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LETTRE AU MARQUIS D'ARGENS.

De notre camp de porcelaine,
Au fidèle et bon citadin
Des murs antiques de Berlin
Salut et santé souveraine,
Paix et tranquillité prochaine.
Or dites-nous, mon cher marquis,
Que faites-vous, et la marquise,
Séquestrés dans votre taudis?
Tous deux vivants ensevelis,
Redoutez-vous toujours la bise
Et le perfide vent coulis
Qui perce rideaux, et méprise
L'épais tissu de vos habits?
Passez-vous les jours et les nuits,
Selon vos us et votre guise,
Sans sortir tous deux de vos lits?
Ou bien commentez-vous ensemble
Quelque vieux philosophe grec,
Ouvrage charmant, quoique sec,
Devant lequel l'imprimeur tremble,
Et s'agenouille par respect?
Mais non, mon esprit imagine,
Ou, pour mieux dire, je devine
<159>Le train de vos jours usité :
Je crois vous voir en votre chambre,
Où n'entra jamais odeur d'ambre,
Dans la flanelle empaqueté,
De pelisses emmaillotté,
Les pieds sur votre chaufferette,
Le bonnet de nuit sur les yeux,
Disserter avec le prophète
Sur le destin que nous apprête
L'obscure volonté des cieux.
Moi, dont l'âme matérielle
N'a pas le don de s'exalter,
Je puis, sans vouloir empiéter
Sur votre diseur de nouvelle,
Vous en révéler aujourd'hui
D'aussi vraisemblables que lui.
Je les tire de ce grimoire
Que me donna ce vieux Dessau
A l'œil fier, à moustache noire,
Magicien dès le berceau.
Voici ce que dit ce bon livre
Sur l'histoire de l'avenir;
Gardez-vous bien de le honnir,
Ou bien malheur pourrait s'ensuivre;
De croyance il faut vous munir :
« Dès que l'ardente canicule
Aura porté dans les cerveaux
Ce feu pénétrant qui les brûle,
Alors les princes, les héros,
Empressés sur les pas d'Hercule,
Aux combats iront à grands flots.
Notez que d'iceux les plus sots,
De Prusse, d'Autriche et Russie,
Acharnés sur la Silésie,
Aux autres tourneront le dos. »
Si cependant je vous dois dire
Ce qui se passe dans mon cœur,
<160>Tandis qu'en ce moment flatteur
Avec vous je m'efforce à rire,
Tout en badinant je soupire,
Et sens le poids de mon malheur.
Plein de chagrin et de fureur,
Je donne à tous les mille diables
Les cercles et leur empereur,
Les oursomanes exécrables,
Vos Français, quoique plus aimables,
Avec leur Louis du moulin,
Ses ministres et sa catin,
Madame et monsieur le Dauphin,
Et la guerre et la politique.
Je confesse sincèrement
Que ce petit emportement
N'est point dans le goût du Portique,
Et n'a point eu pour élément
L'impassibilité stoïque.
Mais j'aurais voulu voir Zénon,
Socrate et le divin Platon,
Contre trois femmes enragées,
De hauteur, d'orgueil rengorgées,
Se débattre dans ce canton,
Et dans ces plaines ravagées
Essuyer sur leur triste front
Chaque jour un nouvel affront.
Leur sang-froid et leur patience,
Dans cette épreuve d'insolence,
N'aurait pas longtemps tenu bon;
Et quand c'aurait été Caton,
Dans son cœur rempli de souffrance
Il aurait senti, j'en réponds,
Les aiguillons de la vengeance.
Et que peut la froide raison
Contre le cri de la nature?
On s'aigrit à force d'injure,
Et, selon mon opinion,
<161>On verra toute créature
Penser de même que Timon.
Voilà, marquis, comme raisonne
L'esprit, ce sophiste éloquent;
Puis-je cacher par ce clinquant
La passion qui m'empoisonne?
Quoi qu'il en soit, en ce moment
Je puis espérer fermement
Que tout bon chrétien me pardonne,
Et que Dieu, si doux, si clément,
En fera par clémence autant.
Vous surtout, dont j'ambitionne,
Soit dans mon camp, soit sur le trône,
Les suffrages et l'agrément,
Vous m'absoudrez tout doucement
De ce péché, que la Sorbonne,
Même l'archange Gabriel,
S'il argumentait en personne,
Trouverait un péché véniel.

A Meissen, en mai 1760. (Ces vers forment le commencement de la lettre du Roi
au marquis d'Argens, datée de Meissen, 7 mai 1760.)