<150>LETTRE DEUXIÈME.

J'ai été aujourd'hui dans le grand temple des chrétiens, et je t'annoncerai des choses, sublime empereur, que tu auras peine à croire, et que je ne puis me persuader à moi-même, quoique je les aie vues. Il y a dans ce temple un grand nombre d'autels, devant chaque autel un bonze. Chacun de ces bonzes, ayant autour de lui le peuple prosterné, fait un Dieu; et ils prétendent que tant de Dieux qu'ils font, en marmottant de certaines paroles mystiques, sont tous le même. Je ne m'étonne pas qu'ils le disent; mais ce qui est inconcevable, c'est que le peuple en est persuadé. Ils ne s'arrêtent pas en si beau chemin : quand ce Dieu est fait, ils le mangent. Le grand Confutzé aurait trouvé blasphématoire et scandaleux un culte aussi singulier. Il y a parmi eux une secte qu'ils appellent des dévots, qui se nourrissent presque journellement du Dieu qu'ils font, et ils pensent que c'est le seul moyen d'être heureux après cette vie. Il y a dans ce temple un grand nombre de statues auxquelles on fait des révérences, et que l'on invoque. Ces statues muettes ont une voix au ciel, et recommandent au Tien ceux qui dans ce monde-ci sont leurs plus serviles courtisans; et tout cela se croit de bonne foi.

En revenant chez moi, je fis conversation avec un homme sensé qui, remarquant ma surprise de tout ce que j'avais vu, me dit : Ne voyez-vous pas qu'il faut quelque chose, en toute religion, qui en impose au peuple? La nôtre est précisément faite pour lui; on ne peut point parler à sa raison, mais on frappe ses sens; et en l'attachant à un culte chargé, si vous le voulez, on le soumet à des règles et à la pratique des bonnes mœurs. Examinez notre morale, et vous verrez. Sur quoi il me donna un livre écrit par un de ses lettrés, où je trouvai à peu près tout ce qu'on nous enseigne de la morale de Confutzé. Je commençai à me raccommoder avec les chrétiens; je vis qu'il ne faut pas juger légèrement par les apparences, et je donnai bientôt dans l'excès contraire. Si, disais-je, cette religion a une morale si excellente, sans doute que ces bonzes sont tous des modèles de vertu, et que le grand lama doit être un homme tout divin. Rempli de ces