<336> Je sais que j'ai peut-être bien des persécutions à craindre dans le pays que j'habite; celle que j'essuie aujourd'hui, et qui est sans exemple, semble me les annoncer; mais je n'écrirai plus, et peut-être me laissera-t-on vivre en paix. J'ai d'ailleurs deux ou trois amis dont la société fait toute ma consolation, et qui ne pourraient se transplanter avec moi. Je sais que je trouverais V. M.; mais qui me répondra que je ne lui survivrai pas? et alors que deviendrais-je? Car elle doit être bien persuadée que si j'allais m'établir dans ses États, ce serait uniquement pour elle, et non pour y occuper une place dont je cloute que je sois capable, et pour y jouir d'une fortune à laquelle je n'ai jamais aspiré. Je vais ménager avec le plus grand soin ce qui me reste de force, pour aller encore une fois, s'il m'est possible, au printemps prochain, mettre aux pieds de V. M. les sentiments que je lui dois, et que j'emporterai au tombeau. Sans ses bienfaits, je ne pourrais pas même vivre actuellement à Paris, et je serais obligé de me retirer à la campagne pour y attraper le bout de l'année, et pour satisfaire en même temps à des charges volontaires, mais indispensables, qui absorbent près de la moitié de mon très-petit revenu, et qui m'obligent de vivre avec la plus grande économie. Si j'avais le malheur de perdre V. M., je serais obligé d'aller vivre et mourir pauvre dans quelque solitude; Bayle et Spinoza ont vécu et sont morts ainsi, et je ne vaux pas mieux que ces deux philosophes.

Voilà, Sire, les liens qui m'attachent, je ne puis plus dire à ma patrie, car la France refuse de l'être, mais au sol que j'habite et à l'air que je respire. V. M. a trop d'humanité et de justice pour ne les pas approuver, et même pour ne pas me trouver à plaindre. Je ne doute point que les hommes qui me persécutent à l'insu du Roi mon souverain, pour lequel V. M. connaît mon respect et mon attachement, n'abusent de ma situation et des motifs qui me font rester en France, pour me refuser la justice qu'ils me doivent; mais l'estime de V. M., et les marques qu'elle veut bien m'en donner, me dédommageront