100. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 23 juin (1768).



Madame ma sœur,

Il y a l'infini, madame, entre la bonté indulgente de Votre Altesse Royale, et la dure opiniâtreté d'un théologien. Si les sectes les séparent en catholiques, protestants, anabaptistes, etc., l'esprit de domination et d'intolérance est le même chez tous ceux qui se croient les ambassadeurs de Dieu le Père pour annoncer une métaphysique inintelligible à des espèces de brutes, qui sont les laïques profanes. Pour moi, madame, je suis tout accoutumé à être damné par ces messieurs; c'est une galanterie dont ils ne sont pas chiches, et qui ne m'inquiète pas le moins du monde. Il n'en est pas ainsi avec Sa Sainteté; il est le suisse du paradis, il peut y faire entrer qui bon lui semble, et même votre serviteur, tout hérétique qu'il est, si je me trouve en état de rendre quelques services à l'Église. Mon bon ange m'en a fourni quelquefois l'occasion, comme à la diète d'élection de Charles VII votre auguste père;173-a j'ai voté, madame, pour que le nonce fût admis à la diète. J'ai peut-être contribué en d'autres occasions à épargner quelques désagréments à la cour de Rome, dont je ne me vante pas;<174> et je me réserve encore pour ouvrir un asile, un dernier refuge aux gardes du corps du pape, à cette milice que l'on réforme dans tous les royaumes où naguère elle était florissante. Si j'ajoute à ces services rendus l'état d'ennui où doit se trouver Sa Sainteté de se voir isolée, sans Très-Chrétien, sans Très-Catholique, sans Très-Fidèle, il me paraît probable que le pontife, pour remplir sa cour, son bercail ou sa table, appellera à soi le Défenseur de la foi, et moi indigne; et comme jusqu'ici, madame, je n'ai point de nom de guerre, j'aurai l'honneur de vous notifier alors en beau style de chancellerie que j'ai pris celui de grand moutardier du pape. Voilà, madame, où me conduisent mes profondes méditations politiques sur les changements qui peuvent arriver dans l'Église; mais comme je ne suis pas infaillible, vous en tiendrez le compte que vous voudrez.

La lettre de V. A. R. m'a trouvé de retour d'un pénible voyage; j'ai parcouru toute la partie septentrionale de l'Allemagne, et j'ai vu princes, ducs, comtes, seigneurs de tout ce qui avoisine au lieu de mon passage. Je n'ai manqué le roi de Danemark que de quelques heures; cela me rappelait l'Arioste et ses héros qui sont toujours par voie et par chemin, à cette différence près que ni lui ni moi nous n'avions de princesses en croupe. J'ai été à Loo,174-a chez le prince d'Orange et ma nièce, où j'ai vu des députés des états généraux, des provinces et des villes. Mais ce qui mérite le plus l'attention de V. A. R., c'est un opéra buffa flamand que l'on a représenté. Vous ne pouvez, madame, vous figurer à quel point ce spectacle est exécrable : les acteurs sans voix et sans solfége, la dureté de la langue, et les sincères applaudissements que ces bons Hollandais donnaient à ce charivari digne du sabbat des sorciers, ne me laissaient pas le temps de revenir de ma surprise. La Hollande n'est et ne sera jamais que le coffre-fort de Plutus; mais pour les arts et le bon goût, ils n'en connaissent pas les éléments. Ce n'est que chez des nations sen<175>sibles et des peuples plus policés qu'on apprécie les productions qui font le plus d'honneur à l'esprit humain, et que, en protégeant les auteurs, on encourage les talents.

Qu'il est rare de trouver de grandes princesses qui donnent l'exemple en divers genres à leurs sujets, et qui ne dédaignent pas la gloire du mérite personnel, infiniment préférable à celui de la naissance! Quel Saxon ne doit pas se trouver encouragé à travailler pour la perfection des arts, quand il voit, quand il entend des merveilles qu'il ne m'est pas permis d'exprimer dans cette lettre-ci, et qui n'en font pas moins l'admiration de l'Europe! Je m'arrête, madame, en si beau chemin, non faute de matière, mais par discrétion; j'espère que V. A. R. me tiendra compte du sacrifice que je fais à son extrême modestie d'une infinité de choses que j'ai sur le cœur, et dont je me plais à m'entretenir avec d'autres. Daignez jeter quelque regard bénévole sur ces lignes, et surtout recevoir avec bonté les assurances du parfait attachement et de la haute estime avec laquelle je suis à jamais, etc.


173-a Voyez t. II, p. 88 et 124.

174-a Du 13 au 15 juin 1768.