<135>Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel, voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le inonde est comme une partie de jeu où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent; pour qu'un prince, donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.

Retournons aux chutes de notre politique. « Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélérats, et qu'ils vous manquent à tous moments de parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre. » Voici premièrement une contradiction; car l'auteur dit, un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez des hommes assez simples pour les abuser!

Il est encore très-faux que le monde ne soit composé que de scélérats. Il faut être bien misanthrope pour ne point voir que dans toute société il y a beaucoup d'honnêtes gens, et que le grand nombre n'est ni bon ni mauvais. Mais si Machiavel n'avait pas supposé le monde scélérat, sur quoi aurait-il fondé son abominable maxime? Quand même nous supposerions les hommes aussi méchants que le veut Machiavel, il ne s'ensuivrait pourtant point que nous dussions les imiter. Que Cartouche vole, pille, assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux qu'on doit punir, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avait plus d'honneur et de vertu dans le monde, disait Charles le Sage, ce serait chez les princes qu'on en devrait retrouver les traces.a


a Mézeray et le père Daniel attribuent ces belles paroles à Jean II, dit le Bon, roi de France et père de Charles le Sage. Voyez t. IV, p. 124.