<>

ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME IX.

<><>

ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME IX.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVIII

<><>

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME II
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVIII

<><>

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES TOME II

<><I>

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Ce volume contient les seize traités philosophiques composés par Frédéric depuis son avénement.

I. MIROIR DES PRINCES, ou INSTRUCTION DU ROI POUR LE JEUNE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.

Le duc Charles-Alexandre de Würtemberg mourut le 12 mars 1737. Le duc Charles-Eugène, son fils et successeur, né le 11 février 1728, ne commença à régner que le 3 février 1744. Il avait achevé son éducation à Berlin, sous les yeux de sa mère, Marie-Auguste, née princesse de Thurn et Taxis, et la médiation du roi de Prusse lui avait fait obtenir le décret impérial de sa majorité, daté du 7 janvier 1744. Le 5 février, Frédéric lui en fit la remise solennelle au château de Berlin, en présence de tous les princes. Ce fut le lendemain de ce jour que le jeune duc reçut du Roi le Miroir des princes, que nous donnons ici. Le<II> 8 février, il se rendit de Berlin à Potsdam, dîna chez le Roi, et partit immédiatement après pour le Würtemberg. Voyez t. III, p. 28.

Le duc Charles épousa, le 26 septembre 1748, la princesse Élisabeth-Frédérique-Sophie de Baireuth, nièce de Frédéric le Grand. Pendant la guerre de sept ans, il combattit contre la Prusse, en qualité d'allié de l'Autriche et de la France. Il mourut le 23 octobre 1793. Voyez t. IV, p. 161; t. V, p. 10 et 261; t. VI, p. 251.

Nous avons suivi, pour le Miroir des princes, l'édition originale qui se trouve dans le Göttingisches Historisches Magazin von C. Meiners und L. T. Spittler. Hanovre, 1787, t. I, p. 683-689, sous le titre de : König Friedrichs des Grossen Regierungs-Instruction für den gegenwärtig regierenden Herrn Herzog Karl von Würtemberg. Mon. Febr. 1744.

II. DISSERTATION SUR LES RAISONS D'ÉTABLIR OU D'ABROGER LES LOIS.

Cette dissertation fut lue par Darget, le 22 janvier 1750, dans une assemblée de l'Académie des sciences, en présence du jeune prince Frédéric-Guillaume de Prusse et d'un grand nombre de personnes de distinction. Après avoir été soigneusement revue par l'Auteur (Correspondance de Frédéric avec Algarotti, 1799, p. 141, 142 et 144), elle fut imprimée dans l'Histoire de l'Académie, Année 1749. A Berlin, 1751, p. 375-400. Cependant elle avait déjà paru parmi les Pièces académiques contenues dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon. 1750, in-4, t. III, p. 263-312.

Il serait intéressant de savoir si le Roi avait lu l'Esprit des lois de Montesquieu lorsqu'il écrivit ce traité. On voit par une de ses lettres qu'au mois de mars 1739 il avait lu les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, par le même auteur, ouvrage publié pour la première fois en 1734. Mais nous ne savons s'il connaissait l'Esprit des lois, qui avait paru en 1748, lorsqu'il composa la Dissertation sur les raisons d'établir ou d'abroger les lois. Quoi <III>qu'il en soit, il le connaissait certainement au mois d'avril 1753; car une lettre qu'il écrivit à Darget vers cette époque contient une allusion à l'Esprit des lois, liv. XXX, chap. 6.

Nous avons suivi la dernière édition de cette dissertation faite sous les yeux de l'Auteur, telle qu'elle se trouve dans les Mémoires pour servir à l'histoire de la maison de Brandebourg. D'après l'original. A Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, 1767, in-4, t. III, p. 104-154. Ce texte offre quelques légères améliorations.

III. INSTRUCTION AU MAJOR BORCKE.

Adrien-Henri comte de Borcke, fils du feld-maréchal de ce nom, naquit à Stettin le 4 avril 1715. De 1751 à 1764 il fut gouverneur du prince Frédéric-Guillaume, qui régna plus tard sous le nom de Frédéric-Guillaume II. M. de Borcke obtint le grade de colonel le 22 avril 1759, et celui de général-major le 19 mai 1761. Au mois de décembre 1786, son ancien élève le fit lieutenant-général (avec brevet daté du 21 mai 1775), et chevalier de l'Aigle noir; enfin, il fut nommé général de la cavalerie le 25 mai 1787. Il mourut à sa terre de Stargord, près de Regenwalde en Poméranie, le 17 avril 1788.

L'Instruction dont il s'agit ici est un morceau fort intéressant. Elle porte la date du 24 septembre 1751. Ce sont des directions pour l'éducation du jeune prince. Nous la donnons dans son intégrité, d'après l'original conservé aux archives royales du Cabinet (Caisse 151, B). Ce manuscrit, de la main d'un secrétaire, est signé par le Roi. L'Instruction au major Borcke avait déjà été publiée presque en entier dans le Berliner Kalender fur 1845. Neunzehnter Jahrgang. Berlin, bei Reimarus, p. 14-18.

<IV>IV et V. DISCOURS SUR LES SATIRIQUES, ET DISCOURS SUR LES LIBELLES.

Le Discours sur les satiriques et le Discours sur les libelles sont nommés dans un catalogue des nouveaux ouvrages du Roi communiqué par l'Auteur au marquis d'Argens dans le post-scriptum de sa lettre du 12 mai 1759, que nous donnerons en son lieu. Ils ne font qu'un, pour ainsi dire, par leur date et par leur contenu; mais ils furent composés et publiés séparément, à l'occasion des écrits injurieux qui paraissaient de toutes parts contre l'Auteur, en partie à l'instigation du duc de Choiseul et de la cour de Vienne. Le Roi fait allusion à ces pamphlets dans son Épître au marquis d'Argens, en date du 19 novembre 1759 :

Moi, que l'adversité nourrit à son école,
Qu'à Vienne un frauduleux écrit
A dépeint errant et proscrit, etc.

Dans sa lettre à Voltaire, du 24 février 1760, il dit : « Je fais la guerre de toutes les façons à mes ennemis; plus ils me persécuteront, et plus je leur taillerai de la besogne. Et si je péris, ce sera sous un tas de leurs libelles, parmi des armes brisées sur un champ de bataille. » On peut consulter encore là-dessus le VIIe chapitre de l'Histoire de la guerre de sept ans (t. IV, p. 205), où le Roi, parlant du style injurieux et déshonorant des écrits émanés de la chancellerie autrichienne et de la diète de Ratisbonne, en 1757, ajoute que l'indécence et le scandale de ces écrits avait continué et s'était même accru à proportion des succès des armes autrichiennes.

Voltaire écrit à Frédéric, en date du 22 mars 1759 : « Le Discours sur les satiriques est très-beau et très-juste; mais permettez-moi de dire à Votre Majesté que ce ne sont pas toujours des gredins obscurs qui combattent avec la plume; vous n'ignorez pas que c'est un des chefs du bureau des affaires étrangères qui a fait les Lettres d'un Hollandais. Votre Majesté connaît les auteurs des invectives imprimées en Allemagne; elle a vu ce qu'avait écrit mylord Tyrconnel. »

<V>Le marquis d'Argens parle du Discours sur les libelles dans sa lettre au Roi datée du 5 mai 1759.

Les manuscrits et les éditions originales de ces écrits nous ayant également manqué, nous avons eu recours à l'impression la plus ancienne qui nous soit connue. Elle se trouve dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Dernière édition, enrichie de variantes. A Francfort et à Leipzig, chez Henri-Louis Brönner, 1762, in-8, t. II, p. 339-353; p. 353-365. Nous avons collationné ce texte avec celui des Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur. A Berlin, 1789, t. II, p. 211-226, et p. 227-238; nous les avons trouvés conformes, sauf quelques petites corrections grammaticales que présente ce dernier.

VI. RÉFLEXIONS SUR LES RÉFLEXIONS DES GÉOMÈTRES SUR LA POÉSIE.

Dans une lettre datée du 2 septembre 1760, d'Alembert écrit à Voltaire : « J'ai lu, le jour de Saint-Louis (25 août), à l'Académie française, un morceau contre les mauvais poëtes et en votre honneur. » C'était la première partie de ses Réflexions sur la poésie, écrites à l'occasion des pièces que l'Académie a reçues cette année pour le concours.

Le Roi ne goûta pas ces Réflexions, et il composa pour les réfuter les Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie, que personne avant nous n'avait publiées. Elles furent rédigées au mois d'avril 1762, comme on le voit par la lettre, inédite jusqu'ici, que le Roi écrivit au marquis d'Argens le 18 du même mois. Le manuscrit original, qui se compose de neuf pages in-4, est écrit de la main du Roi; il se trouve aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D). La réponse de d'Alembert à cet écrit, datée du 27 mai 1762, sera publiée dans la Correspondance.

<VI>VII. INSTRUCTION POUR LA DIRECTION DE L'ACADÉMIE DES NOBLES A BERLIN.

L'Académie des nobles, à Berlin, fut instituée le 1er mars 1765. « Le Roi, comme il le dit dans ses Mémoires de 1763 jusqu'à 1775 (t. VI, p. III), en régla lui-même la forme, et donna une instruction qui contenait l'objet des études et de l'éducation que devaient recevoir ceux qu'on y placerait » Après avoir mis cette instruction par écrit, le Roi la communiqua à M. de Catt, son lecteur, par qui elle lui fut renvoyée le 8 février 1765, avec de grands éloges (Archives du Cabinet, caisse 397, D). Il l'envoya à d'Alembert le 24 mars.

A défaut du manuscrit du Roi et de l'édition originale, qui n'a été tirée qu'à un petit nombre d'exemplaires, nous avons emprunté notre texte aux Œuvres de Frédéric, publiées du vivant de l'Auteur, t. III, p. 453-466, en y ajoutant deux variantes puisées dans le texte que M. Thiébault a donné de cette Instruction dans son ouvrage : Frédéric le Grand, ou Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, 4e édition, t. V, p. 144-159.

VIII. ESSAI SUR L'AMOUR-PROPRE ENVISAGÉ COMME PRINCIPE DE MORALE.

L'Essai sur l'amour-propre fut lu par le professeur Thiébault à l'Académie des sciences, le 11 janvier 1770 (Thiébault, Mes souvenirs, t. I, p. 94; Berlinische privilegirte Zeitung, 16 janvier 1770, no 7). Le 4 janvier, le Roi l'avait envoyé à d'Alembert; le même jour Voltaire en reçut aussi une copie.

<VII>« Cet opuscule, comme le Roi le dit dans sa lettre à Voltaire, du 17 février 1770, roule sur des idées dont on trouve le germe dans l'Esprit d'Helvétius et dans les Essais de d'Alembert. L'un écrit avec une métaphysique trop subtile, et l'autre ne fait qu'indiquer ses idées. »

L'Essai de Frédéric parut d'abord dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres. Année 1763. A Berlin, 1770, p. 341-354. Nous en avons emprunté le texte à l'édition spéciale qu'en publia le Roi sous le titre de : Discours prononcé à l'assemblée ordinaire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse, le jeudi 11 janvier 1770. Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, 1770, trente-deux pages in-8. En tête du traité même, p. 3, se trouve le titre que nous lui donnons.

IX. DIALOGUE DE MORALE A L'USAGE DE LA JEUNE NOBLESSE.

Le Dialogue de morale a été écrit pour le corps des cadets de Berlin. Le Roi confia au lieutenant-général de Buddenbrock, chef de ce corps, le soin de faire imprimer en même temps le texte français et la traduction allemande dont Ramier est l'auteur.

Cet écrit parut le 29 mars 1770 (Ellis, Original letters. Second series. London, 1827, t. IV, p. 527), sous le titre de : Dialogue de morale à l'usage de la jeune noblesse. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1770, trente-sept pages petit in-8. Le Roi l'envoya à d'Alembert et à Voltaire.

On conserve aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, K) le manuscrit du Roi, auquel il a mis de sa main le titre de Catéchisme de morale à l'usage de la jeune noblesse, cinq pages et un quart in-4, sans date de rédaction.

Ce manuscrit diffère en plusieurs passages de l'édition originale, que nous <VIII>suivons ici parce qu'elle a été imprimée sous les yeux de l'Auteur. Les éditeurs des Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur, t. II, p. 365-386, se sont permis beaucoup de changements arbitraires.

X. LETTRE SUR L'ÉDUCATION.

La Lettre sur l'Éducation, du 18 décembre 1769, se rattache par sa date et par son contenu au Dialogue de morale; et tout comme le Roi avait remis le Dialogue au lieutenant-général de Buddenbrock, en sa qualité de chef du corps des cadets, de même il donna la Lettre sur l'éducation au ministre d'État de Münchhausen, le 17 avril 1770, avec l'ordre d'en prescrire l'usage dans les universités. Voyez Friedrich der Grosse als Schriftsteller, par J.-D.-E. Preuss, p. 204-206.

Nous reproduisons l'édition originale, qui a pour titre : Lettre sur l'éducation. Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, 1770, trente-deux pages in-8. En tête du traité, p. 3, on lit ces mots : Lettre d'un Génevois à M. Burlamaqui, professeur à Genève. Les éditeurs berlinois ont suivi le même texte dans les Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur, t. II, p. 339-364, mais en faisant, de leur propre autorité, de nombreux changements au style.

L'éducation de la jeunesse est un sujet sur lequel Frédéric aime à revenir. Voyez son ordre de Cabinet du 5 septembre 1779, adressé au ministre d'État baron de Zedlitz, et imprimé dans les Anekdoten von König Friedrich II. von Preussen. Herausgegeben von Friedrich Nicolai. Berlin, 1791, cahier V, p. 33-40.

<IX>

XI. EXAMEN DE L'ESSAI SUR LES PRÉJUGÉS.

Cet ouvrage, imprimé par les soins de l'abbé Bastiani (Thiébault, Mes souvenirs, t. I, p. 119), est dirigé contre l'Essai sur les préjugés, ou De l'influence des opinions sur les mœurs et sur le bonheur des hommes, ouvrage contenant l'apologie de la philosophie, par M. D. M. A Londres (Lausanne), 1769, traité qui, attribué d'abord à Du Marsais, fut reconnu ensuite pour être l'ouvrage de la société du fameux baron d'Holbach. Le Roi envoya, le 17 mai, son Examen de cet Essai à d'Alembert, et le 24 à Voltaire.

Nous suivons l'édition originale, qui parut à Berlin, chez le libraire Voss, sous le titre de : Examen de l'Essai sur les préjugés. A Londres, chez Nourse, libraire, MDCCLXX, soixante-dix pages petit in-8. A la dernière page se trouve la date : A Londres, ce 2 avril 1770.

XII. EXAMEN CRITIQUE DU SYSTÈME DE LA NATURE.

Le Système de la nature, que le Roi critique dans cet opuscule, est également une production de la société du baron d'Holbach. Le Roi envoya ces remarques en manuscrit à Voltaire, ainsi qu'à d'Alembert, le 7 juillet 1770; mais il refusa absolument à plusieurs reprises (le 18 août et le 16 septembre) de les faire imprimer, quelles que fussent les instances de Voltaire. Comme nous n'avons pu nous procurer le manuscrit du Roi, nous avons suivi le texte des Œuvres posthumes, t. VI, p. 139-168.

Dans son Épître à la reine douairière de Suède, du mois de décembre 1771, <X>Frédéric a dirigé contre l'auteur du Système de la nature et contre celui de l'Essai sur les préjugés une apostrophe fulminante qui commence par ces vers :

Allez, vils artisans de fraude et de mensonge,
Répandre sur les rois tout le fiel qui vous ronge :
Vos efforts insensés sont désormais perdus, etc.

(Œuvres posthumes. t. VII. p. 37 et 38.)

XIII. DISCOURS DE L'UTILITÉ DES SCIENCES ET DES ARTS DANS UN ÉTAT.

Le Roi, voulant rendre un hommage délicat à sa sœur, la reine douairière Ulrique de Suède, qui assistait à la séance académique du 27 janvier 1772, y fit lire le Discours de l'utilité des sciences et des arts dans un État (Thiébault, Mes souvenirs, t. I, p. 100-107, et 109). Il le fit paraître immédiatement après, sous le titre de : Discours prononcé à l'assemblée extraordinaire et publique de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse, en présence de Sa Majesté la reine douairière de Suède, le lundi 27 janvier 1772. A Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, 1772, vingt-quatre pages in-8.

Cet écrit s'élève avec force contre le Discours de Rousseau qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, en l'année 1750, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Vers la fin du morceau, l'Auteur reproduit quelques-unes des idées de ses Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie. Voltaire et d'Alembert en reçurent des exemplaires.

<XI>

XIV. EXPOSÉ DU GOUVERNEMENT PRUSSIEN, DES PRINCIPES SUR LESQUELS IL ROULE, AVEC QUELQUES RÉFLEXIONS POLITIQUES.

Cet Exposé du gouvernement prussien est demeuré inconnu jusqu'à présent. Le manuscrit original est aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, F). Il est écrit en entier de la main du Roi, six pages in-4, sans date; mais d'après le contenu même de l'ouvrage, on peut en placer la composition vers 1775 ou 1776.

Il sera bon, en lisant cet, Exposé du Roi, de se rappeler ses Mémoires de 1763 jusqu'à 1775, imprimés dans le sixième volume de notre édition, particulièrement les deux chapitres Des finances et Du militaire.

XV. ESSAI SUR LES FORMES DE GOUVERNEMENT ET SUR LES DEVOIRS DES SOUVERAINS.

Le Roi fit imprimer cet ouvrage au mois d'août 1777, dans sa maison, comme il le dit lui-même. Il porte le titre de : Essai sur les formes de gouvernement et sur les devoirs des souverains. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1777. quarante-deux pages in-8. On ne le tira qu'à six ou huit exemplaires. Voltaire, d'Alembert et le ministre de Hertzberg reçurent chacun le leur, les deux premiers immédiatement, celui-ci en janvier 1781.

Les archives royales du Cabinet renferment (Caisse 397, D) l'exemplaire que le Roi avait gardé pour lui. Il y a fait plusieurs corrections et ajouté plusieurs passages écrits sur des feuillets détachés et collés au livre. Cet exemplaire, qui a tout le prix du manuscrit autographe d'une seconde édition, fut remis aux imprimeurs <XII>par les éditeurs des Œuvres posthumes, lorsqu'ils furent parvenus au sixième volume. Il en porte des traces visibles.

Nous avons laissé de côté les changements faits par les éditeurs de 1788, et nous en sommes revenu purement et simplement au texte de l'exemplaire du Roi, avec les corrections mentionnées ci-dessus.

XVI. LETTRES SUR L'AMOUR DE LA PATRIE, ou CORRESPONDANCE D'ANAPISTÉMON ET DE PHILOPATROS.

Ces Lettres parurent en même temps en allemand et en français. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1779, quatre-vingt-douze pages in-8. Le Roi les avait composées dans le mois de septembre 1779; il les envoya à d'Alembert le 7 octobre.

On conserve aux archives royales du Cabinet (Caisse 150, A) le manuscrit original de cet ouvrage, qui a soixante-trois pages in-4. Il est de la main d'un secrétaire de la chancellerie; mais il a été revu par le Roi et corrigé par lui en plusieurs endroits. Le titre complet a été écrit par l'Auteur : Lettres sur l'amour de la patrie, ou Correspondance d'Anapistémon et de Philopatros; le faux titre, Lettres sur l'amour de la patrie, également de la main du Roi, se trouve sur un feuillet particulier. Ce manuscrit porte des traces d'imprimerie.

Nous suivons l'édition originale de 1779.

<XIII>Les Œuvres de Frédéric, publiées du vivant de l'Auteur, t. II, p. 239-270, donnent encore comme ouvrage du Roi un

DISCOURS SUR LA GUERRE,

pièce de l'authenticité de laquelle nous avions toujours douté. Une circonstance ajoutait à notre incertitude : c'est qu'il nous avait été impossible de découvrir dans la correspondance de Frédéric aucun témoignage qui s'y rapportât. Enfin, nous avons eu le bonheur de trouver dans la Gazette littéraire de Berlin. A Berlin, 1766, in-4, t. II, p. 34-36, un article sur cet ouvrage, par Joseph Du Fresne de Franchoille, conseiller aulique, membre de l'Académie royale des sciences et belles-lettres, et rédacteur de ce journal. M. de Francheville intercale dans sa critique l'Avertissement et trois passages de l'écrit anonyme, et déclare enfin positivement que c'est le prince Guillaume-Adolphe de Brunswic-Lünebourg qui est l'auteur du Discours sur la guerre, publié chez Samuel Pitra, libraire privilégié du Roi. A Berlin, 1765, trente-huit pages in-8, avec titre gravé. Il avait déjà donné dans la feuille XI de sa Gazette littéraire de Berlin (lundi 11 juin 1764) un article sur la première édition du Discours, ouvrage qui parut d'abord sous le titre d'Éloge de la guerre. A Königsberg dans la Nouvelle-Marche, 1764, vingt-huit pages in-4. Cette édition s'annonce elle-même au lecteur comme les prémices d'un jeune homme, qui demande modestement qu'on ait de l'indulgence pour son ouvrage.

M. de Francheville, qui connaissait à fond la littérature de son temps, avait été chargé par Voltaire, en 1751, de soigner la première édition du Siècle de Louis XIV, et par Frédéric le Grand de surveiller l'impression des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, ainsi que de l'Extrait tiré des Commentaires du chevalier Folard sur l'Histoire de Polybe. Voyez Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XX, p. 542, et t. LV, p. 699; Correspondance entre Frédéric II et le marquis d'Argens, A Königsberg, 1798, t. I, p. 48; et Friedrich der Grosse als Schriftsteller, par J.-D.-E Preuss, p. 252.

Il existe encore deux autorités très-respectables en faveur de notre conviction relativement au véritable auteur du Discours sur la guerre. Ce sont les Nouveaux Mémoires de l'Académie royale des sciences et belles-lettres. Année 1771; et l'abbé Denina, La Prusse littéraire sous Frédéric II. A Berlin, 1790, t. I, p. 300 (Article Guillaume-Adolphe, prince de Brunswic). Le premier de ces recueils ren<XIV>ferme, entre autres, un Éloge du prince Guillaume-Adolphe de Brunswic où l'on trouve ce passage, p. 38 : « Il aimait la guerre au point d'en être le panégyriste. Et quoiqu'il ait soutenu un paradoxe dans le petit écrit où il la présente comme un bien, comme une source d'avantages, il a su au moins lui donner une face spécieuse. » Voici ce que le second déclare : « Le premier essai de ses occupations littéraires fut une traduction de Salluste, qui mérita l'approbation du Roi son oncle. Il fit ensuite un Discours sur la guerre, pour faire sa cour au Roi, dans l'armée duquel il avait aussi pris service. »

Au reste, à l'époque même où l'auteur du Discours s'érigeait en panégyriste de la gloire militaire, le héros de la guerre de sept ans exprimait de tout autres idées dans les dernières lignes du récit qu'il a fait de cette mémorable lutte. Après en avoir exposé les misères et les désastreux effets, il ajoute : « Veuille le ciel que le destin inaltérable et florissant de cet État mette les souverains qui le gouverneront, à l'abri des fléaux et des calamités dont la Prusse a souffert dans ces temps de subversion et de troubles. » Il est bien clair que Frédéric, heureux d'avoir conclu la paix de Hubertsbourg, n'aurait pas choisi ce moment pour faire l'éloge de la guerre, dont il savait peindre les désastres avec tant d'énergie. Il est beaucoup plus naturel d'attribuer le Discours sur la guerre à un jeune prince désireux de manifester ainsi son esprit belliqueux à son entrée dans la carrière des armes. Le prince Guillaume-Adolphe, né le 18 mai 1745, devint colonel prussien le 25 juin 1763; le 29 juillet suivant, chef du régiment d'infanterie no 39, en garnison à Königsberg dans la Nouvelle-Marche, et vacant depuis la mort glorieuse du duc François de Brunswic (t. IV, p. 242). Le 1er octobre, il fut fait chevalier de l'Aigle noir; enfin, le 13 décembre 1764, il fut élu par acclamation membre honoraire de l'Académie des sciences de Berlin.

Telles sont les raisons qui nous ont engagé à retrancher le Discours sur la guerre du catalogue des œuvres authentiques de Frédéric, parmi lesquelles, depuis 1789 jusqu'ici, il a figuré dans toutes les éditions et dans toutes les traductions allemandes des Œuvres du Roi, sans que cette erreur eût été relevée par la critique. Ainsi, dans l'ouvrage de M. de Dohm intitulé, Denkwürdigkeiten meiner Zeit. Lemgo et Hannover, 1819, t. V, p. 117, on trouve une critique du Discours sur la guerre en tête d'un catalogue raisonné de quatre écrits militaires de Frédéric (Schriften zur Kriegswissenschaft gehörig).

<XV>Il sera sans doute agréable aux amis de la littérature de voir comment Frédéric a parlé de la guerre à diverses époques de sa vie. A la fleur de l'âge, il s'élevait avec force dans l'Antimachiavel (t. VIII, p. 182, et p. 334) contre toutes les guerres qui ne sont pas « conformes à la justice et à l'équité; » dans ses plus beaux jours de Sans-Souci, il chantait l'Art de la guerre; au déclin de sa vie, enfin, pendant sa lutte avec les encyclopédistes, nous lui voyons défendre avec enthousiasme les gens de guerre ses confrères, dans l'Examen de l'Essai sur les préjuges et dans le Dialogue des morts entre le prince Eugène, mylord Marlborough, et le prince de Lichtenstein.

Berlin, le 22 février 1848.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<XVI><1>

I. MIROIR DES PRINCES, OU INSTRUCTION DU ROI POUR LE JEUNE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.[Titelblatt]

<2>

<3>MIROIR DES PRINCES, OU INSTRUCTION DU ROI POUR LE JEUNE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.

A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME LE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.

Le 6 février 1744.

Monsieur mon cousin, recevez ces avis que je vous donne comme une véritable marque de ma tendresse, et soyez persuadé que je ne vous en aurais jamais donné de semblables, sans la haute idée que vos vertus et vos talents m'ont donnée de votre personne. Regardez-moi comme votre véritable ami, en qui vous pouvez prendre confiance, et qui vous estime assez pour ne vous jamais déguiser la vérité. Je n'ai qu'un intérêt qui m'attache à vous, c'est celui de l'honneur; je crois le mien engagé à vous voir chéri de vos peuples et admiré de toute l'Europe, à vous voir heureux de cette sorte de bonheur que l'on se procure à soi-même, et d'entendre qu'une voix unanime justifie le jugement que j'ai fait du prince de Würtemberg, qu'en lui la vertu précédait le nombre des années.3-a J'attends avec impatience le<4> moment de vous embrasser ici, quoique je vous aime trop pour vous voir partir sans regret. Rendez toujours justice à mes sentiments, et soyez persuadé que je suis,

Monsieur mon cousin,



votre bon cousin et très-fidèle ami, Federic.

Monsieur, la part que j'ai eue à votre majorité m'intéresse d'autant plus au bonheur de votre régence, que j'imagine qu'en quelque façon le bien et le mal en rejaillira également sur moi. C'est en ce sens que je me crois obligé de vous dire avec amitié et franchise mes sentiments sur ce qui regarde le nouvel état dans lequel vous entrez. Je ne suis point de ces gens de qui la présomption et la vanité fait qu'au lieu de conseils ils ne savent donner que des ordres; qui croient leurs sentiments infaillibles, et qui veulent que leurs amis ne pensent, ne se conduisent et ne respirent que par eux. Autant cette présomption serait ridicule, d'un côté, autant serais-je coupable, de l'autre, si je négligeais de vous dire ce qu'aucun de vos domestiques et de vos sujets n'aura la hardiesse de vous dire, ou même ne voudra pas vous dire, par des vues d'intérêt personnel.

Il est sûr que tout le monde a les yeux ouverts sur le premier début d'un homme qui entre en charge, et ce sont les premières actions qui décident ordinairement du jugement du public. Si vous établissez d'abord votre réputation, vous acquerrez la confiance du public, ce qui est à mon gré ce qu'il y a de plus désirable pour un souverain.

Vous trouverez partout des personnes qui vous flatteront, et qui ne seront attentives qu'à gagner votre confiance, pour abuser de votre faveur et pour vous gouverner vous-même. Vous trouverez encore une autre espèce de gens, et principalement parmi les conseillers de l'administration, qui voudront vous dérober avec soin la<5> connaissance de vos affaires, afin de les gouverner à leur gré; qui vous rendront les choses les plus faciles difficultueuses, pour vous rebuter du travail; et vous trouverez en eux tous le dessein formé de vous maintenir dans la tutelle, et cela sous les plus belles apparences et de la façon la plus flatteuse pour vous-même.

A cela vous me demandez : que faudrait-il faire? Il faut prendre connaissance de toutes les affaires de finance, choisir quelque secrétaire qui y ait travaillé en subalterne ou commis, lui promettre de bonnes récompenses pour vous mettre vous-même au fait de tout ce qui vous regarde. Les finances sont le nerf d'un pays; si vous en possédez bien la connaissance, vous serez toujours le maître du reste.

Il est un abus que j'ai vu dans beaucoup de cours d'Allemagne : c'est que les ministres des princes avaient le titre de ministres de l'Empereur, ce qui constituait leur impunité. Vous sentez vous-même l'inconvénient qu'il y aurait pour vous de le souffrir.

Je dois, de plus, vous avertir que vous trouvez deux conseillers dans l'administration, dont vous ferez bien de vous garder : l'un se nomme Bilfinger,5-a et l'autre Hardenberg.5-a C'est à vous, monsieur, à les examiner, et à voir jusqu'à quel point vous pourrez vous y fier.

Soyez ferme dans vos résolutions; pesez, avant que de les prendre, le pour et le contre; mais lorsque vous aurez tant fait que d'expliquer vos volontés, n'en changez point pour tout au monde, sans quoi chacun se jouera de votre autorité, et vous serez regardé comme un homme sur lequel on ne peut point compter.

A la suite d'une régence d'administration, vous ne pouvez pas manquer d'intrigues à votre cour. Punissez sévèrement ceux qui se<6>ront les auteurs des premières, et chacun se gardera de suivre leur exemple. C'est une faiblesse qu'une bonté déplacée, comme une sévérité hors d'œuvre est un grand crime. Il faut éviter ces deux excès, quoique ce ne soit que le défaut d'un cœur bien noble d'avoir une clémence excessive.

Ne pensez point que le pays de Würtemberg a été fait pour vous; mais croyez que c'est vous que la Providence a fait venir au monde pour rendre ce peuple heureux. Préférez toujours leur bien-être à vos agréments, et si, à votre âge tendre, vous savez sacrifier vos désirs au bien de vos sujets, vous en serez non seulement les délices, mais vous serez encore l'admiration de l'univers.

Vous êtes le chef de la religion civile du pays, qui consiste dans l'honnêteté et dans toutes les vertus morales. Il est de votre devoir de les faire pratiquer, et principalement l'humanité, qui est la vertu cardinale de tout être pensant. Laissez la religion spirituelle à l'Être suprême. Nous sommes tous des aveugles sur cette matière, égarés par des erreurs différentes. Qui est le téméraire d'entre nous qui veuille juger du bon chemin?

Gardez-vous donc du fanatisme dans la religion, qui produit les persécutions. Si de misérables mortels peuvent plaire à l'Être suprême, c'est par les bienfaits qu ils répandent sur les hommes, et non par les violences qu'ils exercent sur des esprits têtus. Quand même la vraie religion, qui est l'humanité, ne vous engagerait pas à cette conduite, votre politique doit le faire, car tous vos sujets sont protestants. La tolérance vous en fera adorer; la persécution vous en rendra l'horreur.

La situation de votre pays, qui tient à la France et aux Étals de la maison d'Autriche, vous oblige de tenir une conduite mesurée et égale envers ces deux puissants voisins. Ne marquez aucune prédilection ni pour l'un ni pour l'autre; qu'ils ne puissent jamais vous accuser de partialité; car, dans leurs fortunes diverses, ils ne manque<7>raient pas de vous faire repentir alternativement de ce qu'ils croiraient avoir raison de vous reprocher.

Ne vous départez jamais de l'Empire et de son chef. Il n'y a de sûreté pour vous contre l'ambition et la puissance de vos voisins que dans le maintien du système de l'Empire. Soyez toujours l'ennemi de celui qui voudra le bouleverser, parce que ce n'est en effet autre chose que vouloir vous renverser en même temps. Ne méprisez point le chef de l'Empire7-a dans son malheur, et soyez-lui attaché autant que vous pourrez l'être sans vous envelopper dans son infortune.

Profitez de votre jeunesse sans en abuser. Laissez écouler quelques années pour le plaisir. Songez à vous marier alors. Le premier feu de la jeunesse n'est pas heureux pour l'hymen, et la constance croit être d'une vieillesse décrépite lorsqu'elle a fourni trois années de carrière. Si vous prenez une princesse d'une trop grande maison, elle croira vous faire une grâce d'être votre épouse. Ce serait pour vous une dépense ruineuse, et vous n'aurez d'autre avantage que d'être l'esclave de votre beau-père. Si vous choisissez une épouse d'un caractère à peu près égal au vôtre, vous vivrez plus heureux, puisque vous serez plus tranquille, et que la jalousie, à laquelle les grands princes donnent toujours lieu à leur moitié, ne vous sera point à charge.

Respectez en votre mère l'auteur de vos jours. Plus vous aurez d'égards envers elle, plus vous serez estimable. Ayez toujours tort quand vous pourriez avoir quelque démêlé ensemble. La reconnaissance envers les parents n'a point de bornes; on est blâmé d'en faire trop peu, mais jamais d'en faire trop.

Je n'entre point dans un plus grand détail sur des choses indifférentes, et qui sont par conséquent arbitraires. Le tendre attachement que j'ai pour vous fait que je prendrai toujours une part si sincère à votre contentement, que j'apprendrai les applaudissements et les bé<8>nédictions que vos sujets vous donneront, avec une joie sans égale; et les occasions de vous être utile seront saisies par moi avec un empressement extrême.

En un mot, il n'est aucun bonheur, mon cher duc, que je ne vous souhaite, comme il n'en est aucun dont vous ne soyez digne.

Federic.

<9>

II. DISSERTATION SUR LES RAISONS D'ÉTABLIR OU D'ABROGER LES LOIS.[Titelblatt]

<10><11>

DISSERTATION SUR LES RAISONS D'ÉTABLIR OU D'ABROGER LES LOIS.

Ceux qui veulent acquérir une connaissance exacte de la manière dont il faut établir ou abroger les lois ne la peuvent puiser que dans l'histoire. Nous y voyons que toutes les nations ont eu des lois particulières, que ces lois ont été établies successivement, et qu'il a fallu toujours beaucoup de temps aux hommes pour parvenir à quelque chose de raisonnable. Nous y voyons que les législateurs dont les lois ont subsisté le plus longtemps ont été ceux qui ont eu pour but le bonheur public, et qui ont le mieux connu le génie du peuple dont ils réglaient le gouvernement.

Ce sont ces considérations qui nous obligent d'entrer ici en quelques détails sur l'histoire même des lois, et sur la manière dont elles se sont établies dans les pays les plus policés.

Il paraît probable que les pères de famille ont été les premiers législateurs : le besoin d'établir l'ordre dans leurs maisons les obligea sans doute à faire des lois domestiques. Depuis ces premiers temps, et lorsque les hommes commencèrent à se rassembler dans des villes, les lois de ces juridictions particulières se trouvèrent insuffisantes pour une société plus nombreuse.

<12>La malice du cœur humain, qui semble engourdie dans la solitude, se ranime dans le grand monde; et si le commerce des hommes, qui assortit les caractères les plus ressemblants, fournit des compagnons aux gens vertueux, il donne également des complices aux scélérats.

Les désordres s'accrurent dans les villes, de nouveaux vices prirent naissance, et les pères de famille, comme les plus intéressés à les réprimer, convinrent, pour leur sûreté, de s'opposer à ce débordement. On publia donc des lois, et l'on créa des magistrats pour les faire observer; tant est grande la dépravation du cœur humain, que, pour vivre en paix et heureux, on fut obligé de l'y contraindre par la puissance des lois.

Les premières lois ne parèrent qu'aux grands inconvénients : les civiles réglaient le culte des dieux, le partage des terres, les contrats de mariage et les successions; les lois criminelles n'étaient rigoureuses que pour les crimes dont on redoutait le plus les effets; et ensuite, à mesure qu'il survenait des inconvénients inattendus, de nouveaux désordres donnaient naissance à de nouvelles lois.

De l'union des villes se formèrent des républiques, et, par la pente que toutes les choses humaines ont à la vicissitude, leur gouvernement changea souvent de forme. Lassé de la démocratie, le peuple passait à l'aristocratie, à laquelle il substituait même le gouvernement monarchique; ce qui arrivait en deux manières, ou lorsque le peuple mettait sa confiance dans la vertu éminente d'un de ses citoyens, ou lorsque, par artifice, quelque ambitieux usurpait le souverain pouvoir. Il est peu d'États qui n'aient pas essayé de ces différents gouvernements; mais tous eurent des lois différentes.

Osiris est le premier législateur dont l'histoire profane fasse mention; il était roi d'Égypte, et il y établit ses lois. Les souverains même y étaient soumis; ces lois, qui réglaient le gouvernement du royaume, s'étendaient sur la conduite des particuliers.

<13>Les rois n'acquéraient l'amour de leur peuple qu'autant qu'ils s'y conformaient. Osiris13-1 institua trente juges, dont le chef portait au cou la figure de la vérité pendue à une chaîne d'or; c'était obtenir gain de cause que d'être touché par cette figure.

Osiris régla le culte des dieux, le partage des terres, la distinction des conditions; il ne voulut point qu'il y eût prise de corps contre le débiteur; toute séduction de rhétorique était bannie des plaidoyers; les Égyptiens engageaient les cadavres de leurs pères, ils les déposaient chez leurs créanciers pour nantissement, et c'était une infamie que de ne les pas dégager avant leur mort. Ce législateur crut que ce n'était pas assez de punir les hommes pendant leur vie; il établit un tribunal qui les jugeait après leur mort, afin que la flétrissure attachée à leur condamnation servît d'aiguillon pour animer les vivants à la vertu.

Après les lois des Égyptiens, celles des Crétois sont les plus anciennes. Minos fut leur législateur; il se disait fils de Jupiter, et assurait avoir reçu ces lois de son père, afin de les rendre plus respectables.

Lycurgue, roi de Lacédémone, fit usage des lois de Minos, auxquelles il en ajouta quelques-unes d'Osiris, qu'il recueillit lui-même dans un voyage qu'il fit en Égypte; il bannit de sa république l'or, l'argent, toute sorte de monnaies, et les arts superflus; il partagea également les terres entre les citoyens.

Ce législateur, qui avait intention de former des guerriers, ne voulut point qu'aucune espèce de passion pût énerver leur courage; il permit pour cet effet la communauté des femmes entre les citoyens, ce qui peuplait l'État, sans attacher trop les particuliers aux liens doux et tendres du mariage; tous les enfants étaient élevés aux frais du public. Lorsque les parents pouvaient prouver que leurs enfants étaient nés malsains, il leur était permis de les tuer. Lycurgue pen<14>sait qu'un homme qui n'était pas en état de porter les armes ne méritait pas la vie.

Il régla que les ilotes, espèce d'esclaves, cultiveraient les terres, et que les Spartiates ne s'occuperaient qu'aux exercices qui les rendaient propres à la guerre.

La jeunesse des deux sexes luttait; ils faisaient leurs exercices tout nus, en place publique.

Leurs repas étaient réglés, où, sans distinction des états, tous les citoyens mangeaient ensemble.

Il était défendu aux étrangers de s'arrêter à Sparte, afin que leurs mœurs ne corrompissent pas celles que Lycurgue avait introduites.

On ne punissait que les voleurs maladroits. Lycurgue avait intention de former une république militaire, et il y réussit.

Dracon14-2 fut à la vérité le premier législateur des Athéniens; mais ses lois étaient si rigoureuses, qu'on disait qu'elles étaient écrites plutôt avec du sang qu'avec de l'encre.

Nous avons vu comme les lois s'établirent en Égypte et à Sparte : voyons maintenant comme elles furent réformées à Athènes.

Les désordres qui régnèrent dans l'Attique, et les suites funestes qu'ils présageaient, firent qu'on eut recours à un sage qui pouvait seul réformer tant d'abus. Les pauvres, qui souffraient à cause de leurs dettes des vexations cruelles de la part des riches, songèrent à se choisir un chef qui les délivrât de la tyrannie des créanciers.

Dans ces dissensions, Solon fut nommé archonte et arbitre souverain, du consentement de tout le monde. Les riches, dit Plutarque, l'agréèrent volontiers comme riche, et les pauvres comme homme de bien.

<15>Solon déchargea les débiteurs; il accorda aux citoyens la liberté de tester.

Il permit aux femmes qui avaient des maris impuissants d'en choisir d'autres parmi leurs parents.

Ces lois imposaient des châtiments à l'oisiveté; elles absolvaient ceux qui tuaient un adultère; elles défendaient de confier la tutelle des enfants à leurs plus proches héritiers.

Ceux qui avaient crevé l'œil à un borgne étaient condamnés à perdre les deux yeux; les débauchés n'osaient point parler dans les assemblées du peuple.

Solon ne fit aucune loi contre le parricide : ce crime lui paraissait inouï; il pensait que c'eût été l'enseigner plutôt que le défendre.

Il voulut que ses lois fussent déposées dans l'aréopage; ce conseil fondé par Cécrops, qui au commencement avait été composé de trente juges, s'augmenta jusqu'à cinq cents; l'aréopage tenait ses séances de nuit; les avocats y plaidaient les causes simplement; il leur était défendu d'exciter les passions.

Les lois d'Athènes passèrent ensuite à Rome; mais comme les lois de cet empire devinrent celles de tous les peuples qu'il conquit, il sera nécessaire de nous étendre davantage sur leur sujet.

Romulus fut le fondateur et le premier législateur de Rome; voici le peu qui nous reste des lois de ce prince.

Il voulait que les rois eussent une autorité souveraine dans les affaires de justice et de religion; qu'on n'ajoutât point foi aux fables qu'on rapporte des dieux; qu'on eût d'eux des sentiments saints et religieux, en n'attribuant rien de déshonnête à des natures bienheureuses. Plutarque ajoute que c'est une impiété de croire que la Divinité prenne plaisir aux attraits d'une beauté mortelle. Ce roi si peu superstitieux ordonna cependant qu'on n'entreprît rien sans avoir préalablement consulté les augures.

<16>Romulus plaça les patriciens dans le sénat, les plébéiens dans les tribus, et il ne comptait pour rien les esclaves dans sa république.

Les maris avaient le droit de punir de mort leurs femmes lorsqu'elles étaient convaincues d'adultère ou d'ivrognerie.

La puissance des pères sur leurs enfants n'avait point de bornes; il leur était permis de les faire mourir lorsqu'ils naissaient monstrueux. On punissait les parricides de mort. Un patron qui fraudait son client était en abomination; une belle-fille qui battait son père était abandonnée à la vengeance des dieux pénates. Romulus voulut que les murailles des villes fussent sacrées; et il tua son frère Rémus pour avoir transgressé cette loi en sautant par-dessus les murs de la ville qu'il élevait.

Ce prince établit des asiles; il y en avait entre autres auprès de la roche tarpéienne.

A ces lois de Romulus Numa en ajouta de nouvelles; comme ce prince était fort pieux, et que sa religion était épurée, il défendit que personne ne donnât aux dieux la figure humaine ou celle de quelque bête. De là vint que, les cent soixante premières années depuis la fondation de Rome, il n'y eut point d'images dans les temples.

Tullus Hostilius, afin d'exciter le peuple à la multiplication de l'espèce, voulut que, lorsqu'une femme accoucherait de trois enfants à la fois, ils fussent nourris aux dépens du public jusqu'à l'âge de puberté.

Nous remarquons parmi les lois de Tarquin qu'il obligea chaque citoyen de donner au Roi le dénombrement de tous ses biens, au risque d'être puni s'il y manquait; qu'il régla les dons que chacun devait faire aux temples; et qu'entre autres il permit que les esclaves mis en liberté pussent être reçus dans les tribus de la ville. Les lois de ce prince furent favorables aux débiteurs.

Telles sont les principales lois que les Romains reçurent de leurs<17> rois; Sextus Papirius les recueillit toutes, et elles prirent de lui le nom de code papirien.

La plupart de ces lois, faites pour un État monarchique, furent abolies par l'expulsion des rois.

Valérius Publicola, collègue de Brutus dans le consulat, un des instruments de la liberté dont Rome jouissait, ce consul si favorable au peuple, publia de nouvelles lois, propres au genre de gouvernement qu'il venait d'établir.

Ces lois permettaient d'appeler au peuple des jugements des magistrats, et défendaient, sous peine de mort, d'accepter des charges sans son aveu. Publicola diminua les tailles, et autorisa le meurtre des citoyens qui aspiraient à la tyrannie.

Ce ne fut qu'après lui que s'établirent les usures; les grands de Rome les portèrent jusqu'au denier huit. Si le débiteur ne pouvait acquitter sa dette, il était traîné en prison et réduit à l'esclavage, lui et toute sa famille. La dureté de cette loi parut insupportable aux plébéiens, qui en étaient souvent les victimes; ils murmurèrent contre les consuls, le sénat se montra inflexible, et le peuple, irrité de plus en plus, se retira au Mont Sacré. De là il traita d'égal avec les sénateurs, et il ne rentra à Rome qu'à condition qu'on abolît ses dettes, et que l'on créât des magistrats qui, par la charge de tribuns, seraient autorisés à soutenir ses droits; ces tribuns réduisirent l'usure au denier seize, et enfin elle fut tout à fait abolie pour un temps.

Les deux ordres qui composaient la république romaine formaient sans cesse des desseins ambitieux pour s'élever les uns aux dépens des autres; de là naquirent les défiances et les jalousies. Quelques séditieux qui flattaient le peuple outraient ses prétentions; et quelques jeunes sénateurs, nés avec des passions vives et avec beaucoup d'orgueil, rendaient les résolutions du sénat souvent trop sévères.

La loi agraire, sur le partage des terres conquises, divisa plus<18> d'une fois la république; il en fut question l'année deux cent soixante-sept de la fondation. Ces dissensions, auxquelles le sénat faisait diversion par quelques guerres, mais qui se réveillaient toujours, continuèrent jusqu'en l'année trois cent.

Rome reconnut enfin la nécessité d'avoir recours à des lois qui pussent satisfaire les deux partis; on envoya à Athènes Sp. Postumius Albus, A. Manlius et P. Sulpicius Camérinus, pour y compiler les lois de Solon. Ces ambassadeurs, à leur retour, furent mis au nombre des décemvirs; ils rédigèrent ces lois, qui furent approuvées du sénat par un arrêt, et du peuple par un plébiscite; on les fit graver sur dix tables de cuivre, et l'année d'après on y en ajouta encore deux autres; ce qui forma un corps de lois, si connu sous le nom de celui des Douze Tables.

Ces lois limitaient la puissance paternelle; elles infligeaient des punitions aux tuteurs qui fraudaient leurs pupilles; elles permettaient de léguer son bien à qui l'on voudrait. Les triumvirs ordonnèrent, depuis, que les testateurs seraient obligés de laisser le quart de leur bien à leurs héritiers; et c'est l'origine de ce que nous appelons la légitime.18-3

Les enfants posthumes nés dix mois après la mort de leurs pères étaient déclarés légitimes; l'empereur Adrien étendit ce privilége jusqu'à l'onzième mois.

Le divorce, jusqu'alors inconnu des Romains, n'eut force de loi que par celle des Douze Tables; il y avait des peines infligées contre les injures d'effet, de paroles et par écrit.

L'intention seule du parricide était punie de mort.

Les citoyens étaient autorisés à tuer les voleurs armés ou qui entraient de nuit dans leur maison.

Tout faux témoin devait être précipité de la roche tarpéienne. En matières criminelles, l'accusateur avait deux jours, dans lesquels il<19> formait l'accusation qu'il signifiait; et l'accusé avait trois jours pour y répondre.19-4 S'il se trouvait que l'accusateur eût calomnié l'accusé, il était puni des mêmes peines que méritait le crime dont il l'avait chargé.

Voilà en substance ce que contenaient les lois des Douze Tables, dont Tacite dit qu'elles furent la fin des bonnes lois; l'Égypte, la Grèce, et tout ce qu'elle connaissait de plus parfait, y avaient contribué. Ces lois, si équitables et si justes, ne resserraient la liberté des citoyens que dans les cas où l'abus qu'ils en pouvaient faire aurait nui au repos des familles et à la sûreté de la république.

L'autorité du sénat sans cesse en opposition avec celle du peuple, l'ambition outrée des grands, les prétentions des plébéiens qui s'accroissaient chaque jour, et beaucoup d'autres raisons qui sont proprement du ressort de l'histoire, causèrent de nouveau des orages violents. Les Gracchus et les Saturninus publièrent quelques lois séditieuses. Pendant les troubles des guerres civiles, on vit un nombre d'ordonnances que les événements faisaient paraître et disparaître. Sylla abolit les anciennes lois, et en établit de nouvelles, que Lépidus détruisit. La corruption des mœurs, qui augmentait avec ces dissensions domestiques, donna lieu à la multiplication des lois à l'infini. Pompée, élu pour réformer ces lois, en publia quelques-unes, qui périrent avec lui. Pendant vingt-cinq ans de guerres civiles et de troubles, il n'y eut ni droit, ni coutume, ni justice; et tout demeura dans cette confusion jusqu'au règne d'Auguste, qui, sous son sixième consulat, rétablit les anciennes lois, et annula toutes celles qui avaient pris naissance pendant les désordres de la république.

L'empereur Justinien remédia enfin à la confusion que la multiplicité des lois apportait à la jurisprudence, et il ordonna à son chancelier Tribonien de composer un corps de droit parfait; celui-ci le<20> réduisit en trois volumes, qui nous sont restés, savoir : le Digeste, qui contient les opinions des plus célèbres jurisconsultes, le Code, qui renferme les constitutions des empereurs; et les Instituts, qui forment un abrégé du droit romain.

Ces lois se sont trouvées si admirables, qu'après la destruction de l'empire elles ont été embrassées par les peuples les plus policés, qui en ont fait la base de leur jurisprudence.

Les Romains avaient apporté leurs lois dans les pays de leurs conquêtes; les Gaules les reçurent lorsque Jules César, qui les subjugua, en fit une province de l'empire.

Pendant le cinquième siècle, après le démembrement de la monarchie romaine, les peuples du Nord inondèrent une partie de l'Europe; ces différentes nations barbares introduisirent chez leurs ennemis vaincus leurs lois et leurs coutumes; les Gaules furent envahies par les Visigoths, les Bourguignons et les Francs.

Clovis crut faire grâce à ses nouveaux sujets en leur laissant l'option des lois du vainqueur ou de celles du vaincu; il publia la loi salique, et sous les règnes de ses successeurs on créa souvent de nouvelles lois. Gondebaud, roi de Bourgogne, fit une ordonnance par laquelle il défère le duel à ceux qui ne voudront pas s'en tenir au serment.

Anciennement les seigneurs avaient le droit de juger souverainement et sans appel.

Sous le règne de Louis le Gros s'établit la justice supérieure et royale en France; nous voyons, depuis, que Charles IX avait intention de réformer la justice et d'abréger les procédures; c'est ce qui paraît par l'ordonnance de Moulins. Il est à remarquer que des lois si sages fuient publiées dans des temps de troubles; mais, dit le président Hénault, le chancelier de L'Hôpital veillait pour le salut de la patrie. Ce fut enfin Louis XIV qui fit rédiger toutes les lois depuis Clovis jusqu'à lui dans un corps qu'on appela de son nom le code Louis.

<21>Les Bretons, que les Romains subjuguèrent de même que les Gaulois, reçurent également les lois de leurs conquérants.

Avant d'être assujettis, ces peuples étaient gouvernés par des druides, dont les maximes avaient force de lois.

Les pères de famille, chez ces peuples, avaient droit de vie et de mort sur leurs femmes et leurs enfants; tout commerce étranger leur était défendu; ils égorgeaient les prisonniers de guerre, et en faisaient un sacrifice aux dieux.

Les Romains maintinrent leur puissance et leurs lois chez ces insulaires jusqu'à l'empire d'Honorius, qui rendit aux Anglais leur liberté, l'an quatre cent dix, par un acte solennel.

Les Pictes,21-5 alliés avec les Écossais, les attaquèrent ensuite; les Bretons, faiblement secourus des Romains, et toujours battus par leurs ennemis, eurent recours aux Saxons; ceux-ci subjuguèrent toute l'île après une guerre de cent cinquante ans, et de leurs auxiliaires ils devinrent leurs maîtres.

Les Anglo-Saxons introduisirent dans la Grande-Bretagne leurs lois, les mêmes qui se pratiquaient anciennement en Allemagne; ils partagèrent l'Angleterre en sept royaumes, qui se gouvernaient séparément; ils avaient tous des assemblées21-6 générales, composées des grands, du peuple et de l'ordre des paysans. La forme de ce gouvernement, qui était ensemble monarchique, aristocratique et démocratique, s'est conservée jusqu'à nos jours; l'autorité se trouve encore partagée entre le Roi, la chambre des seigneurs et celle des communes.

Alfred le Grand donna à l'Angleterre les premières lois réduites en corps. Quoiqu'elles fussent douces, ce prince fut inexorable envers les magistrats convaincus de corruption; l'histoire remarque qu'en<22> une seule année il fit pendre quarante-quatre juges qui avaient prévariqué.

Selon le code d'Alfred le Grand, tout Anglais accusé de quelque crime devait être jugé par ses pairs, et la nation conserve encore ce privilége.

L'Angleterre prit une nouvelle forme par la conquête qu'en fit Guillaume, duc de Normandie;22-7 ce conquérant érigea de nouvelles cours souveraines, dont celle de l'Échiquier subsiste encore; ces tribunaux suivaient la personne du Roi. Il sépara la juridiction ecclésiastique de la civile, et de ses lois, qu'il fit publier en langue normande, la plus sévère était l'interdiction de la chasse, sous peine de mutilation ou de mort même.

Depuis Guillaume le Conquérant, les rois ses successeurs firent différentes chartres.

Henri Ier, dit Beauclerc, permit aux héritiers nobles de prendre possession des successions qui leur retombaient, sans rien payer au souverain; il permit même à la noblesse de se marier sans le consentement du prince.

Nous voyons encore que le roi Étienne donna une chartre par laquelle il reconnaît tenir son pouvoir du peuple et du clergé, qui confirme les prérogatives de l'Église, et abolit les lois rigoureuses de Guillaume le Conquérant.

Ensuite Jean Sans-Terre accorda à ses sujets la chartre dite la grande chartre; elle consiste en soixante-deux articles.

Les articles principaux règlent la façon de relever les fiefs; le partage des veuves, en défendant de les contraindre à convoler en secondes noces; elle les oblige sous caution à ne se point remarier sans la permission de leur seigneur suzerain. Ces lois établissent les cours de justice dans des lieux stables; elles défendent au parlement de lever des impôts sans le consentement des communes, à moins que ce ne<23> soit pour racheter la personne du Roi, ou afin de faire son fils chevalier, ou pour doter sa fille; elles ordonnent de n'emprisonner, de ne déposséder, ni de ne faire mourir personne sans que ses pairs l'aient jugé selon les lois du royaume; et, de plus, le Roi s'engage à ne vendre ni refuser la justice à personne.

Les lois de Westminster, qu'Édouard Ier publia, n'étaient qu'un renouvellement de la grande chartre, excepté qu'il défendit l'acquisition des terres aux gens de mainmorte, et qu'il bannit les juifs du royaume.

Quoique l'Angleterre ait beaucoup de sages lois, c'est peut-être le pays de l'Europe où elles sont le moins en vigueur. Rapin Thoyras remarque très-bien que, par un vice du gouvernement, le pouvoir du Roi se trouve sans cesse en opposition avec celui du parlement; qu'ils s'observent mutuellement, soit pour conserver leur autorité, soit pour l'étendre; ce qui distrait et le Roi et les représentants de la nation du soin qu'ils devraient employer au maintien de la justice; et ce gouvernement turbulent et orageux change sans cesse ses lois par acte de parlement, selon que les conjonctures et les événements l'y obligent; d'où il s'ensuit que l'Angleterre est dans le cas d'avoir plus besoin de réforme dans sa jurisprudence qu'aucun autre royaume.

Il ne nous reste qu'à dire deux mots de l'Allemagne. Nous reçûmes les lois romaines lorsque ces peuples conquirent la Germanie, et nous les conservâmes, parce que les empereurs, abandonnant l'Italie, transportèrent chez nous le siége de leur empire. Cependant il n'est aucun cercle, aucune principauté, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait un droit coutumier différent; et ces droits, par la longueur du temps, se sont acquis force de lois.

Après avoir exposé la manière dont les lois se sont établies chez la plupart des peuples policés, nous remarquerons que, dans tous les pays où elles ont été introduites du consentement des citoyens, ce fut le besoin qui les y fit recevoir; et que, dans les pays subjugués,<24> c'étaient les lois des conquérants qui devenaient celles des conquis; mais qu'également partout elles ont été augmentées successivement. Si l'on est étonné de voir au premier coup d'œil que les peuples puissent être gouvernés par tant de lois différentes, on peut revenir de sa surprise en observant que, pour l'essentiel des lois, elles se trouvent à peu près les mêmes; j'entends celles qui, pour le maintien de la société, punissent les crimes.

Nous observons encore, en examinant la conduite des plus sages législateurs, que les lois doivent être adaptées au genre du gouvernement et au génie de la nation qui les doit recevoir; que les meilleurs législateurs ont eu pour but la félicité publique; et qu'en général toutes les lois qui sont les plus conformes à l'équité naturelle, à quelques exceptions près, sont les meilleures.

Comme Lycurgue trouva un peuple ambitieux, il lui donna des lois plus propres à faire des guerriers que des citoyens; et s'il bannit l'or de sa république, c'était parce que l'intérêt est de tous les vices celui qui est le plus opposé à la gloire.

Solon disait de lui-même qu'il n'avait pas donné aux Athéniens les lois les plus parfaites, mais les meilleures qu'ils fussent capables de recevoir. Ce législateur considéra non seulement le génie de ce peuple, mais aussi la situation d'Athènes, qui était aux bords de la mer; par cette raison, il infligea des peines pour l'oisiveté, il encouragea l'industrie, et il ne défendit point l'or et l'argent, prévoyant que sa république ne pouvait devenir grande ni puissante que par un commerce florissant.

