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PREMIER APPENDICE. I. LETTRES ÉCRITES PAR LE MARQUIS D'ARGENS, AU NOM DE FRÉDÉRIC, A D'ALEMBERT, AVEC LES RÉPONSES DE CELUI-CI.291-a

1. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.

Potsdam, 2 septembre 1752.

Le Roi recherchant, monsieur, avec empressement les personnes qui ont des talents supérieurs, il était naturel qu'il désirât de vous avoir à son service; il m'a fait l'honneur de me confier qu'il serait charmé de vous donner la place de président de l'Académie, qui va bientôt vaquer par la mort de M. de Maupertuis, qui est dans un état déplorable. Je me suis chargé avec le plus grand plaisir de vous instruire des intentions de Sa Majesté, parce que personne n'est plus admirateur de votre mérite que je le suis.

Si l'offre que je vous fais peut vous plaire, voici, monsieur, sur quoi vous pouvez compter : douze mille livres de pension; un logement au château de Potsdam; la table de la cour, et encore plus souvent celle du Roi; ajoutez à cela l'agrément de disposer des pensions de l'Académie en faveur de ceux que vous en jugerez les plus dignes.

Quoique le Roi n'eût d'abord confié qu'à moi ce que je vous écris, j'ai cru que, de son aveu, je devais en faire part à M. l'abbé de Prades, par le zèle que je lui ai connu pour ce qui vous regarde; il <260>vous instruira amplement de ce que je n'ai l'honneur de vous écrire que très-succinctement.

Au reste, monsieur, je vous connais trop philosophe pour craindre que, si vous n'acceptiez pas l'offre que je vous fais, vous voulussiez la divulguer pour flatter une vanité qui n'est que pour les âmes vulgaires, et non pour celles qui sont de la nature de celles des Newton, des Locke, des d'Alembert. Consultez-vous donc, monsieur, et surtout n'écoutez pas quelques contes qui n'ont aucune réalité. Quand il en sera temps, je me charge de vous montrer évidemment que ce pays est le seul qui soit fait pour les gens qui, comme vous, savent penser.

Je suis, etc.

2. D ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.

Paris, 16 septembre 1752.

On ne peut être, monsieur, plus sensible que je le suis aux bontés dont le Roi m'honore. Je n'en avais pas besoin pour lui être tendrement et inviolablement attaché; le respect et l'admiration que ses actions m'ont inspirés ne suffisent pas à mon cœur; c'est un sentiment que je partage avec toute l'Europe; un monarque tel que lui est digne d'en inspirer de plus doux, et j'ose dire que je le dispute sur ce point à tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Jugez donc, monsieur, du désir que j'aurais de jouir de ses bienfaits, si les circonstances où je me trouve pouvaient me le permettre; mais elles ne me laissent que le regret de ne pouvoir en profiter, et ce regret ne fait qu'augmenter ma reconnaissance. Permettez-moi, monsieur, d'entrer là-dessus dans quelques détails avec vous, et de vous ouvrir mon cœur comme à un ami digne de ma confiance et de mon estime. J'ose prendre ce titre avec vous; tout semble m'y inviter : la lettre pleine de bonté que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; la générosité de vos procédés envers M. l'abbé de Prades, auquel je m'intéresse très-vivement, et qui se loue dans toutes ses lettres de vous plus que de personne; enfin, la réputation dont vous jouissez à si juste titre par vos lumières, par vos connaissances, par la noblesse de vos sentiments et par une probité d'autant plus précieuse, qu'elle est plus rare.

