<134> point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.

L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse dans ses discours et dans ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leur parole, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours : c'est contre cet examen réitéré que la fausseté et la dissimulation ne pourront jamais rien.

On ne joue bien que son propre personnage; il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public est lui-même la dupe.

Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes hypocrites et entreprenants, mais jamais pour vertueux. Un prince, quelque habile qu'il soit, ne peut, quand même il suivrait toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas aux crimes qui lui sont propres.

Machiavel ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hypocrisie : l'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car, que ce centaure ait eu moitié figure humaine et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent être rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des arguments aussi faibles, et qu'on les cherche d'aussi loin.

Mais voici un raisonnement plus faux que tout ce que nous avons vu. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du renard pour être rusé; et il conclut : « Ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole. » Voilà une conclusion sans prémisses : le docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi ses leçons d'impiété?