272. AU MÊME.

Le 30 septembre 1783.

Le baron d'Escherny, que je ne connais point, et qui a été bourgmestre de Neufchâtel à quarante écus par an, avec caractère de ministre d'État de la principauté, m'a fait remettre votre lettre. Je suis fort fâché qu'il vous ait laissé malade et souffrant. Peut-être la nature veut-elle, sur la fin de nos jours, nous dégoûter de la vie, pour nous faire sortir de ce monde avec moins de regret. Je suis toutefois touché d'apprendre vos souffrances, et je voudrais que vous vous fussiez servi des remèdes de nos esculapes germains, accoutumés à traiter la maladie dont vous souffrez, dont presque tout le monde est atteint chez nous.

Si par lacunes de la philosophie on entend toutes les matières que l'esprit humain n'a pu approfondir, et sur lesquelles l'esprit systématique s'est exercé, on fournira sur ce sujet un livre volumineux au double de l'Encyclopédie. Il me semble que l'homme est plutôt fait pour agir que pour connaître;288-a les principes des choses se dérobent à nos plus persévérantes recherches. Nous passons la moitié de notre vie à nous détromper des erreurs de nos aïeux; mais nous laissons en même temps la vérité au fond de son puits, dont la postérité ne la tirera pas, quelques efforts qu'elle fasse. Jouissons donc sagement des petits avantages qui <258>nous sont échus, et souvenons-nous qu'apprendre à connaître est souvent apprendre à douter.288-b Mais je ne m'aperçois pas que ma lettre s'adresse à un des plus grands philosophes de notre siècle, qui a scruté tous les secrets de la nature, et qu'un ignorant de mon acabit devrait s'énoncer vis-à-vis de lui avec plus de retenue. Vous voyez, mon cher d'Alembert, combien le caractère de souverain rend ceux qui le portent impertinents et avantageux. Philippe de Macédoine aurait été plus sage; il n'aurait point endoctriné Socrate, s'il avait été son contemporain; il se serait instruit dans la conversation de ce philosophe. J'en veux faire autant; je me borne à vous entendre, à vous lire, et je me renfermerai dans la modestie qui convient à mon ignorance. Je me contente de faire mille vœux pour votre conservation.

Sur ce, etc.


288-a Voyez t. X, p. 110; t. XXI, p. 184; t. XXII, p. 206; et t. XXIV, p. 596.

288-b Voyez t. X, p. 109.