154. AU MÊME.

Meissen, 10 novembre 1760.

Vous devez être instruit à présent de tout ce qui me touche, par une lettre que je vous ai écrite de Torgau. Vous saurez par là, mon cher marquis, que ma contusion ne s'est pas trouvée dangereuse; la balle avait perdu une partie de sa force en traversant une grosse pelisse et un habit de velours que j'avais, de sorte que le sternum s'est trouvé en état de résister à son impulsion; c'est de quoi, je vous assure, je me suis le moins soucié, n'ayant d'autre pensée que de vaincre ou de mourir. J'ai poussé les Autrichiens jusqu'aux portes de Dresde; ils y occupent leur camp de l'année dernière; tout mon savoir-faire est insuffisant pour les en déloger. On prétend que la ville est dépourvue de magasins. Si cela est vrai, il se pourra que la famine fera ce que l'épée ne pourrait faire. Si cependant ces gens s'opiniâtrent à rester dans leur position, je me verrai réduit à passer cet hiver, comme le précédent, en cantonnements excessivement resserrés, et toutes les troupes seront employées à former un cordon pour nous sou<205>tenir en Saxe. Voilà, en vérité, une triste perspective et un prix peu digne des fatigues et des travaux immenses que cette campagne a coûtés. Je n'ai de soutien au milieu de tant de contrariétés que ma philosophie; c'est un bâton sur lequel je m'étaye, et mon unique consolation dans ces temps de troubles et de subversion de toutes choses. Vous vous apercevrez, mon cher marquis, que je ne m'enfle pas de mes succès. Je vous articule les choses telles qu'elles sont; peut-être que le monde, ébloui par l'éclat que jette une victoire, en juge autrement :

De loin on nous envie, ici nous gémissons.230-a

Cela arrive plus souvent qu'on ne se l'imagine, comptez là-dessus; pour bien apprécier les choses, il faut les voir de près. De quelque façon que je m'y prenne, le nombre de mes ennemis m'accable; c'est en cela que consiste mon infortune, et c'est là la cause réelle de tant de malheurs et de revers que je n'ai pu éviter. Je ne crois pas que je puisse vous revoir cet hiver, à moins que l'Europe ne prenne des sentiments plus pacifiques. Je le souhaite, mais je n'ose m'en flatter. Nous avons sauve notre réputation par la journée du 3. Cependant ne croyez pas que nos ennemis soient assez abattus pour être contraints à faire la paix. Les affaires du prince Ferdinand sont en mauvais train; je crains que les Français ne conservent cet hiver les avantages qu'ils ont gagnés sur lui cette campagne. Enfin je vois noir comme si j'étais dans le fond d'un tombeau. Ayez quelque compassion de la situation où je suis; concevez que je ne vous déguise rien, et que cependant je ne vous détaille pas tous mes embarras, mes appréhensions et mes peines. Adieu, cher marquis; écrivez-moi quelquefois, et n'oubliez pas un pauvre diable qui maudit dix fois par jour sa fatale existence, et qui voudrait déjà être dans ces lieux dont personne ne revient pour en dire des nouvelles.


230-a Voltaire dit dans Sémiramis, acte I, scène 1 :
     Ailleurs on nous envie, ici nous gémissons