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ÉPITRE XII. A PODEWILS.176-a SUR CE QUE L'ON NE FAIT PAS TOUT CE QUE L'ON POURRAIT FAIRE.

Laborieux ami, dont l'esprit pacifique
Dirige le vaisseau de notre république,
Vous, dont l'activité, remplissant mes desseins.
D'un œil toujours ouvert veille sur nos destins,
Ne remarquez-vous pas, en passant en revue
L'Europe, chaque jour présente à votre vue,
Dans des climats divers et parmi tant de lois.
Que, du moine au pontife et des commis aux rois,
Aucun mortel ne fait tout ce qu'il pourrait faire?
Le fils aveuglément suit les pas de son père;
Il n'est aucun état qui ne soit plein d'abus,
On les souffre, on s'en plaint, n'exigeons rien de plus.
Si quelque citoyen, pour l'État plein de zèle,
Ouvre au bonheur public une route nouvelle,
Entrant dans la carrière, il est d'abord lassé,
<177>Et quitte son ouvrage à peine commencé.
Ces mortels adorés dont l'âme magnanime
Servit le genre humain sans briguer son estime,
Qui de tant de bienfaits, d'utiles changements,
Laissèrent après eux d'illustres monuments,
Ces demi-dieux sur terre, avec un esprit ferme,
Voulaient obstinément arriver à leur terme :
La volonté peut tout; qui ne veut qu'à demi
Sort du sommeil, se lève, et retombe endormi.
En tous lieux, en tout genre on voit des gens habiles;
Bien peu d'un si grand nombre ont passé pour utiles,
S'ils n'ont point travaillé pour leur bien mutuel;
La paresse, l'ennui, l'intérêt personnel,
Ont fait évanouir dans leurs âmes communes
Des désirs vertueux dignes de leurs fortunes.
Et qu'importe177-a en effet à la société
Qu'un ministre absorbé dans la prospérité,
Ayant, sans être roi, la puissance suprême,
Pour le bien de l'État trouve un nouveau système,
Si, quittant ce dessein, distrait par cent objets.
Il n'exécute point ses louables projets?
L'un préfère aux travaux les plaisirs de la vie,
L'autre craint en secret de réveiller l'envie,
Et d'entendre crier contre le novateur
Ce peuple, de l'usage aveugle sectateur,
Patron des vieux abus, insensible aux services,
Qui compte les bienfaits pour autant d'injustices;
Un autre dans son cœur des biens sent les attraits,
Immole ses devoirs à de vils intérêts,
Capable de servir l'État et la couronne,
<178>Il ne voit, ne connaît, n'aime que sa personne.
Ces indignes mortels, qui tolèrent nos maux,
Laissent nos lois, nos mœurs et tout dans le chaos;
C'est un plaisir divin de pouvoir tirer l'ordre
De la confusion et du sein du désordre;
Mais quelque sort malin, par des moyens secrets,
Retarde et bien souvent enchaîne nos progrès,
L'intérêt, le dépit, la crainte, la paresse,
Sont les lâches ressorts de l'humaine faiblesse :
L'homme à l'humanité paya toujours tribut,
Guerriers, ministres, rois, aucun n'atteint son but.
Voyez-vous ces guerriers au sein de la victoire
Marquer imprudemment des bornes à leur gloire,
Préparer un pont d'or à l'ennemi qui fuit,
Et de tous leurs travaux perdre eux-mêmes le fruit?
L'amour-propre, avec peu satisfait de lui-même,
Se flatte, s'applaudit, s'élève au rang suprême;
Il caresse un héros, il lui montre ses faits
Par un verre trompeur qui grossit les objets;
Il lui dit : « C'est assez, et votre ardeur guerrière
Dans ce jour mémorable a rempli sa carrière;
Conservez les lauriers dont vous êtes muni. »
L'ouvrage est commencé, qu'il croit l'avoir fini.
Si le vil intérêt d'un ministre s'empare,
Si la corruption de son devoir l'égaré,
Du bonheur de l'État, de l'intérêt public
Il fera sans remords un indigne trafic,
Embrouillera les lois, et se livrant au vice,
Au temple de Thémis il vendra la justice;
Sa voix, dans les conseils organe des voisins,
Fera par artifice agréer leurs desseins,
<179>Et, troublant à leur gré le repos de la terre,
Entraînera l'État dans l'horreur de la guerre :
Un traître s'enhardit de forfaits en forfaits.
Mais vous reconnaissez à ces infâmes traits
179-aDu portrait que je peins l'original coupable,
Ce monstre dont Moscou sent le bras redoutable,
Qui tient un peuple entier sur sa frontière armé,
Et se complaît à voir tout le Nord alarmé.
Tandis que ses complots bravent notre constance,
Que l'Europe en courroux souffre son insolence,
De la fertile Ukraine il voit les champs déserts,
Les vaisseaux à Riga dévorés par les vers,
Les arts abandonnés, l'industrie expirante,
L'antique barbarie à la cour renaissante,
Tous les travaux du Czar pencher vers leur déclin.
Quel abus, cher ami, du pouvoir souverain!
Quelle utile leçon aux ministres, aux princes
Qui, loin de s'occuper du bien de leurs provinces,
<180>Puissants pour leurs voisins, misérables chez eux,
Ont le cœur dévoré de soins ambitieux!
180-aEt quoique leur pays soit beaucoup moins barbare
Que ce repaire d'ours, image du Ténare,
Il n'est aucun État, si policé qu'il soit,
Où pour le bien public la réforme n'ait droit,
Où l'usage et la loi l'un à l'autre contraires
N'offensent du bon sens les préceptes sévères.
« De ces difficultés on sent les embarras,
Mais pourquoi, dites-vous, ne les lève-t-on pas? »
Sachez comme en effet le monde se gouverne :
