en se faisant haïr.
Tel était ce Séjan dont l'indigne statue
Par le sombre Tibère enfin fut abattue;
Tels, sous ces empereurs au vice trop enclins,
On abhorrait Pallas, Narcisse et Tigellin;
Tels, sous les faibles rois de la première race,
Les maires du palais, en occupant leur place,
Imposaient aux Français un joug oriental.
Quel abus des grandeurs et du pouvoir royal!