Il faut bien que les lois s'accordent avec les génies des nations, ou il ne faut point espérer qu'elles subsistent. Le peuple romain voulait la démocratie, tout ce qui pouvait altérer cette forme de gouvernement lui était odieux; de là vint qu'il y eut tant de séditions pour faire passer la loi agraire, le peuple se flattant que, par le partage des terres, il rétablirait une sorte d'égalité dans les fortunes des citoyens;<25> de là vint qu'il y eut de fréquentes émeutes pour l'abolition des dettes, parce que les créanciers, qui étaient les grands, traitaient leurs débiteurs, qui étaient les plébéiens, avec inhumanité, et que rien ne rend plus odieuse la différence des conditions que la tyrannie que les riches exercent impunément sur les misérables.

On trouve trois sortes de lois dans tous les pays, à savoir : celles qui tiennent à la politique, et qui établissent le gouvernement; celles qui tiennent aux mœurs, et qui punissent les criminels; et enfin les lois civiles, qui règlent les successions, les tutelles, les usures et les contrats. Les législateurs qui établissent des lois dans des monarchies sont ordinairement eux-mêmes souverains : si leurs lois sont douces et équitables, elles se soutiennent d'elles-mêmes, tous les particuliers y trouvent leur avantage; si elles sont dures et tyranniques, elles seront bientôt abolies, parce qu'il faut les maintenir par la violence, et que le tyran est seul contre tout un peuple qui n'a de désir que de les supprimer.

Dans plusieurs républiques où des particuliers ont été législateurs, leurs lois n'ont réussi qu'autant qu'elles ont pu établir un juste équilibre entre le pouvoir du gouvernement et la liberté des citoyens.

Il n'est que les lois qui regardent les mœurs, sur lesquelles les législateurs conviennent, en général, du même principe; excepté qu'ils se sont plus roidis contre un crime que contre un autre, et cela, sans doute, pour avoir connu les vices auxquels la nation avait le plus de penchant.

Comme les lois sont des digues qu'on oppose au débordement des vices, il faut qu'elles se fassent respecter par la terreur des peines; mais il n'en est pas moins vrai que les législateurs qui ont le moins aggravé les châtiments sont au moins les plus humains, s'ils ne sont pas les plus rigides.

Les lois civiles sont celles qui diffèrent le plus entre elles : ceux qui les ont établies ont trouvé certains usages introduits généralement<26> avant eux, qu'ils n'ont osé abolir sans choquer les préjugés de la nation; ils ont respecté la coutume, qui les fait regarder comme bonnes; et ils ont adopté ces usages, quoiqu'ils ne soient pas équitables, purement en faveur de leur antiquité.

Quiconque s'est donné la peine d'examiner les lois avec un esprit philosophique en aura sans doute trouvé beaucoup qui d'abord paraissent contraires à l'équité naturelle, et qui cependant ne le sont pas. Je me contente de citer le droit de primogéniture. Il paraît que rien n'est plus juste que de partager la succession paternelle en portions égales entre tous les enfants. Cependant l'expérience prouve que les plus puissants héritages, subdivisés en beaucoup de parties, réduisent avec le temps des familles opulentes à l'indigence; ce qui a fait que des pères ont mieux aimé déshériter leurs cadets que de préparer à leur maison une décadence certaine. Et par la même raison, des lois qui paraissent gênantes et dures à quelques particuliers n'en sont pas moins sages, dès qu'elles tendent à l'avantage de la société entière; c'est un tout auquel un législateur éclairé sacrifiera constamment les parties.

Les lois qui regardent les débiteurs sont sans contredit celles qui exigent le plus de circonspection et de prudence de la part de ceux qui les publient. Si ces lois favorisent les créanciers, la condition des débiteurs devient trop dure; un malheureux hasard peut ruiner à jamais leur fortune. Si, au contraire, cette loi leur est avantageuse, elle altère la confiance publique, en infirmant des contrats qui sont fondés sur la bonne foi.

Ce juste milieu qui, en maintenant la validité des contrats, n'opprime pas les débiteurs insolvables, me paraît la pierre philosophale de la jurisprudence.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cet article : la nature de cet ouvrage ne nous permet point d'entrer dans un plus grand détail; nous nous bornons aux réflexions générales.

<27>Un corps de lois parfaites serait le chef-d'œuvre de l'esprit humain dans ce qui regarde la politique du gouvernement : on y remarquerait une unité de dessein et des règles si exactes et si proportionnées, qu'un État conduit par ces lois ressemblerait à une montre, dont tous les ressorts ont été faits pour un même but; on y trouverait une connaissance profonde du cœur humain et du génie de la nation; les châtiments seraient tempérés, de sorte qu'en maintenant les bonnes mœurs, ils ne seraient ni légers ni rigoureux; des ordonnances claires et précises ne donneraient jamais lieu au litige; elles consisteraient dans un choix exquis de tout ce que les lois civiles ont eu de meilleur, et dans une application ingénieuse et simple de ces lois aux usages de la nation; tout serait prévu, tout serait combiné, et rien ne serait sujet à des inconvénients : mais les choses parfaites ne sont pas du ressort de l'humanité.

Les peuples auraient lieu d'être satisfaits, si les législateurs se mettaient à leur égard dans les mêmes dispositions d'esprit où étaient ces pères de famille qui donnèrent les premières lois : ils aimaient leurs enfants; les maximes qu'ils leur prescrivaient n'avaient d'objet que le bonheur de leur famille.

Peu de lois sages rendent un peuple heureux; beaucoup de lois embarrassent la jurisprudence, par la raison qu'un bon médecin ne surcharge pas ses malades de remèdes. Le législateur habile ne surcharge pas le public de lois superflues; trop de médecines se nuisent, et empêchent réciproquement leurs effets; trop de lois deviennent un dédale où les jurisconsultes et la justice s'égarent.

Chez les Romains, les lois se multiplièrent lorsque les révolutions étaient fréquentes; tout ambitieux qui se voyait favorisé de la fortune se faisait législateur. Cette confusion dura, comme nous l'avons dit, jusqu'au temps d'Auguste, qui annula toutes ces ordonnances injustes, et remit les anciennes lois en vigueur.

En France, les lois devinrent plus nombreuses lorsque les Francs,<28> en conquérant ce royaume, y introduisirent les leurs; Louis XI eut dessein de réunir toutes ces lois, et d'établir dans son empire, comme il le disait lui-même, une seule loi, un seul poids et une seule mesure.

Il est plusieurs lois auxquelles les hommes sont attachés, parce qu'ils sont, la plupart, des animaux de coutume; quoiqu'on pût en substituer de meilleures à leur place, il serait peut-être dangereux d'y toucher; la confusion que cette réforme mettrait dans la jurisprudence ferait peut-être plus de mal que les nouvelles lois ne produiraient de bien.

Cela n'empêche pas qu'il n'y ait des cas où la réforme semble absolument nécessaire : c'est lorsqu'il se trouve des lois contraires au bonheur public et à l'équité naturelle, lorsqu'elles sont énoncées en termes vagues et obscurs, et lors enfin qu'elles impliquent contradiction dans le sens ou dans les termes.

Entrons dans quelques éclaircissements sur cette matière.

Les lois d'Osiris sur le vol sont, par exemple, dans le cas de ces premières dont nous avons parlé : elles ordonnaient que ceux qui voudraient faire le métier de voleurs se fissent inscrire chez leur capitaine, et qu'on portât chez lui à l'instant tout ce qu'on déroberait. Ceux chez qui s'était fait le vol venaient chez le chef des voleurs revendiquer leurs biens, qu'on leur restituait, pourvu que le propriétaire donnât le quart de la valeur. Le législateur pensait que par cet expédient il fournissait aux citoyens un moyen de recouvrer ce qui leur appartenait, moyennant une légère redevance; c'était le moyen de faire des voleurs de tous les Égyptiens. Osiris n'y pensait pas sans doute en établissant cette loi, à moins qu'on ne veuille dire qu'il conniva au vol, comme à un mal qu'il ne pouvait pas empêcher, de même que le gouvernement d'Amsterdam souffre les musicos, et celui de Rome les maisons de joie privilégiées.

Les bonnes mœurs et la sûreté publique demanderaient cependant<29> qu'on abrogeât cette loi d'Osiris, si malheureusement on la trouvait établie.

Les Français ont pris le contre-pied des Égyptiens : ceux-là étaient trop doux, ceux-ci sont trop sévères. Les lois françaises sont d'une rigueur terrible : tous les voleurs domestiques sont punis de mort. Ils disent, pour se justifier, qu'en punissant sévèrement les coupeurs de bourses, ils détruisent la semence des brigands et des assassins.

L'équité naturelle veut qu'il y ait une proportion entre le crime et. le châtiment : les vols compliqués méritent la mort; ceux qui se commettent sans violence ont des côtés par lesquels on peut envisager avec compassion ceux qui en sont coupables.

Il y a l'infini entre le destin d'un riche et d'un misérable : l'un regorge de biens et nage dans le superflu; l'autre, abandonné de la fortune, manque même du nécessaire. Qu'un malheureux dérobe, pour vivre, quelques pistoles, une montre d'or ou pareilles bagatelles à un homme que sa magnificence empêche de s'apercevoir de cette perte, faut-il que ce misérable soit dévoué à la mort? L'humanité n'exige-t-elle pas qu'on adoucisse cette extrême rigueur? Il paraît bien que les riches ont fait cette loi; les pauvres ne seraient-ils pas en droit de dire : « Que n'a-t-on de la commisération de notre état déplorable? Si vous étiez charitables, si vous étiez humains, vous nous secourriez dans nos misères, et nous ne vous volerions pas. Parlez : est-il juste que toutes les félicités de ce monde soient pour vous, et que toutes les infortunes nous accablent? »

La jurisprudence prussienne a trouvé un tempérament entre le relâchement de celle d'Égypte et la sévérité de celle de France : les lois ne punissent point de mort le vol simple; elles se contentent de condamner le coupable à certain temps de prison. Peut-être ferait-on mieux encore d'introduire la loi du talion qui s'observait chez les Juifs, par laquelle le voleur était obligé de restituer le double de ce qu'il avait dérobé, ou de se constituer l'esclave de celui dont il avait<30> saisi le bien. Si l'on se contente de punir légèrement les petites fautes, on réserve les derniers supplices aux brigands, aux meurtriers, aux assassins, de sorte que la punition marche toujours de pair avec le crime.

Aucune loi ne révolte plus l'humanité que le droit de vie et de mort que les pères avaient sur leurs enfants à Sparte et à Rome. En Grèce, un père qui se trouvait trop pauvre pour fournir aux besoins d'une famille nombreuse faisait périr les enfants qui lui naissaient de trop; à Sparte et à Rome, qu'un enfant vînt au monde mal conformé, cela autorisait suffisamment le père à lui ôter la vie. Nous sentons toute la barbarie de ces lois, à cause que ce ne sont pas les nôtres; mais examinons un moment si nous n'en avons pas d'aussi injustes.

N'y a-t-il point quelque chose de bien dur dans la façon dont nous punissons les avortements? A Dieu ne plaise que j'excuse l'action affreuse de ces Médées qui, cruelles à elles-mêmes et à la voix du sang, étouffent la race future, si j'ose m'exprimer ainsi, sans lui laisser le temps de voir le jour! Mais que le lecteur se dépouille de tous les préjugés de la coutume, et qu'il daigne prêter quelque attention aux réflexions que je vais lui présenter.

Les lois n'attachent-elles pas un degré d'infamie aux couches clandestines? Une fille née avec un tempérament trop tendre, trompée par les promesses d'un débauché, ne se trouve-t-elle pas, par les suites de sa crédulité, dans le cas d'opter entre la perte de son honneur ou celle du fruit malheureux quelle a conçu? N'est-ce pas la faute des lois de la mettre dans une situation aussi violente? Et la sévérité des juges ne prive-t-elle pas l'État de deux sujets à la fois, de l'avorton qui a péri, et de la mère, qui pourrait réparer abondamment cette perte par une propagation légitime? On dit à cela qu'il y a des maisons d'enfants trouvés. Je sais qu'elles sauvent la vie à une infinité de bâtards; mais ne vaudrait-il pas mieux trancher le mal par ses racines, et conserver tant de pauvres créatures qui périssent misérablement,<31> en abolissant les flétrissures attachées aux suites d'un amour imprudent et volage?

Mais rien de plus cruel que la question. Les Romains la donnaient à leurs esclaves, qu'ils regardaient comme une espèce de bétail domestique; jamais aucun citoyen ne la recevait.

La question se donne en Allemagne aux malfaiteurs, après qu'ils sont convaincus, afin d'arracher de leur propre bouche l'aveu de leurs crimes; elle se donne en France pour avérer le fait ou pour découvrir les complices. Autrefois les Anglais avaient l'ordéal, ou l'épreuve par le feu31-8 et par l'eau;31-9 ils ont à présent une espèce de question moins dure que l'ordinaire, mais qui revient à peu près à la même chose.

Qu'on me le pardonne, si je me récrie contre la question : j'ose prendre le parti de l'humanité contre un usage honteux à des chrétiens et à des peuples policés, et, j'ose ajouter, contre un usage aussi cruel qu'inutile.

Quintilien, le plus sage et le plus éloquent des rhéteurs, dit, en traitant de la question, que c'est une affaire de tempérament. Un scélérat vigoureux nie le fait; un innocent d'une complexion faible l'avoue. Un homme est accusé, il y a des indices, le juge est dans l'incertitude, il veut s'éclaircir, ce malheureux est mis à la question. S'il est innocent, quelle barbarie de lui faire souffrir le martyre! Si la force des tourments l'oblige à déposer contre lui-même, quelle inhumanité épouvantable que d'exposer aux plus violentes douleurs et de condamner à la mort un citoyen vertueux contre lequel il n'y a que des soupçons! Il vaudrait mieux pardonner à vingt coupables que de<32> sacrifier un innocent. Si les lois se doivent établir pour le bien des peuples, faut-il qu'on en tolère de pareilles, qui mettent les juges dans le cas de commettre méthodiquement des actions criantes qui révoltent l'humanité?

Il y a huit ans que la question est abolie en Prusse;32-a on est sûr de ne point confondre l'innocent et le coupable, et la justice ne s'en fait pas moins.

Examinons à présent les lois vagues et les procédures qui sont dans le cas d'être réformées.

Il y avait une loi en Angleterre qui défendait la bigamie : un homme fut accusé d'avoir cinq femmes; et comme la loi ne s'expliquait pas sur ce cas, et qu'on l'interprète littéralement, il fut mis hors de cour et de procès. Pour que cette loi fût claire, elle aurait dû porter : Que quiconque prend plus d'une femme soit puni, etc. Les lois vagues et littéralement interprétées en Angleterre ont donné lieu aux abus les plus ridicules.32-10

Des lois précises ne donnent point lieu à la chicane, elles doivent s'entendre selon le sens de la lettre; lorsqu'elles sont vagues ou obscures, elles obligent de recourir à l'intention du législateur, et au lieu de juger des faits, on s'occupe à les définir.

La chicane ne se nourrit, pour l'ordinaire, que de successions et de contrats; et par cette raison les lois qui roulent sur ces articles ont besoin de la plus grande clarté; si l'on s'occupe à vétiller sur les termes, en composant des ouvrages d'esprit frivoles, à combien plus forte raison les termes de la loi méritent-ils d'être pesés scrupuleusement?

<33>Les juges ont deux piéges à craindre, ceux de la corruption, et ceux de l'erreur; leur conscience doit les garantir des premiers, et les législateurs, des seconds. Des lois claires, qui ne donnent pas lieu à des interprétations, y sont un premier remède, et la simplicité des plaidoyers, le second. On peut restreindre les discours des avocats à la narration du fait, fortifiée de quelques preuves, et terminée par un épilogue, ou courte récapitulation. Rien n'est plus fort dans la bouche d'un homme éloquent que l'art de manier les passions : l'avocat s'empare de l'esprit des juges, il les intéresse, il les émeut, il les entraîne, et le prestige du sentiment fait illusion sur le fond de la vérité. Lycurgue et Solon interdirent tous les deux cette sorte de persuasion aux avocats; et si nous en rencontrons dans les Philippiques et dans les Harangues sur la couronne qui nous restent de Démosthène et d'Eschine, il faut observer qu'elles ne se prononcèrent pas devant l'aréopage, mais devant le peuple; que les Philippiques sont du genre délibératif; et que celles sur la couronne sont plutôt du genre démonstratif que du judiciaire.

Les Romains n'étaient pas aussi scrupuleux que les Grecs sur les harangues de leurs orateurs : il n'est point de plaidoyer de Cicéron qui ne soit plein de passion. J'en suis fâché pour cet orateur, mais nous voyons, dans sa harangue pour Cluentius, qu'il avait auparavant plaidé pour sa partie adverse. La cause de Cluentius ne paraît pas absolument bonne; mais l'art de l'orateur l'emporta. Le chef-d'œuvre de Cicéron est sans doute la péroraison de la harangue pour Fontéius : elle le fit absoudre, quoiqu'il paraisse coupable. Quel abus de l'éloquence que de se servir de son enchantement pour énerver les lois les plus sages!

La Prusse a suivi cet usage de la Grèce; et si les raffinements dangereux de l'éloquence sont bannis des plaidoyers, elle en est redevable à la sagesse du grand chancelier, dont la probité, les lumières et l'ac<34>tivité infatigable auraient fait honneur aux républiques grecque et romaine, dans les temps où elles étaient les plus fécondes en grands hommes.34-a

Il est encore un article qui doit être compris sous l'obscurité des lois : c'est la procédure et le nombre d'instances que les plaideurs ont à parcourir avant que de terminer leurs procès. Que ce soient de mauvaises lois qui leur fassent injustice, que ce soient des plaidoyers artificieux qui obscurcissent leurs droits, ou que ce soient des longueurs qui, absorbant le fond même du litige, leur fassent perdre les avantages qui leur sont dus, tout cela revient au même. L'un est un mal plus grand que l'autre, mais tous les abus méritent réforme. Ce qui allonge les procès donne un avantage considérable aux riches sur les plaideurs qui sont pauvres : ils trouvent le moyen de traduire le procès d'une instance à l'autre, ils matent et ruinent leur partie, et ils restent à la fin les seuls dans la carrière.

Autrefois, dans ce pays, les procès duraient au delà d'un siècle; lors même qu'une cause avait été décidée par cinq tribunaux, la partie adverse, au plus haut mépris de la justice, en appelait aux universités, et les professeurs en droit réformaient ces sentences à leur gré. Un plaideur jouait bien de malheur, qui, dans cinq tribunaux et je ne sais combien d'universités, ne trouvait pas des âmes vénales et corruptibles. Ces usages ont été abolis,34-b les procès sont jugés en dernier ressort dès la troisième instance, et le terme limité d'un an est prescrit aux juges, dans lequel ils doivent terminer les causes les plus litigieuses.34-a

Il nous reste encore à dire quelques mots sur les lois qui impliquent contradiction, soit par les termes, soit par le sens même.

Lorsque dans un État les lois ne sont pas rassemblées en un seul<35> corps, il faut qu'il y en ait qui se contredisent entre elles; comme elles sont l'ouvrage de différents législateurs qui n'ont pas travaillé sur le même plan, elles manqueront de cette unité si essentielle et si nécessaire à toutes les choses importantes.

Quintilien traite de cette matière dans son livre de l'Orateur, et nous voyons, dans les oraisons de Cicéron, qu'il oppose souvent une loi à une autre; nous trouvons de même dans l'histoire de France des édits tantôt en faveur et tantôt contre les huguenots. Le besoin de rédiger ces sortes d'ordonnances est d'autant plus indispensable, que rien n'est moins digne de la majesté des lois, qu'on suppose toujours établies avec sagesse, que d'y découvrir des contradictions ouvertes et manifestes.

L'édit contre les duels est très-juste, très-équitable, très-bien fait; mais il n'amène point au but que les princes se sont proposé en le publiant : des préjugés plus anciens que cet édit l'emportent sur lui de haute lutte, et il semble que le public, rempli de fausses opinions, soit convenu tacitement de n'y point obéir; un point d'honneur mal entendu, mais généralement reçu, brave le pouvoir des souverains, et ils ne peuvent maintenir cette loi en vigueur qu'avec une espèce de cruauté. Tout homme qui a le malheur d'être insulté par un brutal passe pour un lâche dans tout l'univers, s'il ne se venge de son affront en donnant la mort à celui qui en est l'auteur; si cette affaire arrive à un homme de condition, on le regarde comme indigne des titres de noblesse qu'il porte; s'il est militaire, et qu'il ne termine point son différend, on le force de sortir avec ignominie du corps dans lequel il sert, et il ne trouve de l'emploi dans aucun service de l'Europe. Quel parti prendra donc un particulier, s'il se trouve engagé dans une affaire aussi épineuse? Voudra-t-il se déshonorer en obéissant à la loi, ou ne risquera-t-il pas plutôt sa vie et sa fortune pour sauver sa réputation?

Le point de la difficulté qui reste à résoudre serait de trouver un<36> expédient qui, en conservant l'honneur aux particuliers, maintînt la loi dans toute sa vigueur.

La puissance des plus grands rois n'a rien pu contre cette mode barbare : Louis XIV, Frédéric Ier et Frédéric-Guillaume publièrent des édits rigoureux contre les duels; ces princes n'avancèrent rien, sinon que les duels changèrent de nom, et passèrent pour des rencontres, et que bien des nobles qui avaient été tués furent enterrés comme étant morts subitement.

Si tous les princes de l'Europe n'assemblent pas un congrès, et ne conviennent entre eux d'attacher un déshonneur à ceux qui, malgré leurs ordonnances, tentent de s'égorger dans ces combats singuliers, si, dis-je, ils ne conviennent pas de refuser tout asile à cette espèce de meurtriers, et de punir sévèrement ceux qui insulteront leurs pareils, soit en paroles, soit par écrit, ou par voies de fait, il n'y aura point de fin aux duels.

Qu'on ne m'accuse point d'avoir hérité des visions de l'abbé de Saint-Pierre :36-a je ne vois rien d'impossible à ce que des particuliers soumettent leurs querelles à la décision des juges, de même qu'ils y soumettent les différends qui décident de leurs fortunes; et par quelle raison les princes n'assembleraient-ils pas un congrès pour le bien de l'humanité, après en avoir fait tenir tant d'infructueux sur des sujets de moindre importance? J'en reviens là, et j'ose assurer que c'est le seul moyen d'abolir en Europe ce point d'honneur mal placé, qui a coûté la vie à tant d'honnêtes gens dont la patrie pouvait s'attendre aux plus grands services.

Telles sont en abrégé les réflexions que les lois m'ont fournies; je me suis borné à faire une esquisse au lieu d'un tableau, et je crains même de n'en avoir que trop dit.

<37>Il me semble enfin que, chez des nations qui sortent à peine de la barbarie, il faut des législateurs sévères; que, chez les peuples policés, dont les mœurs sont douces, il faut des législateurs humains.

S'imaginer que les hommes sont tous des démons, et s'acharner sur eux avec cruauté, c'est la vision d'un misanthrope farouche; supposer que les hommes sont tous des anges, et leur abandonner la bride, c'est le rêve d'un capucin imbécile; croire qu'ils ne sont ni tous bons ni tous mauvais, récompenser les bonnes actions au delà de leur prix, punir les mauvaises au-dessous de ce qu'elles méritent, avoir de l'indulgence pour leurs faiblesses et de l'humanité pour tous, c'est comme en doit agir un homme raisonnable.

<38><39>

III. INSTRUCTION AU MAJOR BORCKE.[Titelblatt]

<40><41>

INSTRUCTION AU MAJOR BORCKE.

Je vous confie l'éducation de mon neveu, l'héritier présomptif de la couronne; et comme il est très-différent de bien élever un particulier, ou celui qui est destiné à gouverner des États, je vous donne ici une instruction sur toutes les choses que vous devez observer.

1o Touchant les maîtres.

Il faut que mon neveu parcoure l'histoire ancienne, qu'il sache les différentes monarchies qui se sont succédé, de l'histoire grecque surtout ce qui se passa dans la guerre d'Artaxerce, de Philippe et d'Alexandre. Dans l'histoire romaine, le temps des guerres puniques et de César. Il ne faut point lui fatiguer la mémoire par les noms des princes qui se sont succédé, pourvu qu'il sache ceux des hommes illustres qui ont joué un grand rôle dans leur patrie.

Il ne suffit pas de lui apprendre l'histoire comme à un perroquet; le grand usage des faits anciens est de les comparer aux modernes, de développer les causes qui ont produit des révolutions, de montrer comme pour l'ordinaire le vice est puni et la vertu récompensée. Il faut, de plus, lui faire remarquer que les historiens anciens ne sont pas toujours véridiques, et qu'il faut examiner et juger avant de croire. La partie de l'histoire la plus essentielle et la plus indispensable, c'est celle qui prend à Charlemagne et qui finit à nos jours; j'entends par histoire celle de l'Europe. Il la lui faut faire étudier avec soin, ne s'attacher qu'aux faits principaux, et n'entrer dans un plus grand détail<42> qu'à la guerre de trente ans. Qu'il apprenne l'histoire de sa maison, cela va sans dire.

En apprenant la géographie, il est nécessaire de lui donner une idée des États et de leur gouvernement; et comme cette étude va très-bien avec celle de l'histoire, on peut, en lui enseignant l'une, lui apprendre l'autre en même temps.

Dans quelque temps on pourra lui faire un petit cours de logique dépouillé de toute pédanterie, et autant qu'il en faut pour qu'il discerne de lui-même le point faux d'un raisonnement et en quoi une proposition n'est pas juste. Ensuite on pourra lui faire lire les orateurs, Cicéron, Démosthène, quelques tragédies de Racine, etc.

Quand il aura quelques années de plus, on pourra lui donner un abrégé des opinions des philosophes et des différentes religions, sans lui inspirer de haine pour aucune, en lui faisant voir qu'elles adorent toutes Dieu, mais par des moyens différents.42-a Il ne faut pas qu'il ait trop de considération pour le prêtre qui l'instruit, et il faut qu'il ne croie les choses qu'après les avoir examinées.

J'en reviens à la religion catholique. Elle est assez étendue en Silésie, dans les duchés de Clèves et ailleurs. Si cet enfant devenait calviniste fanatique, tout serait perdu. Il est très-nécessaire d'empêcher même le prêtre de dire dévotement des injures aux papistes; mais le gouverneur doit adroitement faire sentir à son élève que rien n'est plus dangereux que lorsque les catholiques ont le dessus dans un pays, par rapport aux persécutions, à l'ambition des papes, et qu'un prince protestant est bien plus le maître chez lui qu'un prince catholique.

Il s'entend de soi-même que mon neveu apprenne à lire, à écrire, à compter; ainsi je passe ces articles sous silence. Il est trop jeune pour apprendre les fortifications, il en sera temps quand il aura dix ou onze ans.

Les exercices comme danser, faire les armes et monter à cheval<43> peuvent s'apprendre l'après-midi, dans le temps de la digestion. Si l'enfant avait envie d'apprendre le latin, le polonais ou l'italien, il ne dépendra que de lui; mais s'il n'y marque pas d'inclination, il ne faut pas le presser là-dessus, de même que la musique.

Voici pour ses études et ses exercices. Votre grand art sera de lui faire faire le tout avec plaisir, de bannir la pédanterie de ces études et de lui en faire venir le goût; c'est pourquoi, au commencement surtout, il ne faut pas charger la dose.

Nous en venons à présent à la plus grande et essentielle partie de l'éducation, qui est celle des mœurs. Ni vous ni toutes les puissances de l'univers ne sauraient changer le caractère d'un enfant; tout ce que peut l'éducation, c'est de modérer la violence des passions. Traitez mon neveu comme un particulier qui doit faire sa fortune; dites-lui que s'il a des défauts, ou s'il n'apprend rien, il sera méprisé de tout le monde. Citez-lui l'exemple du Mr. de Schwedt43-a et de Henri.43-a Il ne faut point lui mettre du vent en tête, et l'élever tout simplement. Qu'il soit obligeant envers tout le monde, et que s'il fait une grossièreté à quelqu'un, que celui-là la lui rende sur-le-champ. Qu'il apprenne que tous les hommes sont égaux, et que la naissance n'est qu'une chimère, si elle n'est pas soutenue par le mérite.43-b Laissez-le parler tout seul avec tout le monde, pour qu il devienne hardi. Qu'importe qu'il parle de tort et travers? on sait que c'est un enfant, et, dans toute son éducation, faites, autant qu'il sera en vous, qu'il agisse par lui-même, et qu'il ne s'accoutume point à se laisser mener; que ses sottises soient à lui, de même que les bonnes choses qu'il fera.

Il est d'une très-grande importance de lui inspirer du goût pour le militaire; pour cette raison il faut dans toutes les occasions lui dire tant vous-même que de lui faire dire par d'autres que tout homme de naissance qui n'est pas soldat n'est qu'un misérable. Il faut le me<44>ner tant qu'il veut voir des troupes. On peut lui montrer les cadets et en faire venir avec le temps cinq ou six chez lui faire l'exercice; que cela soit un amusement et non pas un devoir, car le grand art est de lui donner du goût pour ce métier, et ce serait tout perdre que de l'ennuyer ou de le rebuter. Qu'il parle à tout le monde, à un cadet, à un soldat, à un bourgeois, à un officier, pour qu'il devienne hardi.

Qu'on lui inspire surtout de l'attachement pour ce pays, et que personne ne lui tienne des discours que de bon patriote; et sur toute sorte de sujets et de discours on peut y glisser quelques réflexions de morale, qui tendent à lui prêcher l'humanité, la bonté et les sentiments qu'il convient à un homme d'honneur et surtout à un prince d'avoir.

Je veux que, quand il sera plus âgé, il commence à faire le service de lieutenant, pour qu'il passe tous les grades; ainsi il ne faut point lui mettre du vent dans la tête. Que les officiers qui dînent avec lui l'attaquent et l'agacent pour le rendre hardi et gai, et qu'il voie le plus de monde que se pourra. Dans ses heures de récréation, s'il a envie de voir des enfants de son âge, cela ne fera pas de mal; il est un peu taciturne, et. Il est très-nécessaire de l'éveiller; c'est pourquoi vous vous appliquerez à le rendre le plus gai que possible. Dans toutes les occasions vous aurez grande attention à lui inculquer le respect et l'amour qu'il doit à son père, à sa mère, et la déférence envers ses parents. Quand vous le connaîtrez davantage, il faudra voir quelle sera sa passion. Dieu nous garde de la détruire! mais travaillons à la modérer. Quand il est dans son particulier, qu'il ne fasse jamais des choses sans en rendre raison, à moins que ce ne soit dans ses heures de récréation. S'il est souple, soyez doux, s'il est rétif, donnez-vous toute l'autorité qu'il vous convient, punissez-le en lui ôtant l'épée, en le mettant aux arrêts, et, tant qu'il se peut, en le piquant d'honneur; jusqu'à présent il paraît fort doux, mais avec l'âge il se développera davantage.

<45>Vous rendrez toutes les semaines compte de sa conduite au père, et à moi tous les mois. S'il y a quelque cas extraordinaire, vous pourrez toujours recourir à moi. Ne le rendez pas timide par de trop grands ménagements pour sa santé, ou par crainte que malheur n'arrive. Il faut avoir un grand soin de lui, mais il ne faut pas qu'il s'en aperçoive, cela le rendrait douillet, timide et pusillanime. Mon frère pourra régler ses heures comme il le jugera à propos, et vous pourrez prendre vos mesures là-dessus.

Cette instruction n'est bonne que jusqu'à l'âge de dix à douze ans, où il vous en faudra une autre proportionnée aux progrès de mon neveu, à son âge et aux circonstances.

Fait à Potsdam, ce 24 de septembre 1751.

(Signé)Federic.

Instruction au major Borcke.

<46><47>

IV. DISCOURS SUR LES SATIRIQUES.[Titelblatt]

<48><49>

DISCOURS SUR LES SATIRIQUES.

Ne sera-t-il jamais donné aux hommes de tenir un juste milieu, et d'écouter la voix de la vertu plutôt que l'ivresse de leurs passions? Leur inclination les porte à tout outrer; ils ne connaissent que les excès; une imagination ardente emporte une tête échauffée au delà de ce qu'elle croyait entreprendre. Il y a cent voies pour s'égarer; ce serait rêver avec Platon de vouloir que les hommes soient parfaits, eux dont l'être n'est qu'un assemblage de faiblesses et de misères. Cependant il y a de certaines pratiques que l'on ne peut voir sans s'indigner, et contre lesquelles tous les hommes devraient s'élever; j'entends deux vices qui, étant des extrêmes, font une opposition parfaite : l'un est cette bassesse que les flatteurs mettent en usage auprès des grands, ces louanges outrées ou non méritées qui déshonorent également celui qui les donne et celui qui les reçoit; l'autre est cette fière et cynique méchanceté des satiriques qui défigurent les mœurs des grands, et dont les cris barbares n'épargnent pas le trône. Les uns empoisonnent l'âme par une liqueur agréable, les autres enfoncent le poignard dans un cœur qu'ils déchirent. Prêter aux vices les couleurs des vertus, déifier les caprices des hommes, justifier d'indignes actions, c'est faire un mal réel, en encourageant ceux qu'un funeste penchant entraîne à continuer de persister dans un aveuglement fatal;<50> prodiguer le mensonge et la calomnie, rendre le mérite douteux, la vertu équivoque, noircir les réputations des personnes, parce qu'elles sont dans des postes éminents, c'est commettre une injustice criante et le comble des méchancetés. Ces pestes publiques diffèrent en ce qu'il y a un intérêt bas dans le flatteur, et un fonds inépuisable d'envie dans le satirique; ils sont comme une rouille qui ne s'attache qu'aux favoris de la fortune ou au mérite supérieur des talents.

Que Virgile, qu'Horace aient eu la bassesse de flatter un tyran aussi lâche que cruel, leur exemple doit détourner tout homme, pour peu qu'il soit amoureux de sa réputation, de les imiter; que Juvénal ait employé toute l'amertume de son style mordant pour décrier un ministre comme Séjan, un monstre comme Néron ou comme Caligula, c'était un opprobre qu'ils avaient mérité par une conduite infâme et par l'extravagance de leurs cruautés. Mais où sont les monstres qui, de nos jours, leur ressemblent? Dans les siècles précédents, nous comptons un Louis XI, un Charles IX, rois de France, un Philippe II, roi d'Espagne, un pape Alexandre VI, qui étaient dignes de la haine publique; aussi l'histoire, qui doit rendre un hommage pur à la vérité et recueillir soigneusement les faits, ne les a-t-elle pas ménagés; ils sont traités avec toute la rigueur possible par ceux qui nous ont transmis leurs règnes. Dans ce siècle, les hommes en place, les ministres, les favoris, les souverains mêmes reçoivent à peu près la même éducation; les mœurs sont adoucies, l'esprit philosophique a gagné, et fait tous les jours de nouveaux progrès; les sciences et les arts répandent un vernis de politesse et de décence qui rend les esprits plus flexibles et plus traitables; le dehors des hommes bien élevés est à peu près semblable en Europe.

S'il est vrai que nous avons moins de ces génies extraordinaires et transcendants qui s'élèvent avec tant de supériorité sur leurs égaux, comme l'antiquité en a produit, nous avons au moins l'avantage de<51> ne point voir dans les premières places des monstres de cruauté que le monde doit avoir en exécration. Il faut convenir que les grands ne font pas tout le bien dont ils sont capables, que les courtisans ont des passions, et les rois, des faiblesses; mais ils ne seraient pas hommes, s'ils étaient parfaits. Quelle démence y a-t-il donc à suivre les traces de Juvénal, lorsque l'on manque de sujets pareils aux siens, pour exercer le misérable talent de la satire! Y a-t-il rien de plus pitoyable que de faire métier de noircir les réputations, d'inventer des impostures grossières, de calomnier à tort et à travers, de crier, de publier des mensonges, pour contenter sa méchanceté? En entendant ces vaines clameurs, on est porté à croire que tout l'univers est en danger; et, à l'examiner, ce n'est au fond qu'un chien qui aboie à la lune.

Ces sortes de déclamateurs qui attaquent avec cette effronterie impudente les hommes en place sont, pour la plupart, des misérables inconnus dans leur obscurité; ils deviennent les organes mercenaires de quelque grand, envieux d'un compétiteur, ou ils se livrent à la turpitude de leur cœur, au funeste penchant de mordre comme des dogues enragés ceux que le hasard leur fait rencontrer dans leur chemin. A les lire, on croirait qu'ils ont des espions gagés dans les cours, qui leur rendent compte des moindres particularités qui s'y passent; mais leur imagination supplée en effet à leur ignorance, et ils connaissent aussi peu ceux que leur plume maltraite que la vertu qu'ils outragent si étrangement. Qu'y a-t-il de plus facile que de médire des grands? On n'a qu'à grossir leurs défauts, qu'à exagérer leur faible, qu'à commenter les médisances de leurs ennemis; et, au défaut de tant de belles ressources, on trouve un répertoire d'anciens libelles, que l'on copie, en les accommodant aux temps et aux personnes. Les déclamations contre les puissants de la terre sont devenues des lieux communs; chaque emploi a son étiquette banale et<52> des calomnies qui lui sont affectées; on est sûr, en lisant un écrit contre un contrôleur de finances, d'y trouver qu'il a le cœur dur, qu'il est inexorable, que c'est un brigand public qui s'engraisse de la substance des peuples, qu'il les charge impitoyablement, et que ses opérations sont celles d'un imbécile. S'il s'agit d'un ministre de la guerre, les forteresses tombent en ruines, le militaire est négligé, il refuse les emplois par goût, et ne les accorde qu'à la faveur ou à l'importunité. On est sûr qu'un secrétaire d'État se repose de son travail sur les commis; ceux-là pensent, dirigent et travaillent, tandis qu'il n'est pas au fait des affaires; quoi qu'il fasse, on trouve à redire à tout, dans la guerre à son ambition, dans la paix à sa faiblesse, et on le rend responsable des événements. Pour les souverains, ils ne récompensent jamais le mérite, principalement de ceux qui sont très-persuadés d'en avoir beaucoup; ils passent souvent pour avares, parce qu'ils ne contentent pas la cupidité de ceux qui voudraient pouvoir être prodigues; leurs faiblesses sont des crimes, et leurs fautes, car qui n'en fait pas? passent pour des actions inouïes. Voilà, à quelques nuances près, à quoi se réduisent ces libelles, qui ne sont que l'écho d'anciennes accusations toutes aussi injustes; mais ce qui est fâcheux, c'est que le sort de ces admirables ouvrages est d'être lus quand ils sont nouveaux, pour être ensevelis ensuite pour jamais dans un éternel oubli.

Si j'avais un conseil à donner à ces beaux esprits qui s'érigent ainsi en censeurs de personnes respectables, ce serait de prendre à présent un tour nouveau; car, depuis Salomon, injures et louanges, tout a été dit, tout a été épuisé. Qu'ils essayent de se peindre eux-mêmes dans leurs écrits, qu'ils expriment le désespoir que leur cause la prospérité des grands, l'aversion qu'ils ont pour les talents et pour le mérite dont l'éclat les anéantit, qu'ils donnent à l'univers une grande idée des connaissances qu'ils ont dans l'art de régner. Il y a encore des<53> royaumes électifs : peut-être feront-ils fortune et les croira-t-on sur leur parole; au moins leur ingénuité nouvelle épargnerait-elle aux lecteurs l'ennui d'autres atrocités et d'autres impertinences. Si le peuple était sensé, on pourrait se rire des libelles, quels qu'ils fussent; mais ces indignes écrits sont un mal réel, parce que le monde peu instruit, enclin à croire le mal plutôt que le bien, reçoit avidement de mauvaises impressions qu'il est difficile de déraciner; de là naissent des préjugés souvent préjudiciables aux monarques mêmes.

Jamais nations n'ont poussé la satire plus loin que les Anglais et les Français; il n'y a guère d'homme connu dans ces monarchies qui n'ait essuyé quelques éclaboussures en passant. Quelles horreurs n'a-t-on pas publiées du Régent, duc d'Orléans! à quels excès ne s'est-on pas emporté contre Louis XIV même!

Louis XIV ne méritait cependant ni les louanges outrées ni les injures atroces dont il a été accablé. Ce prince avait été élevé dans une ignorance crasse; les amusements de sa première jeunesse furent de servir la messe au cardinal Mazarin; il était né avec du bon sens, sensible à l'honneur, plus vain qu'ambitieux; lui, qu'on accusa d'aspirer à la monarchie universelle, était plus flatté de la soumission du doge de Gênes que des triomphes de ses généraux sur les ennemis. Louis XIV eut des faiblesses; personne n'ignore ses attachements pour quelques dames de sa cour, que madame de Maintenon l'emporta sur les autres, et que, pour concilier sa conscience et son amour, il l'épousa secrètement; de là ces cris et ces clameurs, comme si tout le royaume allait périr, parce que le Roi avait le cœur sensible. Pendant que tant de libelles le déchiraient, lui et sa maîtresse, depuis sa cour jusqu'au plus petit commis de Paris, et ceux même qui écrivaient avec tant d'indécence contre lui, chacun avait sa maîtresse, et l'on condamnait comme un crime dans la conduite du Roi ce qu'on ne désapprouvait pas dans celle du moindre de ses sujets. C'est à ces<54> marques que la passion de l'auteur se déclare, et qu'il peint, sans s'en apercevoir, les traits de la haine et de l'animosité qui lui rongent le cœur.

Ce n'était pas sur ses amours qu'il fallait blâmer Louis XIV; s'il était répréhensible, ce fut pour avoir fait exercer des cruautés inouïes dans le Palatinat, et pour avoir autorisé Mélac à faire une guerre d'incendiaire et de barbare. On ne saurait non plus le justifier sur la révocation de l'édit de Nantes; il veut forcer les consciences, il en vient à des rigueurs excessives, et il prive son royaume d'un nombre de mains industrieuses qui transportent dans les lieux de leur asile leurs talents et la haine de leurs persécuteurs. Si j'en excepte ces deux taches qui obscurcissent la beauté d'un long règne, quels reproches peut-on faire à ce roi qui méritent des satires aussi amères que celles qu'on a écrites contre lui? Est-ce à des hommes abîmés de misères, qui n'ont pour talents qu'une malheureuse facilité d'écrire, à s'attaquer au trône de leurs souverains? Leur convient-il d'envenimer la conduite des grands, de s'acharner sur leurs faiblesses, de se faire une étude de leur trouver des défauts? Est-ce à des inconnus éloignés de toute affaire, qui voient le gros des événements sans savoir ce qui les amène, qui connaissent les actions sans en connaître les motifs, qui font le cours de leur politique dans les gazettes, à juger de ceux qui gouvernent le monde? Et leur ignorance même peut-elle servir d'excuse à leur témérité? Mais la malice les dévore, une fausse ambition les excite, ils veulent se faire un nom, et pour être connus ils imitent Érostrate.

Il y a eu un temps, il faut l'avouer, où la satire était à la mode; mais ce bon temps n'est plus. Il fallait naître sous le règne de Charles-Quint et de François Ier; alors les souverains étaient tributaires de l'Arétin; son silence était acheté, les bons mots qu'il supprimait étaient payés, et pour peu qu'un prince crût avoir fait une sottise, il lui en<55>voyait des présents. C'était alors qu'il y avait de quoi s'enrichir. Mais tout change, notre siècle est de mauvaise humeur, nos Arétins modernes, au lieu de trouver des récompenses, sont logés aux dépens des souverains qu'ils offensent, et on leur interdit surtout l'usage de leurs mérites et de leurs talents. Quelques exemples de cette nature n'intimident pas ceux qui sont nés avec l'amour de la belle gloire; avec moins d'encouragement que l'Arétin, ils vont leur train, et leur enthousiasme va jusqu'à leur faire affronter le martyre. Pour s'encourager et se déguiser à eux-mêmes leur noirceur, ils se persuadent qu'ils travaillent pour le bien public, qu'ils réforment les mœurs, et retiennent les grands par la crainte de leurs censures redoutables. Ils se flattent que leurs piqûres seront senties; il faut les renvoyer à la fable ingénieuse de La Fontaine, du Bœuf et du Ciron.55-a Des hommes puissants, dans leur fière et molle opulence, ou ignorent le coassement de ces insectes du Parnasse, ou, s'ils les entendent, ils les punissent.

Ni les médisances, ni les satires, ni les calomnies ne corrigent les hommes; elles aigrissent les esprits, elles les irritent, elles peuvent leur inspirer le désir de la vengeance, mais non celui de se corriger; au contraire, un injuste reproche prouve l'innocence, et nourrit l'amour-propre au lieu de l'éteindre. Les grands restent tels qu'ils sont; un courtisan, pour avoir été insulté dans un écrit indécent, n'en cultivera pas moins la faveur de son maître; les intrigues inévitables dans un lieu qui rassemble beaucoup de monde, et où il y a un conflit d'ambition, continueront dans les cours; les ministres poursuivront le train des affaires suivant l'impression que fait sur eux le point de vue dont ils les considèrent.

Les têtes sur lesquelles la puissance et le pouvoir sont le plus accumulés méritent plutôt qu'on les plaigne que d'être enviées; les<56> grands qui gouvernent la terre sont souvent découragés d'un ouvrage pénible qui n'a point de fin. Sans cesse obligés de vivre dans l'avenir par leurs réflexions, de tout prévoir, de tout prévenir, responsables des événements que le hasard, qui se joue de la prudence humaine, fait arriver pour rompre leurs mesures, accablés de travaux, les fatigues deviennent une espèce de soporifique qui à la longue assoupit les sentiments de la gloire, et les porte à désirer le repos philosophique d'une vie privée. Il est plus nécessaire de réveiller en eux ces sentiments de la gloire que de travailler à les étouffer; il faut encourager les hommes au lieu de les rebuter, et c'est ce que jamais libelles ne feront.

Peut-être quelqu'un pensera-t-il : il n'y a donc qu'à être puissant et absolu pour se livrer à toute la démence de ses caprices, pour ériger ses volontés en lois, et dès que l'on est inviolable, on peut tout enfreindre, d'autant plus que personne n'osera élever sa voix pour condamner des abus aussi intolérables de la domination. J'ose leur répondre que je conviens avec eux que ceux qui pendant leur vie sont au-dessus des lois par le souverain pouvoir, ont assurément besoin d'un frein qui les empêche d'abuser de la force pour opprimer les faibles ou pour commettre des injustices; mais que des scribes ignorants et obscurs ne sont pas faits pour être les précepteurs des rois; qu'il y a d'autres maîtres qui leur enseignent réellement leur devoir, qui prononcent leur arrêt, et leur apprennent sans déguisement ce que le peuple pense et doit penser d'eux; je veux dire l'histoire. Elle ne ménage point ces hommes redoutés qui ont fait trembler la terre; elle les juge, et, en approuvant leurs bonnes actions et en condamnant les mauvaises, elle instruit les princes de ce qui sera loué ou blâmé dans leur conduite; la sentence des morts apprend aux vivants à quoi ils doivent s'attendre, et sous quels auspices leurs noms passeront à la postérité; c'est à ce tribunal que tous les grands sont obligés<57> de comparaître après leur mort, et où les réputations sont fixées pour jamais. L'histoire remplace cet usage établi chez les Égyptiens, par lequel les citoyens étaient assujettis après la vie au jugement d'un conseil qui prononçait sur leurs œuvres, et défendait d'inhumer ceux dont les actions étaient trouvées criminelles. La postérité est impartiale; elle est exempte d'envie et de flatterie; elle ne se. laisse aveugler ni par des panégyriques ni par des satires; elle démêle l'or pur du faux aloi; le temps, qui révèle jusqu'aux choses secrètes, lui dévoile les actions des hommes et leurs motifs; il fait paraître, non un ministre encensé par des courtisans, non vin roi entouré d'adulateurs, mais l'homme dépouillé de toute décoration et de ce vain déguisement qui le travestissait. Ceux qui savent qu'ils ne sauraient éviter ce jugement doivent se préparer à y paraître sans tache. La réputation est tout ce qui nous reste après notre mort; ce n'est point un effet de l'orgueil que d'y être sensible; on doit même l'avoir très-fort à cœur, pour peu que l'on soit né avec de la noblesse et de l'élévation. L'amour de la vraie gloire est le principe des actions héroïques et de tout ce qui s'est fait d'utile dans le monde. Pourquoi un homme se fait-il tuer pour le service de la patrie, si ce n'est pour mériter l'approbation de ceux qui lui survivent? Pourquoi les auteurs et les artistes travaillent-ils, si ce n'est pour recueillir des applaudissements, pour se faire un nom, pour aller à l'immortalité? Cela est si vrai, que Cicéron, qui était rempli de la même ardeur, remarque57-a que non seulement les plus beaux génies de l'antiquité, mais les philosophes même des sectes austères mettaient leur nom à la tête d'ouvrages qui traitaient de la vanité des choses humaines. Ce désir de s'immortaliser est le mobile de nos travaux et de toutes nos belles actions. La vertu, il est vrai, a des attraits capables de la faire aimer pour elle-même des belles âmes; cela ne doit pas cependant nous<58> obliger à condamner les biens que le motif de la gloire opère;, quel que soit le principe. L'intérêt de l'humanité demande qu'on éprouve tous les moyens qui servent à rendre le genre humain meilleur et à dompter cet animal, le plus farouche de tous, qui s'appelle l'homme; il faut exciter, il faut aiguillonner les sentiments de la gloire, il faut sans cesse y encourager le monde. Malheur aux grands qui ne sont pas sensibles à cet aiguillon, et malheur à ceux qui le sont trop aux sarcasmes de la satire!

<59>

V. DISCOURS SUR LES LIBELLES.[Titelblatt]

<60><61>

DISCOURS SUR LES LIBELLES.

Il y a bien des façons de subsister dans le monde; l'industrie et l'esprit d'invention en fournissent tous les jours de nouvelles, sans compter les métiers ordinaires. Le seul talent décrire a enrichi les savants du fruit de leurs veilles; les auteurs du second ordre vivent par leurs libraires; les uns se nourrissent en faisant des vers, les autres en corrigeant les impressions, d'autres en copiant, d'autres enfin se chargent du noble emploi de découvrir les défauts des favoris de la fortune et des gens en place. Ils travaillent ingénieusement sur des caractères qui leur sont inconnus, ils peignent d'imagination, et comme leur pinceau est plus noir que celui de l'Espagnolet, leurs tableaux sont chargés d'ombres. Ils ont l'art de rendre leur héros odieux, et il faut avouer que ce beau talent leur rapporte encore. Cette dangereuse hardiesse gagne et se répand de nos jours; ces messieurs qui s'y livrent doivent craindre que leur nombre ne fasse baisser leurs honoraires, et ne les réduise enfin à la mendicité. Croirait-on bien qu'ils veulent s'attribuer les droits des censeurs de l'ancienne Rome? Je ne trouve qu'une petite différence : Rome élisait ses censeurs, et ces messieurs s'installent eux-mêmes; ils peuvent, comme les rois, s'écrire « par la grâce de Dieu et non par la faveur des hommes. » Il faut avouer que leur ouvrage leur coûte peu de travail; ce n'est pour la plupart qu'une déclamation d'injures, ou le fruit d'une ima<62>gination sombre et d'idées sinistres; ils trafiquent de ces injures, et ils les distribuent au gré des protecteurs qui savent reconnaître leurs services. On ne cesse de s'étonner de leurs témérités hardies, mais ils trouvent un asile dans leur obscurité. Ce qui les sauve, c'est le dédain avec lequel les hommes opulents et superbes traitent leurs libelles; leurs clameurs font un bruit discordant qui se dissipe dans l'air; ils me paraissent comme des mouches qui s'amusent à piquer un éléphant.

Il y a quelque temps que je voyageais en Hollande; passant par une ville, je fus obligé de m'arrêter dans une auberge; j'y vis entrer un homme assez bien vêtu qui avait la mine fière et le maintien imposant; il regardait avec un air de dédain ceux qui l'environnaient, et semblait prendre le genre humain en pitié. Je le pris pour un de ces messieurs qui représentent deux ou trois fois la semaine les rois sur le théâtre, et qui, à force de jouer ce rôle, croient enfin être rois en effet. La singularité de ce personnage me donna la curiosité de savoir qui il était; l'hôte, qui le connaissait, me dit : C'est un homme plus important que vous ne croyez; il a la faculté de faire et de défaire les réputations, mais, à l'exemple des conquérants, il est plus occupé à détruire qu'à élever. Il vit de sa plume, comme les cultivateurs, de leurs champs; ses meubles, ses vêtements, sa nourriture, tout est acquis aux dépens des grands seigneurs qu'il immole à leurs concurrents; il fait à peu près comme feu le cardinal de Polignac, qui, dit-on, sacrifiait au pape, pour chaque antique62-a qu'il avait la permission d'envoyer à Paris, quelque évêque janséniste qu'il faisait exiler; notre homme, de même, n'a pas un meuble dont il ne puisse nommer celui aux dépens de la réputation duquel il l'a acquis; il roule un grand projet dans sa tête, et s'il lui réussit, il ne voudra troquer<63> sa fortune ni avec Taxera63-a ni avec Schwartzau.63-a - Et peut-on savoir, dis-je, quel est ce merveilleux projet? Il s'agit, dit l'hôte, d'une bonne satire contre un souverain; s'il la rend bien forte et aussi maligne qu'on la lui demande, les honneurs s'accumuleront sur sa tête. Tout ce que je venais d'entendre augmentait en moi la curiosité de connaître cet original, et l'envie me prit de lier conversation avec ce despote qui osait juger les grands pendant leur vie comme les Égyptiens les jugeaient après leur mort. Je croyais reconnaître en lui l'esprit de ces papes qui excommuniaient les souverains et mettaient les royaumes en interdit; sur quoi j'avance, et j'aborde ce redoutable censeur. Il me reçut avec cet air de dignité ou d'impertinence dont les ministres les plus enflés de leur faveur accueillent ceux qui leur demandent des grâces; sa fierté, qui m'humiliait, me fit hésiter; cependant je m'encourageai, et lui fis un assez mauvais compliment sur le plaisir que j'éprouvais à faire sa connaissance. Après quelques propos vagues, je lui demandai s'il était content du métier qu'il faisait. Très-fort, repartit-il; j'ai des correspondances secrètes à plus d'une cour, et je tiens à quantité de seigneurs qui me craignent et me recherchent; je me suis fait un empire par mon industrie, je domine sans État, et je règne despotiquement sans puissance. - Mais, monsieur, lui dis-je, votre empire est-il bien solide, et n'avez-vous pas à craindre ces revers auxquels l'élévation est si exposée? - Qu'aurais-je à appréhender, repartit-il; on ne saurait me détrôner; je gouverne les esprits, et tant qu'il restera des plumes et de l'encre dans le monde, j'irai mon train. Du fond de mon cabinet je règle les destins de ceux qui oppressent l'univers; j'ai entre mes mains la réputation de tous ces grands devant qui le peuple se prosterne; quand il me plaît, je les fais sécher de dépit, je leur porte le désespoir au cœur, et<64> je leur enlève le fruit de toutes les faveurs dont les comble la fortune. - Ah! m'écriai-je, quel plaisir inhumain pouvez-vous trouver à faire des malheureux, si tant est que vous en fassiez? Êtes-vous donc né avec les inclinations de ces génies malfaisants qui éprouvent une cruelle joie, à ce qu'on dit, en persécutant le genre humain? Ah! monsieur, de grâce ... - Quoi! dit-il en m'interrompant, croyez-vous que je sois à l'eau rose? Je laisse les scrupules et ces petites délicatesses aux esprits timides; pour moi, je me plais à humilier la vanité et l'arrogance de ceux qui n'ont rien à craindre, à attrister et à désoler ces hommes durs qui ne compatissent jamais aux misères publiques, et à faire sentir quelque mal à ceux qui en font tous les jours. - Ah! monsieur, je vous demande grâce, lui dis-je, pour le genre humain; ne pensez pas qu'il soit aussi pervers que vous vous le figurez. Il est vrai, le vice couvre la terre, mais l'infection n'est pas générale; ne croyez pas que la prospérité soit incompatible avec la vertu; du moins distinguez ... - Je ne distingue rien, repartit-il, tous les hommes sont mauvais, donc je puis tous les attaquer en bonne conscience. - Vous ne l'avez pas délicate, dis-je, à ce qu'il paraît. - Et qui me nourrirait? reprit l'autre; quand j'ai faim, de quoi vivrai-je? Car enfin, de nos jours, il faut faire figure, ou l'on est méprisé; personne ne paye mon silence, mais on paye chèrement mes ouvrages, et je ne travaille que sur le cœur de l'homme. - Quelle chute, m'écriai-je, pour un souverain si despotique, pour ce censeur si craint et si redouté, pour ce juge suprême de tous les grands de la terre! Quoi! Crésus au milieu de ses trésors est à l'aumône! ... - Trêve de badinerie; ma royauté ne me nourrit qu'à mesure que j'en fais les fonctions; je suis, il est vrai, plus absolu que les rois; ils sont les esclaves des lois, ils ne peuvent punir ou récompenser que selon qu'elles le permettent, ils ne peuvent rien pour la gloire, ils ne la donnent ni ne l'ôtent; au lieu que je me rends l'arbitre de l'opinion du public, et que, par l'ascendant que j'ai pris sur lui, il se forme<65> l'idée des personnes selon que je les lui peins, et, de même que les rois, je reçois des subsides que la méchanceté des uns me paye pour révéler la turpitude des autres; cela fait que je taxe les seigneurs et les princes, ils sont mes esclaves, je vends leur nom plus ou moins cher, selon que je trouve des difficultés à ravaler leur mérite; je mets à contribution la haine et l'envie; je ne me borne pas aux particuliers, le trône n'a rien qui m'effraye; tel que vous me voyez, sans trésors et sans troupes, je déclare la guerre aux rois et les attaque, quelque puissants qu'ils soient. - En vérité, vous risquez beaucoup, lui dis-je : la guerre a ses hasards, et vous pourriez un jour essuyer de ces revers que les plus grands capitaines ont éprouvés, être battu à plate couture. - Trêve de plaisanterie, reprit-il; ces princes, ces monarques ne savent pas se servir de mes armes; à peine peuvent-ils signer leur nom; s'ils voulaient se battre à coups de plume, vous verriez beau jeu, leurs écrits seraient rebutés, et l'on ajoute foi aux miens. Ce qui me rend redoutable, c'est que je suis le précepteur du public; je dirige ce que je veux qu'il pense. - Mais, lui dis-je, les souverains n'auraient pas besoin de se servir de la plume ... - Tout beau, reprit-il, je crois que vous allez sur mes brisées. - Dieu m'en garde, lui dis-je, monsieur, si ce n'est peut-être que quelque vertu ne vous soit échappée, comme aux corps des saints, qui opère sur moi. Mais pour en revenir à notre sujet, apprenez-moi, de grâce, comment vous parvenez à décrier ceux sur lesquels la médisance n'a point de prise. - N'ai-je pas de l'imagination? repartit mon homme : est-il plus difficile de faire une satire qu'un roman? qu'en coûte-t-il de composer des anecdotes secrètes, de fabriquer des histoires qui aient de la vraisemblance? Car le degré de probabilité qu'on a l'art de donner aux contes qu'on publie est précisément ce qui les accrédite le plus; et après tout, est-il si difficile de donner des ridicules aux hommes?

