<459>

20. AU MÊME.

Ruppin, 29 avril 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Je viens de recevoir la vôtre du 26 du courant, où vous me donnez, comme dans toutes celles que vous m'écrivez, des marques de cette amitié dont je fais tant de cas; mais, mon cher Quinze-Vingt, je vous prie de vous ressouvenir que, dans les circonstances et la situation où je suis, il est de mon devoir et de la prudence d'entrer dans le génie de mes supérieurs, et de témoigner en tout, par mon obéissance, que je ne manquerai jamais, de mon côté, à ce que je dois à ces divinités terrestres qui sont les arbitres de notre sort pour cette vie. C'est en ce sens que je néglige ma santé et mes agréments, et je me sacrifie et renonce, pour ainsi dire, à moi-même. Il n'est pas toujours à propos de pénétrer dans l'avenir, et de vouloir découvrir à quoi le ciel nous réserve. Il s'agit de s'appliquer toujours aux devoirs présents, et, si l'on a le bonheur de réussir, on peut inférer de là sur le futur. J'avoue que, selon vous, il y a une grande différence de ma situation présente à celle où vous croyez que je me trouverai un jour; mais j'ai plus d'une raison pour me l'écarter de la vue. Comme à mon bon ami, je vous les dirai naturellement : c'est que, quand on pense souvent aux grandeurs qui peuvent nous attendre un jour, naturellement on commence à les désirer, et comme de ce seul désir je me ferais un crime capital, je rejette ces pensées loin de moi. Que Dieu me préserve à jamais de désirer le bien de mon prochain, et principalement de celui à qui, après lui, je suis redevable de la vie! Je me mets tous les jours devant les yeux l'exemple de tant de princes prêts à remplir la place de leurs pères, et que la mort a enlevés avant le temps; feu le duc de Bourgogne en est un exemple récent; ainsi ce à quoi je dois penser, c'est de m'assurer une heureuse éternité, et c'est en devenant vertueux que l'on peut y parvenir; or, tout homme vertueux étant obligé de s'acquitter dignement des emplois dont il est chargé, je travaille, en tâchant de me rendre meilleur que je ne suis, à me rendre digne de telle destinée que le ciel me prépare.

<460>Je suis charmé de la lettre du Diaphane;507-a il y a de ce sel qu'il sait si heureusement mêler en tous ses discours. Du reste, je m'en rapporte à ce que j'ai écrit au généreux défenseur de Wolff et de la raison507-b au sujet de Lange.507-c

Je viens au comte de Hoym,507-d dont le malheur m'a fort touché; vous savez que j'ai été de ses amis; ainsi vous pouvez d'autant plus vous figurer que pareille fin tragique doit m'être sensible. Je juge un peu plus favorablement de lui que vous ne le faites; je me mets dans sa place, je me revêts de son tempérament, je m'approprie toutes les actions de sa vie, ses bonheurs et ses infortunes. Alors je vois un homme d'une complexion mélancolique, avare et voluptueux; je le vois dans une suite continuée de fortune et de bon temps; je le vois à Paris, placé selon ses souhaits, et où il pouvait satisfaire également à sa volupté, à son avarice et à sa paresse; mais je vois ce même homme tiré de Paris comme par les cheveux, et chargé de l'emploi laborieux de premier ministre, pour lequel il n'avait ni assez de capacité, ni assez de talents; enfin, je le vois, par sa faute, dégradé, mis au Königstein, et ensuite exilé à sa terre. Notez bien que je vous ai marqué son tempérament mélancolique : or sa rate, qui n'avait pas eu lieu de se gonfler beaucoup pendant que la fortune lui riait, et que tout lui succédait selon ses souhaits, venant à s'émouvoir par le chagrin, l'aura sans doute rendu morne et atrabilaire. Cela, avec l'ennui d'une longue prison, aura mis la dernière main <461>à son humeur mélancolique, et lui aura fait perdre le peu de jugement qui lui restait.

J'ai le malheur d'avoir des attaques d'hypocondrie, et j'ai été dans une prison bien rude;508-a je sais que le premier est un mal que l'on ne peut connaître à moins de l'avoir eu, et l'autre est une situation où il faut s'armer de toute la constance possible pour résister à l'ennui, à la solitude, et à la terrible pensée de la privation de la liberté.

Le comte de Hoym aura cru sûrement l'immortalité de son âme, sans quoi il n'aurait pas eu le cœur de se réduire au néant, et il faut espérer que le bon Dieu, qui est un Dieu de miséricorde, aura compassion de lui, en vertu de ce qu'il n'a pas tant péché par méchanceté que par tempérament. Je suis sûr, mon cher Quinze-Vingt, que votre cœur généreux sera charmé de voir l'apologie d'une personne qui fut jadis votre ennemi, et je m'attends à vous voir recueillir les cendres de son bûcher.

Le prince Eugène vient d'expirer,508-b après avoir joué aux cartes le soir avant son décès; j'aurais souhaité, pour l'amour de lui, qu'il eût été tué à Philippsbourg, car il faut préférer la perte de la vie à celle de la raison.

Adieu, mon cher Quinze-Vingt; je m'attends à vous voir le 12 à Berlin, à une décoration militaire. Je n'en serai pas moins avec une parfaite estime, etc

P. S. Je viens de recevoir par une estafette un ordre du Roi de me rendre demain à six heures à Potsdam voir exercer son régiment, et de m'en retourner le même soir pour revenir ici. Cela s'appelle se moquer des gens. Leur faire faire seize lieues, pourquoi? - Pour voir. - Et quoi? - Rien.


507-a M. de Suhm. Voyez t. XVI, p. 281, 282, 284 et suivantes.

507-b Le comte de Manteuffel lui-même, ami du philosophe Wolff et fondateur d'une Société des Aléthophiles, à Berlin, pour laquelle il fit frapper, en 1736, une médaille présentant d'un côté la tête de Minerve, dont le casque est orné des portraits de Leibniz et de Wolff, avec la légende Sapere aude (voyez ci-dessus, p. 497). Le revers porte la date de la fondation et le nom du fondateur.

507-c Voyez t. XVI, p. 343.

507-d Charles-Henri comte de Hoym naquit à Dresde en 1694, et fut baptisé, selon les registres de l'église évangélique de la cour, dans la maison de son père, le 19 juin. En 1720, il fut nommé envoyé de Saxe à Paris; quatre ans après, le titre de ministre de Cabinet lui fut donné. De retour en 1729, il fut revêtu de plusieurs emplois fort importants. Enfin, le 15 août 1730, il devint président du conseil intime. Au commencement de l'année suivante, il tomba en disgrâce, et se retira dans sa terre de Lichtenwalde, d'où il fut transporté au Königstein le 18 décembre 1734. Il se pendit dans sa prison la nuit du 21 au 22 avril 1736.

508-a Voyez t. XXII, p. 279.

508-b Le 21 avril 1736. Voyez t. I, p. 192 et 197.