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ÉPITRE XIII. A MA SŒUR DE BAIREUTH.185-a SUR L'USAGE DE LA FORTUNE.

Du songe des grandeurs l'image évanouie
M'a rendu tout entier à la philosophie;
Évitant les fâcheux, le tumulte et le bruit,
Je profite du temps chaque instant qu'il s'enfuit;
J'achète à peu de frais mille plaisirs champêtres,
J'arrondis des berceaux, je fais tailler des hêtres,
Je lis La Quintinie,185-b et par son art divin
Je change un sable aride en fertile jardin.
Là je me plais à voir pousser, verdir, éclore
Des fleurs que le Midi reçut des dons de Flore;
Mon ami Philémon vient dans ces lieux reclus
Disserter avec moi du prix qu'ont les vertus,
Et lorsque son discours échauffe mon génie,
Je l'enrichis des traits qu'offre la poésie.
<161>Une feuille, une fleur, et de moindres objets
A nos moralités fournissent des sujets,
La nature à nos yeux est pleine de merveilles;
Nous admirons souvent le peuple des abeilles;
O quel plaisir, ma sœur, de les voir travailler
Ce doux suc que l'instinct leur apprit à piller!
De leurs soins mutuels et de leur vigilance
Résulte pour l'essaim la commune abondance :
L'un travaille pour l'autre, et ce miel apprêté
Appartient sans partage à la communauté.
Pourquoi ne suit-on pas, disais-je, leur exemple?
L'homme a lieu de rougir chaque fois qu'il contemple
Cette heureuse union et l'ordre sans égal
Qui concourt en effet à leur bien général.
L'abeille a mieux que nous réglé sa république,
On n'y voit point de mouche altière et magnifique
Refuser à ses sœurs le fruit de ses travaux;
L'orgueil et l'intérêt respectent leur repos.
Fière raison humaine, orgueilleuse folie,
Que de ces animaux l'exemple t'humilie!
Notre cœur endurci méprise les humains,
L'homme change de mœurs en changeant de destins;186-a
Enivré de l'éclat de son bonheur suprême,
Il fuit son origine, il s'ignore lui-même.
Qui dirait, lorsqu'on voit ces grands si dédaigneux,
Que les pauvres sont faits du même limon qu'eux,
Que ces gueux en lambeaux, courbés sous les misères,
Marqués des mêmes traits, sont en effet leurs frères?187-a
L'orgueil les a changés, c'est l'ouvrage du sort,
Du riche au misérable il n'est plus de rapport,
A leur destin commun rien ne les intéresse,
Ce sont des animaux de différente espèce;
Ces loups sans s'émouvoir regardent les faucons
Du sang de la colombe arroser les vallons.
<162>Que je suis en courroux lorsque certaine altesse
Jusqu'aux chevaux, aux chiens prodigue sa tendresse!
On dirait que pour eux le destin l'agrandit,
De sa folle dépense ils tirent le profit;
Ces chevaux superflus s'engraissent à la crèche,
Tandis qu'abandonné, le pauvre se dessèche;
Il nage dans le luxe, il ne vit que pour lui,
Et c'est un songe vain que le malheur d'autrui.
Cet abus, je l'avoue, à tel point m'importune,
Que j'en ai méprisé les grands et la fortune.
« Vous en êtes surpris? repartit Philémon;
Le monde est inhumain, ingrat et sans raison. »
« Pour moi, depuis longtemps j'appris à le connaître,
Jadis de la Fortune on m'a vu le grand prêtre :
Son temple était rempli de sots adulateurs,
L'univers y venait demander des honneurs.
Le courtisan disait : O puissante déesse!
Donnez-moi du pouvoir, afin que j'en oppresse
Un rival odieux qu'on dit de mes amis.
Le roi lui demandait des esclaves soumis,
Un homme du bel air à mine évaporée
Voulait un grand état, une maison dorée;
Un franc dissipateur exigeait un gros bien,
Pour qu'il eût le plaisir de le réduire à rien;
L'avare lui disait : Déesse salutaire,
Donnez-moi bien de l'or, afin que je l'enterre;
Un comte en se dressant criait avec fierté :
Quand parviendrai-je au rang que j'ai tant mérité?
Je n'aurais jamais fait, si de tant de prières