La situation où je suis serait peut-être, monsieur, un motif suffisant pour bien d'autres de renoncer à son pays. Ma fortune est au-dessous du médiocre; mille sept cents livres de rente font tout mon <261>revenu. Entièrement indépendant et maître de mes volontés, je n'ai point de famille qui s'y oppose; oublié du gouvernement, comme tant de gens le sont de la Providence, persécuté même autant qu'on peut l'être quand on évite de donner trop d'avantage sur soi à la méchanceté des hommes, je n'ai aucune part aux récompenses qui pleuvent ici sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Une pension très-modique, qui vraisemblablement me viendra fort tard, et qui à peine un jour me suffira, si j'ai le bonheur ou le malheur de parvenir à la vieillesse, est la seule chose que je puisse raisonnablement espérer. Encore cette ressource n'est-elle pas trop certaine, si la cour de France, comme on me l'assure, est aussi mal disposée pour moi que celle de Prusse l'est favorablement Malgré tout cela, monsieur, la tranquillité dont je jouis est si parfaite et si douce, que je ne puis me résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j'ai essuyées dans ce genre m'ont endurci à l'indigence et au malheur, et ne m'ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. A force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager mon peu de fortune avec d'honnêtes gens plus pauvres que moi. J'ai commencé, comme les autres hommes, par désirer les places et les richesses; j'ai fini par y renoncer absolument, et de jour en jour je m'en trouve mieux. La vie retirée et assez obscure que je mène est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l'indépendance, et peut-être même à un peu d'éloignement que les événements de ma vie m'ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût m'ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c'est-à-dire, le premier bien d'un philosophe. Enfin, j'ai le bonheur de jouir d'un petit nombre d'amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s'il m'est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu'elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du Roi et de tout ce qu'il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état; mais, malheureusement pour moi, toutes les circonstances essentielles à mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L'exemple de M. de Maupertuis m'effraye avec juste raison; j'aurais d'autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m'a donné un corps très-faible, et qui a besoin de tous les ménagements possibles. Si ma santé venait à s'altérer, ce qui ne serait que trop à craindre, que deviendrais-je alors? Incapable de me rendre utile au Roi, je me verrais forcé à aller finir mes jours <262>loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état, qui aurait perdu ses premiers charmes; peut-être même n'aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j'y aurais laissés, et à qui je percerais le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi; le Roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix; il connaît l'amitié, il la ressent, et il la mérite : qu'il soit lui-même mon juge.

A ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d'autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m'a toujours bien traité, qui me récompense autant qu'il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d'ingratitude. Je suis d'ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d'un grand ouvrage pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s'imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d'une si grande entreprise, pour que j'insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d'être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d'une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que S. M. veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n'ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique, quand on a affaire à eux. La tranquillité et, si je l'ose dire, l'oisiveté du cabinet m'ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d'un corps doit se livrer. D'ailleurs, dans les différents objets dont l'Académie s'occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l'histoire naturelle, et plusieurs autres, sur lesquels par conséquent je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le Roi veut m'honorer oblige à une sorte de représentation tout à fait éloignée du train de vie que j'ai pris jusqu'ici; elle engage à un grand nombre de devoirs, et les devoirs sont les entraves d'un homme libre. Je ne parle point de ceux qu'on rend au Roi; le mot de devoir n'est pas fait pour lui; les plaisirs qu'on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu'on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l'on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. <263>Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite serait très-sensible pour moi; mais il est fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferais des mécontents et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j'irais à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J'en trouverais, dès mon arrivée, dans ceux qui auraient pu aspirer à celte place, dans leurs partisans et dans leurs créatures; et toutes mes précautions n'empêcheraient pas que bien des gens ne se plaignissent, et ne cherchassent à me rendre la vie désagréable. Selon ma manière de penser, ce serait pour moi un poison lent que la fortune et la considération attachées à ma place ne pourraient déraciner.

Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur, que rien ne pourrait me résoudre à accepter, du vivant de M. de Maupertuis, sa survivance, et à venir, pour ainsi dire, à Berlin recueillir sa succession. Il était mon ami; je ne puis croire, comme on me l'a mandé, qu'il ait cherché, malgré ma recommandation, à nuire à M. l'abbé de Prades; mais quand j'aurais ce reproche à lui faire, l'état déplorable où il est suffirait pour m'engager à une plus grande délicatesse dans les procédés. Cependant cet état, quelque fâcheux qu'il soit, peut durer longtemps, et peut demander qu'on lui donne dès à présent un coadjuteur; en ce cas, ce serait un nouveau motif pour moi de ne me pas déplacer. Voilà, monsieur, les raisons qui me retiennent dans ma patrie; je serais au désespoir que S. M. les désapprouvât; je me flatte, au contraire, que ma philosophie et ma franchise, bien loin de me nuire auprès de lui, m'affermiront dans son estime. Plein de confiance en sa bonté, sa sagesse et sa vertu, bien plus chères à mes yeux que sa couronne, je me jette à ses pieds, et je le supplie d'être persuadé qu'un des plus grands regrets que j'aurai de ma vie sera de ne pouvoir profiter des bienfaits d'un prince aussi digne de l'être, aussi fait pour commander aux hommes et pour les éclairer. Je m'attendris en vous écrivant; je vous prie d'assurer le Roi que je conserverai toute ma vie pour sa personne l'attachement le plus désintéressé, le plus fidèle et le plus respectueux, et que je serai toujours son sujet au moins dans le cœur, puisque c'est la seule façon dont je puisse l'être. Si la persécution et le malheur m'obligent un jour à quitter ma patrie et mes amis, ce sera dans ses Etats que j'irai chercher un asile; je ne lui demanderai que la satisfaction d'aller mourir auprès de lui libre et pauvre.

Au reste, je ne dois point vous dissimuler, monsieur, que longtemps avant le dessein que le Roi vous a confié, le bruit s'est répandu, sans fondement comme tant d'autres, que S. M. songeait à moi pour la place de président J'ai répondu à ceux qui m'en ont parlé que je n'avais entendu parler de rien, et qu'on me faisait beau<264>coup plus d'honneur que je ne méritais. Je continuerai, si l'on m'en parle encore, à répondre de même, parce que, dans ces circonstances, les réponses les plus simples sont les meilleures. Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer S. M. que son secret sera inviolable; je le respecte autant que sa personne, et mes amis ignoreront toujours le sacrifice que je leur fais. J'ai l'honneur d'être, etc.

3. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.

Potsdam, 20 octobre 1752.

J'ai montré, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, au Roi; elle a accru la bonne opinion que S. M. avait de votre caractère, et elle a augmenté par conséquent l'envie qu'elle a de vous avoir à son service. Le Roi m'a chargé, monsieur, de vous écrire de nouveau de sa part, et de répondre aux difficultés que vous croyez insurmontables, et qui, à vous dire vrai, ne me paraissent pas aussi grandes que vous le pensez.

La santé de M. de Maupertuis, malgré ce qu'on peut en avoir écrit à Paris, est toujours plus mauvaise. Il veut aller en France; mais il n'ose partir, car il sent bien qu'il n'aura pas la force d'achever son voyage. Supposons que par un hasard inespéré il vint à se rétablir, vous serez auprès du Roi avec douze mille livres de pension; vous aurez un logement dans le château de Potsdam, et vous serez désigné à la présidence de l'Académie. Il n'y a rien dans tout cela à quoi M. de Maupertuis puisse trouver à redire, et c'est, en vérité, porter votre délicatesse trop loin. D'ailleurs, le Roi m'a assuré que M. de Maupertuis serait charmé de son choix.

Quant aux ennemis que vous craignez que votre poste ne vous fasse dans ce pays, soyez persuadé que vous n'y aurez que des admirateurs parmi les honnêtes gens; les autres seront trop heureux de dissimuler, et de rechercher votre amitié. Les bontés dont le Roi vous honorera seront trop marquées pour que vous ayez rien à redouter des cabales, qui d'ailleurs ne font pas ici fortune.

Si vous passiez à Londres ou à Vienne, vous pourriez craindre qu'on ne vous accusât d'avoir manqué à votre patrie; mais vous venez chez le premier et le plus intime allié de notre nation, chez un roi qui l'aime, et qui a déjà attiré auprès de lui plusieurs de vos amis et de vos compatriotes.

<265>Vous aimez la tranquillité; vous la trouverez ici. Vous n'êtes obligé à aucune représentation; vous verrez le Roi comme un philosophe de qui vous serez chéri et estimé.

Le climat de ce pays n'est pas plus froid que celui de la Bretagne; j'ose vous assurer qu'il est plus beau que celui de Paris, parce qu'il est beaucoup plus serein.

