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ÉPITRE XI. A MA SŒUR DE SUÈDE.167-a

Quelle gloire en ce jour, ma sœur, vous environne!
Vos premiers pas en Suède, en approchant du trône,
Vous ont déjà conduite à l'immortalité.
Ce royaume autrefois si fier, si redouté,
Terreur du Danemark, fléau de la Russie,
Arbitre du Sarmate et maître en Germanie,
Était enfin réduit, à force de malheurs,
A la nécessité d'implorer ses vainqueurs;
Au milieu du sénat une guerre intestine
Lui déchirait le sein et comblait sa ruine;
La Discorde ordonnait, et le peuple animé
Tournait contre l'État son courage enflammé;
Tout paraissait perdu, l'Europe semblait dire :
Voici le dernier jour qui reste à votre empire.
Mais lorsque ce colosse oppresseur du Germain
S'incline vers sa chute et présage sa fin,
Une femme paraît : tout change, tout s'anime,
Le sénat généreux rompt le joug qui l'opprime,
La nation reprend des sentiments plus hauts,
<168>Dignes du grand Gustave et de tous ses héros;
Ces cœurs humiliés, vaincus par la souffrance,
Se remplissent d'espoir, d'ardeur, de confiance :
Les peuples sont toujours ce que les font leurs rois.
Ma princesse a fixé les destins des Suédois,
Toutes les passions se taisent devant elle,
Il n'est plus d'envieux, il n'est plus de querelle,
L'ordre renaît du sein de la confusion,
On sacrifie enfin la haine à l'union.
Qu'Homère vainement vante Penthésilée,168-a
Que Mars guide ses pas au fort de la mêlée,
Des bords du Thermodon aux bords du Simoïs,
Quels que soient son courage et ses faits inouïs,
Des flammes qu'en ces murs la vengeance déploie
Son bras ne peut sauver la malheureuse Troie,
Cette brave Amazone, en ces champs pleins d'horreurs,
Ne combattit cent rois que pour voir des malheurs;
Qu'en vers harmonieux le sublime Virgile168-b
Dans le camp des Latins nous dépeigne Camille,
Dont les faibles secours, les stériles vertus
Ne purent soutenir le bon roi Latinus :
Votre gloire, ma sœur, plus sûre et plus brillante,
Mériterait au moins qu'un Voltaire la chante;
Mon cœur en est ému, j'admire vos exploits,
Mais pour tout exprimer je n'ai termes ni voix,
Le seul pinceau d'Apelle osait peindre Alexandre;
Si ma témérité m'a fait trop entreprendre,
C'est qu'un si beau sujet soutient seul un auteur.
C'est donc vous que je vois à ce point de grandeur!
<169>C'est donc vous qui donnez à la Suède enchantée
Ce feu divin qu'aux cieux déroba Prométhée!
Votre exemple étonnant porte la fermeté
Jusqu'au sein palpitant de la perplexité;
Ce peuple libre et fier, ma sœur, qui vous admire,
Apprend à soutenir l'honneur de votre empire;
Timide auparavant, encouragé par vous,
Il impose silence à ses voisins jaloux,
169-aA ce peuple farouche, insolent et barbare,
Qui combat en esclave et s'enfuit en Tartare,
Et dont l'orgueil, enflé d'un succès passager,
Se flattait hautement de l'espoir mensonger
Que sa férocité, qui fit trembler l'Euphrate,
Dompterait le Suédois ainsi que le Sarmate.
Dans les fonds ténébreux de leurs vastes forêts,
Sous un ciel rigoureux et parmi leurs marais,
Vos lâches ennemis, que la fureur possède,
Osaient forger des fers destinés à la Suède;
On voyait dans leurs ports leurs grossiers matelots
Défier à la fois les Suédois et les flots;
Des glaces d'Archangel au Palus Méotide,
Le démon de la guerre au regard homicide
Assemblait vers Vibourg de rustiques guerriers,
Avides de pillage et non pas de lauriers.
Un monstre que l'enfer vomit sur ce rivage,
Que l'implacable haine allaita de sa rage,
169-bInstruit par la Discorde en cet art criminel
<170>Qu'à Florence enseigna l'affreux Machiavel,170-a
Ce monstre,170-b en soumettant sa molle souveraine,
Près du trône éleva sa fortune hautaine,
Et le Russe tremblant, que ce tyran conduit,
Dans sa stupidité par bassesse obéit.
La noire trahison, la louche perfidie,
Formèrent aux forfaits sa fureur enhardie;
Ce farouche ennemi des plus augustes droits
Veut régner dans le Nord, fouler aux pieds ses rois :