Je voulais rapporter les phrases singulières;
Bref, aucun ne pensait dans ses bizarres vœux
Au noble et doux plaisir de faire des heureux;
Et ma déesse aveugle, inégale et quinteuse,
Sur l'emploi de ses dons nullement scrupuleuse,
Refusait par travers ou donnait sans raison.
La fortune, lui dis-je, est un cruel poison;
Lorsqu'elle a pu remplir l'esprit de sa chimère,
<163>Elle altère le fond du meilleur caractère.
L'homme dans ses transports s'imagine être un dieu,
Il prétend que pour lui l'encens fume en tout lieu;
Ces grands, enorgueillis de leur magnificence,
Pensent qu'ils sont l'objet pour qui la Providence
Fit sortir du néant ces êtres si divers
Qui rampent sur la terre ou volent dans les airs;
Ils se placent eux seuls au centre de ce monde,
Et tout le reste est bien quand pour eux tout abonde,
Tendres sur leur sujet, insensibles pour nous,
Ivres de leur plaisir, de leur grandeur jaloux,
Semblables aux rameaux dont les feuilles stériles
Du tronc qui les nourrit tirent les sucs utiles,
Et, dans un vain feuillage étalant leur beauté,
Laissent les tendres fruits sécher à leur côté.
Est-ce donc pour eux seuls que se filtre la séve
Qui par tant de tuyaux jusqu'aux branches s'élève?
Ah! quelle heureuse main coupera ces rameaux,
Des présents de Pomone injurieux rivaux?
Avec trop de chagrin j'en vois grossir le nombre. »
Philémon repartit, prenant un air plus sombre :
« Peut-être verrait-on plus de cœurs bienfaisants,
Mais ce monde pervers est peuplé de méchants,
Les bienfaits sont payés de noire ingratitude;
Qui fait de la sagesse une profonde étude,
S'il connaît les mortels, ne les servira pas. »
Qu'il est beau, Philémon, de faire des ingrats!
Faut-il, lorsqu'aux vertus un doux penchant nous guide,
Que l'austère raison contre le cœur décide?
O vous, sage Minerve, aimable et tendre sœur!
O vous, qui possédez tous les talents du cœur,
Vous pensez, je le sais, qu'un noble caractère
Ne trouve en sa grandeur de plaisir qu'à bien faire,
Qu'à daigner partager à l'homme son égal
Les faveurs dont pour lui le ciel fut libéral.
Ces colonnes dont l'art d'un habile architecte
Sait orner noblement sa façade correcte,
<164>Ces masses ne sont pas de ces vains ornements
Que la profusion ajoute aux bâtiments;
Mais leur commun concours, leur force réunie
Soutient solidement la façade embellie.
Notre grand édifice est la société,
Tout citoyen concourt à son utilité,
L'embellir n'est pas tout, et, pour le dire encore,
La bonté la soutient, le faste la décore.
O puissante nature! âme de l'univers!
Souffre que tes secrets éclatent dans mes vers.
Ménagère ou prodigue, on te voit toujours sage,
Ton dessein permanent mène tout à l'usage.
Voyez ces réservoirs qui, pour ses grands desseins,
Aux entrailles des monts sont creusés par ses mains;
Les fleuves orgueilleux en ont tiré leur source,
D'un humide cristal ils fournissent la course;
En fuyant de leur sein, jeunes, faibles ruisseaux,
Ils arrosent les prés de leurs fécondes eaux;
Mais bientôt, agrandis, enflés d'eaux passagères,
Ils portent leur tribut à des mers étrangères,
D'où le soleil, après, les changeant en vapeurs,
Goutte à goutte, en pleuvant, les rend sur les hauteurs;
Ce n'est point pour croupir que les monts les amassent,
Par ces mêmes canaux leur sort190-a veut qu'ils repassent.
Et tels sont les devoirs attachés aux honneurs.
Des dons de la fortune heureux dispensateurs,
Les grands pour les États sont la source féconde
Qui porte l'abondance et le bonheur au monde.
Que j'aime ce discours qu'un sage magistrat 190-19
Tint au peuple romain séparé du sénat!
Autour du Mont Sacré triomphait la discorde,
Son éloquente voix rétablit la concorde.
« La république, amis, leur dit-il, est le corps