Quant à l'Encyclopédie, vous pourriez travailler ici aux articles que vous faites, et laisser la direction de l'ouvrage à M. Diderot; et si, lorsqu'il sera fini, il voulait venir à Berlin, je ne doute pas que le Roi ne fût charmé de faire l'acquisition d'un homme de son mérite. Tous les gens qui pensent seraient portés à lui rendre service.

Si je suis assez malheureux, monsieur, pour que mes raisons ne vous persuadent pas. j'aurai du moins l'avantage de vous avoir montré que personne ne vous est plus attaché que moi, et que, plein d'admiration pour vos lumières et pour votre caractère, je n'ai rien oublié pour procurer à Berlin un homme qui en eût illustré l'Académie.

Comme tout le monde commence à savoir que le Roi a souhaité de vous avoir, je crois que le mystère devient aujourd'hui inutile.

Je suis, etc.

4. D'ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.

Paris, 20 novembre 1752.

Ni j'ai tardé, monsieur, à répondre à votre seconde lettre, ce n'est point par une négligence que les bontés extrêmes de S. M. rendraient inexcusable; c'est parce que ces bontés mêmes semblaient exiger de moi de nouveau que je ne prisse pas trop promptement mon dernier parti, dans une circonstance qui sera peut-être à tous égards une des plus critiques de ma vie. J'ai donc fait, monsieur, de nouvelles réflexions; mais, soit raison, soit fatalité, elles n'ont pu vaincre la résolution où je suis de ne point renoncer à ma patrie, que ma patrie ne renonce à moi. Je pourrais insister sur quelques-unes des objections auxquelles vous avez bien voulu répondre; mais il en est une, la plus puissante de toutes pour moi, et à laquelle vous ne répondez pas : c'est mon attachement pour mes amis, et j'ajoute, pour cette obscurité et cette retraite si précieuses aux sages. J'apprends, d'ailleurs, que M. de Maupertuis est mieux, et je commence à croire que l'Académie et la Prusse pourront enfin le conserver. La délicatesse dont je vous ai parlé à son égard est aussi une chose sur laquelle <266>je ne pourrais me vaincre, quand même des motifs encore plus forts ne s'y joindraient pas. Ainsi, monsieur, je supplie S. M. de ne plus penser à moi pour remplir une place que je crois au-dessus de mes forces corporelles, spirituelles et morales. Mais vous ne pourrez lui peindre que faiblement mon respect, mon attachement et ma vive reconnaissance. Si le malheur m'exilait de France, je serais trop heureux d'aller à Berlin pour lui seul, sans aucun motif d'intérêt, pour le voir, l'entendre, l'admirer, et dire ensuite à la Prusse : Viderunt oculi mei salulare tuum; mes yeux ont vu votre Sauveur.298-a Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, monsieur, vous sentiriez combien cette manière de penser est sincère. Je sais vivre de peu et me passer de tout, excepté d'amis; mais je sais encore mieux que les princes comme lui ne se trouvent nulle part, et seraient capables de rendre l'amitié un sentiment incommode, si elle pouvait l'être. Au reste, monsieur, quoiqu'on sache à Berlin la proposition que le Roi m'a fait faire, on l'ignore encore à Paris, et certainement on ne la saura jamais par moi. Mais permettez-moi de me féliciter au moins de ce qu'elle m'a procuré l'occasion d'être connu d'une personne que j'estime autant que vous, monsieur, et de lier avec vous un commerce que je désire ardemment de cultiver.

Je suis, etc.

5. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.

Potsdam, 20 novembre 1753.

J'ai montré au Roi, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de M. Toussaint;298-b elle a produit l'effet qu'il était naturel qu'elle produisit. S. M. m'a dit, après l'avoir lue, qu'elle ferait venir, au commencement du printemps, M. Toussaint à Berlin; j'écris en conséquence à M. de Beausobre; mais quoique je regarde cette affaire comme terminée entièrement, je crois qu'il est à propos de ne la divulguer qu'au moment du départ de M. Toussaint. Vous connaissez les intrigues des cours; il est toujours sage de les éviter, même dans les choses dont la réussite paraît le plus assurée.

