201. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 4 (24298-a) novembre 1761.



Sire,

J'ai lu vos vers avec admiration, et vous me les avez envoyés dans un temps où il ne fallait pas moins que le plaisir qu'ils m'ont causé pour soulager l'abattement où m'a jeté un misérable mal d'estomac qui me laisse à peine l'usage de la pensée. Mais je prends patience, et, lorsque je souffre ou que je languis, je répète ces vers :

<267>Quoi! vous ne voyez pas qu'ici-bas la souffrance,
Sans connaître de rang, de roture ou naissance,
Atteint un criminel ainsi qu'un innocent?
Chacun s'y voit sujet, et nul n'en est exempt.299-a

Je puis assurer V. M. que, à mon gré et selon mon frêle jugement, je n'ai pas vu un de ses ouvrages où il y ait plus de force et plus de correction que dans ce dernier. J'ai résolu de l'apprendre par cœur, car c'est un véritable secours dans tous les événements de la vie.

Je pense bien, ainsi que V. M., que tous ces anciens philosophes grecs ont été de très-mauvais physiciens; mais, voulant donner dans les dissertations que j'ai jointes à ma traduction une idée des différentes opinions des philosophes, en montrant la faiblesse des anciens je relève la pénétration des modernes. Ocellus avait peu de raison de croire la transmutation des éléments; mais les épicuriens, parmi les philosophes anciens, nièrent cette prétendue transmutation, et Boerhaave en prouve de nos jours l'impossibilité par les plus curieuses expériences chimiques; et cela fait le sujet de la note où j'examine le sentiment d'Ocellus, de l'opinion duquel je ne suis presque jamais. V. M. verra que j'ai précisément dit dans la dissertation sur l'éternité du monde299-b ce qu'elle aurait souhaité qu'Ocellus eût dit. Si V. M. me fait la grâce de lire mes dissertations, elle verra que je n'ai pas fait la sauce pour le poisson, mais que j'ai cuit le poisson pour avoir le prétexte de faire la sauce. Passez-moi, Sire, ce mauvais proverbe, parce qu'il explique bien l'idée que j'ai eue en traduisant Ocellus.

Voici des temps qui me font trembler pour la santé de V. M. Votre dernière lettre a un peu calmé mon inquiétude, car le bruit s'était répandu à Berlin que vous aviez la goutte. J'espère que vous prendrez des précautions qui vous en garantiront pour tout l'hiver.

J'ai vu les présents que vous envoyez à la Porte Ottomane. On ne peut rien faire de plus riche, de plus superbe et en même temps de plus galant. Si cela produit un bon effet, je ne regrette <268>point les sommes que peuvent coûter ces présents, qui sûrement sont plus considérables que ceux que la France donne dans cent ans. J'ai l'honneur, etc.


298-a La date du 24 novembre est tirée de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XIII, p. 186.

299-a Voyez t. XII, p. 215.

299-b Ocellus Lucanus, édition d'Argens, p. 2 et suivantes, note 1 et 2.