Dont tous les citoyens sont autant de ressorts;
Un seul membre perclus peut troubler l'harmonie
<165>Qui maintient la santé, qui prolonge la vie.
Supposons que la bouche, aimant mieux discourir,
Refusât à son corps le soin de le nourrir :
L'animal épuisé, dans sa langueur mourante,
Serait mis au tombeau par la faim dévorante.
Membres séditieux, injustes plébéiens,
Servez votre sénat, et soyez citoyens. »
Quel que soit le haut rang qu'on tienne en sa patrie,
De la totalité l'on fait toujours partie;
Si par vous les humains ne sont pas secourus,
L'État ne voit en vous que des membres perclus.
Modérons nos transports, évitons la satire,
C'est peu de condamner, le grand art est d'instruire;
Enseignons en amis, sans prêcher en censeurs,
Comment l'homme sensé doit user des grandeurs,
Comment, fuyant l'orgueil, la haine, la vengeance,
Sa bonté doit surtout annoncer sa puissance.
« Il n'est rien de plus grand dans ton sort glorieux
Que ce vaste pouvoir de faire des heureux,
Ni rien de plus divin dans ton beau caractère
Que cette volonté toujours prête à le faire, »
Osait dire à César ce consul orateur
Qui de Ligarius se rendit protecteur;191-a
Et c'est à tous les rois qu'il paraît encor dire :
« Pour faire des heureux vous occupez l'empire :
Astres de l'univers, votre éclat est pour vous,
Mais de vos doux rayons l'influence est pour nous. »
Les grands, ces fils chéris de l'aveugle fortune,
Sont couverts de mépris, si leur âme est commune.
Néron, quoique César, fut haï des Romains,
Rome pour leurs vertus chérit les Antonins;
Bienfaisants Antonins, mes héros, mes exemples,
Il faut vous invoquer, vous méritez des temples :
Si de faibles humains peuvent atteindre aux dieux,
Vous êtes immortels, adorables comme eux.
Je sens à votre nom dans le fond de mon âme
<166>Que l'amour des vertus redouble encor sa flamme;
Oui, j'en présume mieux du triste genre humain.
Julien, peu connu, fut le dernier Romain.
Que de monstres affreux profanèrent ce trône,
Et firent éclipser l'éclat de leur couronne!
Mais faut-il être roi pour être bienfaisant?
N'est-il plus de vertus quand on est moins puissant?
L'occasion peut rendre un pauvre serviable,
Dans l'état médiocre on sera secourable,
Si l'on est riche, au pauvre on doit son superflu,
Un grand doit protéger l'indigente vertu.
Dans la prospérité l'âme entière s'étale,
On la voit ce qu'elle est, avare ou libérale;
Nos états sont divers, nos devoirs sont communs.
Ainsi la tendre fleur nous donne ses parfums,
La campagne ses blés, les arbres leurs ombrages,
Les rochers leurs métaux, les prés leurs pâturages,
L'Océan ses poissons, et les vents leur fraîcheur.
Ainsi l'astre du nord guide le voyageur.
Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
La sœur du dieu du jour vient éclairer les ombres.
Ainsi le grand flambeau, moteur de l'univers,
De ses rayons brillants remplit le champ des airs;
Par lui-même fécond, son influence pure
Ranime et rend la vie à toute la nature.193-a

Potsdam, 22 août 1749.


185-a Voyez t. IV, p. 252.

185-b Jean de La Quintinie, né à Chabanais en 1626, mourut à Versailles en 1688. Il était directeur des jardins fruitiers et potagers de Louis XIV, et a laissé un ouvrage posthume qui a été longtemps regardé comme le seul guide des jardiniers.

186-a

Il changera de mœurs en changeant de fortune.

Voltaire,

La Mort de César

, acte 1, scène I.

187-a Voyez t. IX, p. 43, et ci-dessus, p. 64 et 73.

190-19 Ménénius Agrippa. [Voyez t. VIII, p. 147 et 294.]

190-a Le sort. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 254.)

191-a Voyez t. VIII, p. 152 et 300.

193-a Voltaire fait l'éloge de cette Épître dans sa lettre au Roi, du 19 avril 1749.