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210. DE VOLTAIRE, AVEC LA RÉPONSE DU ROI.

(Septembre 1743.)

Votre Majesté aurait-elle assez de bonté pour mettre en marge ses réflexions et ses ordres?

(VOLTAIRE.)(FRÉDÉRIC.)
1o V. M. saura que le sieur Bassecour, premier bourgmestre d'Amsterdam, est venu prier M. de La Ville, ministre de France, de faire des propositions de paix. La Ville a répondu que, si les Hollandais avaient des offres à faire, le Roi son maître pourrait les écouter.1o Ce Bassecour est apparemment celui qui a soin d'engraisser les chapons et les coqs d'Inde pour Leurs Hautes Puissances.
2o N'est-il pas clair que le parti pacifique l'emportera infailliblement en Hollande, puisque Bassecour, l'un des plus déterminés à la guerre, commence à parler de paix? N'est-il pas clair que la France montre de la vigueur et de la sagesse?2o J'admire la sagesse de la France : mais Dieu me préserve à jamais de l'imiter!
3o Dans ces circonstances, si V. M. parlait en maître, si elle donnait l'exemple aux princes de l'Empire d'assembler une armée de neutralité, n'arracherait-elle pas le sceptre de l'Europe des mains des Anglais, qui vous bravent, et qui parlent hautement de vous d'une manière révoltante, aussi bien que le parti des Bentinck, des Fagel, des <142>Obdam? Je les ai entendus, et je ne vous dis rien que de très-véritable.3o Ceci serait plus beau dans une ode que dans la réalité. Je me soucie fort peu de ce que les Hollandais et Anglais disent, d'autant plus que je n'entends point leur patois.
4o Ne vous couvrez-vous pas d'une gloire immortelle en vous déclarant efficacement le protecteur de l'Empire? et n'est-il pas de votre plus pressant intérêt d'empêcher que les Anglais ne fassent votre ennemi le Grand-Duc roi des Romains?4o La France a plus d'intérêt que la Prusse de l'empêcher; et en cela, cher Voltaire, vous êtes mal informé; car on ne peut faire une élection de roi des Romains sans le consentement unanime de l'Empire; ainsi vous sentez bien que cela dépend toujours de moi.
5o Quiconque a parlé seulement un quart d'heure au duc d'Aremberg, au comte de Harrach, au lord Stair, à tous les partisans d'Autriche, leur a entendu dire qu'ils brûlent d'ouvrir la campagne en Silésie. Avez-vous en ce cas, Sire, un autre allié que la France? et, quelque puissant que vous soyez, un allié vous est-il inutile? Vous connaissez les ressources de la maison d'Autriche, et combien de princes sont unis à elle. Mais résisteraient-ils à votre puissance jointe à celle de la maison de Bourbon?5o On les y recevra, Biribi, A la façon de Barbari, Mon ami.161-a
6o Si vous faites seulement marcher des troupes à Clèves, n'inspirez-vous pas la terreur et le respect, sans craindre que l'on ose vous faire la guerre? N'est-<143>ce pas, au contraire, le seul moyen de forcer les Hollandais à concourir, sous vos ordres, à la pacification de l'Empire et au rétablissement de l'Empereur, qui vous devra deux fois son trône, et qui aidera à la splendeur du vôtre?6o Vous voulez donc qu'en vrai dieu de machine J'arrive pour le dénoûment? Qu'aux Anglais, aux pandours, à ce peuple insolent, J'aille donner la discipline? Mais examinez mieux ma mine; Je ne suis pas assez méchant.
7o Quelque parti que V. M. prenne, daignera-t-elle se confier à moi comme à son serviteur, comme à celui qui désire de passer ses jours à votre cour? Voudra-t-elle que j'aie l'honneur de l'accompagner à Baireuth, et, si elle a cette bonté, veut-elle bien me le déclarer, afin que j'aie le temps de me préparer pour ce voyage? Pour peu qu'elle daigne m'écrire quelque chose de favorable dans la lettre projetée, cela suffira pour me procurer le bonheur où j'aspire depuis six ans de vivre auprès d'elle.7o Si vous voulez venir à Baireuth, je serai bien aise de vous y voir, pourvu que le voyage ne dérange pas votre santé. Il dépendra donc de vous de prendre quelles mesures vous jugerez à propos.
8o Si pendant le court séjour que je dois faire, cet automne, auprès de V. M., elle pouvait me rendre porteur de quelque nouvelle agréable à ma cour, je la supplierais de m'honorer d'une telle commission.8o Je ne suis dans aucune liaison avec la France; je n'ai rien à craindre ni à espérer d'elle. Si vous voulez, je ferai un panégyrique de Louis XV, où il n'y aura pas un mot de vrai; mais, quant aux affaires politiques, il n'en est aucune à présent qui nous lie ensemble; et d'autant plus, ce n'est point à moi à parler le premier. Si l'on me demande quelque chose, il est <144>temps d'y répondre; mais vous, qui êtes si raisonnable, sentez bien le ridicule dont je me chargerais, si je donnais des projets politiques à la France sans à-propos, et, de plus, écrits de ma propre main.
9o Faites tout ce qu'il vous plaira; j'aimerai toujours V. M. de tout mon cœur.
V.
9o Je vous aime de tout mon cœur, je vous estime; je ferai tout pour vous avoir, hormis des folies et des choses qui me donneraient à jamais un ridicule dans l'Europe, et seraient, dans le fond, contraires à mes intérêts et à ma gloire. La seule commission que je puisse vous donner pour la France, c'est de leur conseiller de se conduire plus sagement qu'ils n'ont fait jusqu'à présent.163-a
Cette monarchie est un corps très-fort, sans âme et sans nerf.
F.

161-a Voyez La vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. A Amsterdam, 1784, p. 62. Voyez aussi les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XL, p. 78.

163-a Le Roi dit dans l'Histoire de mon temps : « Sur ces entrefaites Voltaire arriva à Berlin. Comme il avait quelques protecteurs à Versailles, il crut que cela était suffisant pour se donner les airs de négociateur; son imagination brillante s'élançait sans retenue dans le vaste champ de la politique : il n'avait point de créditif, et sa mission devint un jeu, une simple plaisanterie. » Voyez t. III, p. 26.