Il était sur le point de me révéler tous ses secrets, lorsque je ne<66> pus m'empêcher de lui dire que je me trouvais très-heureux que la fortune ne m'eût pas élevé dans un rang où j'eusse risqué de tomber sous ses mains, et que je bénissais le ciel de ma médiocrité, qui ne me rendait pas assez important pour être produit par lui aux yeux du public. Je ne puis vous dissimuler, ajoutai-je, qu'en votre place je craindrais ces hommes puissants qui ont les bras si longs, qu'ils atteignent partout, d'autant plus que, comme vous affectez un gouvernement tyrannique, il me paraît que vous vous préparez la destinée des tyrans. Sur quoi notre personnage entra dans un héroïque et noble enthousiasme, et me fit sentir qu'il n'y avait rien de plus illustre ni de plus courageux que de risquer les entreprises hardies, que l'on ne payait point les personnes qui marchent dans les rues, mais bien celles qui dansent sur la corde, et que ce n'était qu'en formant des projets difficiles et hasardeux que l'on faisait passer son nom à l'immortalité; il m'étala avec faste les sentiments de fermeté et de constance de son âme. Oui, ajouta-t-il, je m'exposerais gaiement au plus cruel martyre pour soutenir mon indépendance, ma liberté, mes droits, et la satisfaction intérieure que je trouve à gloser sur toute la terre. - C'est bien dommage, lui dis-je, que vous ne soyez pas venu au monde durant les premiers siècles de l'Église; votre nom aurait éclaté durant les persécutions, il serait à présent dans la légende, et sans doute que votre fête serait chômée. Mais je crains bien qu'il n'en arrive tout autrement que vous ne pensez, et qu'après avoir un temps servi d'instrument aux vengeances sourdes d'illustres envieux, vous ne finissiez tragiquement, sans gagner pour votre nom la célébrité que vous attendez.

Il allait me répondre, lorsque quelqu'un qui avait entendu la fin de notre conversation s'approcha de nous, et s'avisa de lui conter sèchement et avec assez d'indiscrétion la fameuse histoire de la cage de fer où, dit-on, Louis XIV fit enfermer un déclamateur de ce genre qui avait exercé son talent contre ce prince. Notre homme dit qu'il<67> régnait toutes les années des fièvres malignes au printemps, mais que tout le monde n'en mourait pas; que les grands ne connaissaient point la valeur des bons mots; que ce siècle était très-difficile, et qu'il le devenait toujours davantage; que l'on faisait trop peu de cas du mérite et des talents. Mais je m'aperçus que depuis l'histoire de la cage de fer il avait changé de physionomie; en effet, il devint rêveur et taciturne. Comme je le vis si sombre, je le quittai, et l'abandonnai à ses tristes réflexions. Ne peut-on pas conclure de tout cela que, quand même la méchanceté étoufferait les remords, elle n'est jamais sans appréhensions cruelles, et qu'une vie vertueuse est la seule tranquille?

<68><69>

VI. RÉFLEXIONS SUR LES RÉFLEXIONS DES GÉOMÈTRES SUR LA POÉSIE.[Titelblatt]

<70><71>

DOUTES SUR LES RÉFLEXIONS DE M. D'ALEMBERT SUR LA POÉSIE.

Moi indigne, le dernier des poëtes français, je prends la défense de mes confrères et de leur art enchanteur, dans le silence de l'univers, contre la secte pernicieuse des géomètres qui l'attaquent. N'a-t-il autre chose à faire que cela? diront ces méchants géomètres. Cela se pourrait, leur répondra-t-on; mais l'honneur d'un art divin à venger, et l'esprit de corps que l'on prend en devenant poëte, forcent à l'action et à rompre un silence qui deviendrait criminel, si on le continuait quand il s'agit d'un si grand intérêt. Venons au fait.

Les géomètres prétendent que des personnes qui ont aimé la poésie dans leur jeunesse la trouvent ennuyeuse dans leur décrépitude. Tant pis pour eux; mais que cela prouve-t-il? Quelle est l'intention des géomètres en avançant le fait? Je crois que je la devine, et suis en conscience obligé de la révéler. Les vieillards sont des gens sages, disent-ils, revenus des erreurs et des préjugés de la jeunesse, instruits par une longue expérience, et considérés du public. Si nous prouvons qu'à cet âge ces sages sont dégoûtés de la poésie, nous dénions la poésie, et en même temps nous faisons honte à toutes les personnes qui veulent passer pour raisonnables, de s'y attacher. Par là nous affaiblirons considérablement son parti, et nous les amuserons délicieusement avec nos courbes, nos tangentes, nos cycloïdes, notre chaî<72>nette et toutes les gentillesses que nous possédons, et dont jusqu'ici le débit a été fort mauvais. Quelle conspiration, et que d'ennui se répandrait sur la surface de la terre, s'il leur était possible d'exécuter leur projet!

La poésie est une peinture vive et harmonieuse de tous les objets de la nature et des sentiments du cœur. Or, je soutiens qu'étant telle, on ne peut s'en dégoûter sans avoir perdu le tact de l'âme, à moins de l'avoir eu toute sa vie paralytique.

Ainsi la poésie ne saurait sortir de mode; elle peut être mieux produite dans un temps que dans un autre; cela dépend du génie ou du peu de talents de ceux qui la cultivent.

Les sonnets, virelais, ballades, bouts-rimés ont été négligés avec raison, parce que leur succès, s'ils réussissent, n'est point acheté par la peine qu ils coûtent. L'élégie est plus à la mode que jamais. On ne fait que changer son nom. Le quart des bonnes tragédies sont-elles autre chose? Une élégie d'appareil déplaît, parce que ce sont des sentiments feints, et que la plupart des auteurs l'allongent trop, ce qui la rend ennuyeuse. On a partagé le département des églogues; ce qui est description champêtre entre dans une infinité de pièces d'agrément, et l'amour, partout où on peut le mettre dans les premiers âges de l'univers. La principale richesse consistait dans les troupeaux. Les pasteurs qui avaient les bergeries les plus nombreuses étaient grands seigneurs, et leurs troubadours représentaient par leurs chants les charmes de la vie champêtre. Théocrite, qui touchait à ces temps, représentait ces mœurs dans ses idylles, et elles plaisaient, parce que la mémoire n'en était pas effacée chez les Grecs. Virgile imita Théocrite, et les Romains instruits dans la belle littérature des Grecs goûtaient leurs ouvrages, quoique les mœurs fussent déjà fort changées. Mais dans le siècle de luxe et de mollesse où nous vivons, nos mœurs sont devenues l'opposite de celte simplicité douce qui régnait dans ces premiers temps. Les bergers que nous voyons sont des gueux à<73> demi abrutis par le commerce perpétuel qu'ils ont avec leurs troupeaux. Il n'y a plus moyen d'en faire des Amaryllis ou des Tircis, et par conséquent ils ne peuvent plus jouer de rôle. Cependant nous avons le Ruisseau de madame Deshoulières, qui est une pièce charmante, et nous plaignons bien les algébristes, auxquels elle n'a pas l'honneur de plaire. La satire en vers, loin d'être ennuyeuse, a un sel qui réveille et qui plaît, parce que l'homme est né malin; mais elle est plus dangereuse que la prose, à cause qu'elle se retient facilement. Ses hémistiches deviennent proverbes, et malheur au nom qui s'y trouve enfermé! La satire en prose a l'avantage de s'oublier plus tôt, et s'il faut de la satire, elle est plus compatible avec l'humanité. Les petits vers, s'ils ont de la gaieté, de la naïveté et de la gentillesse, sont le siége de la bonne plaisanterie. S'il y en a de mauvais, cela n'empêche pas que les bons ne fassent les charmes des sociétés; mais nos géomètres, qui sont perchés sur l'anneau de Saturne, ne savent pas ce que c'est que tout cela; la vapeur des équations les empêche de savoir ce qui se passe sur ce petit globe terraqué.

Le peuple versificateur est bien à plaindre d'être foudroyé par des curvilignes. Cependant il ne se croit pas perdu, et il est persuadé que trente bons vers font plus de plaisir au public que tout le calcul des éphémérides ne lui en fera jamais. Voici encore un autre tour dangereux de ces barbares géomètres. Ils s'en prennent aux poëtes médiocres, dont par malheur le nombre abonde, et, faisant entrevoir que leur crédit baisse, ils veulent en tirer des principes dont les conséquences tendront à la ruine de la poésie; et cela est si vrai, qu'ils déclarent que Virgile n'a pas l'honneur de les amuser. Ils en attaqueraient encore bien d'autres, mais ils craignent les vivants, et les morts ne mordent point; qu'ils se barbouillent d'algèbre, qu'ils pâlissent sur leur calcul infinitésimal, qui est la chose la plus amusante du monde : mais qu'ils s'abstiennent en même temps de porter la guerre dans une<74> province voisine dont ils ne connaissent ni les lois ni les coutumes, et où ils embrouilleraient tout sous le prétexte spécieux de réformer les abus.

Messieurs les géomètres voudraient être les maîtres du genre humain. Ils se saisissent de la raison comme si eux seuls avaient des droits sur elle; ils vous parlent avec emphase de l'esprit philosophique, comme si on ne pouvait le posséder que par ab minus x, et cent choses pareilles. Qu'ils sachent que la raison appartient à tous les états de la vie, et que l'analyse, la méthode et le jugement sont aussi nécessaires au poëte qu'au calculateur.

En fait de poésie, la raison se prête aux charmes de l'imagination; elle ne dédaigne point le merveilleux, pourvu qu'il ne soit pas extravagant; elle examine sévèrement les pensées, l'exactitude grammaticale, l'invention, le nœud, le développement des pièces, les caractères, s'il y en a, l'ordre, la méthode, la tissure de l'ouvrage, le dialogue, si c'est un drame; mais elle laisse à l'oreille à juger de l'harmonie, et au goût à décider de certains agréments qui plaisent dans un pays et déplaisent dans un autre. Varignon74-a n'a aucun théorème pour former le goût ou l'oreille; Duverney74-a doit s'en tenir à son scalpel, et c'est à un Despréaux à juger les poëtes. Un certain géomètre qui a perdu un œil en calculant74-b s'avisa de composer un menuet par a plus b. Si on l'avait joué devant le tribunal d'Apollon, le pauvre géomètre courait risque d'être écorché vif comme Marsyas.

La poésie est instructive dans le poëme épique, dans le dramatique, où elle représente de grandes vertus et de grands vices; elle reprend aigrement dans la satire; elle corrige les mœurs en badinant dans la comédie, ou en se déguisant dans l'apologue; elle délasse,<75> amuse et réjouit dans d'autres pièces. Cicéron, ce père de la patrie et de l'éloquence, avoue75-a qu'il se délassait le soir des fatigues du barreau par les charmes de la poésie. Les plus beaux génies de l'antiquité faisaient leurs délices de cet art divin. La poésie a des genres différents, tous ont leur mérite; n'en excluons aucun, et gardons-nous de ces sauvages calculateurs qui veulent diminuer le nombre de nos plaisirs.

Ces sauvages mesurent tout avec la même toise, le théorème comme une épigramme, et ils voudraient soumettre à l'algèbre l'Art poétique de Despréaux comme le calcul des forces vives. Qu'ils apprennent qu'on ne calcule ni le sentiment ni le plaisir. Qu'ils se défient de leurs organes engourdis par l'opium du calcul intégral et infinitésimal. Ces barbares prétendent nous couvrir de ridicule en rapportant qu'un grand poëte s'était vanté d'avoir mis le mot de perruque dans un vers;75-b qu'ils ne rougissent donc pas d'apprendre ce qu'ils traitent en air de dédain et d'orgueil.

La poésie française attache par délicatesse une idée basse à de certains mots populaires, qu'il faut périphraser quand on a absolument besoin de s'en servir; cette gêne coûte, parce qu'il faut exprimer une idée commune par un tour noble. Racine a même singulièrement réussi à enchevêtrer de ces termes bas entre des épithètes nerveuses qui les éclipsaient, pour ainsi dire. En voici un exemple :

Et son corps désormais privé de sépulture
Des chiens dévorants deviendra la pâture.75-c

<76>Il faut avoir fait soi-même beaucoup de vers pour sentir tout le mérite de la difficulté vaincue; mais qu'est-ce que des vers pour des despotes du firmament? Ces mêmes despotes ont observé, à ce qu'il paraît, par un tube défectueux, que les vrais poëtes dédaignaient les idées riantes; ils n'en ont point eux-mêmes, les pauvres gens, et ils l'avouent assez naturellement, quand ils nous assurent qu'ils s'ennuient de tout. Laissons-les bâiller tout à leur aise, fût-ce au troisième ciel, et ne renonçons aux idées riantes que dans les tragédies et les élégies. Ils ne s'en tiennent pas là, tout en bâillant; ils veulent nous enlever la province de la mythologie; mais nous les accablerons des foudres du redoutable Despréaux :

Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,
De donner à Thémis ni bandeau, ni balance, etc.76-a

Ils veulent bannir l'ancienne mythologie pour que nous en imaginions une nouvelle, pour nous mettre aux prises avec ces bourreaux sacrés dans les mains desquels leur Galilée a pensé périr. N'en faisons rien, mes frères, et conservons nos possessions. Qu'importe quel ancien a inventé ces ingénieuses allégories? Servons-nous-en avec jugement et dans les endroits convenables; il n'y a qu'à savoir les mettre en œuvre. S'imaginent-ils qu'on a de nouvelles pensées? Ils se trompent : la sphère de nos idées n'est pas aussi étendue qu'on veut le croire; la plupart des pensées ne paraissent nouvelles que par le tour et la manière dont on les présente; nous resserrer dans nos possessions, c'est nous appauvrir, et notre art veut de la profusion et de l'abondance. Cicéron76-b veut qu'il y ait du superflu à élaguer à un jeune orateur. Il a raison, et nous l'en croirons plutôt qu'Euclide, tout Euclide qu'il est. Salomon l'avait déjà pensé, que tout était dit de son temps. Il ne s'est pas trompé, à l'exception de quelques absur<77>dités métaphysiques, difficiles à deviner que l'esprit humain les enfanterait et en fournirait un système redoutable. Mais voici quelque chose de plus : Leibniz et Newton ont eu l'invention de ce béni calcul infinitésimal presque en même temps. Or, si deux géomètres se rencontrent sur les idées les plus abstraites, si les autres calculent éternellement des courbes, par quel droit nous interdira-t-on de faire usage de la mythologie ancienne? N'y avons-nous pas autant de droit qu'eux au système de Newton ou de Des Cartes? Je le répète, le monde réel et imaginaire est de notre domaine. Faisons usage de tout, en suivant l'exemple de la nature, qui se répète dans ses productions sans s'imiter.

Ah! messieurs les géomètres, que vous êtes de singuliers raisonneurs! Vous ne trouvez point de prise sur Anacréon : vous commencez par rabaisser son genre, et vous finissez par dire que ce doit être un original sans copie. Nous autres poëtes, nous vous demandons humblement pardon de ce que votre tribunal impérieux a si peu d'autorité sur nous. Il faut que quelque nombre vous ait trompé dans ce calcul; car vous permettrez qu'on apprenne à vos grandeurs qu'un certain Chaulieu et un certain Gresset ont heureusement imité cet Anacréon, qu'il y a des choses charmantes dans leurs ouvrages, sur lesquels vous n'avez pas abaissé les yeux, et qu'en un mot vous parlez de nos auteurs comme ceux qui font, de leur cabinet, la description d'une cour où ils n'ont jamais été. La poésie, messieurs, n'est point un art d'imagination, mais d'imitation :

Ut pictura poesis erit.77-a

Je vous l'ai dit, il faut peindre tous les ouvrages de la nature et les passions de l'âme, mêler la force à la douceur, instruire et plaire. C'est en quoi réussissent les poëtes que la nature a doués de génie et de talent. Et si de mauvais poëtes, comme moi par exemple, ne réussissent pas, cela ne prouve rien contre l'art. Il conserve un caractère<78> de beauté indélébile que mille Chapelains78-a et mille Pradons78-a ne lui feront pas perdre.

Après tous les sujets de plainte que nos ennemis nous donnent mes frères, voici un sujet de reconnaissance. Ils s'abaissent à nous appliquer les termes sublimes de leurs hautes sciences. Ils nous honorent de celui de formules, dont nous leur rendons grâce; c'est pour nous dire que nos formules sont insipides dans la prose. La poésie est le langage des dieux, et la prose celui des crocheteurs. Or, comme des langues aussi différentes doivent avoir des phrases qui le soient, je ne vois pas de quoi ils se scandalisent. Serait-ce que de certains mots comme naguère, trépas, coutelas, coursier, qui sont affectés à la poésie noble, ne se trouvent point dans leurs équations? La poésie a sans doute des phrases qui se rendent différemment en prose qu'en vers. Par exemple, Voltaire dit :

Oui, Mitrane, en secret l'ordre émané du trône
Remet entre tes bras Arzace à Babylone.78-b

Le prosateur dira : « L'ordre en secret émané du trône, Mitrane, remet entre tes bras Arzace à Babylone. » Si nous n'avons pas eu l'honneur de les comprendre, nous les supplions de vouloir nous éclaircir leurs idées sublimes, que nous serions, sans cela, tentés de trouver obscures. La poésie a ses règles, la prose a les siennes; ce sont les lois de Sparte et d'Athènes, dont chacunes étaient adaptées au génie de la nation pour laquelle elles étaient faites. Peut-être encore ces nouveaux législateurs ont-ils voulu nous apprendre que la prose a des règles différentes des nôtres, et en ce cas nous les remercions de la profondeur et de la nouveauté de la remarque dont ils daignent nous honorer. Cependant il me souvient d'en avoir ouï parler quelque part, et, si je ne me trompe, car je ne suis pas infaillible, c'est un larcin que,<79> tout géomètres qu'ils sont, ils ont fait à Vaugelas.79-a Or, je leur demande si c'est un vice à la poésie d'être supérieure à la prose; si une cadence d'un air de trois temps sera réputée mauvaise parce qu'elle ne peut pas entrer dans un air de quatre temps. Heureusement que nous ne raisonnons pas ainsi, ou, comme on saurait bien nous le reprocher, que nous ne sommes pas géomètres, et que nous ne savons ce que c'est que l'esprit philosophique. Pour eux, ils ont le privilége d'avancer autant de paradoxes qu'il leur plaît. Tout sophisme est sanctifié par l'esprit géométrique. Voici une nouvelle découverte : ils nous avertissent que le siècle se refroidit sur l'ode. En ce cas nous le réchaufferons. Cependant examinons, avant toute chose, si le fait est certain. Je vois qu'Horace et Rousseau sont entre les mains de tout le monde, et que des personnes d'esprit en font leurs délices. Ils ont la réponse prête : « Tant pis pour ces gens, diront-ils, ils n'ont pas l'esprit philosophique. » C'est l'abrégé des controverses, et cette formule mène à de promptes conclusions. Nos nouveaux pédagogues nous instruisent que l'ode doit être sublime d'un bout à l'autre; et moi, je les supplie de lire le Traité du Sublime de Longin,79-b qu'assurément ils ne connaissent pas. Mais les promptes décisions ont quelque chose d'imposant qui les contente plus que des discussions de matières aussi puériles. Si cependant nous osions les instruire à notre tour, nous prendrions la liberté de leur apprendre en toute humilité qu'il y a plus d'un genre d'odes. Il y en a de pindariques, où l'on fait entrer autant de pensées sublimes que l'on peut; il y en a de moins élevées qui ne manquent pas d'agrément; en un mot, chez nous le style doit se proportionner au sujet : nous enflons toutes les voiles de l'éloquence quand il faut dépeindre Jupiter foudroyant les Titans; nous diminuons de ton, s'il<80> s'agit d'Apollon qui poursuit Daphné, et nous le rabaissons encore d'un carat, s'il faut chanter l'histoire d'Argus. Quel effort de modestie! Nos despotes curvilignes avouent qu'ils ne savent ce que c'est que le beau désordre de l'ode : et j'ose conclure de là que le reste de leurs connaissances poétiques ne sont pas plus étendues. Pour leur expliquer cependant ce que c'est que ce désordre de l'ode, ils permettront qu'on leur apprenne qu'autrefois Apollon rendait des oracles par le ministère d'une prêtresse, ou pythonisse. Elle entrait en fureur, et proférait les paroles sacrées avec enthousiasme. On suppose donc que le poëte ressent une inspiration toute pareille; l'esprit alors transporté avec rapidité passe des idées intermédiaires qui servent à la liaison du discours commun et auxquelles un lecteur sensé supplée facilement, et l'enthousiasme le pousse aux objets les plus frappants, négligeant le reste comme des bagatelles qui ne mènent pas directement au fait. Ainsi ses paroles se précipitent pour ne dire que de grandes choses; ces coups de force ne peuvent pas se soutenir à la longue; les poëtes judicieux les lancent comme des traits de lumière, pour rabaisser ensuite de ton, par la raison que tout ce qui est de la grande vivacité doit être court, comme le sont les plaisirs les plus sensibles de l'humanité.

Oserions-nous demander ce que dirait de ce raisonnement un écolier de logique : « Il a paru de mauvaises odes, donc le siècle s'est dégoûté des odes. » Ne verrait-il pas que le siècle se dégoûte des mauvaises odes, mais non pas du genre? Enfin, nos législateurs se déclarant, ils publient leurs lois, nous leur en faisons des remercîments. Apparemment que Racine, Boileau et Voltaire faisaient des vers sans règles, et qu'il en fallait établir pour l'avenir; mais ils ne disent rien que l'on ignore, et peut-être permettront-ils qu'on leur fasse comprendre le sens de certaines choses qu'apparemment ils ne se sont pas donné le temps de débrouiller. On veut que le vers soit aussi naturel<81> et aussi exact grammaticalement que la prose ne pourrait s'exprimer mieux. C'est le grand mérite de Racine, et qui fera durer sa réputation tant que la langue française ne se corrompra pas; mais ce n'est pas à dire qu'il n'y ait des exceptions pour la poésie, et qu'il faille absolument la juger comme de la prose. L'ellipse est une beauté en vers; Racine a bien dit :81-a

Je l'aimais inconstant; qu'aurais-je fait fidèle?

C'est dans un moment de passion qu'Hermione s'exprime ainsi. En prose il faut nécessairement : « s'il eût été fidèle. » Donc, en jugeant Racine sur les règles des despotes, ce vers ne vaudrait rien. J'en conclus donc que des lois qui ne sont pas justes ne valent rien; et si je conclus mal, vous verrez que c'est pour n'avoir point l'esprit philosophique.

On demande d'un poëte de la justesse dans les pensées, une élégance harmonieuse et continue, de l'ordre et de la liaison dans les idées, un ton proportionné au sujet qu'il traite, des grâces, de l'abondance et de la variété, surtout l'art de plaire. Tout cela sont des dons de la nature qu'on appelle génie et talent, qui se perfectionnent par l'étude des bons auteurs, et se raffinent par le goût. Nous osons répondre que ceux qui seront doués de ces faveurs divines n'auront pas besoin d'un privilége de nos despotes pour trouver des lecteurs et des admirateurs. Ces talents vraiment divins sont si rares chez toutes les nations policées et dans tous les âges, que les noms de ceux qui les ont possédés ne parviendront jamais à charger la mémoire des amateurs. Peut-être nous serait-il permis d'avancer que les géomètres ont été plus communs, parce qu'avec de l'application et un calcul tout mécanique, cave des courbes qui veut. Mais nous nous abstiendrons d'avancer une assertion aussi téméraire, hérétique et sentant<82> l'hérésie; nous nous contentons d'assurer que la poésie exige le plus grand génie, joint à une imagination vaste, mais réglée.

Je commençais à trembler en voyant les nouvelles règles des géomètres législateurs de la poésie, et je ne craignais pas sans raison qu'il ne leur prît fantaisie de supprimer la rime et d'établir à sa place des chiffres au bout des vers, en valeur de certain nombre de syllabes. Cela les aurait peut-être réconciliés avec la poésie, et ils auraient acquis des droits légitimes sur les vers qu'ils se seraient assujettis par les nombres et les calculs. Mais, heureusement pour nous, cette idée ne leur est pas venue; ils ont la grâce d'approuver la rime et de la trouver même nécessaire à la versification française. Nous sommes humiliés de ce qu'ils promulguent leurs lois si sèchement sans les motiver. Nous devions nous flatter qu'ils auraient employé leur esprit philosophique à examiner si c'est la rime ou le mètre qui rendent nos grands vers monotones. S'il y a quelque chose qui peine à la longue dans la lecture de ces vers, c'est le retour perpétuel de la même cadence, inconvénient auquel il serait facile d'obvier par le mélange de différents mètres. Nous pensions que nos pédagogues auraient fait quelque réflexion physique prise des sens par rapport à la rime, qu'ils auraient justifié le sentiment du plus grand poëte de nos jours. Le peintre et le sculpteur doivent travailler pour les yeux, le poëte et le musicien, pour les oreilles; chaque artiste est adressé au tribunal du sens pour lequel il travaille. C'est donc aux oreilles et non aux yeux à juger de la rime. Mais des géomètres qui prostitueraient leur génie à ces détails croiraient employer la massue d'Hercule pour écraser des cirons. Ces mêmes géomètres prétendent bannir la poésie de la musique et la remplacer par une prose cadencée. Nous avons lieu de croire qu'ils étaient en extase de l'harmonie des sphères célestes quand cette pensée leur est échappée. Ce n'est pas de la prose qu'il faut à la musique, mais, s'il faut le dire, des vers dont les rimes soient toutes<83> masculines; nous qui n'imposons pas des lois en despotes, nous sommes obligés de rendre raison de nos opinions. Voici les miennes. Dans la déclamation, l'e muet ne choque point l'oreille, parce que la langue française n'appuie pas sur la dernière syllabe. Il n'en est pas ainsi de la musique; la note jointe sur la dernière syllabe oblige d'appuyer, et cette espèce de tenue rend l'e muet, qui de soi-même est sourd, désagréable et choquant.

Nos géomètres nous ramènent pour la seconde fois leur vieillard sur la scène. Comme il paraît que c'est leur argument favori, examinons-le attentivement, et voyons si en effet il peut prouver contre la poésie. Pour prouver que la poésie n'est qu'un amusement frivole, il faudrait que dans tout l'univers, à un certain âge de raison, tout le monde se dégoûtât de la poésie, comme les enfants, des poupées, sans que des choses étrangères s'en mêlassent; mais qu'il y ait à Paris quelque vieillard qui radote, qu'il y en ait de misanthropes, hypocondres, malades, paralytiques, apoplectiques, que cela prouve-t-il, sinon qu'un vieillard malade et chagrin n'est plus susceptible des plaisirs dont il jouissait dans sa jeunesse? Qu'un Pascal, qu'un Malebranche n'aient pas aimé la poésie, et que ces deux grands hommes d'ailleurs en aient jugé comme des imbéciles, cela prouve qu'on parle de travers de ce qu'on ne connaît pas, et c'est une grande leçon pour le vulgaire et pour les philosophes mêmes de s'instruire avant de décider. Nous consentons donc de bon cœur que tous les vieillards qui ont les ressorts de l'âme usés ne lisent plus de vers, et qu'ils se fassent géomètres.

Il semble que notre législateur s'adoucisse quelquefois. Il fait grâce à Racine; et pourquoi ne traite-t-il pas de même les bonnes pièces de Corneille, et Boileau, ce vrai législateur du Parnasse, et Rousseau, l'Horace français? Il semble que La Fontaine l'emporte sur les autres; mais voici ce qui démasque encore les funestes intentions des géo<84>mètres. Après nous avoir donné selon leur style des lois rigoureuses, ils s'avisent ici de nous présenter pour modèles les aimables négligences de La Fontaine. La dialectique des algébristes est en vérité incompréhensible pour nous autres pauvres poëtes, qui nous contentons de raisonner selon les règles ordinaires de la logique. Mais rapportons leurs propres paroles :

« L'esprit exige que le poëte lui plaise toujours, et il veut cependant des repos; c'est ce qu'il trouve dans La Fontaine, dont la négligence même a ses charmes, et d'autant plus grands, que son sujet la demandait. » Ainsi les géomètres se reposent dans la négligence des poëtes, et il y a des sujets qui demandent des poëtes négligents. Voilà des jugements de philosophes. Il est clair que ces gens se moquent de nous, et qu'ils ne veulent dominer au Parnasse que pour y mettre tout en combustion et en désordre. S'ils s'ennuient de Virgile, c'est pour le décrier, et pour insinuer que sa réputation ne subsiste que par un préjugé d'école : s'ils louent le Tasse, la raison en est qu'après avoir abattu Virgile, il ne faut que deux coups de plume pour découvrir les absurdités du Tasse et pour le perdre à son tour; et quand il n'y aura plus de poëme, le public s'amusera avec des courbes de toutes les espèces. Les dames calculeront les précessions équinoxiales à leur toilette. Les propos de ruelles rouleront sur les angles d'incidence et de réflexion, sur les sections coniques, et sur toute l'algèbre de l'univers. J'ose cependant avertir nos législateurs curvilignes que cet heureux temps n'arrivera pas, ou que, s'il arrive, il ne durera guère. Citoyens de l'Empyrée, ils ne connaissent pas les hommes; ce serait leur rendre un triste service que de les détromper de la poésie et de leurs plaisirs, ne fussent-ils qu'erreur et qu'illusions, et de les priver d'un art charmant qui adoucit leurs mœurs, console, élève l'esprit, et les amuse.

Au reste, nous ne prétendons pas que tout le monde ait le même<85> goût; nous ne forçons pas ceux qui aiment la poésie à lire préférablement un auteur à un autre; mais nous pensons qu'il est injuste qu'on fasse de ses goûts des lois générales pour le public.

O mes frères en Apollon! c'est à présent à vous que je m'adresse, après vous avoir découvert les tours rusés et fallacieux dont nos ennemis se servent pour nous perdre. Vous voyez que ces géomètres portent la guerre dans nos États, qu'ils veulent nous enlever la province de la mythologie. Préparons-nous à temps à nous défendre, et comme les Romains réussirent par la diversion de Scipion à transporter la guerre d'Annibal sur les terres de Carthage, faites-en de même, portez la guerre sur le terrain de l'ennemi. On nous accuse que nous nous parons des plumes de la mythologie. Prouvez-leur que leur Newton est un plagiaire qui a pris son calcul du mouvement des planètes de Huyghens, son attraction des vertus plastiques ou vertus occultes des platoniciens, qui a pris le vide d'Épicure, et a donné de l'existence au rien, et, ce qui pis est, qui a calculé le rien. Voici comment. Toutes les planètes nagent dans le vide; or, la distance qu'il y a d'une planète à l'autre est calculée; par exemple, on compte trois millions de lieues d'ici à Jupiter. Voilà donc trois millions de riens calculés; or, ce qu'on calcule existe; donc le rien ne peut pas exister. C'est en les attaquant que vous les réduirez à vous offrir la paix, et les conditions seront que désormais personne ne parlera que de ce qu'il entend bien, et qu'on se gardera de donner des règles sur les arts sans en avoir étudié la matière; que les architectes ne commenceront point par bâtir les toits des maisons, mais par en jeter les fondements; et qu'on étudiera l'histoire selon la chronologie, et non à rebours. Pour moi, je vous déclare que, tout vieillard que je suis, j'aime aussi passionnément la poésie que dans ma jeunesse, et je prie Apollon qu'il me fasse, par sa grâce efficace, persévérer dans la foi orthodoxe et vraiment poétique qu'Homère nous a enseignée, que<86> Virgile a étendue, qu'Horace a expliquée et commentée, dont le Tasse, Pétrarque, l'Arioste, Milton, Boileau, Racine, Corneille, Voltaire, Pope, ont été les apôtres, et qui, par une tradition non interrompue, est parvenue à nous, dans laquelle je veux vivre et mourir, afin qu'après ma mort mon âme puisse se joindre à cette troupe d'esprits sublimes et bienheureux dans l'Élysée qu'ils habitent.

<87>

VII. INSTRUCTION POUR LA DIRECTION DE L'ACADÉMIE DES NOBLES A BERLIN.[Titelblatt]

<88><89>

INSTRUCTION POUR LA DIRECTION DE L'ACADÉMIE DES NOBLES A BERLIN.

L'intention du Roi et le but de cette fondation est de former de jeunes gentilshommes, afin qu'ils deviennent propres, selon leur vocation, à la guerre ou à la politique. Les maîtres doivent donc s'attacher fortement non seulement à leur remplir la mémoire de connaissances utiles, mais surtout à donner à leur esprit une certaine activité qui les rende capables de s'appliquer à une matière quelconque, surtout à cultiver leur raison, à former leur jugement; il faut par conséquent qu'ils accoutument leurs élèves à se faire des idées nettes et précises des choses, et à ne point se contenter de notions vagues et confuses.

Comme la partie économique de cette institution est tout arrangée, on se borne dans cette Instruction à ce qui regarde les classes et la partie de la police, si essentielle à toute communauté.

Sa Majesté veut que les élèves fassent les basses classes de la lati<90>nité, catéchisme et religion dans le gymnase de Joachim;90-a ceux de la première apprendront en même temps le français et les rudiments de la langue française dans l'académie; au sortir de cette première classe, ils tomberont entre les mains du puriste,90-b qui dégrossira leur jargon barbare, et corrigera les fautes de style et de diction. Le sieur Toussaint les prendra alors en rhétorique; il commencera par leur enseigner la logique, mais sans trop peser sur les diverses formes des arguments de l'école. Son principal soin se tournera du côté de la justesse de l'esprit; il sera rigoureux pour les définitions; il ne leur pardonnera aucune équivoque, aucune pensée fausse, aucun sens louche; il les exercera le plus qu'il pourra dans l'argumentation; il les accoutumera à tirer des conséquences des principes et à combiner des idées; puis il leur expliquera les tropes, et, la leçon finie, il leur donnera encore une demi-heure pour qu'ils fassent eux-mêmes des métaphores, des comparaisons, des apostrophes, des prosopopées, etc. Ensuite il leur enseignera la façon d'argumenter de l'orateur, l'enthymème, le grand argument à cinq parties, les diverses parties de l'oraison et la manière de les traiter. Pour le genre judiciaire il se servira des oraisons de Cicéron; pour le genre délibératif il leur proposera Démosthène; pour le genre démonstratif il se servira de Fléchier et de Bossuet; tous ces livres sont en français. Il pourra leur faire un petit cours de poésie pour leur former le goût. Homère, Virgile, quelques odes d'Horace, Voltaire, Boileau, Racine, voilà les sources fécondes dans lesquelles il peut puiser; ce qui ornera l'esprit des jeunes gens, et leur donnera en même temps du goût pour les beaux-arts. Dès que les élèves auront fait quelques progrès, il leur<91> donnera des sujets de harangue dans les trois genres; il les laissera composer sans les aider, et il ne les corrigera qu'après qu'ils auront lu leurs ouvrages.

Le grammairien, qui est un supplément à cette classe, corrigera les fautes de langage, et le sieur Toussaint, les fautes contre la rhétorique. On fera, de plus, lire les lettres de madame de Sévigné aux jeunes gens, celles du comte d'Estrades et du cardinal d'Ossat, et on leur fera écrire des lettres sur toutes sortes de différents sujets. M. Toussaint ajoutera à ceci une histoire des beaux-arts; il les prendra de la Grèce, leur berceau; il nommera ceux qui s'y sont le plus distingués; il passera à la seconde époque des arts, sous César et Auguste, à la renaissance des lettres du temps des Médicis, au haut point de perfection où ils parvinrent sous Louis XIV, et il finira par les personnes les plus célèbres qui les cultivent de nos jours.

Le professeur d'histoire et de géographie91-a composera un abrégé de l'histoire ancienne de Rollin; il tâchera de leur bien imprimer les grandes époques et le nom des hommes les plus fameux. Il pourra se servir d'Échard pour l'histoire romaine, et d'un abrégé du père Barre pour l'histoire de l'Empire; cependant il doit élaguer soigneusement les petits détails. Proprement l'étude de l'histoire ne doit s'étendre que depuis Charles-Quint jusqu'à nos jours; ces faits intéressants tiennent à nos jours, et il n'est pas permis à un jeune homme qui veut entrer dans le monde d'ignorer des événements qui sont liés à la chaîne des affaires courantes de l'Europe et la forment Il ne suffit pas que le professeur enseigne l'histoire; il faut chaque jour, la leçon finie, qu'il y ajoute une demi-heure pour interroger les jeunes gens sur le point d'histoire qu'il a traité, par où il fera accoucher leur esprit de réflexions soit morales, soit politiques, soit philosophiques; ce qui sera plus utile pour eux que tout ce qu'ils auront<92> appris. Par exemple, sur les différentes superstitions des peuples : « Croyez-vous que Curtius, en sautant dans cet abîme qui s'était formé à Rome, le fit fermer? Vous voyez que cela n'arrive pas de nos jours; ce qui doit bien vous faire voir que ce conte n'est qu'une fable ancienne. » Après l'histoire des Décius, le maître a une occasion toute trouvée d'embraser dans le cœur des élèves cet ardent amour de la patrie, principe fécond en actions héroïques. S'il s'agit de César, ne peut-il pas interroger la jeunesse sur ce qu'ils pensent de l'action de ce citoyen, qui opprima la patrie? Est-il question des croisades, elles fournissent un beau sujet pour déclamer contre la superstition. Leur raconte-t-on le massacre de la Saint-Barthélémy, on leur inspire de l'horreur pour le fanatisme. Leur parle-1-on d'un Cincinnatus, d'un Scipion, d'un Paul-Émile, on leur fait sentir que la vertu de ces grands hommes a été la source de leurs belles actions, et que sans vertu il n'y a ni gloire ni véritable grandeur. Ainsi l'histoire fournit des exemples de tout. J'indique la méthode, mais je n'épuise pas la matière; un professeur intelligent en aura assez pour diriger son travail, par ce qu'on vient d'en dire.92-a Le même professeur, en traitant la géographie, commencera par les quatre parties du monde. Le nom des grands peuples suffit pour l'Asie, l'Afrique et l'Amérique. L'Europe demande une connaissance plus exacte. L'Allemagne étant la patrie de la jeunesse qu'il élève, le professeur entrera dans de plus grands détails des souverains qui la gouvernent, des rivières qui la traversent, des capitales de chaque province, des villes impériales, etc. Il pourra se servir de Hübner pour cette partie de ses leçons.

Le professeur en métaphysique92-b commencera par un petit cours<93> de morale. Il doit partir du principe que la vertu est utile et très-utile à celui qui la pratique; il lui sera facile de démontrer que sans vertu la société ne saurait subsister; il définira le comble de la vertu par le plus parfait désintéressement, désintéressement qui fait qu'on préfère son honneur à son intérêt, le bien général à l'avantage particulier, et le salut de la patrie à sa propre vie. Il entrera dans l'examen de l'ambition bien ou mal entendue; il montrera que l'ambition honnête, ou l'émulation, est la vertu des grandes âmes; que c'est le ressort qui pousse aux belles actions, et qui fait tout entreprendre aux hommes obscurs pour que leur nom soit reçu au temple de Mémoire; que rien n'est plus contraire à d'aussi beaux sentiments et n'avilit plus que l'envie et la basse jalousie. Il inculquera surtout à la jeunesse que s'il y a un sentiment inné dans le cœur de l'homme, c'est celui du juste et de l'injuste. Surtout il tâchera de faire de ses élèves des enthousiastes de la vertu.

Le cours de métaphysique commencera par l'histoire des opinions des hommes, en les prenant depuis les péripatéticiens, épicuriens, stoïciens, académiciens, jusqu'à nos jours, et le professeur leur expliquera en détail l'opinion de chaque secte, en se servant des articles de Bayle, des Tusculanes et du traité De natura deorum de Cicéron, traduits en français; de là il passera à Des Cartes, Leibniz, Malebranche, et enfin Locke, qui, se guidant par l'expérience, s'avance dans ces ténèbres autant que ce fil le conduit, et s'arrête au bord des abîmes impénétrables à la raison. C'est donc à Locke principalement que le maître doit s'arrêter. Cependant, après chaque leçon il donnera encore une demi-heure à la jeunesse, qui, ayant déjà fait sa logique et sa rhétorique, est toute préparée aux exercices qu'on exigera d'elle.

Le professeur dira donc à un de ces jeunes gens d'attaquer le système de Zénon et à un autre de le défendre, et il en usera de même<94> sur chaque système; après quoi il résumera ce que les élèves auront dit, et leur fera remarquer la faiblesse de leur attaque ou de leur défense, en suppléant aux raisons qu'ils n'ont point alléguées, ou aux conséquences qu'ils ont négligé de tirer des principes. Ces sortes de disputes se feront sans préparation, premièrement, pour obliger la jeunesse à être attentive aux leçons, en second lieu, pour les obliger à penser à ce qu'ils auront à dire, et en troisième lieu, pour les accoutumer à parler promptement sur toutes sortes de matières.

Vient le professeur de mathématiques. Le sieur Sulzer94-a conçoit qu'on n'a pas intention d'élever des Bernoullis ni des Newtons. La trigonométrie et la partie de la fortification sont celles qui peuvent être les plus utiles à la jeunesse qu'il élève, et auxquelles il mettra sa principale application, ainsi qu'à ce qui peut y influer. Il fera cependant un cours d'astronomie, en parcourant tous les systèmes différents jusqu'à celui de Newton, en traitant cette matière plus historiquement qu'en géomètre. Il y ajoutera de même quelques principes de mécanique, sans cependant trop approfondir la matière, faisant attention surtout à rectifier le jugement de la jeunesse et à l'accoutumer le plus qu'il pourra à combiner des idées et à saisir facilement les différents rapports que les vérités ont les unes avec les autres.

Le professeur en droit94-b se servira de Hugo Grotius pour en extraire ses leçons; on ne prétend point qu'il forme des jurisconsultes consommés dans cette profession : un homme du monde se contente d'avoir des idées justes de cette science, sans l'approfondir entièrement. Il se bornera donc à donner à ses élèves une idée du droit du citoyen, du droit d'un peuple et du monarque, et de ce qu'on appelle<95> le droit public; toutefois il avertira la jeunesse que ce droit public, manquant de puissance corrective pour le faire observer, n'est qu'un vain fantôme que les souverains étalent dans les factums et dans les manifestes, lors même qu'ils le violent. Il finira ses leçons par l'explication du code Frédéric,95-a qui, étant la compilation des lois du pays, doit être connu de chaque citoyen.

DE LA POLICE INTÉRIEURE DE L'ACADÉMIE.

Trois et trois élèves ont un gouverneur; le gouverneur couche près d'eux; il doit avoir soin de les accoutumer à la propreté, à la civilité et aux manières convenables à des gens de condition. Il doit les reprendre des grossièretés, des mauvais propos, des manières basses et triviales, de la paresse, etc. Un des cinq gouverneurs doit assister régulièrement aux classes, pour avoir attention à ce que les jeunes gens fassent leur devoir, et prêtent l'attention requise aux leçons qu'on leur donne.

Les classes finies, s'ils ont quelque chose à répéter, ou quelque composition à faire, ou bien à apprendre par cœur, il faut que le gouverneur y soit présent, pour que le temps soit bien employé, et qu'il ne se consume pas en distraction ou à des balivernes; les heures des classes seront partagées selon la coutume de toutes les écoles. En été, tout le monde sera levé à six heures, les classes commenceront à sept; en hiver, on se lèvera à sept, et les classes commenceront à huit heures; à midi les élèves et les gouverneurs dînent ensemble; à une heure il faut que tout le monde soit levé de table. On soupe <96>à huit en été, et à neuf heures il faut que tout le monde soit couché; en hiver à dix heures.96-a

Il n'y aura que trois heures par semaine de catéchisme et deux heures pour le prêtre; un sermon suffit le dimanche. L'après-midi du mercredi et du dimanche sont jours de récréation; la jeunesse ne sortira jamais de la maison que sous la conduite d'un ou deux gouverneurs; si quelque proche parent veut voir un des élèves, un des gouverneurs l'accompagnera auprès du parent, et le ramènera dans la maison. L'été, les jeunes gens pourront jouer à la paume ou au ballon, et se promener; l'hiver, ils peuvent s'amuser dans une des grandes salles de l'académie, à jouer aux proverbes ou à badiner. Les gouverneurs leur passeront les tours d'espiègle et de gaieté; ils ne seront sévères que sur ce qui regarde le cœur, des méchancetés, des emportements, des caprices, la paresse surtout, la fainéantise et des défauts pareils, qui perdraient la jeunesse; mais ils se garderont bien de supprimer la gaieté, les saillies, et tout ce qui peut annoncer du génie. Pour les exercices, les élèves auront un maître de danse qui leur donnera trois leçons par semaine, et on les mènera deux fois par semaine à l'académie de Zehentner,96-b pour apprendre à monter à cheval.

Si les jeunes gens commettent des fautes, on les punira : s'ils savent mal leurs leçons, par un bonnet d'âne que portera le coupable; si c'est paresse, on le fera jeûner le même jour au pain et à l'eau; si c'est méchanceté ou malice, on le mettra en prison à jeun, et on l'obligera d'apprendre une tâche par cœur; après quoi il sera dûment gourmandé, ne sera que le dernier servi à table, n'osera point mettre<97> d'épée en se promenant en ville, et sera obligé de demander pardon en public à celui qu'il a offensé; s'il a été têtu, il ne portera qu'un fourreau, jusqu'à ce qu'il se repente. Mais il est défendu, sous peine de prison, aux gouverneurs de frapper leurs élèves : ce sont des gens de condition, auxquels il faut inspirer de la noblesse d'âme; on doit leur infliger des punitions qui excitent l'ambition, et non pas qui les avilissent.

Les professeurs et les gouverneurs n'ont point de juridiction les uns sur les autres. Si un professeur est mécontent d'un élève, il le dénonce au gouverneur, qui le punit selon qu'il a été prescrit ci-dessus. S'il arrivait cependant qu'un professeur et un gouverneur eussent quelque démêlé, ils s'en plaindront au chef,97-a qui videra leur différend selon l'équité, et qui fera toutes les semaines une fois la visite de la maison, en commençant par les classes et les gouverneurs, jusqu'à l'économique,97-b pour examiner si chacun fait son devoir, et si l'Instruction du Roi est exactement suivie. Il exhortera ceux qui se relâchent, et après la seconde admonition, il dénoncera les prévaricateurs au Roi.

Sa Majesté recommande surtout aux gouverneurs d'avoir eux-mêmes de la sagesse et une bonne conduite, parce que l'exemple prêche mieux que les instructions, et qu'il serait honteux que des gens qui doivent présider à l'éducation de la jeunesse se trouvassent plus répréhensibles que leurs élèves.

En général, les principes sur lesquels cette académie est fondée seront d'une utilité évidente par les sujets utiles à l'État qui pourront s'y former, pourvu que cette Instruction soit observée rigidement en tous les points; mais si le relâchement, la négligence, l'inattention<98> des maîtres et des gouverneurs l'altèrent, alors le grand but sera manqué. Mais Sa Majesté espère que professeurs et gouverneurs se feront tous un point d'honneur de coopérer à ses salutaires intentions, en mettant toute leur application à former cette jeunesse, tant pour les bonnes mœurs que pour les connaissances, d'une manière qui fasse également honneur à l'institution, aux maîtres et aux élèves.

<99>

VIII. ESSAI SUR L'AMOUR-PROPRE ENVISAGÉ COMME PRINCIPE DE MORALE.[Titelblatt]

<100><101>

ESSAI SUR L'AMOUR-PROPRE ENVISAGÉ COMME PRINCIPE DE MORALE101-a

La vertu est le lien le plus ferme de la société et la source de la tranquillité publique : sans elle les hommes, semblables aux bêtes féroces, seraient plus sanguinaires que les lions, plus cruels et plus perfides que les tigres, ou des espèces de monstres dont il faudrait éviter la fréquentation.

Ce fut pour adoucir des mœurs aussi barbares que les législateurs promulguèrent des lois, que les sages enseignèrent la morale, et, en démontrant les avantages de la vertu, firent connaître le prix qu'il y fallait attacher.

Les sectes de philosophes, chez les nations orientales ainsi que chez les Grecs, en s'accordant en général sur le fond de la doctrine, ne différaient proprement que par les motifs que chacune d'elles adoptait pour déterminer ses disciples à mener une vie vertueuse. Les stoïciens, selon leurs principes, insistaient sur la beauté inhérente à la vertu; d'où ils concluaient qu'il fallait l'aimer pour elle-même, et plaçaient le souverain bonheur de l'homme à la posséder inaltérablement. Les platoniciens disaient que c'était approcher des dieux<102> immortels, que c'était leur ressembler que de pratiquer les vertus à leur exemple. Les épicuriens attribuaient une volupté supérieure à l'accomplissement des devoirs moraux; leurs principes bien entendus trouvaient dans la jouissance de la vertu la plus pure le sentiment d'un délice et d'une félicité ineffable. Moïse, pour encourager ses Juifs à des actions bonnes et louables, leur annonça des bénédictions ou des peines temporelles. La religion chrétienne, qui s'éleva sur les ruines de la judaïque, atterra les crimes par des punitions éternelles, et encouragea à la vertu par l'espérance d'une béatitude infinie; non contente de ces ressorts, se proposant d'atteindre au dernier degré de perfection possible, elle prétendit que l'amour de Dieu devait seul servir de principe aux bonnes actions des hommes, quand même il n'y aurait ni peines ni récompenses à attendre dans une autre vie.

Nous devons convenir que les sectes des philosophes ont formé des hommes du plus grand mérite; nous convenons de même que du sein du christianisme il est sorti des âmes pures et remplies de sainteté. Néanmoins, par une suite du relâchement des philosophes et des théologiens, et par la perversité du cœur humain, il est arrivé que ces différents motifs d'encouragement à la vertu n'ont pas continué de produire les bons effets auxquels on s'attendait. Combien de philosophes qui ne l'étaient que de nom, chez les païens! Il n'y a qu'à jeter les yeux sur Lucien pour se convaincre du peu de réputation où ils étaient de son temps. Que de chrétiens qui dégénérèrent, et qui corrompirent l'ancienne pureté des mœurs! La cupidité, l'ambition, le fanatisme remplirent des cœurs qui faisaient profession de renoncer au monde, et pervertirent ce que la simple vertu avait établi. De pareils exemples fourmillent dans l'histoire. Enfin, si l'on excepte quelques reclus aussi pieux qu'inutiles à la société, les chrétiens de nos jours ne sont pas préférables aux Romains du temps des Marius et des Sylla; bien entendu que je borne uniquement ce parallèle à la comparaison des mœurs.

<103>Ces réflexions et de semblables m'ont conduit à rechercher les causes qui ont influé sur cette étrange dépravation du genre humain. Je ne sais s'il m'est permis de hasarder mes conjectures sur des matières aussi importantes; mais il me paraît qu'on s'est peut-être trompé dans le choix des motifs qui devaient porter les hommes à la vertu. Ces motifs, ce me semble, avaient le défaut de n'être point à la portée du vulgaire. Les stoïciens ne s'aperçurent pas que l'admiration est un sentiment forcé dont l'impression s'efface bien vite; l'amour-propre n'applaudit qu'avec répugnance. L'on convient sans peine de la beauté de la vertu, parce que cet aveu ne coûte rien; mais cet acte de complaisance plutôt que de conviction ne détermine point à se corriger soi-même, à vaincre ses mauvais penchants, à dompter ses passions. Les platoniciens auraient dû se rappeler l'espace immense qu'il y a entre l'Être des êtres et la créature fragile. Comment proposer à cette créature d'imiter son Créateur, dont par son état circonscrit et borné elle ne peut se former qu'une idée vague et indéterminée? Notre esprit est assujetti à l'empire des sens; notre raison n'agit que sur les choses où notre expérience nous éclaire. Lui proposer des matières abstraites, c'est l'égarer dans un labyrinthe dont elle ne trouvera jamais l'issue; mais lui présenter des objets palpables de la nature, c'est le moyen de la frapper et de la convaincre. Il est peu de grands génies capables de conserver le bon sens en se précipitant dans les ténèbres de la métaphysique. L'homme, en général, est né plus sensible que raisonnable. Les épicuriens, abusant du terme de volupté, énervèrent sans y penser la bonté de leurs principes, et fournirent, par cette équivoque même, des armes à leurs disciples pour dénaturer leur doctrine.

La religion chrétienne, en respectant ce qu'on y suppose de divin, et n'en parlant que philosophiquement, la religion chrétienne, dis-je, présentait à l'esprit des idées si abstraites, qu'il aurait fallu changer chaque catéchumène en métaphysicien pour les concevoir,<104> et ne choisir que des hommes nés avec une imagination forte pour s'en pénétrer : peu d'hommes sont nés avec des têtes ainsi organisées. L'expérience prouve que chez le vulgaire l'objet présent l'emporte, parce qu'il frappe ses sens, sur l'objet éloigné, qui l'affecte plus faiblement; et par conséquent les biens de ce monde, à la jouissance desquels il touche, auront sans contredit la préférence sur des biens imaginaires dont il se représente confusément la possession dans une perspective éloignée. Mais que dirons-nous des motifs qu'on tire de l'amour de Dieu pour rendre l'homme vertueux, de cet amour que les quiétistes exigent dégagé des craintes de l'enfer et des espérances du paradis? Cet amour est-il dans la possibilité des choses? Le fini ne peut concevoir l'infini; par conséquent nous ne pouvons nous former aucune idée exacte de la Divinité; nous pouvons nous convaincre en général de son existence, et voilà tout. Comment exiger d'une âme agreste qu'elle aime un être qu'elle ne peut connaître en aucune façon? Contentons-nous d'adorer dans le silence, et de borner les mouvements de nos cœurs aux sentiments d'une profonde reconnaissance pour l'Être des êtres, en qui et par lequel tous les êtres existent.

Plus on examine cette matière, plus on la discute, et plus il paraît évident qu'il faudrait employer un principe plus général et plus simple pour rendre les hommes vertueux. Ceux qui se sont appliqués à la connaissance du cœur humain auront sans doute découvert le ressort qu'il faudrait mettre en jeu. Ce ressort si puissant, c'est l'amour-propre, ce gardien de notre conservation, cet artisan de notre bonheur, cette source intarissable de nos vices et de nos vertus, ce principe caché de toutes les actions des hommes. Il se trouve en un degré éminent dans l'homme d'esprit, et il éclaire le plus stupide sur ses intérêts. Qu'y a-t-il de plus beau et de plus admirable que de tirer, même d'un principe qui peut mener au vice, la source du bien, du bonheur et de la félicité publique? Cela arriverait, si cette matière<105> était maniée par les mains d'un habile philosophe : il réglerait l'amour-propre, il le dirigerait au bien, il saurait opposer les passions aux passions, et, en démontrant aux hommes que leur intérêt est d'être vertueux, il les rendrait tels.

Le duc de La Rochefoucauld,105-a qui, en fouillant dans le cœur humain, a si bien dévoilé ce ressort de l'amour-propre, s'en est servi pour calomnier nos vertus, dont il n'admet que l'apparence. Je voudrais qu'on employât ce ressort pour prouver aux hommes que leur véritable intérêt est d'être bons citoyens, bons pères, bons amis, en un mot, de posséder toutes les vertus morales; et comme effectivement cela est véritable, il ne serait pas difficile de les en convaincre.

Pourquoi tâche-t-on de prendre les hommes par leur intérêt quand on veut les engager à suivre de certains partis, si ce n'est que l'intérêt propre est de tous les arguments le plus fort et le plus convaincant? Servons-nous donc de ce même argument pour la morale; qu'on représente aux hommes les malheurs qu'ils s'attireront par une conduite vicieuse, et les biens qui sont inséparables des bonnes actions. Lorsque les Crétois maudissaient leurs ennemis, ils leur souhaitaient de se livrer à des passions vicieuses; c'était leur souhaiter qu'ils se précipitassent eux-mêmes dans des malheurs et dans l'opprobre.105-11 Ces vérités aisées sont susceptibles de démonstration, et se trouvent également à la portée des sages, des gens d'esprit, et de la plus vile populace.

On m'objectera sans doute que mon hypothèse trouvera quelque difficulté à concilier avec le bonheur que j'attache aux bonnes actions ces persécutions qu'éprouve la vertu et ces espèces de prospérités dont jouissent tant d'âmes perverses. Cette difficulté est facile à lever, si nous voulons nous borner à n'entendre par le mot de bon<106>heur qu'une parfaite tranquillité de l'âme. Cette tranquillité de l'âme se fonde sur le contentement de nous-mêmes, sur ce que notre conscience nous permet d'applaudir à nos actions, et sur ce que nous n'avons point de reproches à nous faire. Or, il est clair que ce sentiment peut exister dans une personne d'ailleurs malheureuse; mais jamais il n'existera dans un cœur barbare et atroce, qui ne peut que se détester lui-même, s'il se considère, quelles que soient les prospérités apparentes dont il paraît environné.

Nous ne combattons point l'expérience; nous avouons qu'il y a une multitude d'exemples de crimes impunis et de scélérats qui jouissent de ces grandeurs que les idiots admirent. Mais ces criminels ne craignent-ils pas que le temps ne dévoile enfin cette vérité si terrible pour eux, et ne découvre leur opprobre? Et ces monstres couronnés, un Néron, un Caligula, un Domitien, un Louis XI, les grandeurs vaines dont ils jouissaient les empêchaient-elles d'entendre la voix secrète de la conscience qui les condamnait, d'être dévorés de remords, et de sentir ce fouet vengeur qui, quoique invisible, les déchirait en les fustigeant? Quelle âme peut être tranquille dans une telle situation? N'éprouve-t-elle pas plutôt dans cette vie tout ce que les tourments des enfers peuvent avoir de plus affreux? D'ailleurs, c'est mal raisonner que de juger du bonheur des autres par les apparences. Ce bonheur ne peut être évalué que sur la façon de penser de celui qui l'éprouve; cette façon de penser varie si fort, que l'un aime la gloire, cet autre des objets de plaisir; celui-ci s'attache à des bagatelles, celui-là à des choses qu'on juge importantes; et même les uns dédaignent et méprisent ce que les autres désirent ou regardent comme le souverain bien.

Il n'y a donc point de règle certaine pour juger de ce qui dépend d'un goût arbitraire et souvent fantasque; d'où il arrive qu'on se récrie souvent sur le bonheur et la prospérité de ceux qui gémissent amèrement en secret du poids de leurs afflictions. Puis donc que ce<107> n'est pas dans des objets extérieurs, ni dans ces fortunes que la scène mouvante du monde produit et détruit tour à tour, que nous pouvons trouver la félicité, il faut la chercher en nous-mêmes. Il n'y en a point d'autre, je le répète, que la tranquillité de l'âme; c'est pourquoi notre intérêt doit nous porter à rechercher un bien aussi précieux; et si les passions le troublent, c'est elles qu'il faut dompter.