Ceux devant qui le peuple en tremblant se prosterne,
Élevés dans la pompe et dans l'oisiveté,
D'un ouvrage suivi redoutent l'âpreté;
Occupés de plaisirs, au sein de la mollesse,
Ces fainéants heureux respectent leur paresse;
Les affaires iront selon le gré des dieux,
Tous les événements étaient prévus par eux,
Et le soin que du monde a pris la Providence
De travaux superflus en honneur les dispense.
Leur lâche quiétude adopte ces raisons,
Et perd dans ses langueurs les jours et les saisons;
Ces fardeaux de la terre, engourdis sur le trône,
Insensibles pour nous, tendres pour leur personne,
Semblables par leurs mœurs aux rois orientaux,
Sans procurer le bien, tolèrent tous les maux.
Si la Saxe, autrefois puissante et fortunée,
<181>A vu depuis dix ans changer sa destinée,
Préparer sa ruine, abaisser son crédit,
Ses peuples opprimés, son fonds à rien réduit,
N'en chargez point leur prince, il n'est point tyrannique,
Rien ne peut remuer son âme léthargique;
Condamnez sa faiblesse et son oisiveté :
S'il cause tous leurs maux, c'est sans méchanceté,
Il s'endort sur des fleurs, et ses mains incertaines
De l'État chancelant laissent flotter les rênes.181-a
Avec ces vieux abus, la mollesse des cours,
L'oisiveté des grands, le monde va toujours;
Mais les vices des rois sont la première cause
Que pour le bien public se fait si peu de chose.
Réprimons la satire, épargnons nos égaux :
Ah! serions-nous les seuls exempts de ces défauts?
Avons-nous en tout temps la même vigilance,
Dans nos travaux divers la même prévoyance?
Et n'est-il pas des jours où l'esprit détendu,
Incapable d'agir, demeure sans vertu,
Où, loin d'approfondir le tout ou sa partie,
A peine glissons-nous sur la superficie?
De ma légèreté vous me voyez rougir,
La mort est un repos, mais vivre c'est agir;
Le temps qui fuit toujours aurait dû nous apprendre
Que nos jours sont comptés, qu'il ne faut rien suspendre,
Qu'il faut par les cheveux saisir l'occasion,
Et passer constamment ses jours dans l'action.
<182>La Parque coupe en vain le fil de notre vie,
Nous l'allongeons assez dès qu'elle est bien remplie,
Dès que nous dirigeons au bonheur des humains
L'usage du pouvoir qui repose en nos mains;
A ce but nos desseins doivent tous se réduire,
L'âme est inépuisable et peut toujours produire.
Voyez ces orangers, féconds dans tous les temps :
La séve leur fournit ses tributs abondants;
Ces fleurs, ces pommes d'or qu'ils produisent sans cesse
Semblent nous reprocher notre indigne paresse.
Si je chante en mes vers la mâle activité,
Ne me supposez point follement entêté
De ces esprits ardents qui désolent la terre,
Et par inquiétude entreprennent la guerre.
Non, je n'admire point ce fougueux roi du Nord
Qui, cherchant les travaux, les dangers et la mort,
N'ayant d'autre plaisir que le trouble des armes,
A détrôner les rois trouva ses plus doux charmes,
Et, loin de ses sujets, qu'il ne gouvernait pas,
Conquérait la Pologne, en perdant ses États.
Mais dans un citoyen revêtu de puissance
Je blâme hautement le goût de l'indolence;
Son emploi, son honneur, son plaisir, son pouvoir,
Tout devrait l'animer à remplir son devoir;
S'il est trop négligent, il est un infidèle,
Et la paresse en lui peut être criminelle.
On n'a pas de mérite à s'abstenir du mal,
Être ardent pour le bien, c'est le point principal.
Si l'on daigne approuver qu'un poëme agréable
Orne la vérité des attraits de la fable,
<183>Si la naïveté peut être de saison
Pour adoucir les traits de l'austère raison,
Qu'on me permette ici d'emprunter ses nuances
Pour cacher sous des fleurs l'âpreté des sentences.
Sur le sommet d'un mont de rochers hérissé
Le temple de la Gloire était jadis placé;
Elle promit un prix à ceux dont le courage,
Surmontant ces dangers, viendrait lui rendre hommage.
Un jour, tous ses amants, excités par ce prix,
Tentèrent de monter à son sacré pourpris.
En approchant du mont, les uns, pleins de surprise,
Restaient tout étonnés de leur grande entreprise;
Plus loin, des jeunes gens légers, fous, amoureux,
Allaient cueillant des fleurs pour l'objet de leurs vœux;
D'autres d'un pas timide entraient dans la carrière,
Effrayés du danger, retournaient en arrière,
Et d'autres, fatigués, rebutés, abattus,
Se couchaient sans vigueur sur le roc étendus;
On en voyait plus haut monter avec audace,
Jaloux de leurs rivaux, leur disputer la place,
Au bord du précipice au point de succomber,
Se heurter en fureur, au bas du mont tomber.
Un sage sans envie et sans incertitude,
Par un sentier plus court et même encor plus rude,
Animé par le prix que la Gloire promet,
De rochers en rochers vola jusqu'au sommet;
C'est là qu'il fut reçu dans les bras de la Gloire,
Et son nom fut écrit au temple de Mémoire,
Dans ce livre si court où sont les noms fameux
Des mortels dont le cœur fut ferme et vertueux.
<184>La déesse, approuvant l'effort de son courage,
Lui dit : « Soyez heureux, jouissez du partage
De ces esprits actifs, auteurs, rois et guerriers :
Le repos est permis, mais c'est sous des lauriers. »184-a

