<139>sont les mêmes sont si diversement reçues par le public? Pourquoi roue-t-on Cartouche en Grève, et pourquoi accable-t-on de louanges vos politiques, qui ont agi par les mêmes principes? Cela vient d'un préjugé ridicule qui fait croire qu'un vol est infâme, et que des conquêtes sont illustres. Cependant Cartouche devient le héros d'un poëme épique, parce qu'il avait excellé dans son genre; et si Alberoni a été loué, c'était plutôt pour son génie que pour son cœur. Cet homme avait des vues si vastes, qu'elles semblaient trop resserrées dans notre continent, qu'il fallait à son esprit inquiet et remuant d'autres mondes encore à bouleverser que le nôtre. Le public a loué ses grands projets, qui l'ont ébloui, mais personne ne l'a proposé comme un modèle; et certainement l'enthousiasme que ses grands desseins avaient excité en sa faveur a bien été contre-balancé par l'horreur qu'on avait de son ambition et de son caractère. Il n'y a que les actions vertueuses qui immortalisent les hommes; les louanges mercenaires, ces vogues de mode, ne durent qu'un temps; elles ont le sort des statues médiocres, qui peuvent plaire à des ignorants, mais qui tombent lorsqu'on les place vis-à-vis des ouvrages de grands maîtres. Dans le nombre immense de flatteries dont de tout temps on a accablé les hommes en place, parmi les éloges innombrables et outrés que les orateurs et les poëtes ont donnés dans tous les siècles à leurs protecteurs, il n'en est aucun qui égale ce mot qui fera à jamais honneur à Caton :

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.2

Il semble que la cause du sénat et de l'illustre Romain qui la défendit ne fût juste qu'autant que Caton se déclarait pour elle. Voilà une façon d'être loué à laquelle il serait à souhaiter qu'aspirassent, pour le bien de l'humanité, tous les ministres et toutes les personnes en place. Vous conviendrez, monsieur, que, pour penser ainsi, il faut, avec un naturel heureux, être né avec l'amour de la belle gloire, avoir de la noblesse et de ces sentiments d'honneur qui, dans les bons temps de la république, furent les principes féconds qui firent germer dans ces cœurs généreux des sentiments vraiment héroïques. Mais dès que les


2 Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. [Lucanus. Pharsaliae, I, 128.]