Ainsi qu'un État ne saurait être heureux tandis qu'il est déchiré par une guerre civile, de même l'homme ne saurait jouir du bonheur lorsque ses passions révoltées combattent l'empire de la raison. Toutes les passions portent avec elles un châtiment qui leur semble attaché; celles même qui flattent le plus nos sens n'en sont pas exemptes : chez celles-ci, c'est la ruine de la santé; chez celles-là, ce sont des soins et des inquiétudes renaissantes; ou c'est le chagrin de ne pas réussir dans des projets vastes que l'on a imaginés; ou c'est le dégoût de n'avoir pas toute la considération que l'on croit mériter, ou la rage de ne pouvoir se venger de ceux qui vous ont outragé, ou le remords d'un ressentiment trop barbare, ou la crainte d'être démasqué après cent fourberies consécutives.

Par exemple, la soif d'amasser des richesses travaille sans cesse l'avare; les moyens lui sont égaux, pourvu qu'il se contente; mais la crainte de voir échapper ce qui lui a coûté tant de peines à ramasser lui ôte la jouissance de ce qu'il possède. L'ambitieux perd le présent de vue pour se précipiter aveuglément dans l'avenir; il enfante sans cesse de nouveaux projets; il foule impérieusement à ses pieds tout ce qu'il y a de plus sacré, pour arriver à ses fins; les obstacles qu'il rencontre l'aigrissent et l'irritent; toujours incertain entre la crainte et l'espérance, il est en effet malheureux; et la possession même de ce qu'il désire est accompagnée de satiété et de dégoût. Cet état d'insipidité lui fait naître de nouveaux projets de fortune, et ce bonheur qu'il cherche, il ne le trouve jamais. Faut-il dans une aussi courte vie former d'aussi longs projets? Le prodigue qui dépense le<108> double de ce qu'il amasse est comme le tonneau des Danaïdes, qui ne se remplissait jamais : il en est toujours aux expédients, et ses nombreux désirs, qui multiplient sans cesse ses besoins, font à la fin dégénérer ses vices en crimes. L'amoureux tendre devient le jouet des femmes qui le trompent, l'amoureux volage ne séduit que parce qu'il est parjure, et le débauché perd sa santé, en abrégeant ses jours.

Mais l'homme dur, l'injuste, l'ingrat, quels reproches n'ont-ils pas à se faire! Celui qui est dur cesse d'être homme, parce qu'il ne respecte plus les priviléges de son espèce, et méconnaît ses frères dans ses semblables; il n'a ni cœur ni entrailles, et, ne sentant pas de compassion, il renonce en effet à celle qu'on doit avoir pour lui. L'injuste rompt l'accord social; il détruit, autant qu'il est en lui, les lois sous la protection desquelles il existe; il se révolterait contre l'oppression qu'il aurait à souffrir, pour s'arroger le privilége exclusif d'opprimer ceux qui sont plus faibles que lui; il pèche par une mauvaise logique, ses principes se trouvent en contradiction, et d'ailleurs les sentiments d'équité que la nature a gravés dans tous les cœurs ne doivent-ils pas se soulever contre ses prévarications? Mais le vice le plus abominable de tous, le plus noir, le plus infâme, c'est l'ingratitude. L'ingrat, insensible aux bienfaits, commet un crime de lèse-majesté contre la société, parce qu'il corrompt, qu'il empoisonne, qu'il détruit les douceurs de l'amitié; il sent les offenses, il ne sent pas les services; il met le comble à la perfidie en rendant le mal pour le bien : mais cette âme dénaturée et dégradée de l'humanité agit contre ses intérêts, parce que tout individu, faible de sa nature, quelque élevé qu'il soit, ne peut se passer du secours de ses semblables, et qu'un ingrat, excommunié de la société, s'est rendu indigne par sa férocité d'éprouver désormais de nouveaux bienfaits. Il faudrait dire sans cesse aux hommes : « Soyez doux et humains, parce que vous êtes faibles et que vous avez besoin d'assistance; soyez justes envers les autres, afin qu'à votre tour les lois puissent vous protéger contre<109> toute violence étrangère; en un mot, ne faites point à d'autres ce que vous ne voudriez pas que l'on vous fît. »

Je n'entreprends point de détailler dans cette légère esquisse tous les arguments que l'amour-propre fournit aux hommes pour vaincre leurs mauvais penchants et les inciter à mener une vie plus vertueuse. Les bornes de ce discours ne permettent pas que cette matière y soit épuisée; je me contente d'avancer que tous ceux qui trouveront de nouveaux motifs propres à réformer les mœurs rendront un service important à la société, j'ose même dire à la religion.

Rien de plus vrai, de plus évident que la société ne saurait subsister ni se maintenir sans la vertu et les bonnes mœurs de ceux qui la composent. Des mœurs dépravées, une effronterie scandaleuse dans le vice, un mépris pour la vertu et pour ceux qui l'honorent, de la mauvaise foi dans le commerce, des parjures, des perfidies, un intérêt particulier qui succède à celui de la patrie, sont les avant-coureurs de la chute des États et de la ruine des empires, parce que, aussitôt que les idées du bien et du mal sont confondues, il n'y a plus ni blâme ni louange, ni punition ni récompense.

Cet objet si important des mœurs n'intéresse pas moins la religion que l'État. Les religions chrétiennes, la juive, la mahométane et la chinoise ont à peu près la même morale. La religion chrétienne, accréditée depuis longtemps, a cependant encore deux sortes d'ennemis à combattre. Les uns sont de ces philosophes qui, n'admettant que le bon sens et des raisonnements rigoureusement exacts selon les principes de la logique, rejettent les idées et les systèmes qui ne se trouvent pas conformes aux règles de la dialectique; nous ne parlons pas actuellement de ceux-là. Les autres sont des libertins dont les mœurs corrompues par une longue habitude du vice se révoltent contre la dureté du joug que la religion veut imposer à leurs passions; ils rejettent ces entraves, ils renoncent tacitement à une loi qui les gêne, et cherchent un asile dans une incrédulité parfaite. Je soutiens donc<110> que tous les motifs qui peuvent être employés pour réformer des personnes de ce caractère tournent évidemment au plus grand avantage de la religion chrétienne, et j'ose croire que l'intérêt propre des hommes est le motif le plus puissant que l'on puisse employer pour les retirer de leurs égarements. Dès qu'une fois l'homme sera bien persuadé que son propre bien demande qu'il soit vertueux, il se portera à des actions louables; et comme effectivement il se trouvera vivre conformément à la morale de l'Évangile, il sera facile de le déterminer à faire pour l'amour de Dieu ce qu'il pratiquera déjà pour l'amour de lui-même; c'est ce que les théologiens appellent changer des vertus païennes en des vertus sanctifiées par le christianisme.

Mais voici une nouvelle objection qui se présente. On me dira sans doute : « Vous êtes en contradiction avec vous-même; vous ne pensez donc pas qu'on définit la vertu : une disposition de l'âme qui la porte au plus parfait désintéressement. Comment pouvez-vous donc imaginer qu'on peut arriver à ce parfait désintéressement par l'intérêt propre, ce qui est précisément la disposition de l'âme qui lui est la plus opposée? » Quelque forte que soit cette objection, elle est facile à résoudre, pourvu que l'on considère les différents ressorts qui font mouvoir l'amour-propre. Si l'amour-propre ne consistait que dans le désir de posséder des biens et des honneurs, je n'aurais rien à répondre; mais ses prétentions ne se bornent pas à si peu d'objets : premièrement, c'est l'amour de la vie et de sa propre conservation, ensuite l'envie d'être heureux, la crainte du blâme et de la honte, le désir de la considération et de la gloire, enfin une passion pour tout ce qu'on juge être avantageux, ajoutez-y une horreur pour tout ce qu'on croit nuisible à sa conservation. Il n'y a donc qu'à rectifier le jugement des hommes. Que dois-je rechercher, que dois-je fuir, pour rendre cet amour-propre, de brut et nuisible qu'il était, utile et louable?

Les exemples du plus grand désintéressement que nous ayons<111> nous sont fournis par des principes de l'amour-propre. Le dévouement généreux des deux Décius, qui sacrifièrent volontairement leur propre vie pour procurer la victoire à leur patrie, d'où provenait-il, si ce n'est qu'ils estimaient moins leur existence que la gloire? Pourquoi Scipion, dans sa première jeunesse, dans cet âge où les passions sont si dangereuses, résiste-t-il aux tentations que lui donne la beauté de sa captive? Pourquoi la rend-il vierge à son fiancé, en les comblant tous deux de présents? Pouvons-nous douter que ce héros n'ait jugé que son procédé noble et généreux lui ferait plus d'honneur que s'il avait brutalement assouvi ses désirs? Il préférait donc la réputation à la volupté.

Que de traits de vertu, que d'actions à jamais glorieuses ne sont effectivement dues qu'à l'instinct de l'amour-propre! Par un sentiment secret et presque imperceptible, les hommes ramènent tout à eux-mêmes; ils se placent dans un centre où aboutissent toutes les lignes de la circonférence. Quelque bien qu'ils fassent, ils en sont eux-mêmes l'objet caché; la sensation la plus vive l'emporte chez eux sur la plus faible; souvent un syllogisme vicieux dont ils ne sentent pas les défauts les détermine. Il ne faut donc que leur présenter les vrais biens, leur eh faire connaître la valeur, et savoir manier leurs passions en opposant un penchant à l'autre, pour en tirer avantage en faveur de la vertu.

S'agit-il d'arrêter le crime prêt à se commettre, vous trouvez le principe réprimant dans la crainte des lois qui le punissent. C'est alors qu'il faut exciter cet amour que chaque homme a pour sa conservation, pour l'opposer aux desseins pervers qui l'exposeront aux plus rigoureux châtiments, à la mort même. Cet amour de sa conservation peut servir également pour ramener des débauchés dont les débordements ruinent la santé et abrégent les jours; de même contre ceux qui sont sujets aux emportements de la colère, car il y a des exemples que ces mouvements ont donné des accès d'épilepsie à ceux<112> qui en étaient violemment agités. La crainte du blâme produit à peu près des effets semblables à ceux de l'amour de sa conservation. Combien de femmes ne doivent leur pudeur, à laquelle on applaudit, qu'au désir de conserver leur réputation à l'abri de la médisance! Combien d'hommes ne doivent leur désintéressement qu'à l'appréhension de passer dans le monde, s'ils agissaient autrement, pour des fripons et pour des malheureux! Enfin, manier adroitement les différents ressorts de l'amour-propre, ramener tous les avantages des bonnes actions à celui qui en est l'auteur, c'est le moyen de faire de ce ressort du bien et du mal l'agent principal du mérite et de la vertu.

Je ne puis m'empêcher d'avouer à notre honte qu'on s'aperçoit dans ce siècle d'un refroidissement étrange pour ce qui concerne la réforme du cœur humain et des mœurs. On dit publiquement, on imprime même que la morale est autant ennuyeuse qu'inutile; on soutient que la nature de l'homme est un composé de bien et de mal, que l'on ne change point cet être, que les plus fortes raisons cèdent à la violence des passions, et qu'il faut laisser aller le monde comme il va.

Mais si l'on en usait ainsi à l'égard de la terre, si on ne la cultivait pas, elle porterait sans doute des ronces et des épines, et jamais elle ne donnerait ces abondantes moissons si utiles et qui nous servent d'aliments. J'avoue, quelque attention que l'on porte à corriger les mœurs, qu'il y aura toujours des vices et des crimes sur la terre; mais il y en aura moins, et c'est beaucoup gagner : il y aura, de plus, des esprits rectifiés et développés, qui excelleront par leurs éminentes qualités. N'a-t-on pas vu sortir des écoles des philosophes des âmes sublimes, des hommes presque divins, qui ont poussé la vertu aux plus hauts degrés de perfection où l'humanité puisse atteindre? Les noms des Socrate, des Aristide, des Caton, des Brutus, des Antonin, des Marc-Aurèle subsisteront dans les annales du genre humain, tant qu'il restera des âmes vertueuses dans le monde. La religion n'a pas laissé de produire quelques hommes éminents, qui ont excellé par<113> l'humanité et la bienfaisance. Je ne compte pas de ce nombre ces reclus atrabilaires et fanatiques qui ont enseveli dans des cachots religieux des vertus qui pouvaient devenir utiles à leur prochain, et qui ont mieux aimé vivre à la charge de la société que de la servir.

Il faudrait commencer aujourd'hui par imiter l'exemple des anciens, employer tous les encouragements qui peuvent rendre l'espèce humaine meilleure, préférer dans les écoles l'étude de la morale à toute autre connaissance, prendre une méthode aisée pour l'enseigner. Peut-être ne serait-ce pas un petit acheminement à ce but que de composer des catéchismes où les enfants apprendraient, dès leur plus tendre jeunesse, que pour être heureux la vertu leur est indispensablement nécessaire. Je voudrais que les philosophes, moins appliqués à des recherches aussi curieuses que vaines, exerçassent davantage leurs talents sur la morale, surtout que leur vie servît en tout d'exemple à leurs disciples; alors ils mériteraient avec justice le titre de précepteurs du genre humain. Il faudrait que les théologiens s'occupassent moins à expliquer des dogmes inintelligibles, et que, désabusés de la fureur de vouloir démontrer des choses qui nous sont annoncées comme des mystères d'un ordre supérieur à la raison, ils s'appliquassent davantage à prêcher la morale pratique, et qu'au lieu de prononcer des discours fleuris, ils fissent des discours utiles, simples, clairs et à la portée de leur auditoire. Les hommes s'endorment à la suite d'un raisonnement alambiqué, ils s'éveillent quand il est question de leur intérêt; de sorte que, par des discours adroits et pleins de sagesse, on rendrait l'amour-propre le coryphée de la vertu. Des exemples récents et analogues à ceux qu'on veut persuader peuvent être employés avec succès, comme, s'il s'agissait d'animer un laboureur paresseux à mieux cultiver son champ, on l'encouragerait sans doute en lui montrant son voisin qui s'est enrichi par son activité laborieuse; il ne dépend que de lui de prospérer de même. Mais les modèles doivent être choisis à la portée de ceux qui doivent les imiter,<114> dans leur genre et non pas dans des conditions trop disproportionnées. Les trophées de Miltiade empêchaient Thémistocle de dormir.

Si les grands exemples ont fait de si fortes impressions sur les anciens, pourquoi de nos jours en feraient-ils de moindres? L'amour de la gloire est inné dans les belles âmes; il n'y a qu'à l'animer, il n'y a qu'à l'exciter, et des hommes qui végétaient jusqu'alors, enflammés par cet heureux instinct, vous paraîtront changés en demi-dieux. Il me semble enfin que si la méthode que je propose n'est pas suffisante pour extirper les vices de la terre, du moins pourra-t-elle faire quelques prosélytes aux bonnes mœurs, et féconder des vertus qui sans son secours seraient demeurées dans l'engourdissement. C'est toujours rendre service à la société, et c'est le but de cet ouvrage.

<115>

IX. DIALOGUE DE MORALE A L'USAGE DE LA JEUNE NOBLESSE.[Titelblatt]

<116><117>

DIALOGUE DE MORALE A L'USAGE DE LA JEUNE NOBLESSE.

DEMANDE. Qu'est-ce que la vertu?

RÉPONSE. C'est une heureuse disposition de l'esprit qui nous porte à remplir les devoirs de la société pour notre propre avantage.

DEMANDE. En quoi consistent les devoirs de la société?

RÉPONSE. Dans la soumission, dans la reconnaissance que nous devons à nos pères des soins qu'ils ont pris de notre éducation; à les assister de tout notre pouvoir, à leur rendre dans leur caducité, par notre tendre attachement, des services pareils à ceux qu'ils nous ont rendus dans notre enfance débile. Envers nos frères, la nature et le sang nous avertissent de la fidélité et de l'attachement que nous leur devons comme participant à une même origine, étant unis avec eux par les liens les plus indissolubles de l'humanité. La qualité de père nous oblige d'élever nos enfants avec toute l'attention possible, surtout d'avoir soin de leur éducation et de leurs mœurs, parce que la vertu et les connaissances sont d'un prix mille fois plus précieux que tous les trésors accumulés qu'on pourrait leur laisser en héritage. La qualité de citoyen nous oblige à respecter la société en général, à considérer tous les hommes comme étant de la même espèce, à les regarder comme des compagnons, des frères que la nature nous a donnés, <118>et à n'agir envers eux que de la manière dont nous voudrions qu'ils agissent avec nous. En qualité de membres de la patrie, nous devons employer tous nos talents pour lui être utiles, nous devons l'aimer sincèrement, parce que c'est notre mère commune, et si son avantage le demande, nous devons lui sacrifier nos biens et notre vie.

DEMANDE. Ah çà, voilà de beaux et de bons principes. Il s'agit à présent de voir comment vous conciliez ces devoirs de la société avec votre propre intérêt. Ce respect et cette soumission filiale que vous avez pour votre père ne vous gêne-t-elle pas quand vous êtes obligé de céder à ses volontés?

RÉPONSE. Il n'est pas douteux que pour obéir je ne sois quelquefois obligé à me faire violence; mais puis-je être assez reconnaissant envers ceux qui m'ont donné le jour? Et mon intérêt ne demande-t-il pas que j'encourage, par mon exemple, mes enfants à m'imiter en ayant une même soumission à mes volontés?

DEMANDE. Il n'y a rien à répliquer à vos raisons; je ne vous dis donc plus rien sur ce sujet. Mais comment conserverez-vous l'union avec vos frères et sœurs, si, comme il arrive souvent, des affaires de famille ou des discussions d'héritage vous divisent?

RÉPONSE. Croyez-VOUS donc les liens du sang assez faibles pour qu'ils ne l'emportent pas sur un intérêt passager? Si notre père a fait un testament, c'est à nous à souscrire à sa dernière volonté. S'il est mort sans tester, nous avons les lois, qui terminent nos différends. Ainsi donc, rien ne peut m'apporter de préjudice important; et quand même la fureur de l'envie et la rage de la chicane me posséderaient, ne sentirais-je pas que nous mangerions le fond de notre héritage par nos procès? Ainsi je m'accommoderais à l'amiable, et la discorde ne déchirerait pas notre famille.

DEMANDE. Je veux croire que vous êtes assez sage pour ne pas donner lieu, par votre faute, aux mésintelligences de votre famille; cependant le tort peut venir de la part de vos frères et de vos sœurs :<119> ils peuvent avoir de mauvais procédés envers vous, ils peuvent vous envier, parler de vous en termes déshonnêtes, vous causer des désagréments, peut-être même travailler à votre ruine. Comment concilierez-vous alors la rigidité de votre devoir avec l'intérêt de votre bonheur?

RÉPONSE. Dès que j'aurais calmé les premiers moments d'indignation que leur conduite m'aurait inspirés, je me ferais gloire d'être plutôt l'offensé que l'offenseur; ensuite je leur parlerais, je leur dirais que, respectant en eux le sang que mon père et ma mère leur ont transmis, il me serait impossible d'agir envers eux comme envers des ennemis déclarés, mais que je prendrais mes précautions pour les empêcher de me nuire. Ce procédé généreux pourrait les ramener à la raison, et si cela n'arrivait pas, j'aurais toutefois la consolation de n'avoir aucun reproche à me faire; et comme un pareil procédé doit s'attirer l'applaudissement des sages, je me trouverais suffisamment récompensé.

DEMANDE. A quoi vous servirait cette générosité?

RÉPONSE. A conserver ce que j'ai de plus précieux au monde, une réputation sans tache, sur laquelle je fonde tout mon bonheur.

DEMANDE. Quel bonheur peut-il y avoir dans l'opinion que les hommes ont de vous?

RÉPONSE. Ce n'est pas sur les opinions des autres que je me fonde, mais sur la satisfaction ineffable que j'éprouve en me trouvant digne d'un être raisonnable, humain et bienfaisant.

DEMANDE. VOUS disiez auparavant que si vous aviez des enfants, vous auriez plus de soin à les rendre vertueux que de leur amasser des richesses. Pourquoi pensez-vous si peu à établir leur fortune?

RÉPONSE. Parce que les richesses n'ont aucun prix par elles-mêmes, et n'en acquièrent que par le bon usage qu'on en fait. Or, si je cultive les talents de mes enfants, si je les forme aux bonnes mœurs, leur mérite personnel fera leur fortune; au lieu que si je ne<120> veillais pas à leur éducation, quelque grands que fussent les biens que je pourrais leur laisser, ils les dissiperaient bien vite. D'ailleurs, je souhaite qu'on estime en mes enfants leur caractère, leur cœur, leurs talents, leurs connaissances, et non pas leurs richesses.

DEMANDE. Cela doit être très-utile à la société; mais quant à vous, quel avantage en retirez-vous?

RÉPONSE. Un très-grand, parce que mes enfants bien morigénés deviendront la consolation de ma vieillesse, qu'ils ne déshonoreront ni mon nom ni leurs ancêtres par leur mauvaise conduite, et qu'étant prudents et sages, à l'aide de leurs talents, le bien que je pourrai leur laisser sera suffisant pour les faire subsister honorablement.

DEMANDE. VOUS ne croyez donc pas qu'une origine noble et d'illustres ancêtres dispensent leur postérité d'avoir du mérite?

RÉPONSE. Bien loin de là, c'est un encouragement pour les surpasser, parce qu'il n'y a rien de plus honteux que d'abâtardir sa race. Dans ce cas, l'éclat des aïeux, loin d'illustrer leurs descendants, ne sert qu'à éclairer leur infamie.

DEMANDE. Il faut vous demander de même des éclaircissements touchant ce que vous avez avancé de vos devoirs à l'égard de la société. Vous dites qu'il ne faut pas faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Cela est bien vague; je voudrais que vous me détailliez ce que vous entendez par ces paroles.

RÉPONSE. Cela n'est pas difficile; je n'aurai qu'à parcourir tout ce qui me fait de la peine et tout ce qui m'est agréable. 1o Je serais fâché qu'on m'enlevât mes possessions; donc je ne dois déposséder personne. 2o Cela me ferait une peine infinie si l'on me débauchait ma femme; je ne dois donc pas souiller la couche d'un autre. 3o Je déteste ceux qui me manquent de parole ou qui se parjurent; je dois donc fidèlement observer ma foi et mes serments. 4o J'abhorre ceux qui me diffament; je ne dois donc calomnier personne. 5o Aucun particulier n'a de droit sur ma vie; je n'ai donc pas le droit de l'ôter<121> à qui que ce soit. 6o Ceux qui me témoignent de l'ingratitude m'indignent; comment serais-je donc ingrat envers mes bienfaiteurs? 7o Si j'aime le repos, je n'irai pas troubler la tranquillité d'un autre. 8o Si j'aime à être secouru dans mes besoins, je ne refuserai pas mon assistance à ceux qui me la demandent, parce que je sens le plaisir qu'on éprouve à rencontrer une âme bienfaisante, un cœur serviable qui, compatissant aux maux de l'humanité, défend, assiste, et sauve les malheureux.

DEMANDE. Je vois que vous faites toutes ces choses pour la société; mais que vous en revient-il à vous-même?

RÉPONSE. La douce satisfaction de me trouver tel que je désire d'être, digne de mériter des amis, digne de l'estime de mes concitoyens, digne de mes propres applaudissements.

DEMANDE. En vous conduisant de la sorte, ne sacrifiez-vous pas vous-même toutes vos passions?

RÉPONSE. Je ne leur abandonne pas le frein; et si je les réprime, c'est pour mon propre avantage, pour maintenir les lois qui protégent le faible contre les attentats du fort, pour soutenir ma réputation, et pour ne point encourir les punitions que ces lois infligent aux transgresseurs.

DEMANDE. Il est vrai que les lois punissent les crimes publics; mais combien de mauvaises actions, enveloppées de ténèbres, se cachent à l'œil pénétrant de Thémis! Pourquoi ne seriez-vous pas du nombre de ces heureux coupables qui jouissent de leurs forfaits à l'ombre de l'impunité? Si donc il se présentait une façon furtive de vous enrichir, la laisseriez-vous échapper?

RÉPONSE. Si par des voies innocentes je pouvais faire des acquisitions, sans doute que je ne les négligerais pas; mais si c'était par des moyens malhonnêtes, j'y renoncerais sur-le-champ.

DEMANDE. Pourquoi?

RÉPONSE. Parce qu'il n'y a rien de si caché qui ne parvienne au<122> jour; le temps découvre tôt ou tard la vérité. Je posséderais des biens mal acquis, en tremblant, et je passerais ma vie dans la cruelle attente du moment qui me déshonorerait à jamais devant le public en découvrant ma turpitude.

DEMANDE. Cependant la morale du grand monde est bien relâchée, et si l'on voulait examiner de quel droit chacun possède ses biens, que d'injustices, que de fraudes, que de mauvaise foi l'on découvrirait! Ces exemples ne vous encourageraient-ils pas à les imiter?

RÉPONSE. Ces exemples me feraient gémir sur la perversité des hommes. Et comme ni bossu ni aveugle ne me donne envie de l'être à leur exemple, je crois de même qu'il est indigne d'une âme vertueuse de se dégrader au point de se modeler sur le vice.

DEMANDE. H y a cependant des crimes cachés.

RÉPONSE. J'en conviens; mais les criminels ne sont pas heureux, ils sont tourmentés, comme je vous l'ai dit, par la crainte d'être découverts, et par les plus violents remords. Ils sentent qu'ils jouent un rôle imposteur, qu'ils couvrent leur scélératesse du masque de la vertu; leur cœur rejette la fausse estime dont ils jouissent, et ils se condamnent eux-mêmes en secret au dernier mépris, qu'ils méritent.

DEMANDE. C'est à savoir, si vous étiez dans ce cas, si vous feriez ces réflexions.

RÉPONSE. Pourrais-je étouffer la voix de la conscience et celle des remords vengeurs? Cette conscience est comme un miroir; quand nos passions sont calmes, elle nous représente toutes nos difformités; je m'y suis vu innocent, et je m'y verrais coupable. Hélas! je deviendrais à mes propres yeux un objet d'horreur. Non, je ne m'exposerai jamais de ma propre volonté à cette humiliation, à cette douleur, à ce tourment.

DEMANDE. Il y a cependant des concussions et des rapines que la guerre semble autoriser.

RÉPONSE. La guerre est un métier de gens d'honneur quand des<123> citoyens exposent leurs jours pour le service de leur patrie. Mais si l'intérêt s'en mêle, ce noble métier dégénère en pur brigandage.

DEMANDE. Eh bien, si vous n'êtes point intéressé, au moins aurez-vous de l'ambition; vous voudrez vous pousser, et commander à vos semblables.

RÉPONSE. Je distingue beaucoup l'ambition de l'émulation. Souvent cette première passion donne dans des excès, et touche de près au vice; mais l'émulation est une vertu qu'il faut rechercher : elle nous porte, sans jalousie, à surpasser nos concurrents en nous acquittant mieux de nos devoirs qu'ils ne font; elle est l'âme des plus belles actions tant militaires que civiles; elle désire de briller, mais elle ne veut devoir son élévation qu'à la seule vertu jointe à la supériorité des talents.

DEMANDE. Mais si en rendant mauvais office à quelqu'un, c'était le moyen de parvenir à un poste éminent, ne trouveriez-vous pas cet expédient plus court?

RÉPONSE. Le poste pourrait tenter ma cupidité, j'en conviens; toutefois je ne consentirais jamais à devenir assassin pour y parvenir.

DEMANDE. Qu'appelez-vous devenir assassin?

RÉPONSE. Tuer un homme est pour le mort un moindre mal que de le diffamer; l'assassiner avec le poignard ou avec la langue, c'est la même chose.123-a

DEMANDE. VOUS ne calomnierez donc personne. Cependant, sans être assassin, il peut arriver que vous tuiez quelqu'un, non que je vous soupçonne de commettre un meurtre de sang-froid; mais si quelqu'un de vos égaux se déclare votre ennemi et vous persécute, si quelque brutal vous insulte et vous déshonore, la colère vous emportera, et la douceur de la vengeance vous incitera à commettre quelque action violente.

RÉPONSE. Cela ne se devrait pas, mais je suis homme; né avec des<124> passions vives, j'aurais sans doute un fort combat à livrer pour réprimer la première impulsion de la colère; je devrais toutefois la vaincre. C'est aux lois à venger les offenses que reçoivent les particuliers; aucun individu n'a le droit de punir ceux qui l'outragent; mais si par malheur un premier mouvement l'emportait sur ma raison, j'en aurais des regrets pour la vie.

DEMANDE. Comment concilierez-vous cette conduite, étant militaire, avec ce que le point d'honneur exige d'un homme de condition? Vous savez que malheureusement, dans tous les pays, les lois du point d'honneur sont précisément l'opposé des lois civiles?

RÉPONSE. Je me proposerai de tenir une conduite sage et mesurée, pour ne point donner lieu à de mauvaises querelles; et si l'on m'en suscitait sans qu'il y eût de ma faute, je serais forcé de suivre l'usage reçu, me lavant les mains de ce qui en pourrait avenir.

DEMANDE. Puisque nous sommes sur le sujet du point d'honneur, expliquez-moi en quoi vous le faites consister.

RÉPONSE. Le point d'honneur consiste à éviter tout ce qui peut rendre méprisable, et il oblige à se servir de tous les moyens honnêtes qui peuvent augmenter la réputation.

DEMANDE. Qu'est-ce qui rend un homme méprisable? RÉPONSE. La débauche, la fainéantise, l'ineptie, l'ignorance, la mauvaise conduite, la poltronnerie, et tous les vices.

DEMANDE. Qu'est-ce qui procure une bonne réputation? RÉPONSE. L'intégrité, des procédés honnêtes, des connaissances, de l'application, de la vigilance, la valeur, les belles actions civiles et militaires, en un mot, tout ce qui élève un homme au-dessus des faiblesses humaines.

DEMANDE. A propos de faiblesses humaines, vous êtes jeune et dans l'âge où les passions sont les plus vives. Si vous résistez à la cupidité, à l'ambition désordonnée, à la vengeance, il me semble de vous voir succomber aux attraits d'un sexe enchanteur, qui blesse en<125> séduisant, et pousse les traits empoisonnés si profondément au cœur, qu'ils égarent la raison. Ah! que je plains d'avance le mari dont la femme vous aura subjugué! Qu'en pensez-vous?

RÉPONSE. Je suis jeune et fragile, je l'avoue; cependant je connais mes devoirs, et il me semble que, sans troubler le repos des familles et sans employer la violence, un jeune homme peut apaiser ses passions par des moyens plus innocents.

DEMANDE. Je vous entends. Vous faites allusion au mot de Porcius Caton, qui, voyant sortir quelque jeune patricien de chez une fille de joie, s'écria qu'il s'en réjouissait, parce qu'il ne troublerait point le repos des familles en agissant ainsi. Cependant cet expédient est sujet à d'étranges inconvénients, et séduire des filles . . . .

RÉPONSE. Je n'en séduirai point, parce que je ne veux ni tromper personne ni me parjurer. Tromper est d'un malhonnête homme, se parjurer est d'un scélérat.

DEMANDE. Mais quand votre intérêt l'exige?

RÉPONSE. Un intérêt se trouverait donc contraire à l'autre; car, si je manque de parole, je n'oserai pas me plaindre si l'on m'en manque, et si je me joue du serment, je ne pourrai pas compter sur ceux qu'on me fera.

DEMANDE. Cependant, en suivant la règle de Caton, vous vous exposez à d'autres hasards.

RÉPONSE. Tout homme qui s'abandonne à ses passions est un homme perdu. Je me suis prescrit pour règle de ma vie en toutes choses : use, mais n'abuse pas.

DEMANDE. Cela est fort sage. Mais êtes-vous sûr de ne vous jamais écarter de cette règle?

RÉPONSE. L'amour de ma conservation m'oblige à veiller à ma santé. Je sais que rien ne la ruine plus que les excès de l'amour; je dois donc être sur mes gardes pour ne point épuiser mes forces, pour ne point m'attirer de maladie fâcheuse qui rendrait ma florissante<126> jeunesse languissante, valétudinaire et misérable. J'aurais le cruel reproche à me faire d'être l'homicide de moi-même; de sorte que si l'intérêt de la volupté m'entraîne, l'intérêt de ma conservation m'arrête.

DEMANDE. Je n'ai rien à répliquer à ces raisons. Mais si vous êtes si rigide envers vous-même, vous serez sans doute dur envers les autres?

RÉPONSE. Je ne suis pas dur envers moi-même, je ne suis que sage; je ne me refuse que les choses nuisibles à ma santé, à ma réputation, à mon honneur, et, bien loin d'être insensible, je compatis à tous les maux de mes semblables. Je ne m'y borne pas, je tâche de les assister et de leur rendre tous les services qui dépendent de moi, soit en les secourant de mon bien dans leur indigence, soit en les conseillant dans leurs embarras, soit en découvrant leur innocence quand on les calomnie, soit en les recommandant lorsque j'en trouve l'occasion.

DEMANDE. Si vous donnez beaucoup en aumônes, vous épuiserez vos fonds.

RÉPONSE. Je donne selon mes moyens. C'est un capital qui rapporte au centuple par le sensible plaisir que l'on éprouve en soulageant un malheureux.

DEMANDE. Mais on risque plus quand on se rend le défenseur des opprimés.

RÉPONSE. Verrai-je l'innocence persécutée sans l'assister? Moi, sachant et pouvant servir de témoin contre la fausseté de l'accusation, je trahirais la vérité, pouvant la faire connaître, et je manquerais à tous les devoirs de l'honnête homme, par insensibilité ou par faiblesse!

DEMANDE. Cependant, vu comme le monde va, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

RÉPONSE. Pour l'ordinaire, c'est la manière dure de dire la vérité qui la rend odieuse; mais en l'annonçant modestement et sans faste,<127> il est rare qu'elle soit mal reçue. Enfin j'éprouve le besoin d'être assisté et défendu; de qui pourrai-je exiger de pareils services, si je ne m'en acquitte pas moi-même?

DEMANDE. En servant les hommes, on n'oblige souvent que des ingrats; que vous reviendra-t-il de vos peines?

RÉPONSE. Il est beau de faire des ingrats; il est infâme de l'être.

DEMANDE. La reconnaissance est un poids bien pesant, et souvent insupportable; on ne s'acquitte jamais d'un bienfait. Ne trouvez-vous pas qu'il est dur de le porter toute sa vie?

RÉPONSE. Non, parce que ce souvenir me rappelle sans cesse les belles actions de mes amis; la mémoire de leurs nobles procédés est longue dans mon esprit; je n'ai la mémoire courte que sur le sujet des offenses. Il n'est point de vertu sans reconnaissance; elle est l'âme de l'amitié, de la plus douce consolation de la vie. C'est elle qui nous lie à nos parents, à notre patrie, à nos bienfaiteurs. Non, je n'oublierai jamais la société qui m'a vu naître, le sein qui m'a allaité, le père qui m'a élevé, le sage qui m'a instruit, la langue qui m'a défendu, le bras qui m'a assisté.

DEMANDE. J'avoue que les services qu'on vous a rendus vous ont été utiles; mais quel intérêt propre vous oblige à la reconnaissance?

RÉPONSE. Le plus grand de tous, celui de me ménager des amis dans le besoin, de mériter par ma reconnaissance que des âmes bienfaisantes m'assistent, parce qu'aucun homme ne peut se passer de secours, et qu'il faut s'en rendre digne, enfin parce que le public abhorre les ingrats, qu'il les regarde comme les perturbateurs des plus doux liens de la société, qu'ils rendent l'amitié dangereuse, les bons offices nuisibles à ceux qui s'en acquittent, parce qu enfin ils rendent le mal pour le bien. Il faut avoir un cœur insensible, pervers, atroce, pour être ingrat. Serai-je capable d'une pareille noirceur? Me rendrai-je indigne de la société des honnêtes gens? Agirai-je contre cet instinct secret de mon cœur qui me crie : Ne sois pas inférieur à tes<128> bienfaiteurs; rends-leur, s'il se peut, au centuple les services que tu reçus de leur générosité? Ah! plutôt que la mort termine mes jours que je ne les souille par une telle infamie! Pour que je sois gai et content, il faut que je sois satisfait de moi-même; il faut, le soir, qu'en récapitulant mes actions, je trouve de quoi flatter mon amour-propre, et non de quoi le ravaler : plus je trouve en moi de traces de justice, de générosité, de noblesse, de reconnaissance, de grandeur d'âme, plus je suis satisfait.

DEMANDE. Mais cette reconnaissance, vous l'étendez envers la patrie; que lui devez-vous?

RÉPONSE. Tout, mes faibles talents, mes soins, mon amour, ma vie.

DEMANDE. Il est vrai que l'amour de la patrie a produit en Grèce comme à Rome les plus belles actions. C'était par ce principe, et tant que les lois de Lycurgue furent observées, que Lacédémone soutint son empire; c'était par une suite de cet attachement inviolable pour leur patrie que la république romaine éleva des citoyens qui la rendirent maîtresse du monde. Mais comment combinez-vous votre intérêt avec celui de votre patrie?

RÉPONSE. Je le combine sans peine, parce que toute belle action enchaîne et entraîne sa récompense à sa suite. Ce que je sacrifie de mon intérêt, je le regagne en réputation; et la patrie, en bonne mère, se trouve même d'ailleurs obligée de récompenser les services qu'on lui rend.

DEMANDE. En quoi peuvent consister ces services?

RÉPONSE. Ils sont innombrables. On peut être utile à sa patrie en élevant ses enfants avec les principes de bons citoyens et d'honnêtes gens, en perfectionnant l'agriculture sur ses terres, en administrant la justice équitablement et avec impartialité, en maniant les deniers publics avec désintéressement, en tâchant d'illustrer son siècle par sa vertu ou par ses lumières, en embrassant le métier des armes par un<129> pur sentiment d'honneur, en renonçant à la mollesse en faveur de la vigilance et de l'activité, à l'intérêt en faveur de la réputation, à la vie en faveur de la gloire, en acquérant toutes les connaissances qui sont nécessaires pour réussir dans cet art si difficile, afin de pouvoir défendre les intérêts de ma patrie au péril de mes jours. Voilà mes devoirs.

DEMANDE. C'est vous charger de bien des soins et des peines.

RÉPONSE. La patrie réprouve les citoyens qui lui sont inutiles, c'est un fardeau qui la surcharge. Par une convention tacite, tout membre doit contribuer au bien de la grande famille, qui est l'État; et comme on émonde dans les plants d'arbres les rameaux stériles, qui ne portent point de fruits, on rejette également les débauchés, les fainéants, et toute cette race d'hommes oisifs et pour la plupart pervers qui se concentrent en eux-mêmes, et, contents de tirer des avantages de la société, ne contribuent en rien à son utilité. Pour moi, je voudrais, si je puis y réussir, aller au delà de mes devoirs. Une noble émulation m'excite à imiter de grands exemples. Pourquoi jugez-vous assez mal de moi pour me croire incapable des efforts de vertu dont d'autres hommes nous ont fourni les modèles? Ne suis-je pas doué des mêmes organes qu'eux? N'ai-je pas un cœur capable des mêmes sentiments? Ferai-je rougir mon siècle, et, par une conduite lâche, donnerai-je lieu de soupçonner que notre génération dégénère des vertus de ses aïeux? Après tout, ne suis-je pas mortel? Sais-je quand ma course sera bornée, et, mourir pour mourir, ne vaut-il pas mieux que mon dernier moment me couvre de gloire, et perpétue mon nom jusqu'à la fin des siècles, que d'expirer après avoir mené une vie fainéante et obscure, en proie à des maladies plus cruelles que les traits de l'ennemi, et d'ensevelir avec moi dans le tombeau le souvenir de ma personne, de mes actions et de mon nom? Je veux mériter qu'on me connaisse, je veux être vertueux, je<130> veux servir ma patrie, et je veux occuper mon petit coin dans le temple de la Gloire.

DEMANDE. En pensant ainsi, vous l'occuperez sans doute. Platon a dit que la dernière passion du sage, c'était l'amour de la gloire. Je suis ravi de vous voir dans d'aussi bonnes dispositions. Vous savez que le véritable bonheur des hommes consiste dans la vertu. Persévérez dans ces nobles sentiments, et vous ne manquerez ni d'amis pendant votre vie, ni de réputation après votre mort.

<131>

X. LETTRE SUR L'ÉDUCATION.[Titelblatt]

<132><133>

LETTRE D'UN GÉNEVOIS A M. BURLAMAQUI,133-a PROFESSEUR A GENÈVE.

Après vous avoir exposé tout ce qui regarde le gouvernement de ce pays-ci, je croyais avoir satisfait amplement à votre curiosité; mais je me suis trompé. Vous trouvez que la matière n'est pas épuisée, vous considérez l'éducation de la jeunesse comme un des objets les plus importants d'un bon gouvernement, et vous voulez être instruit des attentions qu'on y porte dans l'État où je suis. Cette question que vous me faites en peu de mots vous attirera une réponse qui passera les bornes d'une lettre ordinaire, par les discussions indispensables dans lesquelles elle m'entraîne. J'aime à considérer cette jeunesse qui s'élève sous nos yeux; c'est la génération future qui est confiée à l'inspection de la race présente, c'est un nouveau genre humain qui s'achemine pour remplacer celui qui existe, ce sont les espérances et les forces de l'État renaissantes, qui, bien dirigées, perpétueront sa splendeur et sa gloire. Je pense bien, comme vous, qu'un prince sage doit mettre toute son application à former dans ses États des citoyens utiles et vertueux. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai examiné l'édu<134>cation qu'on donne à la jeunesse dans les différents États de l'Europe. Cette foule de grands hommes qu'ont produits la république des Grecs et la république romaine m'ont prévenu en faveur de la discipline des anciens, et je me suis convaincu qu'en suivant leur méthode on formerait une nation qui aurait plus de mœurs et de vertu que n'ont nos peuples modernes. L'éducation qu'on donne à la noblesse est certainement répréhensible d'un bout de l'Europe à l'autre. Dans ce pays-ci, elle en reçoit la première teinture dans la maison paternelle, la seconde dans les académies et les universités, la troisième, elle se la donne elle-même, parce qu'on l'émancipe trop tôt, et c'est la plus mauvaise. Dans la maison paternelle, l'amour aveugle des parents nuit à la correction nécessaire de leurs enfants; les mères surtout, ce qui soit dit en passant, gouvernant assez despotiquement leurs maris, ne connaissent qu'une indulgence sans bornes pour tout principe d'éducation. On abandonne les enfants entre les mains des domestiques, qui les flattent, qui les corrompent en leur inspirant des maximes pernicieuses, maximes qui ne germent que trop par les profondes impressions qu'elles font sur des cerveaux encore tendres. Le mentor qu'on leur choisit est d'ordinaire, ou un candidat en théologie, ou un apprenti jurisconsulte, espèce de gens qui auraient le plus grand besoin d'être morigénés eux-mêmes. Sous ces habiles docteurs, le jeune Télémaque apprend son catéchisme, le latin, à toute force un peu de géographie, la langue française par l'usage. Père et mère applaudissent au chef-d'œuvre qu'ils ont mis au monde, et, de crainte que le chagrin ne flétrisse la santé de ce phénix, personne n'ose le reprendre. A dix ou douze ans le jeune seigneur est envoyé à l'académie, dont on ne manque pas ici. Il y en a plusieurs, comme le Joachim, la nouvelle académie de Berlin,134-a celle du dôme de Brandebourg, et celle de Cloître-Bergue à Magdebourg; elles sont fournies de professeurs habiles. Le seul reproche qu'on peut leur<135> faire est peut-être qu'ils s'appliquent uniquement à remplir la mémoire de leurs élèves, qu'ils ne les accoutument pas à penser par eux-mêmes, qu'on n'exerce pas d'assez bonne heure leur jugement, qu'on néglige de leur élever l'âme et de leur inspirer des sentiments nobles et vertueux.

Le jeune homme n'a pas mis le pied au delà du seuil de l'académie, qu'il oublie tout ce qu'il avait appris, parce qu'il ne s'est proposé que de réciter sa leçon par cœur à son pédagogue, et, n'en ayant plus besoin, les traces en sont effacées par des idées nouvelles et par l'oubli. Ce temps perdu dans le collége, je l'attribue au vice de l'éducation plutôt qu'à la légèreté de la jeunesse. Pourquoi ne fait-on pas comprendre à l'élève que la gêne que l'étude lui impose tournera à son plus grand avantage? Pourquoi n'exerce-t-on pas son jugement, non pas en lui apprenant simplement la dialectique, mais en le faisant raisonner lui-même? Ce serait le moyen de lui faire concevoir qu'il lui est utile de ne pas oublier ce qu'il vient d'apprendre.

Au sortir de l'académie, les pères envoient leurs enfants, ou bien à l'université, ou bien ils les placent dans l'armée, ou ils leur font obtenir des emplois civils, ou ils les relèguent dans leurs terres. Les universités de Halle et de Francfort-sur-l'Oder sont celles où ils vont perfectionner leurs études; elles sont composées d'aussi bons professeurs que le temps en produit. On s'aperçoit cependant avec regret que l'étude des langues grecque et latine n'y est plus aussi en vogue qu'autrefois. Il semble que ces bons Germains, dégoûtés de la profonde érudition dont ils étaient en possession autrefois, veulent à présent parvenir à la réputation avec le moins de frais que possible; ils ont l'exemple d'une nation voisine qui se contente d'être aimable, et ils deviendront incessamment superficiels. La vie que les étudiants menaient par le passé aux universités était un objet de scandale public. Au lieu que ces lieux doivent se considérer comme le sanctuaire des muses, c'était l'école des vices et du libertinage; des bretteurs à<136> office y faisaient le métier de gladiateurs, la jeunesse passait sa vie dans le désordre et dans les excès, elle y apprenait tout ce qu'elle aurait dû ignorer à jamais, et elle ignorait ce qu'elle aurait dû apprendre. L'abus de ces désordres alla au point qu'il y eut des étudiants de tués. Cela réveilla le gouvernement de sa léthargie, et il fut assez éclairé pour refréner cette licence et pour ramener les choses au but de leur institution. Depuis, les pères peuvent envoyer leurs enfants à l'université avec la juste confiance qu'ils s'y pourront instruire, et sans appréhender que leurs mœurs ne se pervertissent. Cet abus de réformé, il en reste encore bien d'autres qui mériteraient une égale correction. L'intérêt et la paresse des professeurs empêchent que les connaissances ne se répandent aussi abondamment qu'il serait à souhaiter; ils se contentent de satisfaire à leur devoir le plus mincement qu'ils peuvent, ils lisent leurs colléges, et voilà tout. Si les étudiants exigent d'eux des heures privées, ce n'est que par des prix exorbitants qu'ils les obtiennent; ce qui empêche ceux qui ne sont pas riches de profiter d'une fondation publique faite pour instruire et pour éclairer tous ceux que le besoin des connaissances y attire. Autre défaut : la jeunesse ne compose jamais elle-même ses discours, ses thèses et ses disputes; c'est quelque répétiteur qui les fait, et un étudiant, avec de la mémoire, souvent sans talents, y recueille à peu de frais des applaudissements. N'est-ce pas encourager la jeunesse à la paresse, à la fainéantise, que de lui apprendre à ne rien faire? Il faut une éducation laborieuse pour l'homme; qu'il compose, qu'on le corrige, qu'il rechange son ouvrage, et qu'à force de le lui faire retravailler on l'accoutume à penser avec justesse et à s'énoncer avec exactitude. Au lieu de suivre cette méthode, pendant qu'on exerce la mémoire de la jeunesse, son jugement se rouille; on accumule des connaissances, mais elles manquent du discernement nécessaire qui les rendrait utiles. Autre défaut, c'est le mauvais choix des auteurs qu'on explique. En médecine, il est juste que l'on commence<137> par Hippocrate et Galien, que l'on suive l'histoire de cette science, si c'en est une, jusqu'à nos jours; mais au lieu d'adopter, ou le système de Hoffmann, ou de quelque médecin obscur, pourquoi ne point commenter les excellents ouvrages de Boerhaave, qui semble avoir poussé les connaissances humaines sur le sujet des maladies et des remèdes aussi loin que peut aller la portée de notre intelligence? Il en est de même de l'astronomie et de la géométrie. Il est utile de parcourir tous les systèmes, depuis celui de Ptolémée jusqu'à celui de Newton; mais le bon sens veut qu'on s'arrête sur ce dernier, qui est le plus perfectionné et le plus purgé d'erreurs. Halle a possédé dans les temps précédents un grand homme, fait pour enseigner la philosophie. Vous devinez que c'est du célèbre Thomasius que je parle. Ils n'ont qu'à suivre sa méthode et qu'à l'enseigner de même. D'ailleurs, les universités n'ont pas épuré la philosophie autant qu'on le pense de la rouille pédantesque. On n'enseigne plus, à la vérité, les quiddités d'Aristote, ni les universaux a parte rei; doctissimus, sapientissimus Wolffius137-a a remplacé de nos jours cet ancien héros de l'école, et l'on substitue aux formes substantielles les monades et l'harmonie préétablie, système aussi absurde et aussi inintelligible que celui qu'on a abandonné. Ni plus ni moins, les professeurs répètent ce galimatias, parce qu'ils s'en sont rendu les termes familiers, et parce que c'est la coutume d'être wolffien.

Je me trouvai un jour en compagnie avec un de ces philosophes, le plus entêté des monades; j'osai lui demander humblement s'il n'avait jamais jeté un coup d'œil sur les ouvrages de Locke. J'ai tout lu, reprit-il brusquement. - Je sais, monsieur, lui dis-je, que vous êtes payé pour ne rien ignorer; mais que pensez-vous de ce Locke? - C'est un Anglais, répondit-il sèchement. - Tout Anglais qu'il est, ajoutai-je, il me paraît bien sage; il ne quitte jamais le fil de l'expé<138>rience pour se conduire dans les ténèbres de la métaphysique; il est prudent, il est intelligible, ce qui est un grand mérite pour un métaphysicien, et je crois à toute force qu'il pourrait bien avoir raison. A ces paroles, le rouge monta au visage de mon professeur; une colère très-peu philosophique se manifesta dans son regard et par ses gestes, et il me soutint d'une voix plus animée qu'à l'ordinaire qu'ainsi que chaque pays avait son climat différent, chaque État devait avoir son philosophe national. Je repartis que la vérité était de tout pays, et qu'il serait à souhaiter qu'il nous en vînt beaucoup, dût-elle passer pour contrebande aux universités. Au reste, la partie de la géométrie n'est pas aussi cultivée en Allemagne que dans les autres pays de l'Europe. On prétend que les Germains n'ont point de têtes géométriques, ce qui certainement est faux : les noms de Leibniz et de Copernic prouvent le contraire. La cause en est, ce me semble, que cette science manque d'encouragement et surtout de professeurs assez habiles pour l'enseigner.

Je reviens à présent à la jeune noblesse, que nous avons quittée au sortir des académies et des universités. C'est le moment où les parents décident du parti que leurs enfants doivent prendre; pour l'ordinaire, le hasard détermine ce choix. La plupart de ces jeunes seigneurs craignent l'état militaire, parce qu'il est dans ce pays une véritable école de mœurs; on ne passe rien aux jeunes officiers, on les oblige d'avoir une conduite sage, réglée et décente; ils sont éclairés de près, ils ont des surveillants qui ne les épargnent pas; s'ils sont incorrigibles, à quelque appui qu'ils tiennent d'ailleurs, on les oblige à quitter, et dès lors il n'y a plus pour eux de considération à attendre. C'est précisément ce qui leur répugne, car ils voudraient, à l'ombre d'un grand nom, se livrer sans contrainte aux caprices de leur fantaisie et au déréglement de leurs mœurs; d'où il vient que peu d'enfants des premières maisons servent dans les armées. Le corps des cadets y supplée; cette pépinière est confiée aux soins d'un officier d'un<139> grand mérite,139-a qui place le bonheur de sa vie à former cette jeunesse en présidant à son éducation, en lui élevant l'âme, en lui inculquant des principes de vertu, et en s'efforçant de les rendre utiles à la patrie. Cet établissement étant destiné pour la pauvre noblesse, les premières familles n'y placent pas leurs enfants. Si le père fait entrer son fils dans les finances ou dans la justice, dès ce moment il le perd de vue, il est abandonné à lui-même, et le hasard décide du pli qu'il prendra. Souvent, au sortir des universités, on établit l'héritier sur ses terres, où tout ce qu'il a pu apprendre lui devient autant qu'inutile. Voilà en gros la marche qu'on tient pour l'éducation de la jeunesse. Voici le mal qui en résulte.

La mollesse de cette première éducation rend les jeunes gens efféminés, commodes, paresseux et lâches. Au lieu de ressembler à la race des anciens Germains, on les prendrait pour une colonie de Sybaris transplantée dans cette contrée; ils croupissent dans l'oisiveté et dans la fainéantise; ils pensent qu'ils ne sont au monde que pour avoir du plaisir et des commodités, et que des hommes comme eux sont dispensés du devoir d'être utiles à la société; de là ces écarts, ces folies, ces dettes qu'ils contractent, ces débauches, ces prodigalités qui ont ruiné dans ce pays tant de familles opulentes. J'avoue que ces défauts tiennent autant à l'âge qu'à l'éducation; je conviens que la jeunesse se ressemble partout, à quelques nuances près, et j'avoue que dans cet âge où les passions sont les plus vives, la raison n'est pas toujours la plus forte. Cependant je suis persuadé que par une discipline sage, plus mâle, et, quand il en est besoin, plus sévère, on arrêterait bien des fils de famille au bord de l'abîme où ils vont se précipiter. Le déréglement de leurs mœurs tire d'autant plus à conséquence dans ce pays-ci, que le droit de primogéniture n'y est point établi comme en Autriche et dans les autres provinces de l'Impératrice-Reine; il ne faut qu'un mauvais sujet dans une famille pour qu'elle tombe dans la<140> décadence et dans la misère. Des exemples aussi frappants devraient ce me semble, redoubler l'attention des pères pour veiller avec plus de soin à la correction de leurs enfants, afin de les rendre capables de soutenir le lustre de leurs ancêtres, de devenir des sujets utiles à leur patrie et dignes de s'attirer une considération personnelle. On croit communément d'avoir bien pourvu à sa succession en accumulant des richesses pour ses enfants, en leur faisant des établissements, en leur procurant des emplois. Ce sont sans doute des soins dignes de bons parents, mais il ne faut point s'y borner; le point principal est de former leurs mœurs et de prématurer leurs jugements. J'ai souvent été sur le point de m'écrier : Pères de famille, aimez vos enfants, on vous y convie, mais d'un amour raisonnable qui se dirige vers leur véritable bien. Regardez ces jeunes créatures, que vous avez vues naître, comme un dépôt sacré que la Providence vous a confié; votre raison doit leur servir d'appui dans la débilité de leur âge et dans leurs faibles. Ils ne connaissent point le monde; vous le connaissez; c'est donc à vous à les former tels que le demande leur propre avantage, le bien de votre famille et celui de la société. Je le répète, formez donc leurs mœurs, inculquez-leur des sentiments vertueux, élevez leur âme, rendez-les laborieux, cultivez soigneusement leur raison, qu'ils réfléchissent sur leurs démarches, qu'ils soient sages, circonspects, qu'ils aiment la frugalité et la simplicité. Confiez alors en mourant votre héritage à leurs bonnes mœurs; il sera bien administré, et votre famille se soutiendra dans son lustre; sinon la dissipation et les déréglements commenceront au moment de votre mort, et si vous pouviez ressusciter dans trente ans, vous trouveriez vos beaux établissements possédés par des mains étrangères. J'en reviens toujours aux lois des Grecs et des Romains. Je crois qu'il faudrait établir, à leur instar, qu'on n'émancipât les fils qu'à l'âge de vingt-six ans, que les pères fussent en quelque manière responsables de leur conduite. Sans doute qu'alors on n'abandonnerait pas la jeunesse à la<141> compagnie pernicieuse des domestiques; sans doute qu'on ferait un choix plus éclairé des maîtres et des gouverneurs qu'on leur donnerait, auxquels on confie tout ce qu'on a de plus précieux; sans doute que le père même corrigerait son fils, et le punirait, dans le besoin, pour étouffer des vices naissants. Ajoutez à ceci quelques réformes nécessaires dans les académies et dans les universités, pour qu'en remplissant la mémoire de la jeunesse, on ne négligeât pas la partie du raisonnement, qui est la principale; qu'au sortir des études les pères aient l'œil à ce que leurs enfants ne se corrompent pas par la fréquentation de mauvaises compagnies, parce que les premiers exemples font une impression si forte sur la jeunesse, soit bons ou mauvais, qu'ils déterminent souvent invariablement son caractère. C'est un des grands écueils dont il faut la garantir. De là viennent l'esprit d'inapplication, la débauche, le jeu et tous les vices. Les devoirs des pères s'étendent encore plus loin; je crois qu'ils devraient employer davantage leur discernement pour apprécier au juste les talents de leurs fils, afin de les destiner à quoi les détermine leur génie. Quelques connaissances qu'ils aient acquises, ils n'en sauraient trop avoir, quel que soit le parti qu'ils embrassent; le métier des armes en exige de très-étendues. C'est une assertion ridicule et impertinente qui est dans la bouche de beaucoup de monde : Mon fils ne veut pas étudier; il sera toujours bon pour en faire un soldat. Oui, un fantassin, mais pas un officier propre pour se pousser aux premiers emplois, seul but cependant auquel il doit tendre. Il arrive encore que l'impatience et l'ardeur des pères donne lieu à un autre inconvénient : ils désirent pour leurs enfants des fortunes trop rapides, ils veulent qu'ils passent de plain-pied des grades subalternes aux plus élevés, avant que l'âge ait amené leur capacité et mûri leur raison.

La justice, les finances, la politique, le militaire honorent sans doute une naissance illustre; mais tout serait perdu dans un État, si la naissance devait l'emporter sur le mérite, principe aussi erroné,<142> aussi absurde, qu'un gouvernement qui l'adopterait en éprouverait de funestes conséquences.142-a Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait des exceptions à la règle, et qu'il ne se trouve des sujets prématurés dont le mérite et les talents sollicitent en leur faveur; il serait seulement à souhaiter que les exemples en fussent plus communs. Enfin je suis persuadé qu'on fait des hommes ce que l'on veut. Il est constant que les Grecs et les Romains ont produit une foule de grands hommes en tout genre, et qu'ils en étaient redevables à cette éducation mâle que leurs lois avaient établie. Et si ces exemples paraissent trop surannés, considérons les travaux du czar Pierre Ier, qui parvint à policer une nation entièrement barbare; pourquoi ne corrigerait - on donc pas chez un peuple civilisé quelques vices de l'éducation? On croit faussement que les arts et les sciences amollissent les mœurs. Tout ce qui éclaire l'esprit, tout ce qui étend la sphère de ses connaissances, élève l'âme au lieu de la dégrader. Mais ce n'est pas le cas de ce pays-ci; plût à Dieu que les sciences y fussent plus aimées! C'est la méthode d'élever qui est défectueuse; qu'on la corrige, et l'on verra renaître les mœurs, les vertus et les talents. Cette jeunesse efféminée m'a souvent fait penser ce que dirait Arminius, ce fier défenseur de la Germanie, s'il voyait la génération de ces Suèves et des Sennons dégénérée, abâtardie et avilie; mais que ne dirait pas le grand électeur Frédéric-Guillaume, lui, qui, chef d'une nation mâle, chassa avec des hommes les Suédois de ses États, qu'ils dévastaient? Que sont devenues ces familles si célèbres de son temps, et quels sont leurs rejetons? Mais que deviendront celles qui fleurissent de nos jours? Quiconque est père doit faire de pareilles réflexions, pour s'encourager à remplir tous les devoirs qu'il doit à la postérité.