Le Roi me charge d'une autre commission dans laquelle il me serait bien glorieux de pouvoir réussir : c'est de vous engager à venir <267>passer quelques mois à Berlin, puisque vous ne voulez pas y fixer votre demeure; vous pourriez faire ce voyage au commencement de la belle saison. Quoique S. M. connaisse parfaitement votre désintéressement, elle sait qu'il convient à un grand roi de répandre ses bienfaits sur des savants illustres; ainsi elle aura soin de pourvoir aux frais de votre voyage, dès que vous m'aurez instruit de votre intention, et je vous prie de me la faire savoir.

Qu'est devenu Voltaire? On dit qu'il est retiré dans une maison de campagne en Alsace,299-a où il va écrire l'histoire d'Allemagne; elle sera nécessairement dans le goût du Siècle de Louis XII, car il aura encore moins de secours pour cet ouvrage qu'il n'en a eu pour l'autre. Il compilera et abrégera ce qu'ont dit les historiens; il dira du mal de ces mêmes historiens qu'il aura pillés, et étranglera les matières; il hasardera quelques anecdotes dont il ne sera instruit qu'à demi; il mêlera à cela quelques traits d'épigramme, et il appellera cet ouvrage l'Histoire d'Allemagne. Pourquoi faut-il que l'auteur de la Henriade soit celui du Temple du Goût, que celui d'Alzire ou de Zaïre soit celui des Eléments de Newton, et celui de tant de charmantes petites pièces, celui de la sèche et décharnée Histoire du Siècle de Louis XIV? Quel homme que Voltaire, s'il n'eût voulu être que poëte! Il a fait plusieurs tentatives pour retourner ici; mais le Roi n'a pas voulu entendre parler de lui; il avait employé, pour faire sa paix, la margrave de Baireuth et la duchesse de Saxe-Gotha. Maupertuis a écrit ici que sa santé était entièrement rétablie; je souhaite que sa tranquillité le soit aussi. Mais du caractère dont il est, j'ai peine à le croire; je crains bien qu'il ne soit éternellement la victime de son amour-propre. Avec un peu plus de douceur, il eût eu à Berlin, parmi les gens de lettres, le rang de dictateur; il n'a eu que celui de tribun; il a cabale, et a été la dupe de ses cabales.

Si vous ne venez pas à Berlin ce printemps, je crains bien de n'avoir jamais le plaisir de vous voir; ma santé s'affaiblit tous les jours de plus en plus, et je me dispose à aller faire bientôt mes révérences au Père éternel; mais tandis que je resterai dans ce monde, je serai le plus zélé de vos admirateurs.

