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ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS, COMME LES RUSSES ET AUTRICHIENS BLOQUAIENT LE CAMP DU ROI.

Le philosophe des marquis,
Le Provençal le plus fidèle,
Ne m'a, de deux grands mois, transmis
Ni mot, ni billet, ni nouvelle.
Ce n'est pas lui que je querelle,
Mais ce vil ramas de brigands,
Ces barbares qui tous les ans
Viennent, au milieu de l'automne,
Des riches faveurs de Pomone
Dépouiller nos fertiles champs.
Comme un vaste et sombre nuage
Renferme en ses flancs ténébreux
La grêle, la flamme et l'orage,
Est devancé par le ravage
Des aquilons impétueux :
Ainsi cet essaim de barbares,
De nos troupeaux, de nos trésors
Pilleurs et ravisseurs avares,
En inondant ces tristes bords,
Ont été précédés des corps
<163>De leurs Cosaques et Tartares,
Artisans de destruction,
D'horreur, de dévastation;
Ils ont enlevé pour prélude
Vos lettres et mon postillon.
Bientôt leur vaste multitude,
Jointe à l'Autrichien Loudon,
Nous entoure avec promptitude;
Tous leurs guerriers font un cordon.
Voilà notre camp qu'on assiége;
L'Autrichien veut batailler,
Tout orgueilleux de son cortége;
Le Russe craint de ferrailler.
Mais le dieu de l'intelligence,
Qui n'entre point dans les conseils
De ces gens, à Thrason186-9 pareils,
Nous fit trouver dans la constance
Notre rempart, notre assurance,
Et non dans de grands appareils.
La méfiante vigilance,
Tous les matins, au trait vermeil
Que dardait la naissante Aurore,
De nos yeux tout prêts à se clore
Chassait les pavots du sommeil;
Et Mars, qui, selon sa coutume,
Se rit d'un catarrhe ou d'un rhume
Gagné dans ses champs périlleux,
Au lieu de la douillette plume,
Nous fournit des lits plus pompeux
Que n'ont les courtisans oiseux
Qui, dans la mollesse, à Versailles,
En étourdis, de nos batailles
Se font les juges sourcilleux.
Une colline en batterie,
Monument de notre industrie,
Fut notre somptueux palais,
<164>Et des javelles que sans frais
Amassait une main guerrière
Nous offraient leur douce litière;
La terre portait notre faix,
Et des cieux l'immense carrière
De notre lit formait le dais.
Là, quinze jours, et plus encore,
Nous vîmes la naissante Aurore,
A sa toilette le matin,
De vermillon hausser son teint,
Se parer de ses émeraudes,
De ses rubis, montés aux modes
Qui de Paris vont à Berlin.
De même, vers le crépuscule,
Tant que dura la canicule,
On nous vit, sans nous relâcher,
Assister au petit coucher
De Phébus, qui chez Amphitrite
Toutes les nuits fait sa visite.
Enfin, par un heureux hasard,
Ou bien quel qu'en soit le principe,
Des bataillons l'épais brouillard
En moins d'un clin d'œil se dissipe.
Où sont ces hommes qu'ont vomis
Les bords glacés du Tanaïs,
Les marais empestés du Phase,
Ou les cavernes du Caucase?
Je n'aperçois plus d'ennemis.
Non, non, ils n'ont point de scrupule,
Ils vont fuyant vers la Vistule,
Pour cacher la honte et l'affront
Dont on a fait rougir leur front.
Qu'ils retournent dans leur repaire,
Chez les farouches animaux,
Et qu'ils déchargent leur colère
Sur cette engeance sanguinaire,
De tigres, d'ours, de lionceaux.
<165>Pour Loudon, ce vaillant Achille,
Qui traite à présent d'imbécile
Ce Daun qu'il méprise et honnit,
Quoique du saint-père bénit,
Loudon et sa troupe dorée,
Et ses guerriers et ses archers,
Se sont une belle soirée
Blottis derrière un rocher
Où nous n'irons pas les chercher.
Tels sont les gestes véridiques,
Les faits, les exploits héroïques
Qu'ont vus les champs silésiens
Des Russes et des Prussiens.
Mais tandis que ma muse accorte
Très-succinctement vous rapporte
Les prouesses de nos soldats,
Subitement devant ma porte
Arrive, avec un grand fracas,
Cette bavarde189-10 à l'aile prompte
Qui sans respirer vous raconte
Ce qu'elle sait ou ne sait pas,
Et qui répand à chaque pas
La gloire tout comme la honte
Des belles et des potentats.
Cette rapide renommée,
Dont l'homme le plus éventé
Et le sage, par vanité,
Convoitent tous deux la fumée,
Nous apprend par des bruits confus
Que Daun et Broglie sont battus.189-11
C'est ainsi que le ciel se joue
De ce que l'homme croit prévoir;
Ce plan où se fondait l'espoir
Que la grande alliance avoue,
Et que Loudon sans s'arrêter
<166>Contre nous dut exécuter,
Ce plan dans un moment échoue.
Ceci me rappelle, marquis,
La montagne de La Fontaine,
Qui, hurlant et jetant des cris,
Du travail d'enfanter en peine,
N'accoucha que d'une souris.


186-9 Brave de Térence.

189-10 Fausse nouvelle.

189-11 Cela était faux.