J'en viens à présent au sexe féminin, qui influe si prodigieusement sur l'autre. On distingue ici les femmes d'un certain âge, par l'éducation supérieure qu'elles ont reçue, de celles qui entrent récemment<143> dans le grand monde; elles ont des connaissances, de l'agrément dans l'esprit, et une gaieté toujours décente. Ce contraste me parut si frappant, que j'en demandai la raison à un de mes amis. « Autrefois, me dit-il, il y avait quelques femmes à talents qui recevaient des filles de condition en pension chez elles; tout le monde s'empressait d'y placer ses enfants. C'est dans ces établissements que ces dames auxquelles vous applaudissez ont été élevées. Ces écoles ont cessé à la mort de celles qui les avaient instituées, personne ne les a remplacées; ce qui oblige chaque particulier d'élever ses enfants chez soi. La plupart des méthodes que l'on suit sont répréhensibles. On ne se donne pas la peine de cultiver l'esprit des filles, on les laisse sans connaissances, sans même leur inspirer des sentiments de vertu et d'honneur. L'éducation commune roule sur les grâces extérieures, sur l'air, sur l'ajustement; ajoutez à cela une légère teinture de musique, l'érudition de quelques comédies ou de quelques romans, la danse, le jeu, et vous avez un abrégé de toutes les connaissances du sexe. »

Je vous avoue que je fus surpris que des gens de la première condition élèvent leurs enfants comme des filles de théâtre; elles semblent mendier les regards du public, elles se contentent de plaire, et elles ne paraissent pas rechercher l'estime et la considération. Quoi! leur destination ne les appelle-t-elle pas à devenir mères de famille? Ne devrait-on pas diriger toute leur instruction à ce but, leur inspirer de bonne heure de l'horreur pour tout ce qui les déshonore, leur faire connaître les avantages de la sagesse, qui sont utiles et durables, au lieu que ceux de la beauté se passent et se fanent? Ne faudrait-il pas les rendre capables de former avec le temps leurs enfants aux bonnes mœurs? Et comment le prétendre d'elles, si elles n'en ont point elles-mêmes, si le goût de l'oisiveté, de la frivolité, du luxe, de la dépense, et si des scandales publics les empêchent de donner un bon exemple à leur famille? Je vous avoue que la négligence des pères<144> de famille me paraît impardonnable; si leurs enfants se perdent, ils en sont la cause.

On regarde avec indulgence les Circassiens, parce qu'ils sont barbares, de ce qu'ils élèvent leurs filles à tous les manéges de la coquetterie et de la volupté, pour les vendre ensuite plus chèrement au sérail de Constantinople; c'est un trafic d'esclaves. Mais que chez un peuple libre et policé la première noblesse semble se conformer à cet usage, qu'elle se respecte assez peu pour mépriser le blâme qu'attirera sur sa famille la conduite d'une fille sans mœurs et sans vertu, c'est ce que la postérité la plus reculée leur reprochera éternellement. Allons au fait. Le déréglement des femmes prend sa source plutôt dans la vie oisive qu'elles mènent que dans l'ardeur de leur tempérament; passer deux ou trois heures devant le miroir à méditer, à raffiner, à admirer leurs charmes, passer toute l'après-dînée en médisances, ensuite au spectacle, le soir au jeu, puis le souper et encore le jeu, est-ce avoir le temps de faire un retour sur soi-même, et l'ennui, dans cette vie molle et oiseuse, ne les incite-t-il pas d'avoir recours à des plaisirs d'un autre genre, ne fût-ce que pour la variété, ou pour éprouver un sentiment nouveau?

Occuper les hommes, c'est les empêcher d'être vicieux. La vie de la campagne, simple, rustique et laborieuse, est plus innocente que celle qu'un tas de fainéants mènent dans les grandes villes. C'est une ancienne maxime des généraux que, pour empêcher la licence, le désordre, les émeutes dans les camps, il faut donner de l'occupation au soldat. Les hommes se ressemblent tous. Si l'on n'est pas assez stupide pour voir du même œil la conduite dévergondée de ses proches ou leurs mœurs pudiques et sages, qu'on leur apprenne à s'occuper eux-mêmes. Une fille peut s'amuser à des ouvrages de femme, à la musique, à la danse même; mais surtout qu'on s'applique à lui former l'esprit, à lui donner du goût pour les bons ouvrages, qu'on exerce son jugement, qu'on nourrisse sa raison par la lecture de<145> choses solides, qu'elle ne rougisse point de s'instruire de l'économie; il vaut bien mieux qu'elle règle les comptes de sa maison elle-même, et qu'elle les tienne en ordre, que de contracter follement des dettes de tout côté, sans penser à restituer ce que la bonne foi de ses débiteurs lui a longtemps avancé.

Je vous avoue que je me suis souvent indigné en me représentant à quel point en Europe on méprise cette moitié de l'espèce humaine, jusqu'à négliger tout ce qui peut perfectionner sa raison. Nous voyons tant de femmes qui ne le cèdent pas aux hommes! Il est en notre siècle de grandes princesses qui l'emportent de beaucoup sur leurs prédécesseurs, il en est . . . . mais je n'ose les nommer, de crainte de leur déplaire en blessant leur extrême modestie, qui met le comble à leurs vertus et à leurs talents. Avec une éducation plus mâle, plus vigoureuse, ce sexe l'emporterait sur le nôtre : il possède les charmes de la beauté; ceux de l'esprit ne leur sont-ils pas préférables?

Allons au fait. La société ne peut subsister sans des mariages légitimes qui la reproduisent et qui la rendent éternelle. Il faut donc soigner ces jeunes plantes qu'on forme pour devenir les souches de la postérité, de manière que le mâle et la femelle puissent remplir également les devoirs de chefs de famille. Il faut que la raison, l'esprit, les talents, les bonnes mœurs et la vertu servent également de base à cette éducation, afin que ceux qui l'ont reçue puissent la transmettre à ceux auxquels ils donneront la vie.

Enfin, pour ne rien oublier de ce qui peut tenir à cette matière, je dois y ajouter l'abus de l'autorité paternelle, qui force quelquefois les filles à se soumettre au joug d'un mariage mal assorti. Le père ne consulte que l'intérêt de sa famille, et quelquefois il ne suit que son caprice pour le choix de son gendre; ou il tombe sur un richard, sur un homme suranné, ou sur quelque sujet qui lui plaît. Il appelle sa fille, et lui dit : Mademoiselle, j'ai résolu de vous donner monsieur un tel pour époux. Sa fille, en gémissant, lui répond : Mon père,<146> votre volonté soit faite. Voilà deux personnes unies, de caractère d'inclination, de mœurs incompatibles; le trouble entre dans ce nouveau ménage du jour que ce malheureux lien a été formé, et bientôt il est suivi de l'aversion, de la haine et du scandale. Voilà donc deux malheureux; le grand but du mariage est manqué. Monsieur et madame se séparent, ils dissipent leur bien dans le désordre, ils tombent dans le mépris, et finissent par la misère. Je respecte autant que personne l'autorité paternelle, et je ne m'élève point contre elle; mais je voudrais que ceux qui l'ont en main n'en abusassent pas en contraignant leurs enfants à se marier lorsqu'il se trouve une espèce d'antipathie entre les caractères et les âges; qu'ils choisissent pour eux-mêmes selon leur fantaisie, mais qu'ils consultent leurs enfants quand il s'agit d'un engagement dont dépend leur bonheur ou leur malheur pour toute leur vie. Si cela ne rend pas tous les mariages meilleurs, c'est au moins ôter une excuse à ceux qui rejettent les désordres de leur conduite sur la violence que leurs parents leur ont faite.

Voilà en gros, monsieur, les observations que j'ai laites dans ce pays sur les vices de l'éducation. Si vous me trouvez enthousiaste du bien public, je me glorifierai du défaut que vous me reprochez. En exigeant beaucoup des hommes, on en obtient au moins quelque chose. Vous qui avez une nombreuse famille, sage et prudent comme je vous connais, vous avez réfléchi sur les devoirs que la condition de père vous impose, et vous trouverez dans vos pensées le germe de celles que je viens de développer. Dans le grand monde, on ne se recueille guère; on se contente d'idées vagues, on réfléchit moins encore, on suit l'usage et la tyrannie de la mode, qui s'étend jusque sur l'éducation. Il ne faut donc point s'étonner si les suites et les conséquences répondent aux principes erronés par lesquels on agit. Je m'indigne des peines qu'on se donne dans ce climat rigoureux pour y faire prospérer des ananas, des pisans et d'autres plantes exotiques,<147> et du peu de soins qu'on se donne pour l'espèce humaine. On me dira tout ce qu'on voudra, mais un homme est plus précieux que tous les ananas de l'univers; c'est la plante qu'il faut cultiver, celle qui mérite tous nos soins et tous nos travaux, parce que c'est elle qui lait l'ornement et la gloire de la patrie.

Je suis, etc.

<148><149>

XI. EXAMEN DE L'ESSAI SUR LES PRÉJUGÉS.[Titelblatt]

<150><151>

EXAMEN DE L'ESSAI SUR LES PRÉJUGÉS.

Je viens de lire un livre intitulé Essai sur les préjugés. En l'examinant, ma surprise a été extrême de trouver qu'il en était rempli lui-même. C'est un mélange de vérités et de faux raisonnements, de critiques amères et de projets chimériques, débités par un philosophe enthousiaste et fanatique. Pour vous en rendre un compte exact, je me verrai obligé d'entrer en quelque détail; cependant, comme je n'ai point de temps à perdre, je me bornerai à quelques remarques sur les objets les plus importants.

Je m'attendais à trouver de la sagesse et beaucoup de justesse de raisonnement dans l'ouvrage d'un homme qui affiche le philosophe à chaque page; je me figurais de n'y trouver que lumière et qu'évidence : cela en est bien éloigné. L'auteur se représente le monde à peu près tel que Platon avait imaginé sa république, susceptible de la vertu, du bonheur et de toutes les perfections. J'ose l'assurer qu'il n'en est pas ainsi dans le monde que j'habite : le bien et le mal s'y trouvent mêlés partout, le physique et le moral se ressentent également des imperfections qui le caractérisent. Il affirme magistralement que la vérité est faite pour l'homme, et qu'il la lui faut dire en toutes les occasions. Ceci mérite d'être examiné. Je m'appuierai sur l'expérience et sur l'analogie pour lui prouver que les vérités de spécu<152>lation, bien loin de paraître faites pour l'homme, se dérobent sans cesse à ses recherches les plus pénibles; c'est un aveu humiliant pour l'amour-propre, que la force de la vérité m'arrache. La vérité est dans le fond d'un puits, d'où les philosophes s'efforcent de la retirer; tous les savants se plaignent des travaux qu'il leur en coûte pour la découvrir. Si la vérité était faite pour l'homme, elle se présenterait naturellement à ses yeux; il la recevrait sans efforts, sans longues méditations, sans s'y méprendre, et son évidence, victorieuse de l'erreur, entraînerait infailliblement la conviction après elle; on la distinguerait à des signes certains de l'erreur, qui souvent nous trompe en paraissant sous cette forme empruntée; il n'y aurait plus d'opinions, il n'y aurait que des certitudes. Mais l'expérience m'apprend tout le contraire : elle me montre qu'aucun homme n'est sans erreur; que les plus grandes folies que l'imagination en délire ait enfantées en tous les âges sont sorties du cerveau des philosophes; que peu de systèmes de philosophie sont exempts de préjugés et de faux raisonnements; elle me rappelle les tourbillons que Des Cartes imagina, l'Apocalypse que Newton, le grand Newton commenta, l'harmonie préétablie que Leibniz, génie égal à celui de ces grands hommes, avait inventée. Convaincu de la faiblesse de l'entendement humain et frappé des erreurs de ces célèbres philosophes, je m'écrie : Vanités des vanités, vanité de l'esprit philosophique!

L'expérience, en poussant ses recherches plus loin, me montre l'homme, en tous les siècles, dans l'esclavage perpétuel de l'erreur, le culte religieux des peuples fondé sur des fables absurdes, accompagné de rites bizarres, de fêtes ridicules et de superstitions auxquelles ils attachaient la durée de leur empire, et des préjugés qui règnent d'un bout du monde à l'autre.

En recherchant la cause de ces erreurs, on trouve que l'homme même en est le principe. Les préjugés sont la raison du peuple, et il a un penchant irrésistible pour le merveilleux; ajoutez à cela que la<153> plus nombreuse partie du genre humain, ne pouvant vivre que par un travail journalier, croupit dans une ignorance invincible; elle n'a le temps ni de penser ni de réfléchir. Comme son esprit n'est point rompu au raisonnement, et que son jugement n'est point exercé, il lui est impossible d'examiner selon les règles d'une saine critique les choses sur lesquelles elle veut s'éclaircir, ni de suivre une chaîne de raisonnements par lesquels on pourrait la détromper de ses erreurs. De là vient son attachement pour le culte qu'une longue coutume a consacré, dont rien ne la peut détacher que la violence. Aussi fut-ce par la force que les nouvelles opinions religieuses ruinèrent les anciennes; les bourreaux convertirent les païens, et Charlemagne annonça le christianisme aux Saxons en soutenant sa doctrine par le fer et par le feu. Il faudrait donc que notre philosophe, pour éclairer les nations, leur prêchât le glaive en main; mais comme la philosophie rend ses disciples doux et tolérants, je me flatte qu'il y pensera encore avant de s'armer de toutes pièces et de revêtir l'équipage d'un convertisseur guerrier.

La seconde cause de la superstition qui se trouve dans le caractère des hommes est ce penchant, cette forte inclination qu'ils ont pour tout ce qui leur paraît merveilleux. Tout le monde le sent, on ne peut s'empêcher de prêter attention aux choses surnaturelles qu'on entend débiter. Il semble que le merveilleux élève l'âme; il semble qu'il ennoblit notre être en ouvrant un champ immense qui étend la sphère de nos idées et laisse une libre carrière à notre imagination, qui s'égare avec complaisance dans des régions inconnues. L'homme aime tout ce qui est grand, tout ce qui inspire de l'étonnement ou de l'admiration; une pompe majestueuse, une cérémonie imposante le frappe, un culte mystérieux redouble son attention. Si on lui annonce, avec cela, la présence invisible d'une Divinité, une superstition contagieuse s'empare de son esprit, s'y fortifie, et s'accroît jusqu'au point de le rendre fanatique. Ces effets singuliers sont<154> des suites de l'empire que ses sens ont sur lui; car il est plus sensible que raisonnable. Voilà donc la plupart des opinions humaines fondées sur des préjugés, des fables, des erreurs et des impostures. Qu'en puis-je conclure autre chose, si ce n'est que l'homme est fait pour l'erreur, que tout l'univers est soumis à son empire, et que nous ne voyons guère plus clair que les taupes? Il faut donc que l'auteur confesse, d'après l'expérience de tous les âges, que le monde étant inondé des préjugés de la superstition, comme nous l'avons vu, la vérité n'est pas faite pour l'homme.

Mais que deviendra son système? Je m'attends que notre philosophe m'arrêtera ici pour m'avertir de ne pas confondre des vérités spéculatives avec celles de l'expérience. J'ai l'honneur de lui répondre qu'en fait d'opinions et de superstitions il est question de vérités spéculatives; et c'est de quoi il s'est agi. Les vérités d'expérience sont celles qui influent sur la vie civile, et je me persuade qu'un grand philosophe comme notre auteur ne s'imaginera pas d'éclairer les hommes en leur apprenant qu'on se brûle dans le feu, qu'on se noie dans l'eau, qu'il faut prendre des aliments pour conserver la vie, que la société ne peut subsister sans la vertu, et autres choses aussi communes que connues. Mais allons plus loin.

L'auteur dit, au commencement de son ouvrage, que, la vérité étant utile à tous les hommes, il faut la leur dire hardiment et sans réserve; et dans le huitième chapitre, si je ne me trompe, car je cite de mémoire, il s'explique sur un ton différent, et il soutient que les mensonges officieux sont permis et utiles. Qu'il daigne donc se décider lui-même de la vérité ou du mensonge qui doit l'emporter, afin que nous sachions à quoi nous en tenir. Si j'ose hasarder mon sentiment après celui d'un aussi grand philosophe, je serais d'avis qu'un homme raisonnable ne doit abuser de rien, pas même de la vérité; je ne manquerai pas d'exemples pour appuyer cette opinion. Supposons qu'une femme timide et craintive se trouvât en danger de la vie : si on lui<155> venait annoncer inconsidérément le péril où elle se trouve, son esprit, agité, ému et bouleversé par la crainte de la mort, communiquant au sang un mouvement trop impétueux, en hâterait peut-être le moment; au lieu de cela, si on lui faisait entrevoir des espérances pour son rétablissement, la tranquillité de son âme pourrait peut-être aider les remèdes à opérer son rétablissement. Que gagnerait-on à détromper un homme que les illusions rendent heureux? Il en arriverait comme à ce médecin qui, après avoir guéri un fou, lui demandait son salaire. Le fou lui répondit qu'il ne lui donnerait rien, car, pendant la perte de son bon sens, il s'était cru en paradis, et l'ayant recouvré, il se trouvait en enfer.155-a Si, lorsque le sénat apprit que Varron avait perdu la bataille de Cannes, les patriciens avaient crié dans le Forum : Romains, nous sommes vaincus, Annibal a totalement défait nos armées! ces paroles indiscrètes auraient tellement augmenté la terreur du peuple, qu'il aurait abandonné Rome comme après la perte de la bataille de l'Allia, et c'en aurait été fait de la république. Le sénat, plus sage, en dissimulant cette infortune, ranima le peuple à la défense de la patrie, il recruta l'armée, il continua la guerre, et à la fin les Romains triomphèrent des Carthaginois. Il paraît donc constant qu'il faut dire la vérité avec discrétion, jamais mal à propos, et choisir surtout le temps qui lui est le plus convenable.

Si je voulais relancer l'auteur partout où je crois m'apercevoir de quelque inexactitude, je pourrais l'attaquer sur la définition qu'il nous donne du mot paradoxe. Il prétend que ce mot signifie toute opinion qui n'a pas été adoptée, mais qui peut être reçue; au lieu que l'idée ordinaire attachée à ce mot est celle d'une opinion contraire à quelque vérité d'expérience. Je ne m'arrête point à cette bagatelle; mais je ne saurais m'empêcher d'avertir ceux qui prennent le nom de philosophes que leurs définitions doivent être justes, et qu'ils ne doivent se servir des mots que dans leur acception ordinaire.

<156>J'en viens à présent au but de l'auteur. Il ne le déguise point, il donne assez clairement à entendre qu'il en veut aux superstitions religieuses de son pays, qu'il se propose d'en abolir le culte, pour élever sur ses ruines la religion naturelle, en admettant une morale dégagée de tout accessoire incohérent. Ses intentions paraissent pures : il ne veut point que le peuple soit trompé par des fables, que les imposteurs qui les débitent en tirent tout l'avantage, comme les charlatans des drogues qu'ils vendent; il ne veut point que ces imposteurs gouvernent le vulgaire imbécile, qu'ils continuent à jouir du pouvoir dont ils abusent contre le prince et contre l'État; il veut, en un mot, abolir le culte établi, dessiller les yeux de la multitude, et lui aider à secouer le joug de la superstition. Ce projet est grand; reste à examiner s'il est praticable, et si l'auteur s'y est bien pris pour réussir.

Cette entreprise paraîtra impraticable à ceux qui ont bien étudié le monde, et qui ont fouillé dans le cœur humain. Tout s'y oppose, l'opiniâtreté avec laquelle les hommes sont attachés à leurs opinions habituelles, leur ignorance, leur incapacité de raisonner, leur goût pour le merveilleux, la puissance du clergé et les moyens qu'il a pour se soutenir. Ainsi, dans un pays peuplé de seize millions d'âmes, comme on les compte en France, il faut dès le début renoncer à la conversion de quinze millions huit cent mille âmes, que des obstacles insurmontables attachent à leurs opinions; reste donc à deux cent mille pour la philosophie. C'est beaucoup, et je n'entreprendrais jamais de donner le même tour de pensée à ce grand nombre, aussi différent par sa compréhension, son esprit, son jugement, sa manière d'envisager les choses, que par les traits qui distinguent les physionomies. Supposons encore que les deux cent mille prosélytes aient reçu les mêmes instructions; chacun n'en aura pas moins ses pensées originales, ses opinions séparées, et peut-être il ne s'en trouvera pas deux dans cette multitude qui penseront de même. Je vais plus loin, et j'ose presque assurer que, dans un État où tous les préjugés seraient<157> détruits, il ne se passerait pas trente années, qu'on en verrait renaître de nouveaux, et qu'enfin les erreurs s'étendraient avec rapidité, et l'inonderaient entièrement. Ce qui s'adresse à l'imagination des hommes l'emportera toujours sur ce qui parle à leur entendement. Enfin j'ai prouvé que de tout temps l'erreur a dominé dans le monde; et comme une chose aussi constante peut être envisagée comme une loi générale de la nature, j'en conclus que ce qui a été toujours sera toujours de même.

Il faut cependant que je rende justice à l'auteur, quand elle lui est due. Ce n'est point la force qu'il se propose d'employer pour faire des prosélytes à la vérité; il insinue qu'il se borne à ôter aux ecclésiastiques l'éducation de la jeunesse, dont ils sont en possession, pour en charger des philosophes; ce qui préservera et garantira la jeunesse contre ces préjugés religieux dont jusqu'à présent les écoles l'avaient infectée dès la naissance. Mais j'ose lui représenter que, si même il avait le pouvoir d'exécuter ce projet, son attente se trouverait trompée, en lui citant un exemple de ce qui se passe en France, presque sous ses yeux. Les calvinistes s'y trouvent dans la contrainte d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques : qu'il voie ces pères, comme à leur retour ils sermonnent leurs enfants, comme ils leur font répéter le catéchisme de Calvin, et quelle horreur ils leur inspirent pour le papisme. Ce fait est non seulement connu, mais il est de plus évident que sans la persévérance de ces chefs de famille, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus de huguenots en France. Un philosophe peut s'élever contre une telle oppression des protestants, mais il n'en doit pas suivre l'exemple; car c'est une violence d'ôter aux pères la liberté d'élever les enfants selon leur volonté; c'est une violence d'envoyer ces enfants à l'école de la religion naturelle, quand les pères veulent qu'ils soient catholiques comme eux. Un philosophe persécuteur serait un monstre aux yeux du sage; la modération, l'humanité, la justice, la tolérance, ces vertus doivent le caractériser. Il faut que ses prin<158>cipes soient invariables, que ses paroles, ses projets et ses actions y répondent en conséquence.

Passons à l'auteur son enthousiasme pour la vérité, et admirons l'adresse dont il se sert pour arriver à ses fins. Nous avons vu qu'il attaque un puissant adversaire, la religion dominante, le sacerdoce qui la défend, et le peuple superstitieux rangé sous ses étendards. Mais comme si ce n'en était pas assez pour son courage d'un ennemi aussi redoutable, pour illustrer son triomphe et rendre sa victoire plus éclatante il en excite encore un autre; il fait une vigoureuse sortie sur le gouvernement, il l'outrage avec autant de grossièreté que d'indécence, le mépris qu'il en témoigne révolte les lecteurs sensés. Peut-être que le gouvernement, neutre, aurait été le spectateur paisible des batailles qu'aurait livrées ce héros de la vérité aux apôtres du mensonge; mais lui-même il force le gouvernement de prendre fait et cause avec l'Église pour s'opposer à l'ennemi commun. Si nous ne respections pas ce grand philosophe, nous aurions pris ce trait pour une saillie de quelque écolier étourdi, qui lui mériterait une correction rigoureuse de ses maîtres.

Mais ne peut-on faire du bien à sa patrie qu'en renversant, qu'en bouleversant tout l'ordre établi? et n'y a-t-il pas des moyens plus doux qui doivent, par prédilection, être choisis, employés, et préférés aux autres, si on veut la servir utilement? Notre philosophe me paraît tenir de ces médecins qui ne connaissent de remèdes que l'émétique, et de ces chirurgiens qui ne savent faire que des amputations. Un sage qui aurait médité sur les maux que l'Église cause à sa patrie ferait sans doute des efforts pour l'en délivrer; mais il agirait avec circonspection. Au lieu de renverser un ancien édifice gothique, il s'appliquerait à lui ôter les défauts qui le défigurent; il décréditerait ces fables absurdes qui servent de pâture à l'imbécillité publique; il s'élèverait contre ces absolutions et ces indulgences qui ne sont que des encouragements au crime, par la facilité que trouve le pénitent<159> à les expier et en même temps à calmer ses remords; il déclamerait contre toutes ces compensations que l'Église a introduites pour racheter les plus grands forfaits, contre ces pratiques extérieures qui remplacent des vertus réelles par des momeries puériles; il crierait contre ces réceptacles de fainéants qui subsistent aux dépens de la partie laborieuse de la nation, contre cette multitude de cénobites qui, étouffant l'instinct de la nature, contribuent, autant qu'il est en eux, au dépérissement de l'espèce humaine; il encouragerait le souverain à borner et restreindre ce pouvoir énorme dont le clergé fait un usage coupable envers son peuple et envers lui, à lui ôter toute influence dans le gouvernement, et à le soumettre aux mêmes tribunaux qui jugent les laïques. Par ce moyen, la religion deviendrait une matière de spéculation indifférente pour les mœurs et pour le gouvernement, la superstition diminuerait, et la tolérance deviendrait de jour en jour plus universelle.

Venons à présent à l'article où l'auteur traite de la politique. Quelque détour dont il se serve pour ne paraître envisager cette matière qu'en général, on s'aperçoit cependant qu'il a toujours la France devant les yeux, et qu'il ne sort pas des limites de ce royaume. Ses discours, ses critiques, tout s'y rapporte, tout y est relatif. Les charges de la justice ne se vendent qu'en France; aucun État n'a autant de dettes que ce royaume; en aucun lieu on ne crie tant contre les impôts. Lisez les remontrances du parlement contre certains édits bursaux, et nombre de brochures sur le même sujet; le fond des plaintes qu'il pousse contre le gouvernement ne peut s'appliquer à aucun pays de l'Europe qu'à la France; c'est dans ce royaume uniquement que les revenus se perçoivent par des traitants. Les philosophes anglais ne se plaignent point de leur clergé; jusqu'ici je n'ai entendu parler ni de philosophe espagnol, ni portugais, ni autrichien; ce ne peut donc être qu'en France où les philosophes se plaignent des<160> prêtres; enfin tout désigne sa patrie, et il lui serait aussi difficile qu'impossible de nier que ses satires s'y adressent directement.

Il a cependant des moments où sa colère se calme, et où son esprit plus tranquillisé lui permet de raisonner avec plus de sagesse. Lorsqu'il soutient que le devoir du prince est de faire le bonheur de ses sujets, tout le monde convient avec lui de cette ancienne vérité. Lorsqu'il assure que l'ignorance ou la paresse des souverains est préjudiciable à leurs peuples, on l'assure que chacun en est persuadé. Lorsqu'il ajoute que l'intérêt des monarques est inséparablement lié avec celui de leurs sujets, et que leur gloire consiste à régner sur une nation heureuse, personne ne lui disputera l'évidence de ces propositions. Mais quand, avec un acharnement violent et les traits de la plus âcre satire, il calomnie son roi et le gouvernement de son pays, on le prend pour un frénétique échappé de ses chaînes et livré aux transports les plus violents de sa rage.

Quoi! monsieur le philosophe, protecteur des mœurs et de la vertu, ignorez-vous qu'un bon citoyen doit respecter la forme de gouvernement sous laquelle il vit? Ignorez-vous qu'il ne convient point à un particulier d'insulter les puissances, qu'il ne faut calomnier ni ses confrères, ni ses souverains, ni personne, et qu'un auteur qui abandonne sa plume à de tels excès n'est ni sage ni philosophe?

Rien ne m'attache personnellement au Roi Très-Chrétien, j'aurais peut-être autant à me plaindre de lui qu'un autre; mais l'indignation contre les horreurs que l'auteur a vomies contre lui, et surtout l'amour de la vérité, plus forte que toute autre considération, m'obligent à réfuter des accusations aussi fausses que révoltantes.

Voici ces chefs d'accusation. L'auteur se plaint que les premières maisons de France sont seules en possession des premières dignités; qu'on ne distingue point le mérite; qu'on honore le clergé, et qu'on méprise les philosophes; que l'ambition du souverain allume sans cesse de nouvelles guerres ruineuses; que des bourreaux mercenaires,<161> épithète élégante dont il honore les guerriers, jouissent seuls des récompenses et des distinctions; que les charges de justice sont vénales, les lois mauvaises, les impôts excessifs, les vexations intolérables, et l'éducation des souverains aussi mal entendue que blâmable. Voici ma réponse.

L'avantage de l'État demande que le prince reconnaisse les services importants rendus au gouvernement; et lorsque ses récompenses s'étendent jusqu'aux descendants de ceux qui ont bien mérité de la patrie, c'est le plus grand encouragement qu'il puisse donner aux talents et à la vertu. Produire des familles devenues florissantes par les belles actions de leurs ancêtres, n'est-ce pas exciter le publie à bien servir l'État pour laisser sa postérité comblée de semblables bienfaits? Chez les Romains, l'ordre des patriciens l'emportait sur celui des plébéiens et sur celui des chevaliers; il n'y a qu'en Turquie où les conditions soient confondues, et les choses n'en vont pas mieux. Dans tous les États de l'Europe la noblesse jouit des mêmes prérogatives. La roture se fraye quelquefois le chemin aux places distinguées, quand le génie, les talents et les services l'ennoblissent. D'ailleurs, ce préjugé, si vous voulez le qualifier ainsi, ce préjugé, dis-je, si généralement reçu, empêcherait même le roi de France d'envoyer un roturier en mission à de certaines cours étrangères. Ne pas rendre à la naissance ce qui lui est dû n'est point l'effet d'une liberté philosophique, mais d'une vanité bourgeoise et ridicule.

Autre plainte de l'auteur, de ce qu'on ne distingue point en France le mérite personnel. Je soupçonne apparemment que le ministre se trouve en défaut envers lui, et coupable de lui avoir refusé quelque pension, ou de n'avoir pas découvert dans son galetas ce sage précepteur du genre humain, si digne de l'assister, que dis-je? de le diriger dans ses travaux politiques. Vous assurez, monsieur le philosophe, que les rois se trompent souvent dans le choix qu'ils font des personnes qu'ils emploient. Rien de plus vrai; les raisons en sont faciles<162> à déduire : ils sont hommes, sujets aux erreurs comme les autres. Ceux qui aspirent aux grands emplois ne se présentent jamais à leurs yeux que le masque sur le visage. Il arrive sans doute que les rois se laissent surprendre; les artifices, les ruses, les cabales des courtisans peuvent prévaloir dans de certaines occasions : mais si leur choix n'est pas toujours heureux, ne les en accusez pas seuls. Le vrai mérite et les hommes à talents supérieurs sont beaucoup plus rares en tout pays que ne l'imagine un rêveur spéculatif qui n'a que des idées théoriques d'un monde qu'il n'a jamais connu. Le mérite n'est pas récompensé, c'est une plainte de tout pays; tout présomptueux peut dire : J'ai du génie et des talents, le gouvernement ne me distingue pas; donc il manque de sagesse, de discernement et de justice.

Notre philosophe ensuite s'échauffe dans son harnois, en traitant un sujet qui l'intéresse plus directement. Il paraît excessivement irrité de ce qu'on préfère, dans sa patrie, les apôtres du mensonge à ceux de la vérité. On le prie de faire quelques légères réflexions, peut-être indignes de l'impétuosité de son génie, mais toutefois capables d'apaiser sa colère. Qu'il se rappelle que le clergé forme un corps considérable dans l'État, et que les philosophes sont des particuliers isolés. Qu'il se souvienne de ce qu'il a dit lui-même, que ce clergé puissant par l'autorité qu'il a su prendre sur le peuple, s'étant rendu redoutable au souverain, doit être ménagé à raison de son pouvoir. Il faut donc bien, par la nature des choses, que ce clergé jouisse de prérogatives et de distinctions plus marquées qu'on n'en accorde communément à ceux qui par état ont renoncé à toute ambition, et qui, au-dessus des vanités humaines, méprisent ce que le vulgaire désire avec tant d'empressement. Notre philosophe ignore-t-il que c'est le peuple superstitieux qui enchaîne le monarque jusque sur le trône? C'est le peuple qui le contraint à ménager ces prêtres récalcitrants et factieux, ce clergé qui veut établir statum in statu, et qui est encore capable de reproduire des scènes aussi tragiques que celles qui terminèrent les<163> jours de Henri III et du bon roi Henri IV. Le prince ne peut toucher au culte établi qu'avec dextérité et délicatesse. S'il en veut à l'édifice de la superstition, il faut qu'il y aille à la sape; mais il risquerait trop, s'il entreprenait de l'abattre ouvertement. Lorsqu'il arrive par hasard que des philosophes écrivent sur le gouvernement sans connaissance et sans circonspection, les politiques les prennent en pitié, et les renvoient aux premiers éléments de leur science. Il faut se défier des spéculations théoriques, elles ne soutiennent pas le creuset de l'expérience. La science du gouvernement est une science à part; pour en parler congrûment, il faut en avoir fait une longue étude. Ou l'on s'égare, ou l'on propose des remèdes pires que le mal dont on se plaint; et il peut arriver qu'avec beaucoup d'esprit on ne dise que des sottises.

Voici une autre déclamation contre l'ambition des princes. Notre auteur est hors de lui-même, il ne ménage plus les termes; il accuse les souverains d'être les bouchers de leurs peuples et de les envoyer égorger à la guerre pour divertir leur ennui. Sans doute qu'il s'est fait des guerres injustes, qu'il y a eu du sang répandu qu'on aurait dû et qu'on aurait pu ménager. Cela n'empêche pas qu'il n'y ait plusieurs cas où les guerres sont nécessaires, inévitables et justes. Un prince doit défendre ses alliés quand ils sont attaqués. Sa propre conservation l'oblige à maintenir par les armes l'équilibre du pouvoir entre les puissances de l'Europe. Son devoir est de défendre ses sujets contre les invasions des ennemis; il est très-autorisé à soutenir ses droits, des successions qu'on lui dispute, ou autres choses pareilles, en repoussant l'injustice qu'on lui fait, par la force. Quel arbitre ont les souverains? Qui sera leur juge? Comme donc ils ne peuvent plaider leur cause devant aucun tribunal assez puissant pour prononcer leur sentence et la mettre en exécution, ils rentrent dans les droits de la nature, et c'est à la force d'en décider. Crier contre de telles guerres, injurier les souverains qui les font, c'est marquer plus de haine pour<164> les rois que de commisération et d'humanité pour les peuples qui en souffrent indirectement. Notre philosophe approuverait-il un souverain qui, par pusillanimité, se laisserait dépouiller de ses États, qui sacrifierait l'honneur, l'intérêt et la gloire de sa nation au caprice de ses voisins, et qui, par d'inutiles efforts pour conserver la paix, se perdrait, lui, son État et ses peuples? Marc-Aurèle, Trajan, Julien furent continuellement en guerre, cependant les philosophes les louent; pourquoi blâment-ils donc les souverains modernes de suivre en cela leur exemple?

Non content d'insulter à toutes les têtes couronnées de l'Europe, notre philosophe s'amuse, en passant, à répandre du ridicule sur les ouvrages de Hugo Grotius. J'oserais croire qu'il n'en sera pas cru sur sa parole, et que le Droit de la guerre et de la pair ira plus loin à la postérité que l'Essai sur les préjugés.

Apprenez, ennemi des rois, apprenez, Brutus moderne, que les rois ne sont pas les seuls qui font la guerre; les républiques en ont fait de tout temps. Ignorez-vous que celle des Grecs, dans des dissensions continuelles, fut sans cesse en proie aux guerres civiles? Ses annales contiennent une suite continuelle de combats contre les Macédoniens, les Perses, les Carthaginois et les Romains, jusqu'au temps que la ligue des Étoliens accéléra sa ruine entière. Ignorez-vous qu'aucune monarchie n'a été plus guerrière que la république romaine? Pour vous faire une récapitulation de tous ses faits d'armes, je serais obligé de vous copier son histoire d'un bout à l'autre. Passons aux républiques modernes. Celle des Vénitiens a combattu contre celle de Gênes, contre les Turcs, contre le pape, contre les Empereurs, et contre votre Louis XII. Les Suisses ont soutenu des guerres contre la maison d'Autriche et contre Charles le Hardi, duc de Bourgogne; et, pour me servir de vos nobles expressions, plus bouchers que les rois, ne vendent-ils pas leurs citoyens au service des princes qui se battent? L'Angleterre, autre république, je ne vous en dis rien; vous<165> savez par expérience si cette puissance fait la guerre, et comme elle la fait. Les Hollandais, depuis la fondation de leur république, se sont mêlés de tous les troubles de l'Europe. La Suède a fait autant de guerres dans un temps donné, étant république, qu'elle en a entrepris étant monarchie. Quant à la Pologne, je vous demande ce qui s'y passe à présent, ce qui s'y est passé dans ce siècle, et si vous croyez qu'elle a joui d'une paix perpétuelle. Tous les gouvernements de l'Europe et de tout l'univers, j'en excepte les quakers, sont donc, selon vos principes, des gouvernements tyranniques et barbares. Pourquoi donc accuser les monarchies seules de ce qu'elles ont de commun avec las républiques?

Vous déclamez contre la guerre. Elle est funeste en elle-même; mais c'est un mal comme ces autres fléaux du ciel qu'il faut supposer nécessaires dans l'arrangement de cet univers, parce qu'ils arrivent périodiquement, et qu'aucun siècle n'a pu se vanter jusqu'à présent d'en avoir été exempt. Si vous voulez établir une paix perpétuelle, transportez-vous dans un monde idéal où le tien et le mien soient inconnus, où les princes, leurs ministres et leurs sujets soient tous sans passions, et où la raison soit généralement suivie; ou bien associez-vous aux projets de défunt l'abbé de Saint-Pierre;165-a ou, si cela vous répugne, parce qu'il a été prêtre, laissez aller les choses leur train; car dans ce monde-ci il faut vous attendre qu'il y aura des guerres, comme il y en a toujours eu depuis que les actions des hommes nous ont été transmises et connues.

Voyons à présent si vos exagérations vagues contre le gouvernement français ont quelque fondement. Vous accusez Louis XV, en le désignant et sans le nommer, qu'il n'a entrepris que des guerres injustes. Ne pensez pas qu'il suffise d'avancer de tels faits avec autant d'effronterie que d'impudence; il faut les prouver, ou, tout philosophe que vous voulez paraître, vous passerez pour un insigne calom<166>niateur. Examinons donc les pièces du procès, et jugeons si les raisons qui ont déterminé Louis XV aux guerres qu'il a entreprises ont été mauvaises ou valables. La première qui se présente est celle de 1733. Son beau-père est élu roi de Pologne. L'empereur Charles VI, ligué avec la Russie, s'oppose à cette élection. Le roi de France, ne pouvant atteindre à la Russie, attaque Charles VI pour soutenir les droits de son beau-père deux fois élevé sur le même trône; et ne pouvant prévaloir en Pologne, il procure en dédommagement la Lorraine au roi Stanislas. Condamnera-t-on un beau-fils qui assiste son beau-père, un roi qui soutient les droits d'une nation libre dans ses élections, un prince qui empêche des puissances de s'arroger le droit de donner des royaumes? A moins que d'être transporté d'une animosité et d'une haine implacable, il est impossible de blâmer jusqu'ici la conduite de ce prince.

La seconde guerre commença en 1741; elle se fit pour la succession de la maison d'Autriche, dont l'empereur Charles VI, dernier mâle de cette maison, venait de mourir. Il est certain que cette fameuse pragmatique sanction sur laquelle Charles VI fondait ses espérances ne pouvait déroger aux droits des maisons de Bavière et de Saxe à la succession, ni porter le moindre préjudice aux prétentions que la maison de Brandebourg formait sur quelques duchés de la Silésie. Il était très-vraisemblable, au commencement de cette guerre, qu'une armée française envoyée alors en Allemagne rendrait Louis XV l'arbitre de ces princes qui étaient en litige, et les obligerait, selon sa volonté, de s'accommoder à l'amiable pour cette succession. Il est sûr qu'après le rôle que la France avait joué à la paix de Westphalie, elle ne pouvait en jouer ni de plus beau ni de plus grand que celui-là. Mais parce que la mauvaise fortune et toute sorte d'événements concoururent à déranger ces desseins, faut-il condamner Louis XV, parce qu'une partie de cette guerre fut malheureuse? Un philosophe doit-il juger d'un projet par l'événement? Mais il est plus facile de dire des injures à<167> tout hasard que d'examiner et de réfléchir à ce qu'on veut dire. Quoi! cet homme qui se donne, au commencement de son ouvrage, pour un zélateur de la vérité, n'est qu'un vil exagérateur qui associe le mensonge à sa méchanceté pour insulter les souverains!

J'en viens à la guerre de 1756. Il faut que cet auteur des Préjugés ait bien des préjugés lui-même, et beaucoup d'aigreur contre sa patrie, s'il ne convient pas de bonne foi que ce fut alors l'Angleterre qui força la France à prendre les armes. Reconnaîtrai-je ce tyran sanguinaire et barbare que vous nous peignez avec de si sombres couleurs, dans le pacifique Louis XV, qui usa d'une patience et d'une modération angélique avant de se déclarer contre l'Angleterre? Que peut-on lui reprocher? Prétend-on qu'il ne devait pas se défendre? Mon ami, ou tu es un ignorant, ou tu as le cerveau brûlé, ou tu es un insigne calomniateur, choisis; mais pour philosophe, tu ne l'es pas.

En voilà pour les souverains.167-12 Qu'on ne s'imagine pas que l'auteur ménage davantage les autres conditions; chacune est en butte à ses sarcasmes. Mais avec quel mépris insultant, avec quelle indignité ne traite-t-il pas les gens de guerre! A l'entendre, il semble que ce ne soient que les plus vils excréments de la société. Mais en vain son orgueil philosophique tente-t-il d'abaisser leur mérite; la nécessité de se défendre en fera toujours sentir le prix. Mais souffrirons-nous qu'un cerveau brûlé insulte au plus noble emploi de la société, celui de défendre ses concitoyens? O Scipion, toi qui sauvas Rome des mains d'Annibal, et qui domptas Carthage; Gustave, grand Gustave, le protecteur de la liberté germanique; Turenne, le bouclier et l'épée de ta patrie; Marlborough, dont le bras soutint l'Europe en équilibre; Eugène, l'appui, la force et la gloire de l'Autriche; Maurice, le dernier héros de la France! dégagez-vous, ombres magnanimes,<168> des prisons de la mort et des liens du tombeau! Avec quel étonnement n'entendrez-vous pas comme en ce siècle de paradoxes on insulte à vos travaux et à ces actions qui vous ont valu à juste titre l'immortalité! Reconnaîtrez-vous vos successeurs aux épithètes élégantes de bourreaux mercenaires, par lesquelles des sophistes les désignent? Que direz-vous en entendant un cynique, plus impudent que Diogène, aboyer du fond de son tonneau contre vos réputations brillantes, dont la splendeur l'offusque? Mais que peuvent ses cris impuissants contre vos noms environnés des rayons de la gloire et contre les justes acclamations de tous les âges, dont vous recueillez encore le tribut? Vous qui marchez sur les pas de ces vrais héros, continuez à imiter leurs vertus, et méprisez les vaines clameurs d'un sophiste insensé qui, se disant l'apôtre de la vérité, ne débite que des mensonges, des calomnies et des injures.

Indigne déclamateur, faut-il t'apprendre que les arts ne se cultivent en paix qu'à l'abri des armes? N'as-tu pas vu, durant les guerres qui se sont faites de ton temps, que, tandis que le soldat intrépide veille sur les frontières, le cultivateur s'attend à recueillir le fruit de ses travaux par d'abondantes moissons? Ignores-tu que, tandis que le guerrier s'expose sur terre et sur mer à la mort qu'il donne ou qu il reçoit, le commerçant, sans être distrait de ses soins, continue à rendre son négoce florissant? Es-tu assez stupide pour n'avoir pas remarqué que, tandis que ces généraux et ces officiers que ta plume traite si indignement bravaient les rigueurs de la saison, et s'exposaient aux plus dures fatigues, tu méditais tranquillement dans ton taudis les rapsodies, les balivernes, les impertinences, les sottises que tu nous débites? Quoi! sera-t-il dit que tu embrouilleras toutes les idées? et par des sophismes grossiers prétendras-tu de rendre équivoques les prudentes mesures qu'emploient des gouvernements sages et prévoyants? Faudra-t-il prouver en notre siècle que, sans de vaillants soldats qui défendent les royaumes, ils deviendraient la proie<169> du premier occupant? Oui, monsieur le soi-disant philosophe, la France entretient de grandes armées. Aussi n'est-elle plus exposée à ces temps de confusion et de trouble où elle se déchirait par des guerres civiles, plus pernicieuses et plus cruelles que les guerres étrangères. Il paraît que vous regrettez ces temps où de puissants vassaux ligués ensemble pouvaient résister au souverain qui n'avait pas des forces suffisantes à leur opposer. Non, vous n'êtes point l'auteur de l'Essai sur les préjugés; ce livre ne peut avoir été écrit que par quelque chef de parti de la Ligue ressuscité, qui, respirant encore l'esprit de faction et de trouble, veut exciter le peuple à la rébellion contre l'autorité légitime du souverain. Mais que n'auriez-vous pas dit, si dans le cours de la dernière guerre il fût arrivé que les Anglais eussent pénétré jusqu'aux portes de Paris? Avec quelle impétuosité ne vous seriez-vous pas déchaîné contre le gouvernement qui aurait si mal pourvu à la sûreté du royaume et de la capitale! Et vous auriez eu raison. Pourquoi donc, homme inconséquent et ivre de tes rêveries, tâches-tu de flétrir et d'avilir ces vraies colonnes de l'État, ce militaire respectable aux yeux d'un peuple qui lui doit la plus grande reconnaissance? Quoi! ces défenseurs intrépides qui s'immolent, les victimes de la patrie, tu leur envies les honneurs et les distinctions dont ils jouissent à si juste titre! Ils les ont payés de leur sang, et c'est au risque de leur repos, de leur santé et de leur vie qu'ils les ont obtenus. O l'indigne mortel, qui veut avilir le mérite, qui veut lui enlever les récompenses qui lui sont dues, la gloire qui l'accompagne, et étouffer les sentiments de reconnaissance que lui doit le public!

Ne pensez pas que les militaires soient les seuls qui aient à se plaindre de notre auteur. Il ne se trouve aucune condition dans le royaume à l'abri de ses traits. Il nous apprend que les places de la justice sont vénales en France. Il y a longtemps qu'on le sait. Pour connaître la source de cet abus, il faut remonter, si je ne me trompe,<170> aux temps où le roi Jean 170-a fut prisonnier des Anglais, ou, pour plus de sûreté, à la prison de François Ier. La France se trouvait engagée par honneur à délivrer son roi des mains de Charles-Quint, qui ne voulait lui rendre la liberté que conditionnellement. Le trésor étant épuisé, et ne pouvant trouver une somme aussi considérable qu'on l'exigeait pour la rançon du Roi, on eut recours au funeste expédient de mettre en vente les charges de judicature, pour en racheter la liberté de ce prince. Des guerres presque continuelles qui suivirent après la délivrance de François Ier, les troubles intestins et les guerres civiles qui s'allumèrent sous ses descendants, empêchèrent les monarques d'acquitter cette dette, dont ils payent encore actuellement la finance. Le malheur de la France a voulu que jusqu'en nos jours Louis XV ne s'est pas trouvé dans une situation plus favorable que ses ancêtres; ce qui l'a empêché de restituer aux propriétaires les avances considérables qu'ils avaient faites dans ces temps calamiteux. Faut-il donc s'en prendre à Louis XV, si cet ancien abus n'a pas encore pu être aboli? Sans doute que le droit de décider de la fortune des particuliers ne devrait pas s'acquérir par de l'argent; mais qu'on en accuse les auteurs, qui seuls en sont coupables, et non pas un roi qui en est innocent. Quoique ces abus subsistent, l'auteur sera néanmoins obligé d'avouer qu'on ne peut avec vérité charger le parlement de Paris de prévarication, et que la vénalité des charges n'a point influé sur son équité. Que l'auteur se plaigne, à la bonne heure, d'un nombre confus de lois, variant de province en province, qui dans un royaume comme la France devraient être simples et uniformes. Louis XIV voulut entreprendre la réforme des lois; mais toutes sortes d'obstacles l'empêchèrent de perfectionner son ouvrage. Que notre auteur sache donc, s'il l'ignore, et comprenne, s'il le peut, les peines infinies et les obstacles renaissants que rencontrent ceux qui veulent toucher aux usages consacrés par la coutume. Il faut descendre dans<171> des détails infinis pour s'éclaircir de la liaison intime de différentes choses que la succession du temps a formées, et auxquelles on ne peut toucher sans tomber dans des inconvénients pires que le mal qu'on veut guérir; c'est le cas où l'on peut dire que la critique est aisée, mais l'art difficile.

Approchez à présent, monsieur le contrôleur général des finances, et vous, messieurs les financiers, voici votre tour. L'auteur, de mauvaise humeur, s'emporte contre les impôts, contre les perceptions des deniers publics, contre les charges que porte le peuple et dont il prétend qu'il est foulé, contre les traitants, contre ceux qui administrent ces revenus, qu'il accuse généralement de malversations, de concussions et de rapines. Cela est très-bien, s'il prouve le fait. Mais comme, en le lisant, je me suis mis en garde contre ses exagérations perpétuelles, je le soupçonne d'outrer infiniment les choses dans l'intention de rendre le gouvernement odieux. Cette épithète de tyran barbare, idée inséparable dans son esprit de celle de la royauté, et qu'il applique, quand il peut, indirectement à son souverain, me rend ses déclamations suspectes de mauvaise foi. Voyons à présent s'il connaît les choses dont il parle, et s'il s'est donné la peine d'examiner l'état de la question. D'où sont venues ces dettes immenses dont la France est chargée? Quelles causes les ont produites? Il est connu qu'une grande partie datent encore du règne de Louis XIV, contractées pendant la guerre de succession, la plus juste de toutes celles que ce monarque avait entreprises. Depuis, le duc d'Orléans, régent du royaume, se flatta de les acquitter au moyen du système que Law lui proposa; mais en outrant ce système, il bouleversa le royaume, et les dettes ne furent acquittées qu'en partie, mais non pas entièrement éteintes. Après la mort du Régent, et sous la sage administration du cardinal de Fleury, le temps consolida quelques anciennes plaies du royaume; mais les guerres qui s'allumèrent depuis obligèrent Louis XV d'en contracter de nouvelles. La bonne foi, le soutien du<172> crédit public, veulent que ces dettes s'acquittent, ou qu'au moins le gouvernement en paye exactement le dividende. Les revenus ordinaires de l'État étant couchés sur le tableau des dépenses courantes, d'où le Roi prendrait-il les sommes nécessaires pour payer le dividende et pour amortir ces dettes, s'il ne les recevait de ses peuples? Et comme un long usage de ce pays a introduit que les perceptions de certaines fermes et de nouveaux impôts passassent par les mains des traitants, le Roi se trouve, en quelque façon, nécessité de se servir de leur ministère. On ne nie point que dans la finance ce nombre de commis et d'employés, peut-être trop multiplié, ne commette des concussions, des brigandages, et que le peuple n'ait pas quelquefois raison de se plaindre de la dureté de leurs exactions; mais le moyen de l'empêcher dans un royaume aussi vaste que la France! Plus une monarchie est grande, plus il y régnera d'abus; quand même on proportionnerait le nombre des surveillants à celui des exacteurs, ces commis, par des ruses et des artifices nouveaux, parviendraient encore à tromper les yeux attentifs de ceux qui doivent les éclairer. Si les intentions de l'auteur avaient été pures, s'il avait bien connu la cause des dépenses ruineuses à l'État, il aurait averti modestement de mettre plus d'économie dans les dépenses des guerres, d'abolir ces entrepreneurs qui s'enrichissent de gains illicites, tandis que l'État s'appauvrit, d'avoir l'œil à ce que des contrats pour des livraisons ne soient pas portés, comme il est arrivé, au double de leur valeur, enfin, il aurait pu insinuer qu'en retranchant tout le superflu des pensions et des dépenses de la cour, ce serait un moyen d'alléger le fardeau des impôts digne de l'attention d'un bon prince. S'il avait pris un ton modeste, ses avis auraient pu faire impression; mais les injures irritent, et ne persuadent personne. Qu'il propose donc des expédients, s'il en sait, d'acquitter les dettes sans blesser la foi publique et sans fouler les sujets, et je lui réponds qu'aussitôt il sera nommé contrôleur général des finances.

<173>Un vrai philosophe aurait examiné impartialement si ces armées nombreuses, entretenues pendant la paix, si ces guerres si coûteuses, comme elles le sont aujourd'hui, sont plus ou moins avantageuses que l'usage ancien d'armer à la hâte des paysans quand un voisin paraissait à craindre, d'entretenir cette milice par la rapine et par le brigandage, sans lui assigner de paye régulière, et de la licencier à la paix. L'unique avantage qu'avaient les anciens consistait en ce que le militaire ne leur coûtait rien en temps de paix; mais quand le tocsin sonnait, tout citoyen devenait soldat, au lieu qu'à présent, les conditions étant séparées, le cultivateur, le manufacturier continuent chacun leurs ouvrages sans interruption, pendant que la partie des citoyens destinée à défendre les autres s'acquitte de son emploi. Si nos grandes armées, entretenues dans leurs expéditions aux frais de l'État, sont coûteuses, il en résulte au moins l'avantage que les guerres ne peuvent durer que huit ou dix années au plus, et qu'ensuite l'épuisement des ressources oblige les souverains à se montrer, dans de certains cas, plus pacifiques qu'ils ne le seraient par inclination. Il résulte donc de nos usages modernes que nos guerres sont plus courtes que celles des anciens, moins ruineuses aux provinces qui leur servent de théâtre, et que nous devons aux grandes dépenses qu'elles entraînent les paix passagères dont nous jouissons et que l'épuisement des puissances rendra probablement plus longues.

Je passe plus outre. Notre ennemi des rois assure que les souverains ne tiennent point leur puissance d'autorité divine. Nous ne le chicanerons point sur cet article; il lui arrive si rarement d'avoir raison, que ce serait marquer de l'humeur de le contredire quand les probabilités sont pour lui. En effet, les Capet usurpèrent l'empire, les Carlovingiens s'en emparèrent par adresse et par artifice, les Valois et les Bourbons eurent la couronne par droit de succession. Nous lui sacrifions encore les titres d'images de la Divinité, de représentants de la Divinité, qu'on leur attribue si improprement. Les rois<174> sont hommes comme les autres; ils ne jouissent point du privilége exclusif d'être parfaits dans un monde où rien ne l'est; ils apportent leur timidité ou leur résolution, leur activité ou leur paresse, leurs vices ou leurs vertus sur le trône où les place le hasard de leur naissance; et dans un royaume héréditaire il faut de nécessité que des princes de tout caractère se succèdent. Il y a de l'injustice à prétendre que les princes soient sans défauts, quand on ne l'est pas soi-même. Quel art y a-t-il à dire : un tel est fainéant, avare, prodigue ou débauché? Pas plus qu'à lire, en se promenant dans une ville, les enseignes des maisons. Un philosophe, qui doit savoir que la nature des choses ne change jamais, ne s'amusera pas à reprocher à un chêne de ne point porter des pommes, à un âne de ne point avoir les ailes d'un aigle, à un esturgeon de ne point avoir les cornes d'un taureau; il n'exagérera point des maux réels, mais difficiles à remédier; il n'ira pas crier : tout est mal! sans dire comment tout pourrait être bien; sa voix ne servira point de trompette à la sédition, de signe de ralliement aux mécontents, de prétexte à la rébellion; il respectera les usages établis et autorisés par la nation, le gouvernement, ceux qui le composent, et ceux qui en dépendent. C'est ainsi que pensait le pacifique Du Marsais, auquel on fait composer un libelle deux ans après qu'il est mort et enterré, mais dont le véritable auteur ne peut être qu'un écolier aussi novice dans le monde qu'étourdi. Mais que me reste-t-il encore à dire? Quoi! dans un pays où l'auteur de Télémaque éleva le successeur du trône, on se récrie contre l'éducation des princes! Si l'écolier répond qu'il n'y a plus de Fénelon en France, il doit s'en prendre à la stérilité du siècle, et non pas à ceux qui dirigent l'éducation des princes.

Voici en substance mes remarques générales sur l'Essai des préjugés. Le style m'en a paru ennuyeux, parce que c'est toujours une déclamation monotone où les mêmes idées répétées se représentent trop souvent sous la même forme. Parmi ce chaos j'ai cependant<175> trouvé quelques morceaux de détail supérieurs. Au reste, pour faire de cet ouvrage un livre utile, il faudrait en rayer les répétitions, les concetti, les faux raisonnements, les ignorances et les injures; ce qui le réduirait au quart de son volume. Qu'ai-je donc appris par cette lecture? quelle vérité l'auteur m'a-t-il enseignée? Que tous les ecclésiastiques sont des monstres à lapider; que le roi de France est un tyran barbare, ses ministres des archicoquins, ses courtisans des fripons lâches et rampants au pied du trône, les grands du royaume des ignorants pétris d'arrogance (ah! qu'il en excepte au moins le duc de Nivernois!175-a), que les maréchaux et les officiers français sont des bourreaux mercenaires, les juges d'infâmes prévaricateurs, les financiers des Cartouches175-b et des Mandrins,175-b les historiens des corrupteurs de princes, les poëtes des empoisonneurs publics, et qu'il n'y a de sage, de louable, de digne d'estime dans tout le royaume que l'auteur et ses amis, qui se sont revêtus du titre de philosophes.

Je regrette le temps que j'ai perdu à lire cet ouvrage et celui que je perds encore à vous en faire le recensement.

A Londres, ce a avril 1770.

<176><177>

XII. EXAMEN CRITIQUE DU SYSTÈME DE LA NATURE.[Titelblatt]

<178><179>

EXAMEN CRITIQUE DU SYSTÈME DE LA NATURE.