Qui nage dans le sang, eu ravageant la terre,
Infâme précurseur du démon de la guerre,
La Discorde, en un mot, excitant ses fureurs,
S'échappant à moitié des fers de ses vainqueurs,
Répandait dans le Nord ses poisons fantastiques,
Et corrompait les cœurs des altiers politiques.
Les esprits sont troublés; les peuples animés
S'excitent aux combats, l'un contre l'autre armés :
Vous les voyez couvrir, rangés sous leurs bannières,
L'extrémité des champs de leurs vastes frontières.
Ce feu, qui couve encore, est près d'être étendu.
Le ressort préparé par le monstre est tendu;
Un seul moment d'oubli, d'une ardeur indiscrète.
Le maniement grossier d'une main maladraite,
Allait, malgré la paix, de nouveau vous plonger
Dans les convulsions du trouble et du danger.
La Discorde, en voyant prospérer son ouvrage.
D'avance se repaît du meurtre et du carnage;
La barbare, en riant du faible des humains,
Applaudit en secret à ses cruels desseins,
Son succès l'enhardit, l'orgueil qui la possède
La flatte qu'elle peut rappeler en Suède
Ces jours, ces tristes jours qui, confondant les droits.
Sur le trône ébranlé font chanceler les rois.
Ce monstre, redoublant la ruse et l'artifice,
Sous les pas du sénat creusait un précipice;
Toujours accompagné de crimes, de forfaits,
Il foulait à ses pieds l'olive de la paix.