<268>

6. D'ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.

Paris, 22 décembre 1753.300-a

Je suis, monsieur, pénétré au delà de toute expression des marques de bonté dont S. M. me comble sans cesse; mon tendre et respectueux attachement, et ma reconnaissance, qui ne finira qu'avec ma vie, ne peuvent m'acquitter envers elle que bien faiblement; aussi ne doit-elle point douter du désir extrême que j'aurais d'aller lui témoigner des sentiments si vrais et si justes, supérieurs encore à mon admiration pour elle; heureux si, par ces sentiments et par ma conduite, je pouvais contribuer à effacer, à affaiblir du moins les idées désavantageuses qu'elle a conçues, avec justice, de quelques hommes de lettres de ma nation. Mais quand je n'aurais pas, monsieur, d'aussi puissantes raisons pour souhaiter avec empressement de faire ma cour à S. M., et d'aller mettre à ses pieds mes profonds respects, le désir seul de voir un monarque tel que lui serait pour moi un motif plus que suffisant. Je ne prétends pas faire valoir ce désir auprès de S. M.; il m'est commun avec tout ce qu'il y a en Europe de gens qui pensent; le commerce et l'entretien d'un prince aussi célèbre et aussi rare sont assurément le plus digne objet des voyages d'un philosophe. Je ne désire de vivre, monsieur, que dans l'espérance de jouir un jour de cet avantage; je ne désirerais d'être riche que pour en jouir souvent; et je n'ai d'autres regrets que de ne pouvoir accepter sur-le-champ les offres généreuses et pleines de bonté que S. M. veut bien me faire. Mais je me trouve arrêté par des liens qui m'obligent de différer un voyage aussi agréable et aussi flatteur. Ces liens, monsieur, sont les engagements que j'ai pris pour l'Encyclopédie, et qu'il ne m'est possible ni de rompre, ni de suspendre; l'ouvrage paraît attirer de plus en plus l'attention du public et même de l'Europe, et mérite par là tous nos soins. Les circonstances où nous nous sommes trouvés, et le désir de perfectionner ce dictionnaire le plus qu'il nous est possible, nous ont forcés de retarder la publication de chaque volume; mais nous devons au moins à nos engagements, à l'empressement et à la confiance de la nation, et aux avances considérables des libraires, de ne rien faire qui puisse ajouter de nouveaux obstacles à l'Encyclopédie. Dans cette position, monsieur, je vois avec beaucoup de peine que mon voyage et mon séjour à Berlin seraient nécessairement préjudiciables à cette grande entreprise. Les détails im<269>menses de l'exécution demandent indispensablement la présence des deux éditeurs, et me permettent à peine de m'éloigner de Paris à de très-petites distances et pour quelques jours; s'il était possible, et si j'étais assez heureux pour que des événements que je ne puis prévoir me laissassent libre quelques mois, je profiterais avec ardeur de ce moment de loisir pour aller en faire hommage au Roi. Mais tout ce que je puis faire dans ma situation présente, c'est d'accélérer, autant qu'il sera en moi, l'édition de l'Encyclopédie, et surtout de ne prendre aucun nouvel engagement qui m'empêche de pouvoir allier un jour, et peut-être bientôt, mon plaisir et mon devoir. Le Roi seul est capable de me tirer de la retraite où je m'enfonce de plus en plus, et où je me trouve de jour en jour plus tranquille et plus heureux. Le bonheur que j'ai eu de me faire connaître de lui par mes ouvrages est la seule chose qui m'empêche de regretter l'obscurité; je ne veux plus sortir de ma solitude que pour lui, et pour dire ensuite en y rentrant : C'est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix.301-a Voilà, monsieur, dans la plus grande sincérité, quelles sont mes dispositions; puis-je me flatter que S. M. voudra bien en être touchée, et me conserver les bontés dont elle m'honore? Mon plus grand désir serait de pouvoir en profiter, et surtout de m'en rendre digne. Je crains qu'elle n'ait conçu de mes talents une opinion trop favorable; mais elle ne saurait être trop persuadée de mon attachement inviolable pour sa personne. Je m'exposerais volontiers au risque de la détromper sur mon esprit, pour l'assurer des sentiments de mon cœur, et pour mériter, du moins à cet égard, une estime aussi précieuse que la sienne, dont je suis infiniment plus jaloux que de ses bienfaits.

J'ai l'honneur d'être, etc.

P. S. J'aurai l'honneur de vous répondre incessamment sur les autres articles de votre lettre; celui dont il s'agit m'a paru mériter une réponse particulière.301-b

<270>

II. LETTRE DE MAUPERTUIS A L'ABBÉ DE PRADES. MAUPERTUIS A L'ABBÉ DE PRADES.302-a

Paris, 25 mai 1753.

J'ai vu hier et avant-hier d'Alembert; et comme le Roi me l'a ordonné, et que je crois que ce serait la meilleure acquisition que S. M. pût faire, je n'ai rien oublié de tout ce que j'ai cru de plus propre à lui donner l'envie de venir à Berlin; mais c'est une terrible chose que d'avoir à tenter un philosophe de cette trempe, qui fait des honneurs et des richesses le cas qu'ils méritent. Je ne perds pourtant point absolument l'espérance; et comme il est bien plus sensible aux vertus et aux qualités personnelles qu'il peut trouver dans notre monarque qu'aux autres avantages que S. M. lui peut procurer, je me flatte que personne n'est plus capable que moi de lui faire sentir toute la force de ce motif. Je crois l'avoir ébranlé, sans cependant oser encore rien me promettre.

III. LETTRES DE D'ALEMBERT A L'ABBÉ DE PRADES.

1. D'ALEMBERT A L'ABBÉ DE PRADES.303-a

Paris, 2 septembre (1755).