Le Système de la nature est un ouvrage qui séduit à la première lecture, et dont on ne découvre les défauts, cachés avec beaucoup d'art, qu'après l'avoir relu à différentes reprises. L'auteur a eu l'adresse d'éloigner les conséquences de ses principes, pour dérouter l'examen des critiques; cependant l'illusion n'est pas assez forte pour qu'on ne s'aperçoive pas des inconséquences et des contradictions dans lesquelles il tombe souvent, et des aveux contraires à son système que la force de la vérité paraît lui arracher. Les matières de métaphysique qu'il traite sont obscures et hérissées des plus grandes difficultés. Il est pardonnable de se tromper quand on s'engage dans ce labyrinthe où tant d'autres se sont égarés. Il semble cependant qu'en enfilant cette route ténébreuse, on peut la parcourir avec moins de risque, si l'on se défie de ses lumières, si l'on se souvient que dans ces recherches le guide de l'expérience nous abandonne, et qu'il ne nous reste que des probabilités plus ou moins fortes pour appuyer nos opinions. Cette réflexion est suffisante pour inspirer de la retenue et de la modestie à tout philosophe à système; notre auteur apparemment n'a pas pensé ainsi, puisqu'il fait gloire d'être dogmatique.

Les points principaux qu'il traite dans cet ouvrage sont : 1o Dieu et la nature; 2o la fatalité; 3o la morale de la religion, comparée avec<180> la morale de la religion naturelle; 4o les souverains, causes de tous les malheurs des États.

Quant au premier point, on est un peu surpris, vu son importance, des raisons que l'auteur allègue pour rejeter la Divinité. Il dit qu'il lui en coûte moins d'admettre une matière aveugle que le mouvement fait agir, que de recourir à une cause intelligente agissant par elle-même; comme si ce qui lui coûte moins de peine à arranger était plus vrai que ce qui lui coûte des soins à éclaircir.180-13 Il avoue que c'est l'indignation que lui ont donnée les persécutions religieuses qui l'a rendu athée. Sont-ce des raisons pour fixer les opinions d'un philosophe, que la paresse et les passions? Un aveu aussi ingénu ne peut qu'inspirer de la défiance à ses lecteurs, et le moyen de l'en croire, s'il se détermine par des motifs aussi frivoles! Je suppose que notre philosophe se livre quelquefois avec trop de complaisance à son imagination, et que, frappé des définitions contradictoires que les théologiens font de la Divinité, il confond ces définitions, que le bon sens lui sacrifie, avec une nature intelligente qui doit nécessairement présider au maintien de l'univers. Le monde entier prouve cette intelligence; il ne faut qu'ouvrir les yeux pour s'en convaincre. L'homme est un être raisonnable produit par la nature; il faut donc que la nature soit infiniment plus intelligente que lui, ou bien elle lui aurait communiqué des perfections qu'elle ne possède pas elle-même; ce qui serait une contradiction formelle.

Si la pensée est une suite de notre organisation, il est certain que la nature, immensément plus organisée que l'homme, partie imperceptible du grand tout, doit posséder l'intelligence au plus haut degré de perfection. La nature aveugle, aide du mouvement, ne peut produire que de la confusion; et comme elle agirait sans combinaisons, elle ne pourrait jamais parvenir à des fins déterminées, ni produire de ces chefs-d'œuvre que la sagacité humaine est obligée d'admirer<181> dans l'infiniment petit comme dans l'infiniment grand. Les fins que la nature s'est proposées dans ses ouvrages se manifestent si évidemment, qu'on est forcé de reconnaître une cause souveraine et supérieurement intelligente qui y préside nécessairement. En examinant l'homme, je le vois naître le plus débile de tous les animaux, privé d'armes offensives et défensives, incapable de résister aux rigueurs des saisons, exposé sans cesse à être dévoré par les bêtes féroces. Pour compenser la faiblesse de son corps, et afin que l'espèce ne pérît point, la nature l'a doué d'une intelligence supérieure à celle des autres créatures, avantage par lequel il se procure artificiellement ce que, d'ailleurs, la nature paraît lui avoir refusé. Le plus vil des animaux resserre en son corps un laboratoire plus artistement fabriqué que celui du plus habile chimiste; il prépare les sucs qui renouvellent son être, qui s'assimilent aux parties qui le composent, et qui prolongent son existence. Comment cette organisation merveilleuse et nécessaire à tous les êtres animés pour leur conservation pourrait-elle émaner d'une cause brute, qui opérerait ses plus grandes merveilles sans même s'en apercevoir? Il n'en faut pas tant pour confondre notre philosophe et ruiner son système; l'œil d'un ciron, un brin d'herbe, sont suffisants pour lui prouver l'intelligence de l'ouvrier. Je vais plus loin; je crois même qu'en admettant comme lui une première cause aveugle, on pourrait lui démontrer que la génération des espèces deviendrait incertaine, et dégénérerait au hasard en êtres divers et bizarres. Il n'y a donc que les lois immuables d'une nature intelligente qui, dans cette multitude de productions, puissent maintenir invariablement les espèces dans leur entière intégrité. L'auteur tâche en vain de se faire illusion; la vérité, plus forte que lui, le contraint de dire181-14 que la nature rassemble dans son laboratoire immense des matériaux pour former de nouvelles productions; elle se propose donc une fin; donc elle est intelligente. Pour peu qu'on soit de bonne foi, il est<182> impossible de se refuser à cette vérité; les objections même tirées du mal physique et du mal moral ne sauraient la renverser : l'éternité du monde détruit cette difficulté. La nature est donc sans contredit intelligente, agissant toujours conformément aux lois éternelles de la pesanteur, du mouvement, de la gravitation, etc., qu'elle ne saurait ni détruire ni changer. Quoique notre raison nous prouve cet être, que nous l'entrevoyions, que nous devinions quelques-unes de ses opérations, jamais nous ne pourrons assez le connaître pour le définir, et tout philosophe qui attaque le fantôme créé par les théologiens combat en effet contre la nue d'Ixion, sans effleurer en aucune façon cet être auquel tout l'univers sert de preuve et de témoignage. On sera sans doute bien étonné qu'un philosophe aussi éclairé que notre auteur s'avise d'accréditer les erreurs anciennes des générations sans germe et par corruption; il cite Needham,182-a ce médecin anglais qui, trompé par une fausse expérience, crut avoir fait des anguilles. Si de tels faits étaient véritables, ils pourraient convenir aux opérations d'une nature aveugle; mais ils sont démentis par toutes les expériences. Croirait-on bien encore que le même auteur admet un déluge universel? absurdité, miracle inadmissible pour un géomètre, et qui ne peut en aucune façon s'ajuster à son système. Ces eaux qui submergèrent notre globe furent-elles créées exprès? Quelle masse énorme pour s'élever au-dessus des plus hautes montagnes! Furent-elles depuis anéanties? Que devinrent-elles? Quoi! il ferme les yeux pour ne pas voir un être intelligent, présidant à cet univers, que toute la nature lui annonce, et il croit au miracle le plus opposé à la raison qu'on ait jamais imaginé! J'avoue que je ne conçois point comment tant de contradictions ont pu se concilier dans une tête philosophique, et comment en composant son ouvrage l'auteur ne s'en est pas aperçu lui-même. Mais allons plus loin.

<183>Il a presque copié littéralement le système de la fatalité tel que Leibniz l'expose et que Wolff l'a commenté. Je crois, pour bien s'entendre, qu'il faut définir l'idée qu'on attache à la liberté. J'entends par ce mot tout acte de notre volonté qui se détermine par elle-même et sans contrainte. Ne pensez pas qu'en partant de ce principe je me propose de combattre en général et en tout point le système de la fatalité; je ne cherche que la vérité, je la respecte partout où je la trouve, et je m'y soumets quand on me la montre. Pour bien juger de la question, rapportons l'argument principal de l'auteur. Toutes nos idées, dit-il, nous viennent par les sens et par une suite de notre organisation; ainsi toutes nos actions sont nécessaires. On convient avec lui que nous devons tout à nos sens comme à nos organes; mais l'auteur devait s'apercevoir que des idées reçues donnent lieu à des combinaisons nouvelles. Dans la première de ces opérations l'âme est passive, dans la seconde elle est active. L'invention et l'imagination travaillent sur des objets que les sens nous ont appris à connaître : par exemple, comme, lorsque Newton apprit la géométrie, son esprit était patient, il recueillait des notions; mais lorsqu'il parvint à ses découvertes étonnantes, il était plus qu'agent, il était créateur. Il faut bien distinguer dans l'homme les différentes opérations de l'esprit, esclave dans celles où l'impulsion domine, et très-libre dans celles où son imagination agit. Je conviens donc avec l'auteur qu'il y a un certain enchaînement de causes dont l'influence agit sur l'homme et le domine par reprises. L'homme reçoit en naissant son tempérament, son caractère avec le germe de ses vices et de ses vertus, une portion d'esprit qu'il ne peut ni resserrer ni étendre, des talents ou du génie, ou de la pesanteur et de l'incapacité. Aussi souvent que nous nous laissons emporter à la fougue de nos passions, la fatalité, victorieuse de notre liberté, triomphe; aussi souvent que la force de la raison dompte ces passions, la liberté l'emporte.

Mais l'homme n'est-il pas très-libre quand on lui propose diffé<184>rents partis, qu'il examine, qu'il penche vers l'un ou vers l'autre, et qu'enfin il se détermine par son choix? L'auteur me répondra sans doute que la nécessité dirige ce choix. Je crois entrevoir dans cette réponse un abus du terme de nécessité confondu avec ceux de cause, de motif, de raison. Sans doute que rien n'arrive sans cause, mais toute cause n'est pas nécessaire. Sans doute qu'un homme qui n'est pas insensé se déterminera par des raisons relatives à son amour-propre; je le répète, il ne serait pas libre, mais fou à lier, s'il agissait autrement. Il en est donc de la liberté comme de la sagesse, de la raison, de la vertu, de la santé, qu'aucun mortel ne possède parfaitement, mais par intervalles. Nous sommes, en quelques articles, patients sous l'empire de la fatalité, et, en quelques autres, agents indépendants et libres. Tenons-nous-en à Locke. Ce philosophe est très-persuadé que, lorsque sa porte est fermée, il n'est pas le maître d'en sortir, mais que, lorsqu'elle est ouverte, il est libre d'agir comme bon lui semble. Plus on quintessencie cette matière, plus elle s'embrouille; on parvient à force de raffinements à la rendre si obscure, qu'on ne s'entend plus soi-même; il est surtout fâcheux pour les partisans du fatalisme que leur vie active se trouve sans cesse en contradiction avec les principes de leur spéculation.

L'auteur du Système de la nature, après avoir épuisé tous les arguments que son imagination lui fournit pour prouver qu'une nécessité fatale enchaîne et dirige absolument les hommes dans toutes leurs actions, devait donc en conclure que nous ne sommes que des espèces de machines, ou, si vous voulez, des marionnettes mues par les mains d'un agent aveugle. Cependant il s'emporte contre les prêtres, contre les gouvernements et contre l'éducation; il croit donc que les hommes qui occupent ces emplois sont libres, en leur prouvant qu'ils sont des esclaves. Quelle absurdité! quelle contradiction! Si tout est mû par des causes nécessaires, les avis, les instructions, les lois, les peines, les récompenses deviennent aussi superflues qu'inutiles; c'est dire à un<185> homme enchaîné : brise tes liens; autant vaudrait-il sermonner un chêne pour le persuader de se transformer en oranger. Mais l'expérience nous prouve que l'on peut parvenir à corriger les hommes; il faut donc de nécessité en conclure qu'ils jouissent au moins en partie de la liberté. Tenons-nous-en aux leçons de cette expérience, et n'admettons point un principe que nous contredisons sans cesse par nos actions.

Du principe de la fatalité résultent les plus funestes conséquences pour la société; en l'admettant, Marc-Aurèle et Catilina, le président de Thou et Ravaillac seraient égaux en mérite. Il ne faudrait considérer les hommes que comme des machines, les unes faites pour le vice, les autres pour la vertu, incapables de mériter ou de démériter par elles-mêmes et par conséquent d'être punies ou récompensées; ce qui sape la morale, les bonnes mœurs et les fondements sur lesquels la société est établie. Mais d'où vient cet amour que généralement tous les hommes ont pour la liberté? Si c'était un être idéal, d'où le connaîtraient-ils? Il faut donc qu'ils en aient fait l'expérience, qu'ils l'aient sentie; il faut donc quelle existe réellement, ou il serait improbable qu'ils pussent l'aimer. Quoi qu'en disent Calvin, Leibniz, les Arminiens et l'auteur du Système de la nature, ils ne persuaderont jamais à personne que nous sommes des roues à moulin qu'une cause nécessaire et irrésistible fait mouvoir au gré de son caprice. Toutes ces fautes dans lesquelles notre auteur est tombé viennent de la fureur de l'esprit systématique; il s'est prévenu pour ses opinions; il a rencontré des phénomènes, des circonstances et des morceaux de détail qui cadraient bien avec son principe; mais en généralisant ses idées, il a trouvé d'autres combinaisons et des vérités d'expérience qui lui étaient contraires; pour ces dernières, à force de les tordre et de leur faire violence, il les a ajustées le mieux qu'il a pu avec le reste de son système. Il est certain qu'il n'a négligé aucune des preuves qui peuvent fortifier le dogme de la fatalité, et en même<186> temps il est clair qu'il le dément dans tout le cours de son ouvrage. Pour moi, je pense que dans un cas pareil un véritable philosophe doit sacrifier son amour-propre à l'amour de la vérité.

Mais passons à l'article qui regarde la religion. On pourrait accuser l'auteur de sécheresse d'esprit et surtout de maladresse, parce qu'il calomnie la religion chrétienne, en lui imputant des défauts qu'elle n'a pas. Comment peut-il dire avec vérité que cette religion est cause de tous les malheurs du genre humain? Pour s'exprimer avec justesse il aurait pu dire simplement que l'ambition et l'intérêt des hommes se servent du prétexte de cette religion pour troubler le monde et contenter les passions. Que peut-on reprendre de bonne foi dans la morale contenue dans le Décalogue? N'y eût-il dans l'Évangile que ce seul précepte : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse, » on serait obligé de convenir que ce peu de mots renferme la quintessence de toute morale. Et le pardon des offenses, et la charité, et l'humanité ne furent-elles pas prêchées par Jésus dans son excellent sermon de la montagne? Il ne fallait donc pas confondre la loi avec l'abus, les choses écrites et les choses qui se pratiquent, la véritable morale chrétienne avec celle que les prêtres ont dégradée. Comment donc peut-il charger la religion chrétienne en elle-même d'être la cause de la dépravation des mœurs? Mais l'auteur pourrait accuser les ecclésiastiques de substituer la foi aux vertus de la société, des pratiques extérieures aux bonnes œuvres, des expiations légères aux remords de la conscience, des indulgences qu'ils vendent, à la nécessité de s'amender; il pouvait leur reprocher d'absoudre du serment, de contraindre et de violenter les consciences. Ces abus criminels méritent qu'on s'élève contre ceux qui les introduisent et contre ceux qui les autorisent; mais de quel droit le peut-il faire, lui qui suppose les hommes machines? Comment peut-il reprendre une machine tonsurée, que la nécessité a forcée de tromper, de friponner et de se jouer insolemment de la crédulité du vulgaire?

<187>Mais faisons un moment trêve avec le système de la fatalité, et prenons les choses comme elles sont réellement dans le monde. L'auteur devrait savoir que la religion, les lois, un gouvernement quelconque, n'empêcheront jamais que les États ne contiennent plus ou moins de scélérats dans le grand nombre des citoyens qui les composent; partout la grosse masse du peuple est peu raisonnable, facile à se livrer au torrent des passions, et plus encline au vice que portée au bien; tout ce qu'on peut attendre d'un bon gouvernement, c'est que les grands crimes y soient plus rares que dans un mauvais. Notre auteur devrait savoir que des exagérations ne sont pas des raisons, que des calomnies décréditent un philosophe comme un auteur qui ne l'est pas, et que, lorsqu'il se fâche, ce qui lui arrive parfois, on pourrait lui appliquer ce que Ménippe dit à Jupiter : « Tu prends ton foudre, tu as donc tort. »187-a Il n'y a sans doute qu'une morale; elle contient ce que les individus se doivent réciproquement, elle est la base de la société; sous quelque gouvernement, de quelque religion qu'on soit, elle doit être la même; celle de l'Évangile, prise dans toute sa pureté, serait utile par sa pratique. Mais si nous admettons le dogme du fatalisme, il n'y a plus ni morale ni vertu, et tout l'édifice de la société s'écroule. Il est incontestable que le but de notre auteur est de renverser la religion : mais il a choisi la route la plus détournée et la plus difficile pour y parvenir. Voici, ce me semble, la marche la plus naturelle qu'il devait suivre : attaquer la partie historique de la religion, les fables absurdes sur lesquelles on a bâti son édifice, les traditions plus absurdes, plus folles, plus ridicules que tout ce que le paganisme débitait de plus extravagant. C'était le moyen de prouver que Dieu n'a point parlé, c'était le moyen de retirer les hommes de leur sotte et stupide crédulité. L'auteur avait encore une voie plus abrégée pour aller à cette même fin. Après avoir étalé les arguments contre l'immortalité de l'âme que Lucrèce expose avec tant de force<188> dans son troisième livre, il devait en conclure que, tout finissant pour l'homme avec cette vie, et ne lui restant nul objet de crainte ni d'espérance après sa mort, il ne peut subsister par conséquent aucun rapport entre lui et la Divinité, qui ne peut ni le punir ni le récompenser. Sans ce rapport, il n'y a plus ni culte ni religion, et la Divinité ne devient pour l'homme qu'un objet de spéculation et de curiosité. Mais que de singularités et de contradictions dans l'ouvrage de ce philosophe! Après avoir laborieusement rempli deux volumes de preuves de son système,188-15 il avoue qu'il y a peu d'hommes capables de l'embrasser et de s'y fixer. On croirait donc qu'aussi aveugle qu'il suppose la nature, il agit sans cause, et qu'une nécessité irrésistible lui fait composer un ouvrage capable de le précipiter dans les plus grands périls, sans que lui ni personne en puisse jamais recueillir le moindre fruit.

Venons-en à présent aux souverains, que l'auteur a singulièrement pris à tâche de décrier. J'ose l'assurer que jamais les ecclésiastiques n'ont dit aux princes les sottises qu'il leur prête. S'il leur arrive de qualifier les rois d'images de la Divinité, c'est sans doute dans un sens très-hyperbolique, quoique l'intention soit de les avertir par cette comparaison de ne point abuser de leur autorité, d'être justes et bienfaisants, selon l'idée vulgaire qu'on se forme de la Divinité chez toutes les nations. L'auteur se figure qu'il se fait des traités entre les souverains et les ecclésiastiques, par lesquels les princes promettent d'honorer et d'accréditer le clergé, à condition qu'il prêche la soumission aux peuples. J'ose l'assurer que c'est une idée creuse, que rien n'est plus faux ni plus ridiculement imaginé que ce soi-disant pacte. Il est très-probable que les prêtres tâchent d'accréditer cette opinion, pour se faire valoir et pour jouer un rôle; il est certain que des souverains, par leur crédulité, leur superstition, leur ineptie et leur aveuglement pour l'Église, donnent lieu de les soupçonner d'une pareille<189> intelligence; mais tout dépend effectivement du caractère du prince. Lorsqu'il est faible et bigot, les ecclésiastiques prévalent; s'il a le malheur d'être incrédule, les prêtres cabalent contre lui, et, faute de mieux, calomnient et noircissent sa mémoire.

Je passe encore ces petites bévues aux préjugés de l'auteur; mais comment peut-il accuser les rois d'être la cause de la mauvaise éducation de leurs sujets? Il s'imagine que c'est un principe de politique, qu'il vaut mieux qu'un gouvernement commande à des ignorants qu'à une nation éclairée. Cela sent un peu les idées d'un recteur de collége qui, resserré dans un petit cercle de spéculations, ne connaît ni le monde, ni les gouvernements, ni les éléments de la politique. Sans doute que tous les gouvernements des peuples civilisés veillent à l'instruction publique. Que sont donc ces colléges, ces académies, ces universités dont l'Europe fourmille, si ce ne sont pas des établissements destinés à instruire la jeunesse? Mais prétendre que dans un vaste État un prince réponde de l'éducation que chaque père de famille donne à ses enfants, c'est la prétention la plus ridicule que l'on ait jamais formée. Il ne faut pas qu'un souverain fouille dans l'intérieur des familles et qu'il se mêle de ce qui se fait dans les maisons des particuliers, ou il n'en peut résulter que la tyrannie la plus odieuse. Notre philosophe écrit ce qui se présente au bout de sa plume, sans en examiner les conséquences, et il a de l'humeur assurément lorsqu'il qualifie poliment les cours de foyers de la corruption publique; en vérité j'en suis honteux pour la philosophie. Comment peut-on exagérer à ce point? Comment peut-on dire de telles sottises? Un esprit moins véhément, un sage se serait contenté de remarquer que plus les sociétés sont nombreuses, et plus les vices y sont raffinés; plus les passions ont occasion de se déployer, plus elles agissent. On passerait la comparaison du foyer à Juvénal ou à quelque satirique de profession; mais à un philosophe . . . . . je n'en dis pas davantage. Si notre auteur avait été six mois syndic dans la<190> petite ville de Pau dans le Béarn, il apprécierait mieux les hommes qu'il n'apprendra jamais à les connaître par ses vaines spéculations. Comment peut-il s'imaginer que les souverains encouragent leurs sujets au crime, et quel bien leur reviendrait-il de se mettre dans la nécessité de punir les malfaiteurs? Il arrive sans doute de loin à loin que quelques scélérats échappent à la rigueur des lois; mais jamais cela ne provient d'un dessein fixe d'encourager les attentats par l'espérance de l'impunité; il faut attribuer ces sortes de cas à la trop grande indulgence du prince. Il arrive sans doute dans tout gouvernement que des coupables, par intrigue, par corruption, ou par l'appui de protecteurs puissants, trouvent le moyen de se soustraire aux punitions qu'ils ont méritées; mais pour arrêter ces sortes de manéges, d'intrigues, de corruptions, il faudrait qu'un prince possédât l'omniscience que les théologiens attribuent à Dieu.

En fait de gouvernement, notre auteur bronche à chaque pas; il s'imagine que la nécessité et la misère provoquent les hommes aux plus grands crimes. Ce n'est point cela. Il n'y a aucun pays où tout homme qui n'est ni paresseux ni fainéant ne trouve suffisamment par son travail de quoi subsister. Dans tous les États, l'espèce la plus dangereuse est celle des dissipateurs et des prodigues : leurs profusions épuisent en peu de temps leurs ressources; ce qui les réduit à des extrémités fâcheuses qui les forcent ensuite à recourir aux expédients les plus bas, les plus odieux, les plus infâmes. La troupe de Catilina, les adhérents de Jules César, les frondeurs que le cardinal de Retz avait ameutés, ceux qui s'attachèrent à la fortune de Cromwell, étaient tous gens de cette espèce, qui ne pouvaient s'acquitter de leurs dettes ni réparer leur fortune délabrée qu'en bouleversant l'État dont ils étaient citoyens. Dans les premières familles d'un État, les prodigues friponnent et cabalent; chez le peuple, les dissipateurs et les paresseux finissent par devenir brigands et par commettre les attentats les plus énormes contre la sûreté publique.

<191>Après que l'auteur a prouvé évidemment qu'il ne connaît ni les hommes, ni comment il faut les gouverner, il répète les déclamations des satires de Boileau contre Alexandre le Grand, il fait des sorties contre Charles-Quint et son fils Philippe II, quoiqu'on s'aperçoive à ne s'y point tromper qu'il en veut à Louis XIV. De tous les paradoxes que les soi-disant philosophes de nos jours soutiennent avec le plus de complaisance, celui d'avilir les grands hommes du siècle passé paraît leur tenir le plus à cœur. Quelle réputation leur reviendra-t-il d'exagérer les fautes d'un roi qui les a effacées à force de gloire et de grandeur? Les fautes de Louis XIV, d'ailleurs, sont connues, et ces soi-disant philosophes n'ont pas seulement le petit avantage d'être les premiers à les découvrir. Un prince qui ne régnera que huit jours en commettra sans doute; à plus forte raison un monarque qui a passé soixante années de sa vie sur le trône. Si vous voulez vous ériger en juge impartial, et que vous examiniez la vie de ce grand prince, vous serez obligé de convenir qu'il a fait plus de bien que de mal dans son royaume.191-a Il faudrait remplir un volume, si l'on voulait faire son apologie en détail; je me borne ici aux chefs principaux. Attribuez donc, comme de raison, la persécution des huguenots à la faiblesse de son âge, à la superstition dans laquelle il avait été élevé, comme à la confiance imprudente qu'il avait en son confesseur; mettez l'incendie du Palatinat sur le compte de l'humeur dure et altière de Louvois : il ne vous restera guère de reproches à lui faire que sur quelques guerres entreprises par vanité ou par esprit de hauteur. Au reste, vous ne pouvez lui refuser d'avoir été le protecteur des beaux-arts. La France lui doit ses manufactures et son commerce; elle lui doit, de plus, l'arrondissement de ses belles frontières et la considération dont elle a joui de son temps en Europe. Rendez donc hommage à ses qualités louables et vraiment royales. Quiconque de nos jours veut entamer les souverains doit attaquer leur mollesse, leur fai<192>néantise, leur ignorance; ils sont la plupart plus faibles qu'ambitieux, et plus vains qu'avides de dominer.

Les véritables sentiments de l'auteur sur les gouvernements ne se découvrent que vers la fin de son ouvrage; c'est là qu'il nous apprend que, selon lui, les sujets devraient jouir du droit de déposer leurs souverains lorsqu'ils en sont mécontents. C'est pour amener les choses à ce but qu'il se récrie contre ces grandes armées qui pourraient y porter quelque obstacle; on croirait lire la fable du Loup et du Berger de La Fontaine. Si jamais les idées creuses de notre philosophe pouvaient se réaliser, il faudrait préalablement refondre les formes de gouvernement dans tous les États de l'Europe, ce qui lui paraît une bagatelle; il faudrait encore, ce qui me paraît impossible, que ces sujets érigés en juges de leur maître fussent et sages et équitables, que les aspirants au trône fussent sans ambition, que ni l'intrigue, ni la cabale, ni un esprit d'indépendance ne pussent prévaloir; il faudrait encore que la race détrônée fût totalement extirpée, ou ce seraient des aliments de guerres civiles, et des chefs de partis toujours prêts à se mettre à la tête des factions pour troubler l'État. Il résulterait encore en conséquence de cette forme de gouvernement que les candidats et les prétendants au trône remueraient continuellement, animeraient le peuple contre le prince, et fomenteraient des séditions et des révoltes à la faveur desquelles ils se flatteraient d'élever leur fortune et de parvenir à la domination; de sorte qu'un gouvernement pareil serait sans cesse exposé à des guerres intestines mille fois plus dangereuses que les guerres étrangères. C'est pour éviter de semblables inconvénients que l'ordre de succession a été adopté et établi dans plusieurs États de l'Europe. On s'est aperçu du trouble que les élections entraînent après elles, et l'on a craint, comme de raison, que des voisins jaloux ne profitassent d'une occasion aussi favorable pour subjuguer ou dévaster le royaume. L'auteur pouvait facilement s'éclaircir sur les conséquences de ses principes; il n'avait<193> qu'à jeter un coup d'œil sur la Pologne, où chaque élection de roi est l'époque d'une guerre civile et étrangère.

C'est une grande erreur de croire que dans les choses humaines il puisse se rencontrer des perfections; l'imagination peut se forger de telles chimères, mais elles ne seront jamais réalisées. Depuis que le monde dure, les nations ont essayé de toutes les formes de gouvernement, les histoires en fourmillent : mais il n'en est aucun qui ne soit sujet à des inconvénients. La plupart des peuples ont cependant autorisé l'ordre de succession des familles régnantes, parce que, dans le choix qu'ils avaient à faire, c'était le parti le moins mauvais. Le mal qui résulte de cette institution consiste en ce qu'il est impossible que dans une famille les talents et le mérite soient transmis sans interruption, de père en fils, pendant une longue suite d'années, et qu'il arrive que le trône est quelquefois occupé par des princes indignes de le remplir. Dans ce cas même reste la ressource d'habiles ministres, qui peuvent réparer par leur capacité ce que l'ineptie du souverain gâterait sans doute. Le bien qui suit évidemment de cet arrangement consiste en ce que les princes nés sur le trône ont moins de morgue et de vanité que de nouveaux parvenus qui, enflés de leur grandeur et dédaignant ceux qui furent leurs égaux, se complaisent à leur faire sentir en toute occasion leur supériorité. Mais observez surtout qu'un prince qui est sûr que ses enfants lui succéderont, croyant travailler pour sa famille, s'appliquera avec bien plus de zèle au vrai bien de l'État qu'il envisage comme son patrimoine; au lieu que, dans les États électifs, les souverains ne pensent qu'à eux, à ce qui peut durer pendant leur vie, et à rien de plus; ils tâchent d'enrichir leur famille, et laissent tout dépérir dans un État qui, à leurs yeux, est une possession précaire, à laquelle il faudra renoncer un jour. Si quelqu'un veut s'en convaincre, il n'a qu'à s'informer de ce qui se passe dans les évêchés de l'Allemagne, en Pologne, à Rome même, où les tristes effets de l'élection ne sont que trop évidents. Quelque parti<194> qu'on prenne dans ce monde, il se trouve sujet à des difficultés et souvent à de terribles inconvénients. Il faut donc, lorsqu'on se croit assez lumineux pour pouvoir éclairer le public, se garder surtout de proposer des remèdes pires que les maux dont on se plaint, et, quand on ne peut faire mieux, s'en tenir aux anciens usages, et surtout aux lois établies.

<195>

XIII. DISCOURS DE L'UTILITÉ DES SCIENCES ET DES ARTS DANS UN ÉTAT.[Titelblatt]

<196><197>

DISCOURS DE L'UTILITÉ DES SCIENCES ET DES ARTS DANS UN ÉTAT.

Des personnes peu éclairées ou peu sincères ont osé se déclarer les ennemies des sciences et des arts. S'il leur a été permis de calomnier ce qui fait le plus d'honneur à l'humanité, à plus forte raison doit-il être permis de le défendre; c'est le devoir de tous ceux qui aiment la société, et qui ont un cœur reconnaissant de ce qu'ils doivent aux lettres. Le malheur veut que souvent des paradoxes fassent plus d'impression sur le public que des vérités; c'est alors qu'il faut le détromper, et confondre par de bonnes raisons, et non par des injures, les auteurs de telles rêveries. Je suis honteux de dire dans cette académie qu'on a eu l'effronterie de mettre en question si les sciences sont utiles ou nuisibles à la société, chose sur laquelle personne ne devrait avoir de doute. Si nous avons de la préférence sur les animaux, ce n'est certainement pas par les facultés du corps, mais c'est par l'esprit plus étendu que la nature nous a donné; et ce qui distingue l'homme de l'homme, c'est le génie et les connaissances. D'où viendrait la distance infinie qu'il y a entre un peuple policé et un peuple barbare, si ce n'est que l'un est éclairé, et que l'autre végète dans l'abrutissement et dans la stupidité?

<198>Les nations qui ont joui de cette supériorité ont été reconnaissantes envers ceux qui leur ont procuré cet avantage. De là vient la juste réputation dont jouissent ces lumières de l'univers, ces sages qui, par leurs savants travaux, ont éclairé leurs compatriotes et leur siècle.

L'homme est peu de chose par lui-même; il naît avec des dispositions plus ou moins propres à se développer. Mais il faut les cultiver; il faut que ses connaissances se multiplient, pour que ses idées puissent s'étendre; il faut que sa mémoire se remplisse, pour que ce magasin fournisse à l'imagination des matières sur lesquelles elle puisse s'exercer, et que le jugement se raffine, pour trier ses propres productions. L'esprit le plus vaste, privé de connaissances, n'est qu'un diamant brut qui n'acquerra de prix qu'après avoir été taillé par les mains d'un habile lapidaire. Que d'esprits perdus ainsi pour la société, et que de grands hommes en tout genre étouffés dans leur germe, soit par l'ignorance, soit par l'état abject où ils se trouvaient placés!

Le véritable bien de l'État, son avantage et son lustre exigent donc que le peuple qu'il contient soit le plus instruit et le plus éclairé qu'il est possible, pour lui fournir, en chaque genre, un nombre de sujets habiles et capables de s'acquitter avec dextérité des différents emplois qu'il faut leur confier.

Ceux qui par le hasard de la naissance sont dans une position à ne pouvoir apprécier les torts infinis que souffrent plus ou moins tous les gouvernements européens par les fautes dont l'ignorance est cause, ne sentiront peut-être pas aussi vivement ces inconvénients que s'ils en avaient été les témoins. On pourrait rapporter une multitude de ces exemples, si la nature et l'étendue de ce discours ne nous resserraient dans de justes bornes. C'est la paresse qui dédaigne de s'instruire, c'est l'ignorance ambitieuse qui prétend à tout et qui est incapable de tout, qu'aurait dû fronder je ne sais quel énergumène198-a qui, ne débitant que de misérables paradoxes, a osé soutenir<199> que les sciences sont pernicieuses, qu'elles ont rendu les vices plus raffinés, et qu'elles pervertissent les mœurs. De pareilles faussetés sautent aux yeux, et sous quelque apparence qu'on les présente, il demeurera constant que la culture de l'esprit le rectifie au lieu de le dépraver. Qu'est-ce qui corrompt les mœurs? Ce sont les mauvais exemples; et comme les maladies épidémiques font de plus grands ravages dans des villes immenses que dans des hameaux, il arrive de même que la contagion du vice fait plus de progrès dans les cités, qui fourmillent de peuple, que dans les campagnes, où les travaux journaliers et une vie plus retirée conservent la simplicité des mœurs dans leur pureté.

Il s'est trouvé de faux politiques, resserrés dans leurs petites idées, qui, sans approfondir la matière, ont cru qu'il était plus facile de gouverner un peuple ignorant et stupide qu'une nation éclairée. C'est vraiment puissamment raisonner, tandis que l'expérience prouve que plus le peuple est abruti, plus il est capricieux et obstiné, et la difficulté est bien plus grande de vaincre son opiniâtreté que de persuader des choses justes à un peuple assez policé pour entendre raison. Le beau pays que celui où les talents demeureraient éternellement étouffés, et où il n'y aurait qu'un seul homme moins borné que les autres! Un tel État, peuplé d'ignorants, ressemblerait au paradis perdu de la Genèse, qui n'était habité que par des bêtes.

Quoiqu'il ne soit pas nécessaire de prouver à cet illustre auditoire et dans cette académie que les arts et les sciences procurent autant d'utilité qu'ils donnent d'éclat aux peuples qui les possèdent, il ne sera peut-être pas inutile d'en convaincre un genre de personnes moins éclairées, pour les prémunir contre les impressions que de vils sophistes pourraient faire sur leur esprit. Qu'ils comparent un sauvage du Canada avec quelque citoyen d'un pays policé de l'Europe, et tout l'avantage sera en faveur de ce dernier. Comment peut-on préférer la nature grossière à la nature perfectionnée, le manque de<200> moyens de subsister à une vie aisée, la grossièreté à la politesse, la sûreté des possessions dont on jouit à l'abri des lois au droit du plus fort et au brigandage, qui anéantit les fortunes et l'état des familles? La société, formant un corps de peuple, ne saurait se passer ni des arts ni des sciences. C'est par le nivellement et l'hydraulique que les contrées situées le long des fleuves se mettent à couvert des débordements et des inondations; sans ces arts, des terrains féconds se changeraient en marais malsains, et priveraient nombre de familles de leur subsistance. Les terrains plus élevés ne sauraient se passer d'arpenteurs pour mesurer et partager les champs. Les connaissances physiques bien constatées par l'expérience contribuent à perfectionner la culture des terres et surtout le jardinage. La botanique, qui s'applique à l'étude des simples, et la chimie, qui sait en extraire les sucs spiritueux, servent au moins à fortifier notre espérance durant nos maux, si même leur propriété n'a pas la vertu de nous guérir. L'anatomie guide et dirige la main du chirurgien dans ces opérations douloureuses, mais nécessaires, qui sauvent une partie de notre existence aux dépens de la partie endommagée. La mécanique sert à tout : faut-il soulever ou transporter un fardeau, c'est elle qui le meut; faut-il creuser dans les entrailles de la terre pour en tirer des métaux, c'est elle qui, par des machines ingénieuses, dessèche les carrières et délivre le mineur de la surabondance des eaux qui le feraient périr ou cesser son travail; faut-il construire des moulins pour nous broyer l'aliment le plus connu et le plus nécessaire, c'est la mécanique qui les perfectionne; c'est elle qui soulage les ouvriers en rectifiant les diverses espèces de métiers sur lesquels ils travaillent. Tout ce qui est machine est de son ressort; et combien n'en faut-il pas en tous les genres! L'art de construire un vaisseau est peut-être un des plus grands efforts de l'imagination; mais que de connaissances ne faut-il pas que le pilote possède pour diriger ce bâtiment et braver les flots en dépit des vents! Il faut qu'il ait étudié l'astrono<201>mie, qu'il ait de bonnes cartes marines, une notion exacte de la géographie, de l'habileté dans le calcul, pour connaître l'étendue qu'il a parcourue et le lieu où il se trouve, en quoi il sera secouru à l'avenir par des pendules qu'on vient récemment de perfectionner en Angleterre. Les arts et les sciences se tiennent par la main, nous leur devons tout, ce sont les bienfaiteurs du genre humain. Le citoyen des grandes villes en jouit, sans que sa mollesse orgueilleuse sache ce qu'il en coûte de veilles et de travaux pour fournir à ses besoins et contenter ses goûts souvent bizarres.

La guerre, quelquefois nécessaire, et souvent entreprise trop légèrement, que n'exige-t-elle pas de connaissances! La seule découverte de la poudre en a tellement changé la méthode, que les plus grands héros de l'antiquité, s'ils pouvaient revenir au monde, seraient obligés de se mettre au fait de nos découvertes, pour conserver la réputation qu'ils ont si justement acquise. Il faut, dans ces temps modernes, qu'un guerrier étudie la géométrie, la fortification, l'hydraulique, la mécanique, pour construire des forts, former des inondations artificielles, connaître la force de la poudre, calculer le jet des bombes, savoir diriger l'effet des mines, faciliter le transport des machines de guerre. Il faut qu'il sache à fond la castramétation et la tactique, la mécanique de l'exercice, qu'il ait une connaissance exacte des terrains et de la géographie, et que ses projets de campagne soient semblables à une démonstration géométrique, quoiqu'il soit borné à l'art conjectural. Il doit avoir la mémoire remplie de l'histoire de toutes les guerres précédentes, pour que son imagination ait la liberté d'y puiser comme dans une source féconde.

Mais les généraux ne sont pas les seuls obligés de recourir aux archives des temps passés; le magistrat, le jurisconsulte, ne sauraient s'acquitter de leurs devoirs, s'ils n'ont bien approfondi cette partie de l'histoire qui concerne la législation. Il faut non seulement qu'ils aient étudié l'esprit des lois du pays qu'ils habitent, mais qu'ils sachent en<202>core celles des autres peuples, et à quelles occasions elles ont été promulguées ou abolies.

Ceux même qui se trouvent à la tête des nations, et ceux qui administrent sous eux les gouvernements, ne sauraient se passer d'étudier l'histoire :202-a c'est leur bréviaire, c'est un tableau qui leur représente les plus fines nuances des caractères et les actions des hommes puissants, leurs vertus, leurs vices, leurs succès, leurs malheurs, leurs ressources. Dans l'histoire de leur patrie, qui doit attirer leur attention principale, ils trouvent l'origine des institutions bonnes ou mauvaises, et une chaîne d'événements liés les uns aux autres, qui les conduit jusqu'au temps présent; ils y trouvent les causes qui ont uni les peuples et les causes qui ont rompu ces liens, des exemples à suivre, des exemples à éviter. Mais quel objet de méditation pour un prince, que de passer en revue cette multitude de souverains que l'histoire lui présente! Il s'en trouve nécessairement, dans ce nombre, de son caractère ou dont les actions ont quelque rapport aux siennes; et, dans le jugement que la postérité en a porté, il voit, comme dans un miroir, l'arrêt qui l'attend dès que sa dissolution totale aura fait évanouir la crainte qu'il inspire.

Si les historiens sont les précepteurs des hommes d'État, les dialecticiens ont été les foudres des erreurs et des superstitions; ils ont combattu et détruit les chimères des charlatans sacrés et profanes. Sans eux, nous immolerions peut-être encore, comme nos ancêtres, des victimes humaines à des dieux fantastiques, nous adorerions l'ouvrage de nos mains; obligés de croire sans oser réfléchir, il nous serait peut-être encore interdit de faire usage de notre raison sur la matière qui importe le plus à notre destinée, nous achèterions au poids de l'or, comme nos pères, des passe-ports pour le paradis, des indulgences pour les crimes, les voluptueux se ruineraient pour ne point entrer en purgatoire, nous dresserions encore des bûchers pour<203> brûler ceux dont les opinions ne seraient pas les nôtres, la nécessité des actions vertueuses serait remplacée par de vaines pratiques, et des fourbes tonsurés nous pousseraient, au nom de la Divinité, à commettre les plus horribles forfaits. Si le fanatisme subsiste encore en partie, il faut l'attribuer aux profondes racines qu'il a poussées dans des temps d'ignorance, de même qu'à l'intérêt de certains corps vêtus en soutane, noirs, bruns, gris, blancs ou pies, qui réchauffent ce mal et en redoublent les accès, pour ne pas perdre la considération où ils se maintiennent encore dans l'esprit du peuple. Nous convenons que la dialectique n'est pas à la portée de la populace : cette portion nombreuse de l'espèce humaine sera toujours la dernière à se dessiller les yeux; et quoique en tout pays elle ait le dépôt de la superstition en garde, il n'en est pas moins vrai de dire qu'on est parvenu à la détromper des sorciers, des possédés, des adeptes et d'autres inepties aussi puériles. Nous devons ces avantages à une étude plus scrupuleuse qu'on a faite de la nature. La physique s'est associée à l'analyse et à l'expérience; on a porté la plus vive lumière dans ces ténèbres qui cachaient tant de vérités à la docte antiquité; et quoique nous ne puissions parvenir à la connaissance des premiers principes secrets que le grand géomètre s'est réservés pour lui seul, il s'est trouvé néanmoins de ces puissants génies qui ont découvert les lois éternelles de la pesanteur et du mouvement. Un chancelier Bacon, le précurseur de la nouvelle philosophie, ou, pour mieux dire, celui qui en a deviné et prédit les progrès, a mis le chevalier Newton sur les voies de ses merveilleuses découvertes; Newton parut après Des Cartes, qui, ayant décrédité les erreurs anciennes, les avait remplacées par les siennes propres. On a depuis pesé l'air,203-16 on a mesuré les cieux, on a calculé la marche des corps célestes avec une justesse infinie,203-17 on a prédit les éclipses, on a découvert une propriété inconnue de la<204> matière, la force électrique, dont les effets étonnent l'imagination; et sans doute que dans peu le retour des comètes se pourra prédire comme les éclipses, mais nous devons déjà au savant Bayle204-a d'avoir dissipé l'effroi que ce phénomène causait aux ignorants. Avouons-le : autant que la faiblesse de notre condition nous humilie, autant les travaux de ces grands hommes nous relèvent le courage, et nous font sentir la dignité de notre être.

Les fourbes et les imposteurs sont donc les seuls qui puissent s'opposer aux progrès des sciences, et qui puissent prendre à tâche de les décrier, puisqu'ils sont les seuls auxquels les sciences soient nuisibles.

Dans ce siècle philosophe où nous vivons, on n'a pas seulement voulu dénigrer les hautes sciences, il s'est trouvé des personnes d'assez mauvaise humeur, ou plutôt assez dépourvues de sentiment et de goût, pour se déclarer les ennemies des belles-lettres. A leur sens, un orateur est un homme qui s'occupe plus à bien dire qu'à penser juste, un poëte est un fou qui s'amuse à mesurer des syllabes, un historien est un compilateur de mensonges, ceux qui s'occupent à les lire perdent leur temps, et ceux qui les admirent sont des esprits frivoles. Ils proscriraient les fictions anciennes, ces fables ingénieuses et allégoriques qui renfermaient tant de vérités. Ils ne veulent pas concevoir que si Amphion, par les sons de sa lyre, bâtit les murs de Thèbes, c'est-à-dire que les arts adoucirent les mœurs des sauvages humains, et donnèrent lieu à l'origine des sociétés.

Il faut avoir l'âme bien dure pour vouloir priver l'espèce humaine des consolations et des secours qu'elle peut puiser dans les belles-lettres contre les amertumes dont la vie est remplie. Qu'on nous délivre de nos infortunes, ou qu'on nous permette de les adoucir. Ce ne sera pas moi qui répondrai à ces ennemis atrabilaires des belles-lettres : mais je me servirai des paroles de ce consul philosophe, le<205> père de la patrie et de l'éloquence. « Les lettres, dit-il,205-18 cultivent la jeunesse, réjouissent la vieillesse, donnent du lustre à la fortune, offrent un asile et consolent dans la disgrâce, plaisent au dedans de la maison, n'importunent point au dehors, veillent les nuits avec nous, voyagent avec nous, résident aux champs avec nous. Fussions-nous même incapables d'y parvenir ou d'en bien goûter les charmes, nous devrions toujours les admirer, à ne les voir que dans les autres. »

Que ceux qui aiment tant à déclamer apprennent à respecter ce qui est respectable, et, au lieu de censurer des occupations également honnêtes et utiles, qu'ils répandent plutôt leur bile sur l'oisiveté, qui est la mère de tous les vices. Si les sciences et les arts n'étaient pas d'une nécessité indispensable aux sociétés, s'il n'y avait pas de l'utilité, de l'agrément et de la gloire à les cultiver, comment la Grèce aurait-elle jeté ce vif éclat dont elle éblouit encore nos yeux, dans ces temps mémorables où elle porta les Socrate, les Platon, les Aristote, les Alexandre, les Périclès, les Thucydide, les Euripide, les Xénophon? Les faits vulgaires s'effacent de la mémoire; mais les actions, les découvertes, les progrès des grands hommes font des impressions durables.

Il en fut de même chez les Romains : leur beau siècle fut celui où le stoïque Caton périt avec la liberté; où Cicéron foudroyait Verrès, publiait son livre des Offices, ses Tusculanes, son ouvrage immortel de la Nature des dieux; où Varron écrivait ses Origines et son poëme sur la guerre civile;205-a où César effaça par sa clémence ce que son usurpation avait d'odieux; où Virgile récitait son Énéide; où Horace chantait ses Odes; où Tite-Live transmettait à la postérité l'histoire de tous<206> les grands hommes qui avaient illustré la république. Que chacun se demande dans quel temps il aurait voulu naître à Athènes ou à Rome : sans doute qu'il choisira ces époques brillantes.

Une affreuse barbarie succéda à ces temps de gloire; un débordement de peuples féroces couvrit presque toute la face de l'Europe. Ils amenèrent avec eux les vices et l'ignorance, qui préparèrent les voies à la superstition la plus outrée. Ce ne fut qu'après onze siècles d'abrutissement que la terre put se dégager de cette rouille; et dans cette renaissance des lettres, on fait plus de cas des bons auteurs qui les premiers illustrèrent l'Italie, que de Léon X, qui les protégea. François Ier, jaloux de cette gloire, voulut la partager : il fit des efforts inutiles pour transplanter ces plantes étrangères dans un sol qui n'était point encore préparé pour elles; et ce ne fut qu'à la fin du règne de Louis XIII et sous celui de Louis XIV que commença ce beau siècle où tous les arts et toutes les sciences s'acheminèrent, d'une marche égale, au point de perfection où il est permis aux hommes d'atteindre. Depuis, les différents arts se répandirent partout. Le Danemark avait déjà produit un Tycho Brahé, la Prusse un Copernic; l'Allemagne se glorifia d'avoir donné le jour à Leibniz. La Suède aurait également augmenté la liste de ces hommes célèbres, si les guerres perpétuelles où cette nation se trouvait engagée alors n'avaient pas nui aux progrès des arts.

Tous les princes éclairés ont protégé ceux dont les savants travaux ont honoré l'esprit humain, et les choses, de nos jours, en sont venues au point que, pour peu qu'un gouvernement européen négligeât d'encourager les sciences, il se trouverait bientôt arriéré d'un siècle à l'égard de ses voisins; la Pologne en fournit un exemple palpable.

Nous voyons une grande impératrice se faire un point d'honneur d'introduire et d'étendre les connaissances dans ses vastes États, et traiter comme une affaire importante tout ce qui peut y contribuer.

Qui ne serait ému et touché en apprenant l'honneur qu'on rend<207> en Suède à la mémoire d'un grand homme? Un jeune roi qui connaît le prix des sciences y fait ériger actuellement un tombeau à Des Cartes, pour s'acquitter, au nom de ses prédécesseurs, de la reconnaissance qu'ils devaient à ses talents? Quelle douce satisfaction pour cette Minerve qui mit au jour, qui instruisit elle-même ce jeune Télémaque, de retrouver en lui son esprit, ses connaissances et son cœur! Elle a droit de se complaire et de s'applaudir dans son ouvrage; et s'il est interdit à nos cœurs d'épancher avec profusion tout ce que le sentiment nous inspire sur son sujet, au moins sera-t-il permis à cette académie et à toutes celles qui existent, en lui offrant les hommages les plus sincères, de la placer avec reconnaissance dans le petit nombre des princesses éclairées qui ont aimé et protégé les lettres.

<208><209>

XIV. EXPOSÉ DU GOUVERNEMENT PRUSSIEN, DES PRINCIPES SUR LESQUELS IL ROULE, AVEC QUELQUES RÉFLEXIONS POLITIQUES.[Titelblatt]

<210><211>

EXPOSÉ DU GOUVERNEMENT PRUSSIEN, DES PRINCIPES SUR LESQUELS IL ROULE, AVEC QUELQUES RÉFLEXIONS POLITIQUES.

Pour se faire une idée générale de ce gouvernement, il faut examiner en détail toutes les branches du gouvernement, et puis les combiner ensemble.

Je commence par les finances, qui sont comme les nerfs dans le corps humain, qui font mouvoir tous les membres.

Depuis la guerre,211-a les revenus de l'État ont été prodigieusement augmentés, savoir : d'un million deux cent mille écus par l'acquisition de la Pomérellie, un million du tabac, cent mille de la banque, cinquante mille du bois,211-b quatre cent mille des accises et péages, cent trente mille du sel de Schönebeck, cinquante-six mille du loto, au delà de deux cent mille écus par les nouveaux taux des bailliages, cent mille écus des bois;211-b de sorte qu'à présent le total des revenus<212> monte à vingt et un millions sept cent mille écus, dont, outre toutes les autres dépenses de l'État acquittées, cent quatre-vingt-sept mille soldats sont entretenus. Les dépenses décomptées, il reste tous les ans cinq millions sept cent mille écus, dont jusqu'ici deux millions ont été annuellement déposés dans le trésor, et trois millions sept cent mille écus ont été employés, soit aux fortifications, soit aux améliorations du pays, soit pour réparer des malheurs, ainsi qu'en subsides pour les Russes212-a et en bâtiments. Mais la destination de ces cinq millions sept cent mille, en temps de guerre, est pour payer les extraordinaires des campagnes, qui montent chaque année à onze millions, de sorte que, cinq millions sept cent mille décomptés, reste à ajouter annuellement la somme de cinq millions trois cent mille écus. Cette somme doit être prise du trésor, qui est fourni de dix-neuf millions trois cent mille écus, outre quatre millions trois cent mille écus, ce qu'on appelle le petit trésor, destiné à rendre l'armée mobile. Nous avons encore, d'ailleurs, quatre millions deux cent mille à Breslau, tout prêts pour acheter et amasser les fourrages pour une armée de soixante mille hommes, et neuf cent mille dans la banque pour acheter du fourrage pour six semaines à Magdebourg; en outre, la caisse de guerre doit avoir onze millions pour pouvoir payer en temps de guerre les régiments d'avance; quatre millions s'y trouvent déjà, les autres y seront dans trois ans. Mais il faut remarquer que si l'on veut puiser tous les extraordinaires de guerre du trésor, on ne pourra durer que quatre campagnes, ce qui fait que de nécessité il faut s'emparer de la Saxe, ménager le plus que l'on peut le trésor, qui ne doit servir proprement qu'à remplir le vide de quelques provinces envahies par l'ennemi. Voilà le fond des choses, qui démontre qu'il faut user de la plus grande économie pour avoir le dernier écu en poche lorsqu'on négocie la paix. Cet argent, ces deux millions qui sortent tous les ans de la circulation en entrant dans le trésor, paraîtront une somme<213> très-considérable; mais ce qui justifie cette opération, c'est que la balance du commerce est en faveur de l'État de quatre millions quatre cent mille écus, de sorte que la circulation des espèces augmente encore dans le public annuellement de deux millions quatre cent mille écus. Cette balance était contre la Prusse à la mort du feu roi, où la monarchie perdait annuellement cinq cent mille écus par les importations. J'ai trouvé moyen, en établissant beaucoup de manufactures, et surtout à l'aide de la Silésie, de la mettre sur l'état que je viens d'annoncer. C'est pourquoi il ne faut pas perdre les manufactures de vue : par leur moyen, cette balance peut encore s'augmenter dans nos possessions actuelles de quelques cent mille écus. Mais ce qui importe surtout, c'est de conserver le bon ordre établi maintenant pour la régie des deniers publics et la surveillance sur toutes les caisses; sans quoi le peuple paye beaucoup, et le souverain est volé.

DES MAGASINS.

Il y a ici un magasin de trente-six mille winspels, dont on peut nourrir un an une armée de soixante mille hommes; il y a un magasin pareil en Silésie pour le même nombre de troupes, et d'ailleurs un fonds de deux millions pour acheter des grains de la Pologne; ce qui pourra fournir cent vingt mille winspels, par le moyen desquels le pays sera à l'abri de toute famine, et, en cas de guerre, avec le blé qu'il y a déjà, on aura de quoi faire trois campagnes.

<214>

DE WARTENBERG214-a

Wartenberg a tous les ans quatre cent quarante mille écus d'épargne, qui sont employés en partie pour les armes, pour augmenter son dépôt, en partie pour l'artillerie, dont on a construit les canons pour la nouvelle forteresse de Silésie,214-b et une réserve, à laquelle on travaille encore à présent, de quatre cents canons de réserve pour la campagne.

DE L'ARMÉE.

La situation de cet État nous oblige d'entretenir beaucoup de troupes, car nos voisins sont l'Autriche, la Russie, la France et la Suède. Le pied de guerre est de deux cent vingt mille hommes, y compris les bataillons francs et l'augmentation dans la cavalerie. De ce nombre on pourra mettre en campagne cent quatre-vingt mille hommes; mais dès qu'il faut former trois armées, il saute aux yeux que nous n'en avons pas trop en comparaison de nos voisins. Je crois que la discipline doit rester sur le pied où elle se trouve, ainsi que les évolutions introduites, à moins que la guerre ne change, car alors il n'y a de parti qu'à se plier aux circonstances et à changer avec elles; mais pour égaler les ennemis ou les surpasser, il faut que ce soit par l'ordre et par la discipline, encourager les officiers et les distinguer, pour qu'une noble émulation les porte à surpasser leurs adversaires qu'ils ont à combattre. Si le souverain ne se mêle pas lui-même du militaire, et s'il n'en donne pas l'exemple, tout est fini. Si l'on pré<215>fère les fainéants de cour au militaire, on verra que tout le monde préférera cette fainéantise au laborieux métier des armes, et alors, au lieu que nos officiers sont nobles, il faudra avoir recours aux roturiers, ce qui serait le premier pas vers la décadence et la chute de l'armée. Nous n'avons à présent que soixante-dix citoyens par compagnie; il ne faut point s'écarter de ce principe, pour ménager le pays, qui, par l'augmentation de la population, pourra fournir des ressources ou recrues, si la guerre le rend nécessaire. Les forteresses sont en bon état, à l'exception de Stettin, dont le plan est tout fait. Il faudrait miner toute l'enceinte de Magdebourg. La partie dans laquelle nous sommes le plus faibles est celle du génie. Il nous faudrait encore trente bons officiers ingénieurs; mais la difficulté est de les trouver. Les mineurs sont bons. Il faudrait également augmenter le nombre des quartiers-maîtres, parce que, supposé trois armées, leur service demande plus d'habiles gens que nous n'en avons. Notre population est de cinq millions deux cent mille âmes, dont quatre-vingt-dix mille à peu près sont soldats. Cette proportion peut aller; mais il ne faut pas que l'on prenne des cantons plus de huit cent quarante par régiment d'infanterie et quatre cents par régiment de215-a cavalerie.

DE LA POLITIQUE.

Un des premiers principes de la politique est de tâcher de s'allier à celui de ses voisins qui peut porter à l'État les coups les plus dangereux. C'est par cette raison que nous sommes en alliance avec la Russie, parce qu'elle nous rend le dos libre du côté de la Prusse, et que, tant que cette liaison dure, nous n'avons pas à craindre que la Suède ose nous attaquer en Poméranie. Les temps peuvent changer, <216>et la bizarrerie des conjonctures peut obliger à prendre d'autres engagements; mais jamais on ne trouvera avec les autres puissances l'équivalent des avantages que l'on trouve avec la Russie. Les troupes françaises ne valent rien, et les Français sont accoutumés à ne secourir que faiblement leurs alliés; et les Anglais, faits pour payer des subsides, sacrifient leurs alliés, à la paix, pour favoriser leurs propres intérêts. Je ne parle point de la maison d'Autriche, avec laquelle il paraît presque impossible que des liens solides se forment. S'il s'agit des vues politiques d'acquisition qui conviennent à cette monarchie, les États de la Saxe sont sans contredit ceux qui lui conviendraient le mieux, en l'arrondissant et lui formant une barrière par les montagnes qui séparent la Saxe de la Bohême, et qu'il faudrait fortifier. Il est difficile de prévoir comment cette acquisition pourrait se faire. La manière la plus sûre serait de conquérir la Bohême et la Moravie, et de les troquer avec la Saxe; soit enfin que cela pût s'opérer par d'autres trocs ou des possessions du Rhin, en y ajoutant Juliers ou Berg, ou de quelque façon que cela se fasse. Cette acquisition est d'une nécessité indispensable pour donner à cet État la consistance dont il manque. Car, dès qu'on est en guerre, l'ennemi peut avancer de plain-pied jusqu'à Berlin sans trouver la moindre opposition dans son chemin. Je ne parle pas, d'ailleurs, de nos droits de succession au pays d'Ansbach, Juliers et Berg, et le Mecklenbourg, parce que ce sont des prétentions connues, et dont il faut attendre l'événement. Comme l'État n'est pas riche, il faut se garder sur toute chose de se mêler dans des guerres où il n'y a rien à gagner, parce qu'on s'épuise à pure perte, et qu'une bonne occasion arrivant ensuite, on n'en saurait pas profiter. Toutes les acquisitions éloignées sont à charge à un État. Un village sur la frontière vaut mieux qu'une principauté à soixante lieues. C'est une attention nécessaire de cacher autant qu'il est possible ses desseins d'ambition, et, si l'on peut, de réveiller l'envie de l'Europe contre d'autres puissances, à la faveur de quoi l'on frappe<217> son coup. Cela peut arriver, et la maison d'Autriche, dont l'ambition va le visage démasqué, s'attirera de reste l'envie et la jalousie des grandes puissances. Le secret est une vertu essentielle pour la politique aussi bien que pour l'art de la guerre.