A Berlin, ce 28 de décembre 1749.


176-a Le comte Henri de Podewils, né en Poméranie le 4 octobre 1695, ministre de Cabinet depuis 1730, mourut le 29 juillet 1760. Voyez t III, p. 167, et t. VI. p. 170.

177-a Eh! qu'importe. (Variante de l'édition in-4. de 1760, p. 237.)

179-a Les douze vers qui commencent à « Du portrait » sont remplacés par ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 289 :
     

Ces monstres qu'à regret nous a tracés l'histoire,
Dont le peuple ulcéré déteste la mémoire,
Qui, sans cesse abusant du nom du souverain,
Opprimaient ses sujets sous leur sceptre d'airain,
Et, dans ce second rang, plus fiers, plus intraitables
Que ne furent jamais les maîtres véritables,
Impérieux, et durs, et prompts à le trahir,
Le rendaient méprisable, en se faisant haïr.
Tel était ce Séjan dont l'indigne statue
Par le sombre Tibère enfin fut abattue;
Tels, sous ces empereurs au vice trop enclins,
On abhorrait Pallas, Narcisse et Tigellin;
Tels, sous les faibles rois de la première race,
Les maires du palais, en occupant leur place,
Imposaient aux Français un joug oriental.
Quel abus des grandeurs et du pouvoir royal!

180-a

Ou qui, voluptueux, plongés dans l'indolence,
En d'indignes mortels ont mis leur confiance.

(Variante de l'édition in-4 de 1760. p. 240.)

181-a Réminiscence de la Henriade, ch. I, v. 21 et 22 :
     

Valois régnait encore, et ses mains incertaines
De l'État ébranlé laissaient flotter les rênes.

184-a Sous les lauriers. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 246.)