J'appris hier, mon cher abbé, par M. de Knyphausen303-b que je n'avais point vu depuis mon retour, que vous vous plaigniez de mon silence. <271>Cela s'appelle une vraie querelle d'Allemand. Vous devez vous souvenir que, en nous séparant à Wésel, vous me promîtes de me donner de vos nouvelles (et de celles de mes affaires) immédiatement après votre arrivée. Depuis ce temps, j'attends tous les jours de vos lettres; elles ne viennent point, et mes affaires sont toujours au même état; cela finira quand vous voudrez. Ce n'est qu'avec une extrême répugnance que je vous en parle, mais je suis endetté de cent louis avec mes libraires; ma pension n'est pas payée;303-c je peux mourir subitement, et je ne voudrais pas faire banqueroute en mourant, même à des libraires. Il en sera ce qu'il plaira à la destinée; je n'en parlerai plus à personne.

Vous auriez bien dû m'écrire au moins l'état où a été le Roi; ce n'est que par M. de Knyphausen que j'ai appris la chute qu'il a faite. Si vous avez occasion de lui parler de moi, je vous prie de mettre à ses pieds mon profond respect et mon attachement pour sa personne, que rien ne pourra jamais changer. Je vous embrasse de tout mon cœur. Vale et me ama.

Mille compliments au marquis d'Argens. J'aurais grande envie de le voir à Potsdam, ainsi que vous; mais il faut le pouvoir.

2. LE MÊME AU MÊME.

Paris, 10 décembre 1755.

J'ai reçu, mon cher abbé, votre lettre, et j'ai déjà louché en conséquence les six premiers mois de la seconde année qui viennent d'échoir le 1er du courant; on ne peut être plus reconnaissant que je le suis des bontés du Roi, et plus décidé à lui tenir le plus tôt qu'il me sera possible la parole que je lui ai donnée. Ce pourrait bien être dès l'année prochaine, s'il n'y a point de guerre, et que le sixième volume de l'Encyclopédie soit assez tôt fini, comme je l'espère. Vous ne m'avez point mandé si le Roi avait lu l'Éloge de M. de Montesquieu, et s'il était content de la manière dont j'y parle de lui;304-a s'il <272>ne l'était pas, j'aurais bien joué de malheur. Il est impossible de lui être plus attaché que je le suis, et il ne tient pas à moi que toute l'Europe ne soit instruite de mes sentiments. Mettez-moi, je vous prie, à ses pieds le plus souvent que vous le pourrez. Si je ne me trouve point assez d'argent pour aller le voir au premier moment que j'aurai, je lui ferai demander sans façon la somme nécessaire pour le voyage, et s'il me remboursait même mon voyage de Wésel, ce serait probablement le seul que je lui coûterais; cet argent serait mis à part pour le voyage de Berlin, etc., etc.


291-a Ces lettres (voyez t. XXIV, p. 406) sont tirées des Œuvres posthumes de d'Alembert, Paris, Charles Pougens, 1799, in-12, t. I, p. 427-453.

298-a Voyez t. XIX, p. 180, et t. XXI, p. 47 et 111.

298-b Voyez t. IX, p. 90 et 91; t. XX, p. 37; t. XXIII, p. 240; et t. XXIV, p. 21, 431 et 632.

299-a Voltaire était alors a Colmar.

300-a La date de cette lettre, omise dans l'édition Pougens, t. I, p. 449, est tirée de l'édition Bastien, t. XIV, p. 297.

301-a Évangile selon saint Luc, chap. II, v. 29.

301-b Ce post-scriptum manque dans l'édition Bastien, t. XIV, p. 300.

302-a Maupertuis s'était rendu de Berlin à Paris en 1753. Cette lettre est copiée sur l'autographe conservé aux Archives royales, parmi les papiers de l'abbé de Prades.

303-a Cette lettre et la suivante proviennent de la même source que la précédente.

303-b Voyez t. XX, p. 57.

303-c L. c, p. 57 et 287, et t. XXIV, p. 406.

304-a D'Alembert dit dans son Éloge de M. de Montesquieu : « Après avoir parcouru l'Italie (1728), M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin, et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnait pas encore. »