DE LA JUSTICE.

Les lois sont assez sagement faites dans ce pays. Je ne crois pas qu'on ait besoin d'y retoucher; mais il faut que tous les trois ans il se fasse une visite des tribunaux des provinces, pour qu'il y ait des surveillants qui s'informent de la conduite des juges et des avocats, que l'on punit quand on les trouve en défaut. Mais comme les parties et les avocats tâchent d'éluder les meilleures lois, il est nécessaire que tous les vingt ans on examine par quel raffinement ils allongent les procès et qu'on leur mette des barrières, comme on a fait à présent, pour ne pas prolonger les procès, ce qui ruine les parties.

COMBINAISON DU TOTAL DU GOUVERNEMENT.

Comme le pays est pauvre, et qu'il n'a guère de ressources, c'est une chose nécessaire que le souverain ait toujours un trésor bien muni, pour soutenir au moins quelques campagnes. Les seules ressources qu'il peut trouver dans le besoin consistent dans un emprunt de cinq millions de la Landschaft, et à peu près quatre millions qu'il pourra tirer du crédit de la banque; mais voilà tout. Il a à la vérité en temps de paix cinq millions sept cent mille dont il peut disposer; mais la plupart de cet argent doit, ou entrer dans le trésor, ou être <218>employé à des usages publics, comme forteresses, améliorations, manufactures, canaux, défrichements, forteresses, bâtisses de villes dont on fait en pierre les maisons qui sont en bois, le tout pour rendre la constitution de l'État plus solide. Ces raisons que je viens d'alléguer exigent que le souverain de ce pays soit économe et homme qui tienne le plus grand ordre dans ses affaires. Une raison aussi valable que la première s'y joint encore : c'est que s'il donne l'exemple de la profusion, ses sujets, qui sont pauvres, veulent l'imiter, et se ruinent. Il faut surtout, pour le soutien des mœurs, que les distinctions soient uniquement pour le mérite et non pas pour les richesses; ce principe mal observé en France a perdu les mœurs de la nation, qui autrefois ne connaissait que le chemin de l'honneur pour parvenir à la gloire, et qui croit à présent qu'il suffit d'être riche pour être honoré. Comme les guerres sont un gouffre où les hommes s'abîment, il faut avoir l'œil à ce que le pays se peuple autant que possible, d'où il résulte encore un autre bien, c'est que les campagnes en sont mieux cultivées et les possesseurs mieux à leur aise. Je ne crois point que dans ce pays on doive jamais se laisser persuader de former une marine militaire. En voici les raisons. Il y a en Europe de grandes marines, savoir : celle d'Angleterre, celle de France, d'Espagne, du Danemark et de la Russie. Jamais nous ne pourrons les égaler; ainsi, avec quelques vaisseaux, demeurant toujours inférieurs à d'autres nations, la dépense serait inutile. Ajoutez que, pour tenir une flotte, l'argent qu'elle coûterait nous obligerait de réformer des troupes de terre, que le pays n'est pas assez peuplé pour fournir des recrues à l'armée et des matelots pour les vaisseaux, et enfin, que les batailles de mer sont rarement décisives; d'où je conclus qu'il vaut mieux avoir la première armée de l'Europe que la plus mauvaise flotte des puissances maritimes.

La politique doit porter ses vues aussi loin qu'elle peut dans l'avenir, et juger des conjonctures de l'Europe, soit pour former des alliances, soit pour contrecarrer les projets de ses ennemis. Il ne faut<219> pas croire qu'elle peut amener les événements; mais quand ils se présentent, elle doit les saisir pour en profiter. Voilà pourquoi les finances doivent être en ordre. C'est par cette raison que de l'argent doit être en réserve, pour que le gouvernement soit prêt d'agir sitôt que les raisons politiques lui en indiquent le moment. La guerre même doit être conduite sur les principes de la politique, pour porter les coups les plus sanglants à ses ennemis. C'était sur ces principes qu'agissait le prince Eugène, qui a rendu son nom immortel par la marche et la bataille de Turin, par celles de Höchstädt et de Belgrad. Les grands projets de campagne ne réussissent pas tous; mais quand ils sont vastes, il en résulte toujours plus d'avantages que par ces petits projets où l'on se borne à la prise d'une bicoque sur les frontières. Voilà comme le comte de Saxe ne donna la bataille de Rocoux que pour pouvoir exécuter l'hiver d'après son dessein sur Bruxelles, qui lui réussit.

Il est évident, par tout ce que je viens de dire, que la politique, le militaire et les finances sont des branches si étroitement liées ensemble, qu'elles ne sauraient être séparées. Il faut les mener de front, et de leur combinaison, assujettie aux règles de la bonne politique, résultent les plus grands avantages pour les États. En France, il y a un roi qui dirige chaque branche à part. C'est le ministre qui préside, soit aux finances, soit à la guerre, soit aux affaires étrangères. Mais le point de ralliement manque, et ces branches, n'étant pas réunies, divergent, et les ministres ne sont chacun occupés que219-a des détails de leur département, sans que personne réunisse à un but fixe l'objet de leurs travaux. Si pareille chose arrivait dans cet État, il serait perdu, parce que les grandes monarchies vont malgré les abus, et se soutiennent par leur poids et leur force intrinsèque, et que les petits États sont vite écrasés, si tout en eux n'est force, nerf et vigueur.

<220>Voilà quelques réflexions et mes idées sur le gouvernement de ce pays, qui, tant qu'il n'aura pas pris une plus grande consistance et de meilleures frontières, doit être gouverné par des princes qui soient toujours en vedette, les oreilles dressées, pour veiller sur leurs voisins, et prêts à se défendre d'un jour à l'autre contre les projets pernicieux de leurs ennemis.

(Signé)Federic.

<221>

XV. ESSAI SUR LES FORMES DE GOUVERNEMENT ET SUR LES DEVOIRS DES SOUVERAINS.[Titelblatt]

<222><223>

ESSAI SUR LES FORMES DE GOUVERNEMENT ET SUR LES DEVOIRS DES SOUVERAINS.

Nous trouvons, en remontant à l'antiquité la plus reculée, que les peuples dont la connaissance nous est parvenue menaient une vie pastorale, et ne formaient point de corps de société : ce que la Genèse rapporte de l'histoire des patriarches en est un témoignage suffisant. Avant le petit peuple juif, les Égyptiens devaient être de même éparpillés par familles dans ces contrées que le Nil ne submergeait pas; et sans doute il s'est écoulé bien des siècles avant que ce fleuve, dompté, permît aux régnicoles de se rassembler par bourgades. Nous apprenons par l'histoire grecque le nom des fondateurs des villes et celui des législateurs qui les premiers les rassemblèrent en corps; cette nation fut longtemps sauvage, comme le furent tous les habitants de notre globe. Si les annales des Étrusques, des Samnites, des Sabins, etc. nous étaient parvenues, nous apprendrions assurément que ces peuples vivaient isolés par familles avant de s'être rassemblés et réunis. Les Gaulois formaient déjà des associations du temps que Jules César les dompta. Mais il paraît que la Grande-Bretagne n'était pas perfectionnée à ce point lorsque ce conquérant y passa pour la première fois avec les troupes romaines. Du temps de ce grand<224> homme, les Germains ne pouvaient se comparer qu'aux Iroquois, aux Algonquins et pareilles nations sauvages; ils ne vivaient que de la chasse, de la pêche, et du lait de leurs troupeaux. Un Germain croyait s'avilir en cultivant la terre; il employait à ces travaux les esclaves qu'il avait faits à la guerre; aussi la forêt d'Hercynie couvrait-elle presque entièrement cette vaste étendue de pays qui compose maintenant l'Allemagne. La nation ne pouvait pas être nombreuse, faute de nourriture suffisante; et c'est là sans doute la véritable cause de ces émigrations prodigieuses des peuples du Septentrion, qui se précipitaient vers le Midi pour chercher des terres toutes défrichées et un climat moins rigoureux.

On est étonné quand on se représente le genre humain vivant si longtemps dans un état d'abrutissement et sans former de société, et l'on recherche avidement quelle raison a pu le porter à se réunir en corps de peuple. Sans doute que les violences et les pillages d'autres hordes voisines ont fait naître à ces peuplades isolées l'idée de se joindre à d'autres familles pour assurer leurs possessions par leur mutuelle défense. De là sont nées les lois, qui enseignent aux sociétés à préférer l'intérêt général au bien particulier. Dès lors personne, sans craindre de châtiment, n'osa s'emparer du bien d'autrui, personne n'osa attenter sur la vie de son voisin, il fallut respecter sa femme et ses biens comme des objets sacrés, et si la société entière se trouvait attaquée, chacun devait accourir pour la sauver. Cette grande vérité, qu il faut agir envers les autres comme nous voudrions qu'ils se comportassent envers nous, devient le principe des lois et du pacte social;224-a de là naît l'amour de la patrie, envisagée comme<225> l'asile de notre bonheur. Mais comme ces lois ne pouvaient ni se maintenir ni s'exécuter sans un surveillant qui s'en occupât sans cesse, ce fut l'origine des magistrats, que le peuple élut et auxquels il se soumit. Qu'on s'imprime bien que la conservation des lois fut l'unique raison qui engagea les hommes à se donner des supérieurs, puisque c'est la vraie origine de la souveraineté. Ce magistrat était le premier serviteur de l'État.225-a Quand ces sociétés naissantes avaient à craindre de leurs voisins, le magistrat armait le peuple et volait à la défense des citoyens.

Cet instinct général des hommes qui les anime à se procurer le plus grand bonheur possible donna lieu à la formation des différents genres de gouvernement. Les uns crurent qu'en s'abandonnant à la conduite de quelques sages, ils trouveraient ce bonheur; de là le gouvernement aristocratique. D'autres préférèrent l'oligarchie. Athènes et la plupart des républiques grecques choisirent la démocratie. La Perse et l'Orient ployaient sous le despotisme. Les Romains eurent quelque temps des rois; mais lassés des violences des Tarquins, ils tournèrent la forme de leur gouvernement en aristocratie. Bientôt, fatigué de la dureté des patriciens, qui l'opprimaient par des usures, le peuple s'en sépara, et ne retourna à Rome qu'après que le sénat eut autorisé les tribuns que ce peuple avait élus pour le soutenir contre la violence des grands; depuis, il devint presque le dépositaire de l'autorité suprême. On appelait tyrans ceux qui s'emparaient avec violence du gouvernement, et qui, ne suivant que leurs passions et leurs caprices pour guides, renversaient les lois et les principes fondamentaux que la société avait établis pour sa conservation.

Mais quelque sages que fussent les législateurs et les premiers qui<226> rassemblèrent le peuple en corps, quelque bonnes que fussent leurs institutions, il ne s'est trouvé aucun de ces gouvernements qui se soit soutenu dans toute son intégrité. Pourquoi? Parce que les hommes sont imparfaits, et que leurs ouvrages le sont par conséquent; parce que les citoyens, poussés par des passions, se laissent aveugler par l'intérêt particulier, qui toujours bouleverse l'intérêt général; enfin, parce que rien n'est stable dans ce monde. Dans les aristocraties, l'abus que les premiers membres de l'État font de leur autorité est, pour l'ordinaire, cause des révolutions qui s'ensuivent. La démocratie des Romains fut bouleversée par le peuple même; la masse aveuglée de ces plébéiens se laissa corrompre par des citoyens ambitieux qui ensuite les asservirent et les privèrent de leur liberté. C'est le sort auquel l'Angleterre doit s'attendre, si la chambre basse ne préfère pas les véritables intérêts de la nation à cette corruption infâme qui l'avilit. Quant au gouvernement monarchique, on en a vu bien des espèces différentes. L'ancien gouvernement féodal, qui était presque général en Europe il y a quelques siècles, s'était établi par les conquêtes des barbares. Le général qui menait une horde se rendait souverain du pays conquis, et il partageait les provinces entre ses principaux officiers; ceux-là à la vérité étaient soumis au suzerain, et lui fournissaient des troupes, s'il les demandait; mais comme quelques-uns de ces vassaux devinrent aussi puissants que leur chef, cela formait des États dans l'État. C'était une pépinière de guerres civiles dont résultait le malheur de la société générale. En Allemagne ces vassaux sont devenus indépendants; ils ont été opprimés en France, en Angleterre et en Espagne. Le seul modèle qui nous reste de cet abominable gouvernement subsiste encore dans la république de Pologne. En Turquie, le souverain est despotique, il peut commettre impunément les cruautés les plus révoltantes; mais aussi lui arrive-t-il souvent, par une vicissitude commune chez les nations barbares ou par une juste rétribution, qu'il est étranglé à son tour. Pour le gou<227>vernement vraiment monarchique, il est le pire ou le meilleur de tous, selon qu'il est administré.

Nous avons remarqué que les citoyens n'ont accordé la prééminence à un de leurs semblables qu'en faveur des services qu'ils attendaient de lui; ces services consistent à maintenir les lois, à faire exactement observer la justice, à s'opposer de toutes ses forces à la corruption des mœurs, à défendre l'État contre ses ennemis. Le magistrat doit avoir l'œil sur la culture des terres; il doit procurer l'abondance des vivres à la société, encourager l'industrie et le commerce; il est comme une sentinelle permanente qui doit veiller sur les voisins et sur la conduite des ennemis de l'État. On demande que sa prévoyance et sa prudence forment à temps les liaisons, et choisissent les alliés les plus convenables aux intérêts de son association. On voit par ce court exposé quel détail de connaissances chacun de ces articles exige en particulier. Il faut joindre à cela une étude approfondie du local du pays que le magistrat doit gouverner, et bien connaître le génie de la nation, parce qu'en péchant par ignorance, le souverain se rend aussi coupable que par les péchés qu'il aurait commis par malice : les uns sont des défauts de paresse, les autres des vices du cœur; mais le mal qui en résulte est le même pour la société.

Les princes, les souverains, les rois ne sont donc pas revêtus de l'autorité suprême pour se plonger impunément dans la débauche et dans le luxe; ils ne sont pas élevés sur leurs concitoyens pour que leur orgueil, se pavanant dans la représentation, insulte avec mépris à la simplicité des mœurs, à la pauvreté, à la misère; ils ne sont point à la tête de l'État pour entretenir auprès de leurs personnes un tas de fainéants dont l'oisiveté et l'inutilité engendrent tous les vices. La mauvaise administration du gouvernement monarchique provient de bien des causes différentes, qui ont leur source dans le caractère du souverain. Ainsi un prince adonné aux femmes se laissera gouverner par ses maîtresses et par ses favoris; ceux-là, abusant du pou<228>voir qu'ils ont sur l'esprit du prince, se serviront de cet ascendant pour commettre des injustices, protéger des gens perdus de mœurs, vendre des charges, et autres infamies pareilles. Si le prince, par fainéantise, abandonne le gouvernail de l'État en des mains mercenaires, je veux dire à ses ministres, alors l'un tire à droite, l'autre à gauche, personne ne travaille sur un plan général, chaque ministre renverse ce qu'il a trouvé établi, quelque bonne que soit la chose, pour devenir créateur de nouveautés et pour réaliser ses fantaisies, souvent au détriment du bien public; d'autres ministres qui remplacent ceux-là se hâtent de bouleverser à leur tour ces arrangements avec aussi peu de solidité que leurs prédécesseurs, satisfaits de passer pour inventeurs. Ainsi cette suite de changements et de variations ne donne pas à ces projets le temps de pousser racine. De là naissent la confusion, le désordre et tous les vices d'une mauvaise administration. Les prévaricateurs ont une excuse toute prête : ils couvrent leur turpitude de ces changements perpétuels; et comme ces sortes de ministres se contentent de ce que personne ne recherche leur conduite, ils se gardent bien d'en donner l'exemple en sévissant contre leurs subalternes. Les hommes s'attachent à ce qui leur appartient; l'État n'appartient pas à ces ministres; ils n'ont donc pas son bien véritablement à cœur, tout s'exécute avec nonchalance et avec une espèce d'indifférence stoïque, d'où résulte le dépérissement de la justice, des finances et du militaire. De monarchique qu'il était, ce gouvernement dégénère en une véritable aristocratie où les ministres et les généraux dirigent les affaires selon leur fantaisie; alors on ne connaît plus de système général, chacun suit ses idées particulières, et le point central, le point d'unité est perdu. Comme tous les ressorts d'une montre conspirent au même but, qui est celui de mesurer le temps, les ressorts du gouvernement devraient être montés de même pour que toutes les différentes parties de l'administration concourussent également au plus grand bien de l'État, objet important qu'on ne doit jamais perdre<229> de vue. D'ailleurs, l'intérêt personnel des ministres et des généraux fait pour l'ordinaire qu'ils se contrecarrent en tout, et que quelquefois ils empêchent l'exécution des meilleures choses, parce que ce ne sont pas eux qui les ont proposées. Mais le mal arrive à son comble, si des âmes perverses parviennent à persuader au souverain que ses intérêts sont différents de ceux de ses sujets : alors le souverain devient l'ennemi de ses peuples sans savoir pourquoi; il devient dur, sévère, inhumain par mésentendu, car le principe dont il part étant faux, les conséquences le doivent être nécessairement. Le souverain est attaché par des liens indissolubles au corps de l'État; par conséquent il ressent par répercussion tous les maux qui affligent ses sujets, et la société souffre également des malheurs qui touchent son souverain. Il n'y a qu'un bien, qui est celui de l'État en général. Si le prince perd des provinces, il n'est plus en état comme par le passé d'assister ses sujets; si le malheur l'a forcé de contracter des dettes, c'est aux pauvres citoyens à les acquitter; en revanche, si le peuple est peu nombreux, s'il croupit dans la misère, le souverain est privé de toute ressource. Ce sont des vérités si incontestables, qu'il n'est pas besoin d'appuyer davantage là-dessus.

Je le répète donc, le souverain représente l'État; lui et ses peuples ne forment qu'un corps, qui ne peut être heureux qu'autant que la concorde les unit. Le prince est à la société qu'il gouverne ce que la tête est au corps : il doit voir, penser et agir pour toute la communauté, afin de lui procurer tous les avantages dont elle est susceptible. Si l'on veut que le gouvernement monarchique l'emporte sur le républicain, l'arrêt du souverain est prononcé : il doit être actif et intègre, et rassembler toutes ses forces pour remplir la carrière qui lui est prescrite. Voici l'idée que je me fais de ses devoirs.

Il doit se procurer une connaissance exacte et détaillée de la force et de la faiblesse de son pays, tant pour les ressources pécuniaires que pour la population, les finances, le commerce, les lois et le génie<230> de la nation qu'il doit gouverner. Les lois, si elles sont bonnes, doivent être exprimées clairement, afin que la chicane ne puisse pas les tourner à son gré pour en éluder l'esprit et décider de la fortune des particuliers arbitrairement et sans règle : la procédure doit être aussi courte qu'il est possible, afin d'empêcher la ruine des plaideurs, qui consumeraient en faux frais ce qui leur est dû de justice et de bon droit. Cette partie du gouvernement ne saurait être assez surveillée, pour mettre toutes les barrières possibles à l'avidité des juges et à l'intérêt démesuré des avocats. On retient tout le monde dans son devoir par des visitations qui se font de temps à autre dans les provinces, où quiconque se croit lésé ose porter ses plaintes à la commission, et les prévaricateurs doivent être sévèrement punis. Il est peut-être superflu d'ajouter que les peines ne doivent jamais passer le délit, que la violence ne doit jamais être employée au lieu des lois, et qu'il vaut mieux qu'un souverain soit trop indulgent que trop sévère. Comme tout particulier qui n'agit pas par principes a une conduite inconséquente, d'autant plus importe-t-il qu'un magistrat qui veille au bien des peuples agisse d'après un système arrêté de politique, de guerre, de finance, de commerce et de lois. Par exemple, un peuple doux ne doit point avoir des lois sévères, mais des lois adaptées à son caractère. La base de ces systèmes doit toujours être relative au plus grand bien de la société; les principes doivent être adaptés à la situation du pays, à ses anciens usages, s'ils sont bons, au génie de la nation. Par exemple, en politique c'est un fait connu que les alliés les plus naturels et par conséquent les meilleurs sont ceux dont les intérêts concourent avec les nôtres, et qui ne sont pas si proches voisins, qu'on soit engagé en quelque discussion d'intérêt avec eux. Quelquefois des événements bizarres donnent lieu à des combinaisons extraordinaires. Nous avons vu, de nos jours, des nations de tout temps rivales et même ennemies marcher sous les mêmes bannières; mais ce sont des cas qui arrivent rarement, et qui<231> ne serviront jamais d'exemples. Ces sortes de liaisons ne peuvent être que momentanées, au lieu que le genre des autres, contractées par un intérêt commun, peut seul être durable. Dans la situation où l'Europe est de nos jours, où tous les princes sont armés, parmi lesquels il s'élève des puissances prépondérantes capables d'écraser les faibles, la prudence exige qu'on s'allie avec d'autres puissances, soit pour s'assurer des secours en cas d'attaque, soit pour réprimer les projets dangereux de ses ennemis, soit pour soutenir, à l'aide de ces alliés, de justes prétentions contre ceux qui voudraient s'y opposer. Mais ceci ne suffit pas; il faut avoir chez ses voisins, surtout chez ses ennemis, des yeux et des oreilles ouverts, qui rapportent fidèlement ce qu'ils ont vu et entendu. Les hommes sont méchants; il faut se garder surtout d'être surpris, parce que tout ce qui surprend effraye et décontenance, ce qui n'arrive jamais quand on est préparé, quelque fâcheux que soit l'événement auquel on doit s'attendre. La politique européenne est si fallacieuse, que le plus avisé peut devenir dupe, s'il n'est pas toujours alerte et sur ses gardes.

Le système militaire doit être également assis sur de bons principes qui soient sûrs et reconnus par l'expérience. On doit connaître le génie de la nation, de quoi elle est capable, et jusqu'où l'on ose risquer ses entreprises en la menant à l'ennemi. Dans nos temps, il nous est interdit d'employer à la guerre les usages des Grecs et des Romains. La découverte de la poudre à canon a changé entièrement la façon de faire la guerre. Maintenant c'est la supériorité du feu qui décide de la victoire; les exercices, les règlements et la tactique ont été refondus pour les conformer à cet usage, et récemment, l'abus énorme des nombreuses artilleries qui appesantissent les armées nous force également d'adopter cette mode, tant pour nous soutenir dans nos postes que pour attaquer l'ennemi dans ceux qu'il occupe, au cas que d'importantes raisons l'exigent. Tant de raffinements nouveaux ont donc si fort changé l'art de la guerre, que ce serait de<232> nos jours une témérité impardonnable à un général, en imitant les Turenne, les Condé, les Luxembourg, de risquer une bataille en suivant les dispositions que ces grands généraux ont faites de leur temps. Alors les victoires se remportaient par la valeur et par la force; maintenant l'artillerie décide de tout, et l'habileté du général consiste à faire approcher ses troupes de l'ennemi sans qu'elles soient détruites avant de commencer à l'attaquer. Pour se procurer cet avantage, il faut qu'il fasse taire le feu de l'ennemi par la supériorité de celui qu'il lui oppose. Mais ce qui restera éternellement stable dans l'art militaire, c'est la castramétrie, ou l'art de tirer le plus grand parti possible d'un terrain pour son avantage. Si de nouvelles découvertes se font encore, ce sera une nécessité que les généraux de ces temps-là se prêtent à ces nouveautés, et changent à notre tactique ce qui exige correction.

Il est des États qui, par leur local et par leur constitution, doivent être des puissances maritimes; tels sont l'Angleterre, la Hollande, la France, l'Espagne, le Danemark : ils sont environnés de la mer, et les colonies éloignées qu'ils possèdent leur prescrivent d'avoir des vaisseaux pour entretenir la communication et le commerce entre la mère patrie et ces membres détachés. Il est d'autres États, comme l'Autriche, la Pologne, la Prusse et même la Russie, dont les uns pourraient se passer de marine, et les autres commettraient une faute impardonnable en politique, s'ils divisaient leurs forces en voulant employer sur mer des troupes dont ils ont un besoin indispensable sur terre. Le nombre des troupes qu'un État entretient doit être en proportion des troupes qu'ont ses ennemis; il faut qu'il se trouve en même force, ou le plus faible risque de succomber. On objectera peut-être que le prince doit compter sur les secours de ses alliés. Cela serait bon, si les alliés étaient tels qu'ils devraient être; mais leur zèle n'est que tiédeur, et l'on se trompe à coup sûr, si l'on compte sur d'autres que sur soi-même. Si la situation des frontières est sus<233>ceptible d'être défendue par des forteresses, il ne faut rien négliger pour en construire, et ne rien épargner pour les perfectionner. La France en a donné l'exemple, et elle en a senti l'avantage en différentes occasions.

Mais ni la politique ni le militaire ne peuvent prospérer, si les finances ne sont pas entretenues dans le plus grand ordre, et si le prince lui-même n'est économe et prudent. L'argent est comme la baguette des enchanteurs, par le moyen de laquelle ils opéraient des miracles. Les grandes vues politiques, l'entretien du militaire, les meilleures intentions pour le soulagement des peuples, tout cela demeure engourdi, si l'argent ne le vivifie. L'économie du souverain est d'autant plus utile pour le bien public, que s'il ne se trouve pas avoir des fonds suffisants en réserve, soit pour fournir aux frais de la guerre sans charger ses peuples d'impôts extraordinaires, soit pour secourir les citoyens dans des calamités publiques, toutes ces charges tombent sur les sujets, qui se trouvent sans ressource dans des temps malheureux où ils ont si grand besoin d'assistance. Aucun gouvernement ne peut se passer d'impôts; soit républicain, soit monarchique, il en a un égal besoin. Il faut bien que le magistrat chargé de toute la besogne publique ait de quoi vivre, que les juges soient payés, pour les empêcher de prévariquer, que le soldat soit entretenu, afin qu'il ne commette point de violences faute d'avoir de quoi subsister; il faut de même que les personnes préposées au maniement des finances soient assez bien pavées pour que le besoin ne les oblige pas d'administrer infidèlement les deniers publics. Ces différentes dépenses demandent des sommes considérables; ajoutez-y encore quelque argent mis annuellement de côté pour les cas extraordinaires : voilà cependant ce qui doit être nécessairement pris sur le peuple. Le grand art consiste à lever ces fonds sans fouler les citoyens. Pour que les taxes soient égales et non arbitraires, l'on fait des cadastres, qui, s'ils sont classifiés avec exactitude, proportionnent les charges<234> selon les moyens des individus; cela est si nécessaire, qu'une faute impardonnable en finance serait si les impôts, maladroitement répartis, dégoûtaient l'agriculteur de ses travaux; il doit, ayant acquitté ses droits, pouvoir encore vivre avec une certaine aisance, lui et sa famille. Bien loin d'opprimer les pères nourriciers de l'État, il faut les encourager à bien cultiver leurs terres; c'est en quoi consiste la véritable richesse du pays. La terre fournit les comestibles les plus nécessaires, et ceux qui la travaillent sont, comme nous l'avons déjà dit, les vrais pères nourriciers de la société.

On m'opposera peut-être que la Hollande subsiste sans que ses champs lui rapportent la centième partie de ce qu'elle consume. Je réponds à cette objection que c'est un petit État, chez lequel le commerce supplée à l'agriculture; mais plus un gouvernement est vaste, plus l'économie rurale a besoin d'être encouragée.

Une autre espèce d'impôts qu'on lève sur les villes, ce sont les accises. Elles veulent être maniées avec des mains adroites, pour ne point charger les comestibles les plus nécessaires à la vie, comme le pain, la petite bière, la viande, etc., ce qui retomberait sur les soldats, sur les ouvriers et sur les artisans; d'où il s'ensuivrait, pour le malheur du peuple, que la main-d'œuvre rehausserait de prix; par conséquent les marchandises deviendraient si chères, qu'on en perdrait le débit étranger. C'est ce qui arrive maintenant en Hollande et en Angleterre. Ces deux nations, ayant contracté des dettes immenses dans les dernières guerres, ont créé de nouveaux impôts pour en payer le dividende; mais comme leur maladresse en a chargé la main-d'œuvre, ils ont presque écrasé leurs manufactures. De là, la cherté en Hollande étant augmentée, ces républicains font fabriquer leurs draps à Verviers et à Liége, et l'Angleterre a perdu un débit considérable de ses laines en Allemagne. Pour obvier à ces abus, le souverain doit souvent se souvenir de l'état du pauvre peuple, se mettre à la place d'un paysan et d'un manufacturier, et se dire alors : Si j'étais né dans la<235> classe de ces citoyens dont les bras sont le capital, que désirerais-je du souverain? Ce que le bon sens alors lui indiquera, son devoir est de le mettre en pratique. Il se trouve des provinces, dans la plupart des États de l'Europe, où les paysans, attachés à la glèbe, sont serfs de leurs gentilshommes; c'est de toutes les conditions la plus malheureuse et celle qui révolte le plus l'humanité. Assurément aucun homme n'est né pour être l'esclave de son semblable; on déteste avec raison un pareil abus, et l'on croit qu'il ne faudrait que vouloir pour abolir cette coutume barbare; mais il n'en est pas ainsi, elle tient à d'anciens contrats faits entre les possesseurs des terres et les colons. L'agriculture est arrangée en conséquence des services des paysans; en voulant abolir tout d'un coup cette abominable gestion, on bouleverserait entièrement l'économie des terres, et il faudrait en partie indemniser la noblesse des pertes qu'elle souffrirait en ses revenus.

Ensuite s'offre l'article des manufactures et du commerce, non moins important. Pour qu'un pays se conserve dans une situation florissante, il est de toute nécessité que la balance du commerce lui soit avantageuse : s'il paye plus pour les importations qu'il ne gagne par les exportations, il faut nécessairement qu'il s'appauvrisse d'année en année. Qu'on se figure une bourse où il y a cent ducats : tirez-en journellement un, et n'y remettez rien, vous conviendrez qu'au bout de cent jours la bourse sera vide. Voici les moyens d'obvier à cette perte : faire manufacturer toutes les premières matières qu'on possède, faire travailler les matières étrangères pour y gagner la main-d'œuvre, et travailler à bon marché pour se procurer le débit étranger. Quant au commerce, il roule sur trois points : sur le superflu de vos denrées, que vous exportez; sur celles de vos voisins, qui vous enrichissent en les vendant; et sur les marchandises étrangères que vos besoins exigent et que vous importez. C'est sur ces productions que nous venons d'indiquer, que doit se régler le commerce d'un État; voilà de quoi il est susceptible par la nature des choses. L'Angle<236>terre, la Hollande, la France, l'Espagne, le Portugal, ont des possessions aux deux Indes et des ressources plus étendues pour leur marine marchande que les autres royaumes; profiter des avantages qu'on a, et ne rien entreprendre au delà de ses forces, c'est le conseil de la sagesse.

Il nous reste à parler des moyens les plus propres pour maintenir invariablement l'abondance des vivres, dont la société a un besoin indispensable pour demeurer florissante. La première chose est d'avoir soin de la bonne culture des terres, de défricher tous les terrains qui sont capables de rapport, d'augmenter les troupeaux pour gagner d'autant plus de lait, de beurre, de fromage et d'engrais; d'avoir ensuite un relevé exact de la quantité de boisseaux des différentes espèces de grains gagnés dans de bonnes, dans de médiocres et dans de mauvaises années; d'en décompter la consommation, et, par ce résultat, de s'instruire de ce qu'il y a de superflu, dont l'exportation doit être permise, ou de ce qui manque à la consommation, et que le besoin demande qu'on se procure. Tout souverain attaché au bien public est obligé de se pourvoir de magasins abondamment fournis, pour suppléer à la mauvaise récolte et pour prévenir la famine. Nous avons vu en Allemagne, dans les mauvaises années de 1771 et de 1772, les malheurs que la Saxe et les provinces de l'Empire ont soufferts, parce que cette précaution si utile avait été négligée. Le peuple broyait l'écorce des chênes, qui lui servait d'aliment. Cette misérable nourriture accéléra sa mort; nombre de familles ont péri sans secours; c'était une désolation universelle. D'autres, pâles, blêmes et décharnés, se sont expatriés pour chercher des secours ailleurs; leur vue excitait la compassion, un cœur d'airain y aurait été sensible. Quels reproches leurs magistrats ne devaient-ils pas se faire d'être les spectateurs de ces calamités sans y pouvoir porter de remède!

Nous passons maintenant à un autre article, aussi intéressant peut-être. Il est peu de pays où les citoyens aient des opinions pareilles<237> sur la religion; elles diffèrent souvent entièrement; il en est d'autres qu'on appelle des sectes. La question s'élève alors : faut-il que tous les citoyens pensent de même, ou peut-on permettre à chacun de penser à sa guise? Voilà d'abord de sombres politiques qui vous disent : Tout le monde doit être de la même opinion, pour que rien ne divise les citoyens. Le théologien y ajoute : Quiconque ne pense pas comme moi est damné, et il ne convient pas que mon souverain soit roi des damnés; il faut donc les rôtir dans ce monde, pour qu'ils prospèrent d'autant mieux dans l'autre. On répond à cela que jamais une société ne pensera de même; que chez les nations chrétiennes la plupart sont anthropomorphites; que chez les catholiques le grand nombre est idolâtre, parce qu'on ne me persuadera jamais qu'un manant sache distinguer le culte de latrie et d'hyperdulie; il adore de bonne foi l'image qu'il invoque. Voilà donc nombre d'hérétiques dans toutes les sectes chrétiennes; de plus, chacun croit ce qui lui paraît vraisemblable. On peut contraindre par violence un pauvre misérable à prononcer un certain formulaire, auquel il dénie son consentement intérieur; ainsi le persécuteur n'a rien gagné. Mais si l'on remonte à l'origine de la société, il est de toute évidence que le souverain n'a aucun droit sur la façon de penser des citoyens.237-a Ne faudrait-il pas être en démence pour se figurer que des hommes ont dit à un homme leur semblable : Nous vous élevons au-dessus de nous, parce que nous aimons à être esclaves, et nous vous donnons la puissance de diriger nos pensées à votre volonté? Ils ont dit au contraire : Nous avons besoin de vous pour maintenir les lois auxquelles nous voulons obéir, pour nous gouverner sagement, pour nous défendre; du reste, nous exigeons de vous que vous respectiez notre liberté. Voilà la sentence prononcée, elle est sans appel, et même cette tolérance est si avantageuse aux sociétés où elle est établie, qu'elle fait le bonheur de l'État. Dès que tout culte est libre, tout le monde est<238> tranquille; au lieu que la persécution a donné lieu aux guerres civiles les plus sanglantes, les plus longues et les plus destructives. Le moindre mal qu'attire la persécution est de faire émigrer les persécutés; la France a eu des provinces dont la population a souffert, et qui se ressentent encore de la révocation de l'édit de Nantes.

Ce sont là, en général, les devoirs qu'un prince doit remplir. Afin qu'il ne s'en écarte jamais, il doit se rappeler souvent qu'il est homme comme le moindre de ses sujets; s'il est le premier juge, le premier général, le premier financier, le premier ministre de la société, ce n'est pas pour qu'il représente, mais afin qu'il en remplisse les devoirs. Il n'est que le premier serviteur de l'État,238-a obligé d'agir avec probité, avec sagesse et avec un entier désintéressement, comme si à chaque moment il devait rendre compte de son administration à ses citoyens. Ainsi il est coupable, s'il prodigue l'argent du peuple, le produit des impôts, en luxe, en faste, en débauches, lui, qui doit veiller aux bonnes mœurs qui sont les gardiennes des lois, qui doit perfectionner l'éducation nationale, et non la pervertir par de mauvais exemples. C'est un objet des plus importants que la conservation des bonnes mœurs dans leur intégrité; le souverain peut y contribuer beaucoup en distinguant et récompensant les citoyens qui ont fait des actions vertueuses, en témoignant du mépris pour ceux dont la dépravation ne rougit plus de ses déréglements. Le prince doit désapprouver hautement toute action déshonnête, et refuser des distinctions à ceux qui sont incorrigibles. Il est encore un objet intéressant qu'il ne faut pas perdre de vue, et qui, s'il était négligé, porterait un préjudice irréparable aux bonnes mœurs : c'est quand le prince distingue trop des personnes qui, sans mérite, possèdent de grandes richesses. Ces honneurs prodigués mal à propos confirment le public dans le préjugé vulgaire qu'il suffit d'avoir du bien pour être considéré. Dès lors l'intérêt et la cupidité secouent le frein qui les retenait;<239> chacun veut accumuler des richesses; on emploie les voies les plus iniques pour les acquérir; la corruption gagne, elle s'enracine, elle devient générale; les hommes à talents, les hommes vertueux sont méprisés, et le public n'honore que ces bâtards de Midas dont la grande dépense et le faste l'éblouissent. Pour empêcher que les mœurs nationales ne se pervertissent jusqu'à cet horrible excès, le prince doit être sans cesse attentif à ne distinguer que le mérite personnel et à ne témoigner que du mépris pour l'opulence sans mœurs et sans vertus. Au reste, comme le souverain est proprement le chef d'une famille de citoyens, le père de ses peuples, dans toutes les occasions il doit servir de dernier refuge aux malheureux, tenir lieu de père aux orphelins, secourir les veuves, avoir des entrailles pour le dernier misérable comme pour le premier courtisan, et répandre des libéralités sur ceux qui, privés de tout secours, ne peuvent trouver d'assistance que par ses bienfaits.

Voilà, selon les principes que nous avons établis au commencement de cet Essai, l'idée exacte qu'on doit se former des devoirs d'un souverain et de la seule manière qui peut rendre bon et avantageux le gouvernement monarchique. Si bien des princes ont une conduite différente, il faut l'attribuer au peu de réflexion qu'ils ont fait sur leur institution et sur les devoirs qui en dérivent. Ils ont porté une charge dont ils ont méconnu le poids et l'importance, ils se sont fourvoyés faute de connaissances, car dans nos temps l'ignorance fait commettre plus de fautes que la méchanceté. Cette esquisse de souverain paraîtra peut-être aux censeurs l'archétype des stoïciens, l'idée du sage qu'ils avaient imaginé, qui n'exista jamais, et dont le seul Marc-Aurèle approcha le plus près. Nous souhaitons que ce faible essai soit capable de former des Marc-Aurèles; ce serait la plus belle récompense à laquelle nous pussions nous attendre, et qui ferait en même temps le bien de l'humanité. Nous devons cependant ajouter à ceci qu'un prince qui fournirait la carrière laborieuse que nous<240> avons tracée ne parviendrait pas à une perfection entière, parce qu'avec toute la bonne volonté possible, il pourrait se tromper dans le choix de ceux qu'il emploierait à l'administration des affaires; parce qu'on pourrait lui représenter les choses sous un faux jour; que ses ordres ne seraient pas exécutés ponctuellement; qu'on voilerait des iniquités de façon qu'elles ne parviendraient pas à sa connaissance; que des employés durs et entiers mettraient trop de rigueur et de hauteur dans leur gestion; enfin, parce que, dans un pays étendu, le prince ne saurait être partout. Tel est donc et sera le destin des choses d'ici-bas, que jamais on n'atteindra au degré de perfection qu'exige le bonheur des peuples, et qu'en fait de gouvernement, comme pour toute autre chose, il faudra se contenter de ce qui est le moins défectueux.

<241>

XVI. LETTRES SUR L'AMOUR DE LA PATRIE, OU CORRESPONDANCE D'ANAPISTÉMON ET DE PHILOPATROS.[Titelblatt]

<242><243>

LETTRES SUR L'AMOUR DE LA PATRIE.

I. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Je suis trop touché de la bonne réception que vous m'avez faite à votre campagne pour ne pas vous en témoigner ma reconnaissance. J'ai trouvé dans votre compagnie les plus grands biens que puissent posséder les hommes, la liberté et l'amitié. De crainte d'abuser de votre complaisance, je vous ai quitté, en regrettant de me séparer de vous. Le souvenir des jours heureux que j'ai passés dans votre terre ne s'effacera jamais de ma mémoire. Les biens qui nous arrivent sont passagers, et les maux ne sont que trop durables; mais la réminiscence du bonheur dont nous avons joui en perpétue la durée. Ma mémoire est encore tout occupée de ce que j'ai vu, surtout de ce que j'ai entendu, principalement de cette dernière conversation que nous eûmes ensemble le soir, après souper; mais je regrette que vous vous soyez borné à des idées générales, en parlant des devoirs des citoyens, et que vous ne soyez descendu en aucun détail. Vous me<244> feriez un plaisir sensible, si vous vouliez vous étendre davantage sur cette matière importante : elle intéresse tous les hommes, et mérite par conséquent d'être profondément discutée. Je vous confesse qu'une vie tranquille, plus tournée à la jouissance qu'à la méditation, m'avait détourné de réfléchir sur les liens de la société et sur les devoirs de ceux qui la composent. Je pensais qu'il suffisait d'être honnête homme et de respecter les lois, et je ne présumais pas qu'il en fallût davantage. La confiance que j'ai en vous est si grande, que je ne crois personne aussi capable que vous de m'éclairer sur cette matière. Il en est encore tant d'autres sur lesquelles vous pourriez m'instruire! Mais je me borne à celle-ci. Daignez donc me communiquer tout ce que vos études ou vos réflexions vous ont fourni de connaissances sur ce sujet. Tout le monde agit, peu de personnes pensent; loin d'être du nombre de ces inconsidérés, vous examinez attentivement les matières, vous pesez les raisons pour et contre, et vous n'acquiescez qu'aux vérités évidentes; vous ne vivez, pour ainsi dire, qu'avec les auteurs anciens et modernes, vous vous êtes approprié toutes leurs connaissances; ce qui rend votre conversation si agréable et si intéressante, que, lorsque l'absence empêche de vous entendre, on veut au moins vous lire pour s'en consoler. Si vous daignez contenter ma curiosité en me communiquant vos réflexions, ce sera ajouter les sentiments de la reconnaissance à ceux de l'estime et de l'amitié que j'ai pour vous. Vale.

<245>

II. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je suis sensiblement flatté des expressions obligeantes dont vous vous servez à mon égard; je les dois à votre politesse, et non à la réception que je vous ai faite. Vous rendez justice à mon intention, quoique les effets n'y aient pas autant répondu que je l'aurais désiré. Au lieu de vous amuser, comme il aurait été séant, par des propos vifs et enjoués, la conversation a tourné sur des matières graves et sérieuses. J'en suis l'unique cause : je mène une vie sédentaire; accablé d'infirmités, exclu du tourbillon du grand monde, la lecture a tourné insensiblement mon esprit du côté des réflexions; ma gaieté s'est perdue, une triste raison l'a remplacée.

Il m'est échappé de vous parler comme je pense lorsque je suis seul, renfermé dans mon cabinet. J'avais l'esprit occupé des républiques de Sparte et d'Athènes, dont j'avais lu l'histoire, et des devoirs d'un bon citoyen, dont vous voulez que je vous fasse une plus ample explication. Vous me faites trop d'honneur. Vous me prenez pour un Lycurgue, pour un Solon, moi, qui n'ai jamais promulgué de lois, et qui ne me suis mêlé d'autre gouvernement que de celui de mes terres, où je vis depuis bien des années dans la plus profonde retraite. Puis donc que vous voulez que je vous expose en quoi je fais consister les devoirs d'un bon citoyen, soyez persuadé que je m'en acquitterai uniquement dans l'intention de vous obéir, et non dans celle de vous instruire.

La nouvelle philosophie veut avec raison que l'on commence par définir les termes et les choses, pour éviter les mésentendus et pour<246> fixer les idées sur des objets déterminés. Voici donc comme je définis le bon citoyen : c'est un homme qui s'est fait une règle invariable d'être utile, autant qu'il dépend de lui, à la société dont il est membre. Voici les causes qui amènent ces devoirs. L'espèce humaine ne saurait subsister isolée; les nations les plus barbares même forment de petites communautés. Les peuples civilisés que le pacte social246-a réunit se doivent mutuellement des secours; leur propre intérêt le veut, le bien général l'exige, et sitôt qu'ils cesseraient de s'entr'aider et de s'assister, il s'ensuivrait d'une façon ou d'une autre une confusion totale, qui entraînerait la perte de chaque individu. Ces maximes ne sont pas nouvelles; elles ont servi de base à toutes les républiques dont l'antiquité nous a transmis la mémoire. Les républiques grecques étaient fondées sur de pareilles lois; celle des Romains avait les mêmes principes. Si nous les avons vues par la suite du temps détruites, c'est que les Grecs, d'un esprit inquiet, et jaloux les uns des autres, s'attirèrent eux-mêmes les malheurs qui les accablèrent, et que quelques citoyens romains, trop puissants pour des républicains, bouleversèrent leur gouvernement par une ambition désordonnée; c'est qu'enfin rien n'est stable dans ce monde. Si vous résumez ce que l'histoire rapporte sur ce sujet, vous trouverez qu'on ne peut attribuer la chute de ces républiques qu'à des citoyens aveuglés par leurs passions, qui, préférant leur bien particulier à l'intérêt de leur patrie, ont rompu le pacte social, et ont agi comme ennemis de la communauté à laquelle ils appartenaient.

Je me souviens que vous étiez d'opinion qu'on pouvait s'attendre à trouver des citoyens dans les républiques, mais que vous ne croyiez pas qu'il y en eût dans les monarchies : souffrez que je vous désabuse de cette erreur. Les bonnes monarchies, dont l'administration est sage et pleine de douceur, forment de nos jours un gouvernement qui approche plus de l'oligarchie que du despotisme; ce sont les lois<247> seules qui règnent. Entrons dans quelque détail. Représentez-vous le nombre des personnes employées dans les conseils, à l'administration de la justice, à celle des finances, dans les missions étrangères, dans le commerce, dans les armées, dans la police intérieure; ajoutez-y celles qui ont leur voix dans les provinces d'états : toutes, vous dis-je, participent à l'autorité souveraine. Le prince n'est donc pas un despote qui n'a pour règle que son caprice. On doit l'envisager comme étant le point central où aboutissent toutes les lignes de la circonférence. Ce gouvernement procure dans ses délibérations le secret qui manque aux républiques, et les différentes branches de l'administration, étant réunies, se mènent de front, comme les quadriges des Romains, et coopèrent mutuellement au bien général du public. De plus, vous trouverez toujours moins d'esprit de parti et de faction dans les monarchies, si elles ont à leur tête un souverain ferme, que dans les républiques, qui sont souvent déchirées par des citoyens qui briguent et cabalent pour se culbuter les uns les autres. S'il y a en Europe quelque exception à faire à ce que je viens de dire, ce peut être à l'égard de l'empire ottoman ou de quelque autre gouvernement qui, méconnaissant ses véritables intérêts, n'ait pas lié assez étroitement l'intérêt des particuliers à ceux des souverains. Un royaume bien gouverné doit être comme une famille, dont le souverain est le père, et les citoyens, ses enfants; les biens et les maux sont communs entre eux, car le monarque ne saurait être heureux quand ses peuples sont misérables. Quand cette union est bien cimentée, le devoir de la reconnaissance produit de bons citoyens, parce que leur union avec l'État est trop intime pour qu'ils puissent s'en séparer; ils auraient tout à perdre et rien à gagner. Voulez-vous des exemples? Le gouvernement de Sparte était oligarchique, et il a produit une multitude de grands hommes dévoués à la patrie. Rome, après qu'elle eut perdu sa liberté, vous fournit des Agrippa, des Thraséa Pétus, des Helvidius Priscus, un Corbulon, un Agricola, des empereurs Tite,<248> Marc-Aurèle, Trajan, Julien, enfin une quantité de ces âmes mâles et viriles qui préféraient les intérêts et l'avantage du public au leur propre. Mais je ne sais comment imperceptiblement je m'égare; je voulais vous écrire une lettre, et si je ne m'arrête, je vais composer un traité. Je vous en fais mille excuses. Le plaisir de m'entretenir avec vous m'entraîne, et je crains de vous importuner. Soyez toutefois persuadé qu'entre tous ceux qui forment le corps politique auquel je tiens, il n'en est aucun, mon cher ami, que je sois plus porté de servir que vous, étant avec toute l'estime possible, etc.

III. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Je vous fais mille remercîments de la peine que vous vous donnez pour m'expliquer une matière dont je n'avais que des idées fort vagues, et que j'avais peu examinée. Au lieu d'avoir trouvé votre lettre trop longue, elle m'a paru trop courte, parce que j'entrevois qu'il vous reste encore quantité de choses à m'expliquer; cependant ne trouvez pas étrange que je vous fasse quelques objections. Éclairez mon ignorance, détruisez mes préjugés, ou bien fortifiez-moi dans mes idées, si elles sont justes.

Est-il possible qu'on aime véritablement sa patrie? Ce soi-disant amour n'aurait-il pas été inventé par quelque philosophe ou par quelque rêve-creux de législateur, pour exiger des hommes une perfection qui n'est pas à leur portée? Comment voulez-vous qu'on aime<249> le peuple? Comment se sacrifier pour le salut d'une province appartenant à notre monarchie, lors même qu'on n'a jamais vu cette province? Tout cela se réduit à m'expliquer comment il est possible d'aimer avec ferveur et avec enthousiasme ce que l'on ne connaît pas du tout. Ces réflexions, qui se présentent si naturellement à l'esprit, m'ont persuadé que le parti le plus convenable pour un homme sensé était de végéter tranquillement, sans soins, sans inquiétude, pour descendre au tombeau, où nous allons tous, en se donnant le moins de peine qu'il est possible. J'ai toujours dirigé ma vie conformément à ce plan-là. Il m'arriva un jour de rencontrer M. le professeur Garbojos, dont le mérite vous est connu. Nous nous entretînmes sur ce sujet, et il me repartit avec cette vivacité qui lui est propre : Je vous félicite, monsieur, d'être un aussi grand philosophe. - Moi! point du tout, lui dis-je; je n'ai connu aucun de ces gens-là, et je n'ai rien lu de leur façon; toute ma bibliothèque, voyez-vous, est composée de peu de livres; vous n'y trouverez que le Parfait agriculteur, les gazettes et l'almanach courant, c'en est bien assez. - Cependant, poursuivit-il, vous êtes rempli des maximes d'Épicure, et je croirais, à vous entendre, que vous avez fréquenté ses jardins. - Je ne connais ni Épicure ni ses jardins, lui dis-je; mais qu'enseigne donc cet Épicure? De grâce, daignez m'en instruire. Alors mon professeur, prenant un air de dignité, me parla ainsi : Je vois que les beaux esprits se rencontrent, puisque M. le baron pense de même qu'un grand philosophe. Épicure avait prescrit à son sage de ne se mêler jamais ni des affaires ni du gouvernement. Ses raisons étaient telles : pour que l'âme du sage conserve cette tranquillité dans laquelle il fait consister le bonheur, il ne faut pas qu'elle s'expose à pouvoir être agitée par le chagrin, par la colère ou par d'autres passions que les soins et les affaires amènent nécessairement après elles. Il vaut donc mieux éviter tout embarras, tout travail désagréable, et, laissant aller le monde comme il va, réunir ses soins sur sa propre conservation. <250>Bon Dieu, lui dis-je, que cet Épicure me charme! De grâce, prêtez-moi son livre. - Nous n'avons de lui, reprit l'autre, point de corps de doctrine complet, mais seulement quelques fragments épars. Lucrèce a mis une partie de son système en beaux vers. Nous trouvons des lambeaux des opinions de notre philosophe dans les ouvrages de Cicéron, qui, étant d'une secte différente, réfute et détruit toutes ses assertions.

Vous ne sauriez croire combien je m'applaudis d'avoir trouvé dans moi-même ce qu'un vieux philosophe grec a pensé il y a près de trois mille ans. Cela me confirme de plus en plus dans mes sentiments. Je me félicite de mon indépendance, je suis libre, je suis mon maître, mon souverain, mon roi; j'abandonne à des fous turbulents le songe des grandeurs trompeuses après lesquelles ils courent; je ris de l'avidité des avares, qui accumulent de vains trésors qu'ils sont forcés de quitter en mourant; et, fier des avantages que je possède, je m'élève au-dessus de tout l'univers. Je me flatte de votre approbation, puisque je pense comme un philosophe que je n'ai jamais ni vu ni lu; il faut que la nature seule ait produit cette conformité d'opinions; il faut donc qu'elles soient vraies. Ayez la bonté de me dire ce que vous en pensez; peut-être nous nous rencontrerons; mais, quoi qu'il en soit, rien n'affaiblira les sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je suis, etc.

<251>

IV. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je croyais, mon cher ami, avoir satisfait votre curiosité en vous exposant dans leur liaison mes opinions touchant les devoirs des citoyens; mais en voici bien d'une autre. Je vois que vous voulez me mettre aux prises avec Épicure. Ce n'est pas un rude adversaire; aussi je ne refuse pas le combat, et puisque vous m'avez introduit dans la lice, je ferai de mon mieux pour fournir ma carrière. Cependant, pour ne point embrouiller les choses, je suivrai vos objections selon l'ordre dans lequel vous les rapportez dans votre lettre.

Je commencerai donc par vous faire remarquer qu'il ne suffit pas à un honnête homme de ne point être criminel; il doit être vertueux. S'il ne transgresse pas les lois, il évite les punitions; mais s'il n'est ni serviable, ni officieux, ni utile, il est sans mérite, et par conséquent il faut qu'il renonce à l'estime du public. Vous conviendrez donc que vous êtes engagé par votre propre avantage à ne vous pas séparer de la société, et même à travailler avec zèle à tout ce qui lui peut être bon et utile. Quoi! vous croiriez que l'amour de la patrie est une vertu idéale, quand tant d'exemples dans tant d'histoires témoignent combien cet amour a produit de grandes choses, en élevant des hommes véritablement sublimes au-dessus de l'humanité, et en leur inspirant les plus nobles et les plus fameuses entreprises! Le bien de la société est le vôtre. Vous êtes si fortement lié avec votre patrie, sans le savoir, que vous ne pouvez ni vous isoler ni vous séparer d'elle sans vous ressentir vous-même de votre faute. Si le gouvernement est heureux, vous prospérerez; s'il souffre, le contre<252>coup de son infortune rejaillira sur vous; de même, si les citoyens jouissent d'une opulence honnête, le souverain est dans la prospérité, et si les citoyens sont accablés de misère, la situation du souverain sera digne de compassion. L'amour de la patrie n'est donc pas un être de raison, il existe réellement. Ce ne sont pas ces maisons, ces murailles, ces bois, ces champs, que j'appelle votre patrie, mais vos parents, votre femme, vos enfants, vos amis, et ceux qui travaillent pour votre bien dans les différentes branches de l'administration et qui vous rendent des services journaliers, sans que vous vous donniez seulement la peine de vous informer de leurs travaux. Ce sont là, voyez-vous, les liens qui vous unissent à la société : l'intérêt des personnes que vous devez aimer, le vôtre et celui du gouvernement, qui, indissolublement unis ensemble, composent ce qu'on appelle le bien général de toute la communauté.

Vous dites qu'on ne saurait aimer la populace, ni les habitants d'une province qu'on ne connaît pas. Vous avez raison, si vous entendez qu'il s'agisse d'une union intime comme entre amis; mais il n'est question envers le peuple que de cette bienveillance que nous devons à tout le monde, plus encore à ceux qui habitent avec nous le même sol, et qui nous sont associés; et pour les provinces qui tiennent à notre monarchie, ne devons-nous pas au moins leur rendre les devoirs qu'on doit à des alliés? Supposé que dans votre présence un inconnu tombât dans une rivière, ne l'assisteriez-vous pas pour l'empêcher de se noyer? Et si vous rencontriez un passant qu'un assassin serait prêt d'égorger, ne vous verrait-on pas voler au secours du premier, et ne tâcheriez-vous pas de le sauver? Ce sont ces sentiments de pitié et de compassion que la nature a imprimés dans nos âmes, qui nous portent, comme par instinct, à nous assister mutuellement et à nous animer aux devoirs que les hommes ont à remplir les uns envers les autres. Je conclus donc que si nous devons des secours aux inconnus même, à plus forte raison les de<253>vons-nous aux citoyens auxquels nous lie le pacte social. Souffrez que je touche encore un mot des provinces de notre monarchie, envers lesquelles vous me paraissez si tiède. Ne comprenez-vous donc pas que si le gouvernement perdait ces provinces, il en serait affaibli, et que par conséquent, les ressources qu'il en a tirées venant à lui manquer, il serait moins en état de vous assister, si vous en aviez besoin, qu'il ne l'est à présent?

Vous voyez, mon cher ami, par ce que je vous expose, que les combinaisons de l'état politique sont très-étendues, et qu'on ne s'en fait point d'idée juste à moins de les approfondir; mais voici une nouvelle assertion que je ne saurais vous passer. Quoi! vous, qui êtes doué d'esprit et de talents, vous osez avancer que la végétation des plantes a de l'avantage sur l'activité animale! Se peut-il qu'un homme sensé préfère un lâche repos à un travail honorable, une vie molle, efféminée autant qu'inutile, à des actions vertueuses qui rendent immortel le nom de celui qui les a faites? Oui, nous allons tous nous acheminer vers notre tombeau, c'est une loi commune; mais la différence qu'on met entre les morts, c'est que les uns sont oubliés aussitôt qu'enterrés, et que ceux qui se sont souillés de crimes laissent une mémoire odieuse; au lieu que les hommes vertueux dont les services ont été utiles à la patrie, comblés de louanges et de bénédictions, sont cités pour servir d'exemple à la postérité, et laissent un souvenir qui ne périt jamais. Dans laquelle de ces trois classes voulez-vous être compris? Sans doute dans la dernière.