<171>Ses trames, ses complots, ses brigues infernales
Divisent l'univers en puissantes cabales,
Il séduit l'empereur, que dis-je? les Anglais,
Complices de sa rage, ont payé ses forfaits.
Mais lorsqu'on le voit prêt à ravager la terre,
Un dieu dans ses cachots vient renfermer la guerre;
Ce monstre audacieux en gémit de douleur,
Il demeure interdit, en proie à sa fureur;
Rongé par les serpents qui servaient sa vengeance,
Le bonheur des Suédois redouble sa souffrance.
Tel on peint sous l'Etna ce géant renfermé,
Qui, vomissant des feux de son gouffre enflammé,
S'agite, et veut briser sa puissante barrière;
Il brave en ses prisons l'auteur de la lumière;
Mais ce dieu, qui punit ses transports menaçants,
Dédaigne au haut des cieux ses efforts impuissants.
Ce dieu, c'est vous, ma sœur, oui, c'est vous dont l'égide
Pétrifia ce monstre envieux et perfide :
Votre main détruisit ses infâmes complots.
Sans armes, sans secours, sans foudres, sans carreaux,
Il vous suffit d'un mot pour calmer la tempête;
Vous dites, Arrêtez, et la guerre s'arrête.
O Suède! reconnais d'aussi puissants secours.
Si l'ombre de la paix protége tes beaux jours,
Si du joug ennemi Stockholm est préservée,
Bénis du fond du cœur la main qui t'a sauvée.
Auteurs, ne vantez plus dans vos pesants écrits
Les noms d'Elisabeth et de Sémiramis;
Suédois, votre Christine, indigne qu'on la prône,
Par un caprice étrange abandonna le trône;
Déjà mon héroïne a su le soutenir.
<172>Ah! quels engagements, ma sœur, pour l'avenir!
Si dans le second rang je vous vois si brillante,
Parvenue au premier, jugez de mon attente.
Tout prêt à prononcer, on tient les yeux ouverts,
Votre règne intéresse et nous et l'univers,
Il se propose à voir l'Europe réunie
Par les soins généreux de ce puissant génie,
Dont la sagesse égale, asservissant le sort,
Fera l'amour du monde et la gloire du Nord.
Vénus à vos appas aurait cédé la pomme,
Minerve à vos vertus connaîtrait un grand homme.
Vos tranquilles sujets sous votre règne heureux
Diront : « O Prussiens! ô peuple généreux!
C'est vous dont nous tenons cette nouvelle aurore,
Prémices des beaux jours qui la suivront encore;
Nous vous devons la paix, nos biens et nos honneurs. »
Ah! quel plaisir touchant! quels concerts enchanteurs!
Foyers de mes aïeux, ô ma chère patrie!
O quel plus bel éloge et plus digne d'envie!
En respectant vos dons, on chante vos bienfaits;
Nos voisins sont heureux, nos peuples satisfaits,
On ne les entend point murmurer et se plaindre,
Ils savent nous aimer, et ne sauraient nous craindre.
De notre probité ces peuples convaincus
S'empressent d'ennoblir leur sang par nos vertus :
Combien viennent ici nous demander des femmes!
Le tendre dieu d'hymen, en embrasant leurs âmes,
Pour les encourager leur présente à la fois
Cinq exemples fameux des filles de nos rois :
Celles dont s'applaudit l'heureuse Franconie,172-16
<173>Que le Wéser chérit,173-17 que l'Oder déifie,173-18
Vous, enfin, que l'envie admire en frémissant,
Vous, que vos ennemis estiment en tremblant,
Oui, vous, qui contraignez jusqu'au vice lui-même
A rendre hommage en vous aux vertus qu'il blasphème;
La vérité s'arrache à ces cœurs furieux,
Ainsi l'enfer connaît et déteste les dieux.
Si le simple mérite est digne qu'on l'admire.
Quand la beauté s'y joint, il en a plus d'empire :
Le stoïque Zénon, dans sa rigidité,
Aurait connu par vous le prix de la beauté,
Il eût été surpris de se trouver sensible.
Ah! malheur au mortel dont l'âme est inflexible!
La raison ne doit point détruire l'homme en nous,
Quand le cœur s'attendrit, l'esprit en est plus doux.
Oui, j'adore les dieux dans leur plus bel ouvrage,
Je vois dans vos attraits leur véritable image;
Cet hommage si pur et détaché des sens
Se doit, comme aux vertus, aux charmes, aux talents.
Mais tandis que je vois la Suède fortunée
Ne devoir qu'à vos soins sa haute destinée,
Vous le dirai-je ici? l'oserai-je, ma sœur?
C'est sa prospérité qui fait tout mon malheur.
Ah! si j'ai pu chanter votre gloire future,
Je sens en même temps murmurer la nature;
Amitié, don du ciel, sacrés liens du sang!
Si nous devons tous deux nos jours au même flanc,
Parlez enfin, parlez, sentiments d'un cœur tendre,
Rendez compte des pleurs que vous a fait répandre
<174>Ce départ douloureux, cet adieu si touchant.
Accablé de chagrins dans cet affreux moment,
Je vous quittai, ma sœur, m'arrachant à vos charmes;
Que ce triste congé fut arrosé de larmes!
Ce jour pour mon repos fut un fatal écueil,
Ma douleur à jamais en fait un jour de deuil;
Un éternel adieu, ma sœur, quel sort barbare!
Triste nécessité! devoir qui nous sépare!
Fallait-il à mon peuple immoler mon bonheur?
Heureux sont les mortels qui, loin de la grandeur,
Réunissent en paix leur tranquille famille,
Dont un toit peut couvrir, et mère, et fils, et fille!
Satisfaits de leur sort dans leur obscurité,
Le bonheur est le prix de leur simplicité;
Ils ne redoutent point la fortune bizarre,
Et l'abîme des mers jamais ne les sépare;
Les brigues, les complots que forme l'étranger
Amusent leur loisir, loin de les affliger :
Mais surtout, et c'est là ce qui me désespère,
C'est chez eux que la sœur peut vivre auprès du frère.
Quels écarts insensés! où vais-je m'égarer?
Aimons sans intérêt, et sachons préférer
Le bien de nos amis à notre bonheur même.
Je vois sur votre front poser le diadème;
Si la Suède connaît le prix de nos bienfaits,
Ne souillons pas nos dons par d'impuissants regrets,
Étouffons nos soupirs et supprimons nos larmes.
Loin de vous, mais toujours le cœur plein de vos charmes.
Votre félicité fera tout mon bonheur :
Je le préviens déjà, ce siècle de grandeur,
<175>Ce temps où j'entendrai la prompte renommée.
Répétant les accents de la Suède charmée,
Vous nommer à grands cris, en contant175-a vos exploits,
Le modèle du sexe et l'exemple des rois.

A Potsdam, ce 25 de décembre 1749.


167-a Voyez t. VI, p. 250; et t. IX, p. X et 207.

168-a C'est Virgile qui célèbre Penthésilée. Voyez Énéide, livre I, v. 491.

168-b Énéide, livre XI, vers 532 et 848.

169-a Les seize vers suivants sont omis dans l'édition in-4 de 1760, p. 227.

169-b Au lieu des quatorze vers qui suivent, on lit ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, 227 :
     

Qui se plaît dans le trouble à tramer des complots,
Ennemi des humains, de Thémis, du repos,

170-a Voyez t. VIII, p. v et 65-336.

170-b Voyez ci-dessus, p. 36, 138 et 140, et ci-après, p. 179.

172-16 Mesdames les margraves de Baireuth et d'Ansbach.

173-17 Madame la duchesse de Brunswic.

173-18 Madame la margrave de Schwedt.

175-a Comptant (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 234.)