Après avoir détruit tant de faux raisonnements, vous ne devez vraiment pas vous attendre que votre Épicure, tout Grec qu'il est, m'en impose. Agréez que pour le réfuter solidement je commente ses propres paroles. « Le sage ne doit se mêler ni d'affaires ni de gouvernement. » Oui, s'il habite une île déserte. « Son âme impassible ne doit être exposée à aucune passion, ni à la mauvaise humeur, ni à la jalousie, ni à la colère. » Voilà donc Épicure, le docteur de la vo<254>lupté, qui recommande l'impassibilité stoïque. Ce n'était pas ce qu'il devait dire, c'était tout le contraire. Le plus noble effort du sage ne consiste pas à éviter les occasions, mais, quand elles se présentent, à conserver la tranquillité de son âme dans des moments où tout ce qui l'environne soulève et irrite ces différentes passions. Un pilote n'a point de mérite à conduire son vaisseau quand la mer est calme; il en a beaucoup lorsque, après avoir été ballotté longtemps par des ouragans et des vents contraires, il conduit heureusement son navire dans le port. Personne ne fait attention aux choses aisées et faciles, il n'y a que les difficultés vaincues dont on vous tienne compte. « Il vaut donc bien mieux laisser aller le monde comme il va, et ne penser qu'à soi-même. » Ah! monsieur Épicure, sont-ce là des sentiments dignes d'un philosophe? La première chose à laquelle vous devriez penser, n'est-ce pas le bien de l'humanité? Vous osez annoncer qu'un chacun ne doit aimer que soi-même! Un homme qui par malheur suivrait vos maximes ne serait-il pas détesté universellement et avec raison? Si je n'aime personne, comment puis-je prétendre qu'on m'aime? Ne comprenez-vous pas qu'on m'envisagera comme un monstre dangereux, dont il est loisible de se défaire pour maintenir la sûreté publique? Et si l'amitié disparaît, quelle consolation reste-t-il à notre pauvre espèce? Recourons à une allégorie pour nous expliquer plus intelligiblement; comparons un État quelconque avec le corps humain. C'est de l'activité et du concours unanime de toutes ses parties que résultent sa santé, sa force et sa vigueur; les veines, les artères et jusqu'aux nerfs les plus déliés coopèrent à son existence animale. Si l'estomac ralentissait son mouvement péristaltique, si les boyaux ne renforçaient leur mouvement vermiculaire, les poumons leur aspiration, le cœur sa diastole et sa systole, si enfin chaque soupape des artères ne s'ouvrait et ne se fermait selon les besoins de la circulation du sang, si les sucs nerveux ne se portaient aux parties de la contraction nécessaire au mouvement, le corps tomberait en lan<255>gueur, il dépérirait insensiblement, et l'inactivité de ses parties occasionnerait sa destruction totale. Ce corps, c'est l'État; ses membres, c'est vous et tous les citoyens qui lui appartiennent. Vous voyez donc qu'il faut que chaque individu remplisse sa tâche pour que la masse générale prospère. Dès lors que devient cette heureuse indépendance dont vous vous faites le panégyriste, si ce n'est qu'elle vous rend un membre paralytique du corps auquel vous appartenez? Observez encore, s'il vous plaît, que votre philosophe confond les idées les plus claires : il recommande la paresse et la fainéantise, comme si c'étaient des vertus; mais tout le monde convient que ce sont des vices. Est-il digne d'un philosophe de nous exciter à perdre le temps, qui est ce que nous avons de plus précieux, qui fuit toujours, et qui ne revient jamais? Faut-il nous encourager à nous abandonner à l'oisiveté, à négliger nos devoirs, à devenir inutiles à tout le monde et à charge à nous-mêmes? Un ancien proverbe dit : L'oisiveté est la mère de tous les vices; on pourrait y ajouter : et le travail est le père des vertus Ceci est une vérité constante, attestée par l'expérience de tous les temps et de tous les lieux.

En voilà, je crois, assez pour Épicure; reste à examiner maintenant vos propres opinions. Condamnez les ambitieux, j'y consens; censurez les avares, j'y souscris; mais faut-il pour cela que des idées mal digérées et des préjugés pitoyables vous induisent à refuser vos soins pour contribuer comme tous les autres citoyens à l'utilité publique? Vous possédez tous les matériaux propres pour un tel ouvrage, l'esprit, la droiture, les talents; et puisque la nature ne vous a rien refusé de ce qui peut vous donner de la réputation, vous êtes inexcusable, si vous laissez inutiles les faveurs dont elle vous a comblé. Vous exaltez votre indépendance, votre prétendue royauté, et cette liberté dont vous prétendez jouir et qui vous élève au-dessus de tout l'univers. Oui, je vous applaudis, si vous entendez par votre indépendance l'empire que vous avez sur vous-même, par votre royauté<256> le joug que vous avez imposé à vos passions; et vous pouvez vous élever sur beaucoup de ceux de votre espèce, si un amour ardent pour la vertu vous anime, et si vous lui dévouez tous les jours, que dis-je? tous les moments de votre vie. Sans ces correctifs, l'indépendance dont vous vous glorifiez n'est qu'un goût pour la fainéantise ennobli par de belles épithètes; et cette paresse dont vous faites sans cesse l'éloge, en vous rendant inutile à tout, engendre l'ennui, qui en est une suite nécessaire. Ajoutez à ceci le jugement d'un public malin et toujours porté à médire : on appréciera votre oisiveté à sa juste valeur, et Dieu sait quels sarcasmes on ne lancera pas de toutes parts pour se venger de l'indolence avec laquelle vous envisagez le bien public.

Si tout ceci ne suffit pas pour vous persuader, faudra-t-il que je vous cite un passage de l'Écriture? « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton corps. » Nous sommes dans le monde pour travailler; cela est si vrai, que sur cent personnes il y en a quatre-vingt-dix-huit qui travaillent, pour deux qui se targuent de leur inutilité; et s'il y a des hommes assez fous pour mettre leur vanité à ne rien faire et à demeurer tout un jour les bras croisés, ceux qui s'occupent sont plus heureux que les autres, parce que l'esprit veut quelque chose qui l'attache et qui le distraie; il lui faut des objets qui fixent son attention, ou l'ennui s'empare de lui et lui rend son existence autant à charge qu'insupportable. Je vous parle ici sans retenue, parce que vous êtes fait pour la vérité; vous êtes digne de l'entendre, et je vous aime trop pour vous rien déguiser. L'unique but où j'aspire est de vous rendre à la patrie, et de lui procurer en votre personne un instrument utile et dont elle pourra tirer des services. Voilà ce qui dirige ma plume, et m'engage à vous exposer tout ce que l'amour patriotique m'inspire. Le zèle pour le bien public a servi de principe à tous les bons gouvernements anciens et modernes, il a fait la base de leur grandeur et de leur prospérité; les conséquences incontestables qui en dérivent<257> ont produit de bons citoyens et de ces âmes magnanimes et vertueuses qui ont été la gloire et le soutien de leurs compatriotes.

Excusez la longueur de cette lettre. L'abondance de la matière fournirait maint et maint volume sans être épuisée; mais il suffit qu'on vous montre la vérité pour dissiper l'erreur et les préjugés, qui sont étrangers à un esprit tel que le vôtre. Je suis, etc.

V. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

J'ai lu votre lettre avec toute l'attention qu'elle mérite. J'ai été surpris de la multitude de raisons dont vous m'accablez. Vous avez résolu de me vaincre et de mener mes opinions enchaînées à votre char de triomphe. Je confesse qu'il y a beaucoup de force dans les motifs que vous employez pour me persuader, et que j'aurai de la peine à vous réfuter solidement. Pour me terrasser plus vite, vous dites que mon cœur est la dupe de mon esprit, que je plaide la cause de la paresse, que j'ennoblis ce vice en lui prêtant les apparences séduisantes de la modération ou de quelque vertu semblable. Eh bien, je conviens donc avec vous que l'oisiveté est un défaut, qu'il faut être serviable et officieux envers tout le monde, que, sans aimer le peuple comme on aime ses proches, on doit non seulement s'intéresser à son bien-être, mais encore lui être utile autant que l'on peut. Je comprends qu'il ne saurait arriver de malheur à la masse générale à laquelle j'appartiens, sans que les effets en rejaillissent sur moi, ni que les particuliers souffrent, sans que l'État y perde.

<258>Je vous donne gain de cause sur tous ces articles; je vous accorde encore en sus que ceux qui ont part à l'administration publique jouissent d'une partie de l'autorité souveraine; mais que m'importe tout cela? Je suis sans vanité et sans ambition. Quel motif aurais-je pour me charger d'un fardeau que je n'ai pas envie de porter, et pour m'ingérer dans les affaires, quand je vis heureux sans que la pensée de m'en mêler me vienne dans l'esprit? Vous avouez que l'ambition outrée est vicieuse. Vous devez donc m'applaudir de ce que je n'y donne pas, et ne point exiger que j'abandonne ma douce tranquillité pour m'exposer de gaieté de cœur à tous les caprices de la fortune. Ah! mon cher ami, à quoi pensez-vous en me donnant de tels conseils? Représentez-vous des plus vives couleurs la dureté du joug que vous voulez m'imposer, quel désagrément il entraîne, et quelles en sont les suites fâcheuses. Dans l'état où je me trouve, je ne suis comptable de ma conduite qu'à moi-même, je suis le seul juge de mes actions, je jouis d'un revenu honnête, je n'ai pas besoin de gagner ma vie à la sueur de mon corps, comme vous assurez qu'il a été ordonné à nos premiers parents. Par quelle folie, jouissant de la liberté, me rendrai-je donc responsable de ma conduite envers d'autres? Sera-ce par vanité? Je ne la connais pas. Sera-ce pour tirer des gages? Je n'en ai pas besoin. J'irai donc sans raison quelconque me mêler d'affaires qui ne me regardent point, désagréables, pénibles, fatigantes, et qui demandent une activité laborieuse; et j'entreprendrais tous ces travaux, pourquoi? Pour me soumettre au jugement de quelque supérieur dont je n'ai ni l'envie ni la volonté de dépendre? Et ne voyez-vous pas la multitude des personnes qui sollicitent des emplois? Pourquoi voulez-vous me mettre de leur nombre? Que je serve ou que je ne serve pas, les choses en iront également leur train. Mais de grâce souffrez qu'à ces raisons j'en ajoute une plus forte encore. Enseignez-moi le pays de l'Europe où le mérite est toujours sûr d'être récompensé. Montrez-moi celui où ce mérite est<259> connu, où on lui rend justice. Ah! qu'il est fâcheux, après avoir sacrifié son temps, son repos, sa santé dans les emplois, d'être mis de côté, ou d'essuyer des disgrâces encore plus révoltantes! Les exemples de pareilles infortunes se présentent en foule à ma mémoire. Si vos éperons m'encouragent aux travaux, cette bride m'arrête sur-le-champ. Vous devez juger par ce langage sincère que je ne vous déguise rien; je vous ouvre mon cœur en ami, je vous expose toutes les raisons qui ont fait impression sur mon esprit, d'autant plus que ce n'est pas nous qui disputons : chacun expose son opinion, c'est à la plus solide à l'emporter. Je m'attends bien que vous ne demeurerez point en reste, et que dans peu vous me donnerez matière à de nouvelles réflexions; ce qui vous vaudra une nouvelle réponse de ma part. Je suis avec une tendre estime, etc.

VI. LETTRE DE PHILOPATROS.

Je me glorifie, mon cher ami, d'avoir sapé quelques-uns de vos préjugés; ils sont tous également nuisibles, on ne saurait assez les détruire. Vous avez raison de dire que la dispute dont il s'agit n'est pas réellement entre nous, mais entre des arguments dont les plus solides et les plus forts doivent l'emporter sur les plus faibles. Nous ne faisons autre chose que discuter entre nous une matière pour découvrir où se trouve la vérité, afin de nous ranger du côté de l'évidence. Ne croyez pas cependant que mes raisons soient épuisées. En relisant vos lettres, une foule de nouvelles idées s'est présentée à mon esprit;<260> il ne me reste qu'à vous les exposer le plus nettement et le plus succinctement que je pourrai.

Je commencerai donc, avec votre permission, par vous expliquer ce que j'entends par le pacte social, qui est proprement une convention tacite de tous les citoyens d'un même gouvernement, qui les engage à concourir avec une ardeur égale au bien général de la communauté. De là dérivent les devoirs des individus, qui, chacun selon leurs moyens, leurs talents et leur naissance, doivent s'intéresser et contribuer au bien de leur patrie commune. La nécessité de subsister, et l'intérêt, qui opèrent sur l'esprit du peuple, l'obligent, pour son propre avantage, à travailler pour le bien de ses concitoyens. De là la culture des terres, des vignes, des jardins, le soin des bestiaux, les manufactures, le négoce; de là ce nombre de vaillants défenseurs de la patrie, qui lui dévouent leur repos, leur santé et leurs jours. Mais si en partie l'intérêt personnel est le ressort principal d'une si noble activité, n'y a-t-il pas des motifs bien plus puissants pour la réveiller et l'exciter dans ceux qu'une naissance plus illustre et des sentiments élevés doivent attacher à leur patrie? L'attachement aux devoirs, l'amour de l'honneur et de la gloire, sont les ressorts les plus puissants qui opèrent sur les âmes vraiment vertueuses. Peut-on imaginer que la richesse puisse servir d'égide à la fainéantise, et que plus on possède, moins l'on tienne au gouvernement? Ces assertions erronées sont insoutenables; elles ne peuvent partir que d'un cœur de bronze, d'un homme insensible, qui, concentré dans lui-même, n'aime que lui, et se tient isolé, autant qu'il le peut, de ceux avec lesquels son devoir, son intérêt et son honneur le lient. Hercule, tout Hercule que la Fable nous le représente, seul, n'est pas formidable; il ne le devient que lorsque ses associés l'assistent et le secourent.

Mais peut-être que le raisonnement vous fatigue : employons des exemples. Je vais vous en rapporter de l'antiquité, et principalement des républiques, pour lesquelles je me suis aperçu que vous avez une<261> prédilection singulière. Je commencerai donc par vous citer quelques traits choisis des harangues de Démosthène connues sous le nom de Philippiques : « On dit, Athéniens, que Philippe est mort; mais qu'importe qu'il soit mort ou qu'il vive? Je vous dis, Athéniens, oui, je vous le dis, que vous vous ferez bientôt un autre Philippe par votre négligence, par votre indolence, et par le peu d'attention que vous avez aux affaires les plus importantes. »261-a Vous voilà au moins convaincu que cet orateur pensait comme moi; mais je ne me borne pas à ce seul passage; en voici un autre où, après que Démosthène a dit en parlant du roi de Macédoine : « On s'attache toujours à celui qu'on voit toujours plein d'ardeur et d'activité, » il ajoute : « Si donc, Athéniens, vous pensez de même, du moins à présent, puisque vous ne l'avez pas fait encore; si chacun de vous, lorsqu'il en sera besoin et qu'il pourra se rendre utile, laissant à part tout mauvais prétexte, est disposé à servir la république, les riches en contribuant de leurs biens, les jeunes en payant de leurs personnes; si chacun veut agir comme pour soi, cessant de se flatter que d'autres agiront pour lui tandis qu'il restera oisif, vous rétablirez vos affaires à l'aide des dieux, et vous recouvrerez ce que la négligence vous a fait perdre. » Voici un autre passage, qui contient à peu près les mêmes choses, pris d'une harangue pour le gouvernement : « Écoutez, Athéniens, les deniers publics qui se perdent en dépenses superflues, vous devez les partager également, en vous rendant utiles, à savoir : ceux d'entre vous qui sont en âge de porter les armes, par les services militaires; ceux de vous qui ont passé cet âge, par des emplois de judicature et de police, ou enfin de quelque autre façon. Vous devez servir vous-mêmes, ne céder à personne cette fonction de citoyen, et composer vous-mêmes une armée qu'on puisse appeler celle de la république; par là vous ferez ce que la patrie exige de vous. » Voilà ce que Démosthène demandait des citoyens d'Athènes; voilà comme<262> on pensait à Sparte, quoique le genre de gouvernement y fût oligarchique. Cette conformité de sentiments avait une raison toute simple : c'est qu'un État, de quelque nature qu'il soit, ne peut subsister, si tous les citoyens ne travaillent pas d'un commun accord au soutien de leur commune patrie. Repassons maintenant les exemples que nous fournit la république romaine; leur grand nombre m'embarrasse sur le choix. Je ne vous parlerai ni de Mucius Scévola, ni de Décius, ni de l'ancien Brutus, qui souscrivit l'arrêt de mort de son propre fils pour sauver la liberté publique; mais oublierai-je Atilius Régulus et la générosité avec laquelle il sacrifia son intérêt à celui de la république en retournant à Carthage pour y souffrir le dernier supplice? Voilà ensuite Scipion l'Africain qui se présente. Cette guerre qu'Annibal faisait en Italie, Scipion la transporte en Afrique, et il la termine glorieusement par une victoire décisive qu'il remporte sur les Carthaginois. Ensuite paraît Caton le censeur, un Paul-Émile, qui triomphe de Persée; là, c'est Caton d'Utique, ce zélé défenseur du gouvernement. Oublierai-je Cicéron, qui sauva sa patrie prête à succomber par les entreprises meurtrières de Catilina, ce Cicéron, qui défendit la liberté expirante de la république et qui périt avec elle? Voilà ce que peut l'amour de la patrie sur l'âme énergique et généreuse d'un bon citoyen. Le génie plein de cet heureux enthousiasme ne trouve rien d'impossible, et il s'élève rapidement à l'héroïsme. La mémoire de ces grands hommes a été comblée de louanges; tant de siècles écoulés jusqu'à nos temps n'ont pu l'affaiblir; leurs noms sont encore cités avec vénération. Voilà des modèles dignes d'être imités chez tous les peuples et dans tous les gouvernements. Mais il semble que l'espèce de ces âmes mâles, de ces hommes remplis de nerf et de vertu, soit épuisée. La mollesse a remplacé l'amour de la gloire, la fainéantise a succédé à la vigilance, et un misérable intérêt personnel a détruit l'amour de la patrie.

Ne pensez pas que je me borne aux exemples que fournissent les<263> républiques; il faut que je vous en produise de semblables tirés de fastes d'États monarchiques. La France peut s'applaudir des grands hommes qu'elle a portés : les Bayard, les Bertrand Du Guesclin, un cardinal d'Amboise, un duc de Guise, qui sauva la Picardie, un Henri IV, un cardinal de Richelieu, un Sully, avant ce temps un président de L'Hôpital, excellent et vertueux citoyen, ensuite Turenne, Condé, Colbert, Luxembourg, Villars; enfin une multitude d'hommes célèbres, dont les noms ne sauraient tenir tous dans une lettre. Passons à l'Angleterre, où, sans parler d'un Alfred ni des grands hommes des siècles reculés, je passe rapidement aux temps modernes, qui me fournissent un Marlborough, un Stanhope, un Chesterfield, un Bolingbroke et un chevalier Pitt, dont les noms ne périront jamais. L'Allemagne fit paraître de l'énergie durant la guerre de trente ans; un Bernard de Weimar, un duc de Brunswic et d'autres princes y signalèrent leur courage, une landgrave de Hesse, régente du pays, sa fermeté. Il faut l'avouer, nous vivons dans le siècle des petitesses; les siècles des génies et des vertus se sont écoulés. Mais si, dans ce temps glorieux à l'humanité, les hommes de mérite ont eu la noble émulation de se rendre utiles à leur patrie, vous, qui avez du mérite comme eux, pourquoi ne suivez-vous pas leur illustre exemple? Renoncez généreusement aux excuses révoltantes que l'indolence vous suggère; et si votre cœur est susceptible d'attendrissement, témoignez par vos services que vous aimez la patrie à laquelle vous devez votre reconnaissance. Vous n'êtes point ambitieux, dites-vous. Je l'approuve; mais je vous blâme, si vous êtes sans émulation, car c'est une vertu de vouloir surpasser en nobles actions ceux avec lesquels nous courons la même carrière. Un homme que sa paresse empêche d'agir est semblable à une statue de marbre ou de bronze, qui conserve à perpétuité l'attitude que le sculpteur lui a donnée. L'action nous distingue et nous élève au-dessus des végétaux, et la fainéantise nous en rapproche.

<264>Mais allons encore plus au fait, et attaquons directement les motifs par lesquels vous pensez justifier votre inutilité et votre indifférence pour le bien public. Vous dites que vous craignez de vous rendre responsable d'une administration quelconque. En vérité, cette excuse ne saurait vous convenir; elle serait mieux placée dans la bouche d'un homme qui se défie de son peu de talents, qui sent son ineptie, ou qui craint que son peu de bonne foi ne l'expose à perdre sa réputation. Vous, qui avez de l'esprit, des connaissances et des mœurs, pouvez-vous vous exprimer ainsi? Et quel mauvais jugement le public n'en ferait-il pas, si d'aussi mauvaises défaites lui étaient connues? Vous poursuivez; vous dites que vous n'êtes maintenant comptable de votre conduite à personne. Ne l'êtes-vous pas à ce public à l'œil pénétrant duquel rien n'échappe? Il vous accusera ou de paresse ou d'insensibilité; il dira que vous rendez votre capacité inutile, que vous enfouissez vos talents, et que, indifférent pour tout le reste du monde, vous avez concentré votre attachement uniquement sur votre personne. Vous ajoutez que vous n'avez pas besoin de servir, parce que vous êtes riche. Je vous accorde que vous n'avez pas besoin de faire le métier de manœuvre pour subsister; mais c'est précisément parce que vous êtes riche que vous êtes plus obligé qu'un autre d'en témoigner votre attachement et votre reconnaissance à votre patrie, en la servant avec zèle et avec ardeur. Moins vous avez de besoins, plus vous avez de mérite : le service des uns dérive de l'indigence; les travaux des autres sont gratuits.

Vous me rebattez ensuite les oreilles de vieilles phrases usées : que le mérite est peu connu, et qu'il est encore plus rarement récompensé, qu'après avoir longtemps prodigué dans les emplois vos peines et vos soins, vous n'en risquez pas moins d'être négligé, même d'encourir quelque disgrâce, sans qu'il y ait de votre faute. Ma réponse à cet article est bien aisée. Je suis convaincu que vous avez du mérite : faites-le connaître. Sachez que dans notre siècle, ainsi que dans<265> les précédents, quand il se fait de belles actions, on y applaudit. Tout l'univers n'a eu qu'une voix au sujet du prince Eugène; on admire encore ses talents, ses vertus et ses grands exploits. Lorsque le comte de Saxe eut terminé la glorieuse campagne de Laeffelt,265-a tout Paris lui témoigna sa reconnaissance. La France n'oublie point les obligations qu'elle doit au ministère de Colbert; la mémoire de ce grand homme durera plus longtemps que le Louvre. L'Angleterre se glorifie de Newton, l'Allemagne, de Leibniz. Voulez-vous des exemples plus modernes? La Prusse honore et vénère le nom de son grand chancelier Cocceji, qui réforma ses lois avec tant de sagesse.265-b Et que vous dirai-je de tant de grands hommes qui ont mérité qu'on érigeât leur statue dans les places publiques de Berlin?265-c Si ces illustres morts avaient pensé comme vous, la postérité ignorerait à jamais leur existence.

Vous ajoutez que tant de personnes sollicitent des emplois, qu'il serait inutile de vous mettre sur les rangs. Voici en quoi consiste le défaut de votre raisonnement. Si tout le monde pensait comme vous, il en résulterait nécessairement que toutes les places demeureraient vides, et par conséquent tous les emplois vacants. Vos principes ne tendent donc, s'ils étaient généralement reçus, qu'à introduire des abus intolérables dans la société. Enfin, supposons que par une injustice criante, après vous être acquitté de votre charge, il vous arrivât quelque disgrâce : ne vous reste-t-il pas une grande consolation dans le bon témoignage de votre conscience, qui seule peut vous tenir lieu de tout, outre que la voix publique vous rendra également justice? Si vous le voulez, je vous citerai une foule d'exemples de grands<266> hommes dont le malheur loin de diminuer a augmenté la réputation. En voici pris des républiques. Dans la guerre que Xerxès fit aux Grecs, Thémistocle sauva doublement les Athéniens, en leur faisant abandonner leurs murailles, et en gagnant la fameuse bataille de Salamine; il releva ensuite les murs de sa patrie, et construisit le port du Pirée. Cela n'empêcha pas qu'il ne fût banni par le ban de l'ostracisme. Il soutint son infortune avec grandeur d'âme, et loin que sa réputation en souffrît, elle s'en augmenta plutôt, et son nom est souvent cité dans l'histoire avec celui des plus grands hommes qu'ait portés la Grèce. Aristide, nommé le Vertueux, essuya un sort à peu près semblable : il fut banni, puis rappelé, toujours également estimé pour sa sagesse, ce qui fut cause qu'après sa mort les Athéniens accordèrent une pension à ses filles, qui manquaient de subsistance. Vous rappellerai-je encore l'immortel Cicéron, qui fut exilé par une cabale pour avoir sauvé sa patrie? Vous rappellerai-je toutes les violences que Clodius, son ennemi, exerça contre ce consul et contre ses proches? Cependant la voix unanime du peuple romain le rappela; il s'en exprime lui-même ainsi : « Je ne fus pas simplement rappelé; mes concitoyens me rapportèrent à Rome comme sur leurs épaules, et mon retour dans ma patrie fut un véritable triomphe. »266-a Le malheur ne saurait avilir le sage, parce qu'il peut tomber également sur les bons comme sur les mauvais citoyens; il n'y a que les crimes, si nous en commettons, qui nous diffament. Ainsi, bien loin que les exemples de la vertu persécutée vous servent de bride et vous empêchent de vous signaler, laissez-vous plutôt exciter par mes éperons. Je vous encourage à remplir vos devoirs, à mettre vos bonnes qualités au jour, à témoigner par des effets que votre cœur est reconnaissant envers la patrie, enfin à courir la carrière de la gloire, dans laquelle vous êtes digne de paraître. Je perdrai mon temps et mes peines, ou je vous persuaderai que mes sentiments sont plus justes<267> que les vôtres, et les seuls qui soient convenables à un homme de votre naissance. J'aime ma patrie de cœur et d'âme; mon éducation, mes biens, mon existence, je tiens tout d'elle; aussi quand même j'aurais mille vies, je les lui sacrifierais toutes avec plaisir, si je pouvais par là lui rendre service et lui témoigner ma reconnaissance. Mon ami Cicéron dit dans une de ses lettres : « Je ne crois jamais pouvoir être trop reconnaissant. » J'ai l'honneur de penser et de sentir comme lui, et j'ose espérer qu'après que vous aurez mûrement réfléchi à toutes les raisons que je viens de vous détailler, au lieu d'avoir des opinions différentes sur la conduite qu'il convient à un honnête homme de tenir, nous nous encouragerons mutuellement à remplir les devoirs d'un bon citoyen, tendrement attaché à sa patrie et brûlant de zèle pour elle. Vous m'avez présenté des objections, j'ai été obligé de les résoudre; il m'a été impossible de resserrer tant de choses en moins de paroles. Si vous trouvez ma lettre trop longue, je vous en demande excuse; vous m'accorderez, j'espère, mon pardon, en faveur du sincère attachement avec lequel je suis, etc.

VII. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Il faut avouer, mon cher ami, que vous êtes bien pressant. Vous ne me faites pas grâce sur la moindre bagatelle. Pour détruire quelque petit raisonnement que je fortifie de mon mieux, vous dressez contre moi une violente batterie qui bat mes pauvres arguments en brèche, et qui ne cesse de tirer que lorsque mes défenses ruinées et entière<268>ment bouleversées ne lui offrent plus de but sur lequel elle puisse diriger ses coups. Oui, vous l'avez résolu, vous voulez à toute force que j'aime, que je serve, que je sois attaché à ma patrie, et vous me pressez de telle sorte, que je ne sais presque plus comment vous échapper. Cependant on m'a parlé de je ne sais quel encyclopédiste qui a dit que la terre est l'habitation commune des êtres de notre espèce, que le sage est citoyen du monde, et qu'il est partout également bien. J'entendis, il y a quelque temps, un homme de lettres disserter sur ce sujet; je me plaisais à l'écouter; tout ce qu'il disait s'insinuait avec tant de facilité dans mon esprit, qu'il me semblait l'avoir imaginé moi-même. Ces idées élevaient mon âme; ma vanité se complaisait quand je pensais que, cessant d'être le sujet obscur d'un petit État, je pouvais m'envisager désormais comme citoyen de l'univers; je devenais incontinent Chinois, Anglais, Turc, Français, Grec, selon qu'il plaisait à ma fantaisie. Mon imagination parcourait toutes ces nations en idée. Je me transportais tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et je m'arrêtais auprès de celle où je me plaisais le plus. Mais il me semble déjà vous entendre. Vous voudrez encore faire évanouir ce rêve agréable dont je m'occupe. Il sera facile de le dissiper, mais qu'y gagnerai-je? Les illusions qui nous charment ne valent-elles pas mieux que de tristes vérités qui nous répugnent? Je sais combien il est difficile de vous faire changer d'opinions; elles tiennent à des raisons si profondes, elles sont cramponnées dans votre esprit par tant d'arguments qui les y attachent, que j'essayerais en vain de les en arracher. Votre vie est une méditation continuelle; la mienne coule doucement, je me contente de jouir, j'abandonne les réflexions aux autres, je suis satisfait si je parviens à m'amuser et à me distraire. Voilà ce qui vous donne tant d'avantages sur moi, principalement lorsqu'il s'agit de traiter de matières graves qui exigent beaucoup de combinaisons. Je me prépare donc à vous voir armé de toutes pièces pour me forcer dans mes derniers retranchements. Je prévois qu'il<269> faudra que je renonce au système d'indépendance que je m'étais si commodément arrangé, et que vos arguments vainqueurs m'obligeront de me tracer un nouveau plan de conduite plus conforme aux devoirs de ma condition que celui que j'avais suivi jusqu'à présent.

Mais il s'élève sans cesse de nouveaux doutes en mon esprit. Vous êtes le médecin auquel je confie les maux de mon âme; c'est à vous à les guérir. Vous m'avez parlé d'un pacte social; personne ne me l'a fait connaître. Si ce contrat existe, jamais je ne l'ai signé. Selon vous, je suis engagé avec la société; je l'ignore. Je dois acquitter selon vous une dette; à qui? A la patrie. Pour quel capital? Je n'en sais rien. Qui m'a prêté ce capital? quand? où est-il? D'ailleurs je conviens avec vous que si tout le monde demeurait oisif et désœuvré, notre espèce périrait nécessairement; c'est toutefois ce qu'on n'a pas à craindre, parce que le besoin contraint le pauvre au travail, et que si quelque riche s'en dispense, cela ne tire guère à conséquence. Selon vos principes, tout serait en action dans la société, tout agirait, tout travaillerait. Un État de cette espèce serait pareil à ces ruches d'abeilles où chaque mouche est occupée, l'une à distiller le suc des fleurs, l'autre à pétrir le miel dans les alvéoles, et une troisième à la propagation de l'espèce, et où l'on ne connaît de crime irrémissible que l'oisiveté. Vous voyez que j'y procède de bonne foi. Je ne vous cache rien, je vous expose tous mes doutes. J'ai de la peine à me défaire si promptement de mes préjugés, s'ils sont tels. La coutume, cette maîtresse impérieuse des hommes, m'a façonné à certain genre de vie auquel je suis attaché; peut-être qu'il faudra me familiariser davantage avec les idées nouvelles que vous me présentez; je vous avoue que j'ai encore quelque répugnance à plier sous le joug que vous m'imposez. Renoncer à ma tranquillité, vaincre ma paresse, cela demande de terribles efforts; m'occuper sans cesse des affaires d'autrui, me tracasser pour le bien public, cela m'effarouche. Aristide, Thémistocle, Cicéron, Régulus, me présentent sans doute<270> de grands exemples de magnanimité, de grandeur d'âme, auxquels le public a rendu justice; mais que de peine pour acheter un peu de gloire! On rapporte qu'Alexandre le Grand, après une de ses victoires, s'écria : « O Athéniens, si vous saviez ce qu'il en coûte pour être loué de vous! »270-a Vous ne me passerez pas ces réflexions; vous les trouverez trop molles, trop efféminées. Vous voulez un gouvernement dont tous les citoyens ne soient que nerf et qu'énergie, où tout soit force et action; et je me doute que vous ne tolérez le repos que pour les imbéciles, les infirmes, les aveugles et les vieillards. Comme je ne me trouve pas de leur nombre, je m'attends à subir condamnation. Je ne saurais vous cacher que la matière que nous dissertons est beaucoup plus étendue que je ne me l'étais figuré. Que de différentes branches y concourent, que de combinaisons infinies pour former un corps de tant de parties qui constituent un gouvernement régulier! Nous avons peu de livres sur ce sujet, ou ceux qui existent sont d'une pédanterie assommante. Vous avez tout approfondi, et vous mettez vos connaissances à ma portée. Je vous ai l'obligation de m'avoir instruit, jusqu'aux difficultés près que je viens de vous expliquer. Continuez, je vous prie, comme vous avez commencé. Je vous regarde comme mon maître, je me fais gloire d'être votre disciple. Le rapport que les citoyens ont les uns avec les autres, les liens divers qui unissent la société, ce qu'exigent nos devoirs, toutes ces idées bouillonnent et fermentent sans cesse dans ma tête; je ne pense presque plus à autre chose. Quand je rencontre un agriculteur, je le bénis des travaux qu'il endure pour me nourrir; si j'aperçois un cordonnier, je le remercie intérieurement de la peine qu'il se donne de me chausser; passe-t-il un soldat, je fais des vœux pour ce vaillant défenseur de ma patrie. Vous avez rendu mon cœur sensible; j'étends maintenant les sentiments de ma reconnaissance sur tous mes concitoyens, mais principalement sur vous, qui, m'ayant développé la<271> nature de mes obligations, m'avez procuré un plaisir nouveau; vous avez parlé, et l'amour du prochain a rempli mon âme d'une sensation divine. C'est avec la plus haute estime et la plus parfaite reconnaissance que je suis, etc.

VIII. LETTRE DE PHILOPATROS.

Non, mon cher ami, je ne vous fais point la guerre, je vous honore et vous estime. Vous séparant de la matière que nous traitons, j'attaque uniquement des préjugés et des erreurs qui se propageraient de génération en génération, si la vérité ne se donnait la peine de les démasquer pour en détromper le public. Je vois avec une satisfaction extrême que vous commencez à vous familiariser avec quelques-unes de mes opinions. Mon système tend uniquement au bien général de la société, et il ne vise qu'à resserrer les liens des citoyens, pour les rendre plus durables; j'exige ce que leur intérêt bien entendu demande également d'eux, c'est qu'ils soient attachés véritablement à leur patrie, qu'ils concourent avec un même zèle à l'avantage de la société; car plus ils y travaillent, et mieux ils y réussissent.

Mais avant de continuer ce que j'ai à vous dire, il est nécessaire que j'écarte une nouvelle difficulté que vous faites naître sur le sujet dont nous traitons. Vous dites que vous ignorez en quoi consiste le pacte social. Le voici : il a été formé par le besoin mutuel qu'ont les hommes de s'assister; et parce qu'aucune communauté ne peut subsister sans mœurs vertueuses, il fallait donc que chaque citoyen sacri<272>fiât une partie de son intérêt à celui de son semblable. Il en résulte que si vous ne voulez pas qu'on vous trompe, vous ne devez tromper personne; vous ne voulez pas qu'on vous vole, ne volez point vous-même; vous voulez qu'on vous assiste dans vos besoins, soyez toujours prêt à servir les autres; vous ne voulez pas qu'on soit inutile, travaillez; vous voulez que l'État vous défende, contribuez-y de votre argent, mieux encore de votre personne; vous désirez la sûreté publique, ne troublez pas vous-même son repos; et si vous voulez que votre patrie prospère, évertuez-vous, servez-la de tout votre pouvoir. Vous ajoutez que personne ne vous a instruit ni parlé de ce pacte social : c'est la faute de vos parents; ceux qui ont présidé à votre éducation n'auraient pas dû négliger un article aussi important. Mais pour peu que vous y eussiez réfléchi, vous l'auriez deviné sans peine.

Vous poursuivez ainsi : Je ne sais quelle dette je dois acquitter envers la société, et je ne sais où trouver le capital dont elle exige les intérêts. Ce capital, c'est vous, votre éducation, vos parents, vos biens; voilà le capital dont vous êtes en possession. Les intérêts que vous lui devez, c'est d'aimer votre patrie comme votre mère, de lui consacrer vos talents; en vous rendant utile, vous vous acquittez de tout ce qu'elle a droit d'exiger de vous. J'ajoute à ceci qu'il est égal sous quel genre de gouvernement se trouve votre patrie; ils sont tous l'ouvrage des hommes, il n'en est aucun de parfait. Vos devoirs sont donc égaux; soit monarchie, ou république, cela revient au même.

Allons plus en avant. Je me souviens que votre lettre fait mention de quelque idée des encyclopédistes272-a dont on vous a parlé. Il y a quelques années que nous étions inondés de leurs ouvrages. Parmi un petit nombre de bonnes choses et un petit nombre de vérités qu'on y trouve, le reste m'a paru un ramas de paradoxes et d'idées légèrement avancées qu'on aurait dû revoir et corriger avant de les<273> exposer au jugement du public. Dans un sens il est vrai que la terre est l'habitation des hommes, comme l'air l'est des oiseaux, l'eau, des poissons, et le feu, des salamandres, s'il y en avait. Mais ce n'était pas la peine d'annoncer avec tant d'emphase une vérité aussi triviale. Vous dites encore, d'après des encyclopédistes, que le sage est citoyen de l'univers. Je vous l'accorde, si l'auteur entend par là que les hommes sont tous frères et qu'ils doivent tous s'aimer; mais je cesse d'être de son avis, si son intention est de former des vagabonds, des gens qui, ne tenant à rien, courent le monde par ennui, deviennent fripons par nécessité, et finissent, soit dans un lieu, soit dans un autre, par être punis de la vie désordonnée qu'ils ont menée. De semblables idées entrent et s'inculquent facilement dans des têtes légères; les suites qu'elles produisent sont toujours opposées au bien de la société, parce qu'elles mènent à dissoudre l'union sociale, en déracinant insensiblement de l'esprit des citoyens le zèle et l'attachement qu'ils doivent à leur patrie. Ces mêmes encyclopédistes ont de même jeté tout le ridicule qu'ils ont pu sur l'amour de la patrie tant recommandé par l'antiquité, et qui de tout temps a été le principe des plus belles actions. Ils raisonnent aussi pitoyablement sur ce sujet que sur bien d'autres : ils vous disent doctoralement qu'il n'y a point d'être qui s'appelle patrie, que c'est une idée creuse de quelque législateur qui a créé ce mot pour gouverner des citoyens, et que par conséquent ce qui n'existe pas réellement ne saurait mériter notre amour. Cela s'appelle pitoyablement argumenter; ils ne distinguent pas ce qu'on nomme selon le langage de l'école ens per se, d'avec ens per aggregationem. L'un signifie un être seul et unique : tel homme, tel cheval, tel éléphant; l'autre joint plusieurs corps ensemble, dont il forme une masse : la ville de Paris, en sous-entendant ses habitants; une armée, c'est une quantité de soldats; un empire, c'est une nombreuse association d'hommes. Ainsi le pays où nous avons reçu la lumière s'appelle notre patrie. Cette patrie existe donc réellement,<274> et ce n'est point un être de raison; elle est composée d'une multitude de citoyens qui tous vivent dans la même société, sous les mêmes lois et avec les mêmes coutumes; et comme nos intérêts et les siens sont étroitement unis, nous lui devons notre attachement, notre amour et nos services. Que pourraient répondre ces cœurs tièdes et lâches, que pourraient répondre tous les encyclopédistes de l'univers, si la patrie personnifiée se présentait subitement devant eux, et leur tenait à peu près ce langage : « Enfants dénaturés autant qu'ingrats auxquels j'ai donné le jour, serez-vous toujours insensibles aux bienfaits dont je vous comble? D'où tenez-vous vos aïeux? c'est moi qui les ai produits. D'où ont-ils tiré leur nourriture? de ma fécondité inépuisable; leur éducation? ils me la doivent; leurs biens et leurs possessions? c'est mon sol qui les leur fournit. Vous-mêmes, vous êtes nés dans mon sein. Enfin vous, vos parents, vos amis, tout ce que vous avez de plus cher au monde, c'est moi qui vous donnai l'être. Mes tribunaux de justice vous protégent contre l'iniquité, ils défendent vos droits, ils garantissent vos possessions; la police que j'ai établie veille à votre sûreté; vous parcourez les villes et les campagnes également à l'abri des surprises des voleurs et du poignard des assassins; et les troupes que j'entretiens vous défendent contre la violence, la rapacité et les invasions de nos ennemis communs. Je ne me borne pas à contenter vos besoins urgents; mes soins vous procurent les aisances et toutes les commodités de la vie. Enfin, si vous voulez vous instruire, vous trouvez des maîtres en tout genre; désirez-vous de vous rendre utiles, les emplois vous attendent; êtes-vous infirmes ou malheureux, ma tendresse pour vous a ménagé des secours que vous trouvez tout préparés; et pour tant de faveurs que je vous prodigue journellement, je ne vous demande d'autre reconnaissance si ce n'est d'aimer cordialement vos concitoyens, et de vous intéresser avec un attachement véritable à ce qui leur est avantageux; ils sont mes membres, ils sont moi-même, vous ne<275> pouvez les aimer sans aimer votre patrie. Mais vos cœurs endurcis et farouches n'estiment pas le prix de mes bienfaits. Une folie effrénée qui s'est emparée de vos sens vous dirige. Vous désirez de vous séparer de la société, de vous isoler, de rompre tous les nœuds qui vous doivent attacher à moi. Quand la patrie fait tout pour vous, ne ferez-vous rien pour elle? Rebelles à tous mes soins, sourds à toutes mes représentations, rien ne pourra-t-il ni fléchir ni amollir vos cœurs de bronze? Rentrez en vous-mêmes; que l'avantage de vos parents, que vos véritables intérêts vous touchent; que le devoir et la reconnaissance s'y joignent, et conduisez-vous désormais envers moi selon que l'exige de vous la vertu, le soin de votre honneur et de la gloire. » Pour moi, je lui répondrais, en m'élançant vers elle : « Mon cœur, vivement touché de tendresse et de reconnaissance, n'avait pas besoin de vous voir et de vous entendre pour vous aimer. Oui, je confesse que je vous dois tout; aussi vous suis-je aussi indissolublement que tendrement attaché; mon amour et ma reconnaissance n'auront de fin qu'avec ma vie; cette vie même est votre bien; quand vous me la redemanderez, je vous la sacrifierai avec plaisir. Mourir pour vous, c'est vivre éternellement dans la mémoire des hommes; je ne puis vous servir sans me combler de gloire. »

Pardonnez, mon cher ami, ce mouvement d'enthousiasme où mon zèle m'emporte. Vous voyez mon âme toute nue. Et comment vous cacherais-je ce que je sens si vivement? Pesez mes paroles, examinez tout ce que je vous ai dit, et je crois que vous conviendrez avec moi qu'il n'est rien de plus sage ni de plus vertueux que d'aimer véritablement sa patrie. Laissons à part les imbéciles et les aveugles, dont l'impuissance saute aux yeux. A l'égard des vieillards et des personnes infirmes, quoiqu'elles ne puissent pas agir pour le bien de la société, elles doivent pourtant conserver pour leur patrie ce tendre attachement que des fils ont pour leur père, partager ses pertes et ses succès, et faire au moins des vœux pour sa prospérité. Si notre<276> condition d'hommes nous engage à faire du bien à tout le monde, à plus forte raison notre condition de citoyens nous oblige-t-elle à servir nos compatriotes de tout notre pouvoir : ils nous touchent de plus près que des peuples étrangers dont nous n'avons que peu ou point de connaissance. Nous vivons avec nos compatriotes; nos mœurs, nos usages, nos lois sont les mêmes; nous ne partageons pas seulement avec eux l'air que nous respirons, mais également l'infortune et la prospérité; et si la patrie a le droit d'exiger que nous nous immolions pour elle, à plus forte raison peut-elle prétendre que par nos services nous lui devenions utiles : l'homme de lettres, en instruisant le public; le philosophe, en lui enseignant la vérité; le financier, en administrant fidèlement ses revenus; le jurisconsulte, en sacrifiant la forme à l'équité; le soldat, en défendant sa patrie avec zèle et courage; le politique, en combinant sagement et en raisonnant juste; l'ecclésiastique, en prêchant la pure morale; l'agriculteur, l'artisan, les manufacturiers, les négociants, en perfectionnant chacun la partie à laquelle il s'est voué. Tout citoyen pensant ainsi travaille alors pour le bien public. Ces différentes branches réunies et conspirant au même but font naître la félicité des États, le bonheur, la durée et la gloire des empires.

Voilà, mon cher ami, ce que mon cœur a dicté à ma plume. Je n'ai point écrit sur cette matière en professeur, parce que je n'ai pas l'honneur d'être un docteur en us, et que je m'entretiens simplement et uniquement avec vous pour vous rendre compte de ce que j'entends par les devoirs qu'un honnête et fidèle citoyen doit remplir envers sa patrie. Cette légère esquisse est suffisante pour vous, qui pénétrez et saisissez promptement les choses. Je vous assure que je n'aurais jamais tant barbouillé de papier, si ce n'était dans l'intention de vous complaire et de vous obéir. Je suis avec le plus sincère attachement, etc.

<277>

IX. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Votre dernière lettre, mon cher ami, me réduit au silence; je suis forcé à me rendre. J'abjure dès ce moment mon indolence et ma paresse; je renonce aux encyclopédistes comme aux principes d'Épicure, et je dévoue tous les jours de ma vie à ma patrie; je veux être désormais citoyen, et suivre en tout votre louable exemple. Je vous confesse franchement mes fautes; je me suis contenté d'idées vagues, je n'ai ni assez réfléchi, ni assez mûrement approfondi cette matière. Ma coupable ignorance m'a empêché jusqu'ici de remplir mes devoirs. Vous faites briller à mes yeux le flambeau de la vérité, et mes erreurs disparaissent. Je veux réparer le temps que j'ai perdu, en surpassant tout le monde par mon ardeur pour le bien public. Je me propose pour exemple les plus grands hommes de l'antiquité, qui se sont signalés pour le service de leur patrie, et je n'oublierai jamais que c'est vous dont le bras vertueux m'a ouvert la carrière où je m'élance sur vos pas. Comment et par quel moyen pourrai-je m'acquitter de tout ce que je vous dois? Comptez au moins que si quelque chose peut surpasser l'amitié et l'estime que j'ai pour vous, ce sont les sentiments de reconnaissance avec lesquels je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.

<278>

X. LETTRE DE PHILOPATROS.

Vous me comblez de joie, mon cher ami; je suis enchanté de votre dernière lettre. Je n'ai jamais douté qu'une âme honnête comme la vôtre ne soit un terrain propre à recevoir les semences de toutes les vertus; je suis sûr que la patrie en recueillera les plus abondantes moissons. La nature avait tout fait en vous; il ne fallait que développer vos sentiments. Si j'ai pu y contribuer, je m'en glorifie, car enrichir la patrie d'un bon citoyen, c'est plus que d'étendre ses frontières. Je suis, etc.


101-a « L'amour-propre est le principe de nos vertus, et par conséquent du bonheur du monde. »Réfutation du Prince de Machiavel, t. VIII, p. 311. Voyez encore ci-dessus, p. 92 et 93.

105-11 Valère Maxime, livre VII, chap. 2.

105-a Voyez ses Pensées, maximes et réflexions, publiées pour la première fois en 1665. Le Roi en fait l'éloge t. VII, p. 119.

123-a Voyez t. IV, p. 205.

13-1 Quelques auteurs y ajoutent Isis.

133-a Jean-Jacques Burlamaqui, né à Genève en juillet 1694, y mourut au mois d'avril 1748. On a de lui deux ouvrages : les Principes du Droit naturel, publiés par l'auteur à Genève en 1747, in-4, et le Droit public, Genève, 1751, ouvrage posthume, tiré des cahiers de ses élèves.

134-a L'Académie des nobles, fondée eu 1765. Voyez ci-dessus, p. 89.

137-a Voyez t. I, p. 263 et 268, t. II, p. 43, et t. VII, p. 121.

139-a Le lieutenant-général de Buddenbrock. Voyez ci-dessus, p. 97.

14-2 Dracon infligeait punition de mort contre les plus petites fautes : il alla jusqu'à faire le procès aux choses inanimées : une statue, par exemple, qui en tombant avait blessé quelqu'un, était bannie de la ville.

142-a Voyez ci-dessus, p. 43.

155-a Voyez t. VIII, p. 46. Cette anecdote est racontée par Boileau, satire IV, v. 103.

165-a Voyez ci-dessus, p. 36

167-12 Ce morceau a été fourni par un militaire indigné du silence de ses confrères, pour que les philosophes ne prissent pas leur silence pour un consentement tacite aux sottises qu'ils se sont mis en goût de leur dire depuis un certain temps.

170-a Voyez t. IV, p. 124, et t. VIII, p. 135.

175-a Voyez t. IV, p. 37.

175-b Voyez t. VIII, p. 135 et 279, et t. IV, p. 34.

18-3 Il n'y avait que deux sortes d'héritiers ab intestat : les enfants et les parents masculins.

180-13 Seconde partie, chap. XII.

181-14 Première partie, chap. VI.

182-a Jean Turbervill Needham, physicien célèbre par ses observations microscopiques, né à Londres en 1713, mort à Bruxelles le 30 décembre 1781.

187-a C'est Cyniscus qui parle ainsi à Jupiter, dans le Jupiter confondu de Lucien, chap. 15.

188-15 Seconde partie, chap. XIII.

19-4 L'accusé comparaissait en suppliant devant le magistrat, avec ses parents et ses clients.

191-a Voyez t. I, p. 106 et suivantes, et ci-dessus, p. 53 et 54.

198-a J.-J. Rousseau.

202-a Voyez t. VIII, p. 291, et ci-dessus, p. 41 et 56.

203-16 Torricelli. [Voyez t. II, p. 39.]

203-17 Newton. [Voyez t. II, p. 39.]

204-a Voyez t. VII, p. 143-147.

205-18 Oratio pro Archia. [D'après la traduction de M. de Villefore. Voyez t. VIII, p. 156 et 304.]

205-a Varron n'a pas composé de poëme sur la guerre civile, ni d'ouvrage intitulé les Origines. Ce dernier titre est celui d'un livre, aujourd'hui perdu, qui avait Caton pour auteur. Mais Varron, un des plus illustres savants de son temps, était en particulier un grand archéologue. Voyez t. VII, p. 70.

21-5 Les Pictes, peuples venus du Mecklenbourg.

21-6 Ces assemblées s'appelaient wittenagemot, ou conseil des sages, dont le gouvernement prit le nom d'heptarchique.

211-a L'Auteur veut parler de la guerre de sept ans, dénomination qui ne se trouve pas dans ses Œuvres (voyez t. IV, p. III). Il l'y nomme tantôt la guerre précédente (t. VI, p. 142 et 143), tantôt la dernière guerre ou la guerre dernière (t. VI, p. 86, 108, 114, 116 et 142), tantôt la guerre de 1756 (t. VI, p. 109; et ci-dessus, p. 167).

211-b Voyez t. VI, p. 96 et 97.

212-a Voyez t. VI, p. 13, 25 et 92.

214-a Voyez t. VI, p. 104 et 112.

214-b Silberberg; voyez t. VI, p. 111.

215-a Les mots régiment de sont omis dans l'autographe.

219-a Le mot que est omis dans l'autographe.

22-7 Couronné à Londres en 1066.

224-a Le terme de pacte social ne se trouve pas dans les Œuvres de Frédéric, si ce n'est dans ce passage et dans la pièce suivante, où il est répété sept fois. Les mots pacte et contrat y sont employés dans le même sens.
Parmi les lettres du Roi à mylord Marischal et à la duchesse de Saxe-Gotha, il en est quelques-unes, des années 1762 et 1763, qui roulent sur le caractère de Rousseau et sur son Émile; Frédéric ne paraît pas aimer l'un plus que l'autre, et il ne fait jamais mention du Contrat social, dont la première édition avait paru en 1762. Quant au fameux Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, en l'année 1750, nous trouvons ci-dessus, p. 198 et 199, un jugement sévère qui le concerne. Voyez l'Avertissement de l'Éditeur en tète de ce volume, no XIII.

225-a Voyez t. I, p. 142, et t. VIII, p. 72, 190 et 335.

237-a Voyez ci-dessus, p. 6 et 42.

238-a Voyez ci-dessus, p. 225.

246-a Voyez ci-dessus, p. 224.

261-a Voyez t. VIII, p. 23 et 24.

265-a Voyez t. IV, p. 14.

265-b Voyez t. IV, p. 2, et ci-dessus, p. 33 et 34.

265-c La statue du Grand Électeur a été élevée en 1703, celle du maréchal de Schwerin en 1769, celle du général de Winterfeldt en 1777, celle du général de Seydlitz en 1784, celle du maréchal Keith en 1786, celle du général de Zieten en 1794, et celle du prince Léopold d'Anhalt-Dessau en 1800.

266-a Oratio post reditum in senatu, chap. XI et XV.

270-a Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. 60.

272-a D'Alembert prend la défense des véritables encyclopédistes dans deux de ses lettres au Roi, celles du 19 novembre et du 27 décembre 1779.

3-a

Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.

Corneille, le

Cid

, acte II, scène II.

31-8 L'ordéal par le feu : on mettait entre les mains de l'accusé un morceau de fer ardent; s'il était assez heureux pour ne se point brûler, il était absous, sinon, on le punissait comme coupable.

31-9 L'ordéal par l'eau : on liait le coupable et on le jetait dans l'eau; s'il surnageait, il était absous.

31-a Nous ne savons à quoi se rapporte cette citation imparfaite.

32-10 De Murait [Lettres sur les Anglais et les Français et sur d'autres sujets. Nouvelle édition corrigée et augmentée par l'auteur même (sans indication de nom d'auteur ni de lieu d'impression) 1728, in-8, t. I, p. 148]. Un homme coupa le nez à son ennemi : on voulut le châtier d'avoir mutilé un citoyen; mais il soutint que ce qu'il avait coupé n'était point un membre, et le parlement déclara par un arrêt qu'on regarderait le nez comme un membre.

32-a Elle fut abolie le 3 juin 1740. Voyez Friderici Behmeri Novum jus controversum. Lemgoviae, 1771, in-4, t. II, p. 478 et 479.

34-a Voyez t. IV, p. 1-3.

34-b Le 2 avril et le 20 juin 1746. Voyez Mylius C. C. M. Continuatio III, p. 73 et 75, no X et XIII.

36-a L'abbé de Saint-Pierre, qui mourut le 29 avril 1743, avait envoyé, en 1742, au roi de Prusse un ouvrage sur la manière de rétablir la paix en Europe et de la consolider définitivement. Voyez les lettres de Frédéric à Voltaire et à Jordan, du 12 et du 15 avril 1742.

42-a Voyez t. I, p. 241 et 242; t. VIII, p. 182; et ci-dessus, p. 6.

43-a Voyez au sujet de ces deux margraves t. V, p. 73 et 227; et t. VI, p. 251.

43-b Voyez t. I, p. 1; t. II, p. 24 et 25; et t. VIII, p. 97, 142, 143 et 222.

5-a Pendant la minorité du Duc, le gouvernement fut confié au fameux mathématicien et philosophe Bilfinger et au ministre Auguste de Hardenberg, homme distingué autant par le talent que par le caractère.
George-Bernard Bilfinger, conseiller intime actuel de Würtemberg et président du consistoire, mourut en 1750. Le Roi le nomme avec éloge avec Thomasius et Haller dans son écrit De la Littérature allemande (t. VII, p. 136).

55-a Il n'existe pas de fable de La Fontaine qui porte ce titre : peut-être le Roi veut-il parler du Moucheron et le Bœuf, apologue de Phèdre.

57-a Pro Archia poeta, chap. XI.

62-a Frédéric avait acheté la collection d'antiques du cardinal Melchior de Polignac, mort le 20 novembre 1741. Voyez les lettres à Jordan et à Voltaire, du 21 septembre et du 18 novembre 1742. Voyez aussi t. VIII, p. 282.

63-a Taxera, ou plutôt Teixeira de Mattos, et Schwartzau (ce dernier nom formé par corruption du nom espagnol Suasso) étaient de riches juifs portugais qui vivaient à Amsterdam à la fin du dix-septième siècle. Schwartzau est déjà mentionné t. I, p. 115.

7-a L'empereur Charles VII. Voyez t. II, p. 110, 111 et 124; et t. III, p. 27, 28 et 30.

74-a Pierre Varignon, mathématicien célèbre, né à Caen en 1654, mort en 1722. Joseph-Guichard Duverney, célèbre anatomiste, né à Feurs en Forez, en 1648, mort en 1730.

74-b Léonard Euler.

75-a Pro Archia poeta. chap. VI.

75-b Boileau Despréaux, Épître X, v. 26, et Lettre IX, à M. de Maucroix.

75-c Ces vers, dont le second est défectueux, ne sont pas de Racine; il est probable que c'est une réminiscence imparfaite des vers suivants :

Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser;
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Athalie

, acte II, scène V.

76-a Boileau, L'Art poétique, chant III, v. 227 et 228.

76-b De Oratore, livre II, chap. 21.

77-a Horatii Ars poetica, v. 361.

78-a Mauvais poètes tournés en ridicule par Boileau.

78-b Sémiramis, tragédie de Voltaire, acte I, scène I.

79-a Claude Favre de Vaugelas, né à Bourg-en-Bresse en 1585, grammairien célèbre, traducteur de Quinte-Curce, et, jusqu'à sa mort, arrivée en 1650, un des principaux rédacteurs du Dictionnaire de l'Académie française, dont la première édition parut en 1694.

79-b Traité du Sublime ou du Merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin par Boileau.

81-a Andromaque, acte IV, scène V. Le Roi altère légèrement le texte.

90-a Cet article n'a jamais été exécuté : on préféra donner aux jeunes élèves des maîtres spécialement attachés à l'académie et faisant leurs cours dans la maison même. Voyez Thiébault, Frédéric le Grand, ou Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, t. V, p. 145.

90-b M. Thiébault.

91-a M. Wéguelin.

92-a Le Roi parle aussi de la manière d'enseigner l'histoire t. VII, p. 47, 115, 116, 123, 124 et 301-134, et ci-dessus, p. 41 et 42.

92-b M. Sulzer.

94-a M. Sulzer fut d'abord désigné pour enseigner les mathématiques; mais avant même que les élèves fussent réunis, on le chargea des cours de métaphysique et de morale, et ce fut M. de Castillon fils qui fut chargé des leçons de mathématiques. Voyez Thiébault, l. c., p. 152.

94-b M. Stosch.

95-a Voyez t. IV, p. 2.

96-a Dans le texte donné par Thiébault, l. c., p. 155, ce dernier article porte : « On soupe à sept heures en hiver et à huit heures en été; et à neuf heures en hiver et à dix heures en été, il faut que tout le monde dorme. »

96-b C'était un écuyer assez estimé.

97-a Le général de Buddenbrock. Voyez t. VI, p. 111.

97-b Le texte donné par Thiébault, p. 157, porte : « En commençant par les classes et les chambres, et en s'occupant ensuite de la partie économique. »