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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME III.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME III.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVI

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ŒUVRES HISTORIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME III.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVI

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HISTOIRE DE MON TEMPS TOME II.

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HISTOIRE DE MON TEMPS.

CHAPITRE VIII

Événements des années 1743 et 1744, et tout ce qui précéda la guerre des Prussiens.

On dit que c'est une faute capitale en politique de se fier à un ennemi réconcilié, et l'on a raison; mais c'en est une plus grande encore à une puissance faible de lutter à la longue contre une monarchie puissante, qui a des ressources dont la première manque. Cette réflexion était nécessaire pour répondre d'avance aux critiques qui censuraient la conduite du Roi. Fallait-il, disait-on, se mettre à la tète d'une ligue pour écraser la nouvelle maison d'Autriche, et laisser ensuite reprendre le dessus à cette même maison d'Autriche, pour chasser les Français et les Bavarois de l'Allemagne? Mais quel était le projet du Roi? N'était-ce pas de conquérir la Silésie? Comment pouvait-il l'obtenir, si la guerre avait continué, n'ayant pas assez de ressources pour fournir aux grandes dépenses qu'elle entraîne de nécessité? Tout ce qui dépendait de lui, c'était d'agir par des négociations, et, autant que cela était faisable, de conserver l'équilibre entre les puissances belligérantes. La paix lui donnait le<2> temps de respirer et de se préparer à la guerre; d'ailleurs l'animosité était si forte entre la France et l'Autriche, et leurs intérêts si opposés, que la réconciliation entre ces puissances ennemies paraissait encore bien éloignée : il fallait se réserver pour les grandes occasions.

Les mauvais succès des armées françaises avaient fait une assez forte impression sur l'esprit du cardinal de Fleury, pour que sa santé s'en ressentît; une maladie l'emporta au commencement de cette année. Il avait été ancien évêque de Fréjus, précepteur de Louis XV, cardinal de l'Église romaine, et depuis dix-sept ans premier ministre. Il s'était soutenu dans ce poste, où peu de ministres vieillissent, par l'art de captiver la confiance de son maître, et en écartant avec soin de la cour ceux dont le génie pouvait lui donner de l'ombrage. Il adoucit les plaies que la guerre de succession et le système de Law avaient faites à la France. Son économie fut aussi utile au royaume que l'acquisition de la Lorraine lui fut glorieuse. S'il négligea le militaire et la marine, c'est qu'il voulait tout devoir à la négociation, pour laquelle il avait du talent. Son esprit succomba ainsi que son corps sous le poids des années. On dit trop de bien de lui pendant sa vie, on le blâma trop après sa mort. Ce n'était point l'âme altière de Richelieu, ni l'esprit artificieux de Mazarin; c'étaient des lions qui déchiraient des brebis : Fleury était un pasteur sage qui veillait à la conservation de son troupeau. Louis XV voulut élever à la mémoire de ce cardinal un monument; on en fit un dessin qui ne fut jamais exécuté : à peine fut-il mort qu'il fut oublié.

Chauvelin, que le cardinal de Fleury avait fait exiler, crut du fond de son exil pouvoir emporter ce poste vacant; il écrivit à Louis XV, blâmant l'administration de son ennemi, et se vantant beaucoup lui-même. Cette démarche précipitée fit qu'on lui marqua pour son exil un lieu plus éloigné de la cour que Bourges, où il était relégué.

Le roi de France notifia la mort de son ministre aux cours étrangères, à peu près dans le style d'un prince qui annonce son avènement<3> à la couronne. Voici la lettre qu'il écrivit3-a au Roi; nous l'avons copiée mot pour mot.3-b



Monsieur mon frère,

Après la perte que je viens de faire du cardinal de Fleury, en qui j'avais mis toute ma confiance pour l'administration de mes affaires, et dont je ne puis trop regretter la sagesse et les lumières, je ne veux pas différer à renouveler moi-même à Votre Majesté les assurances qu'il vous a données en mon nom, et que je l'ai souvent chargé de vous réitérer, de l'amitié parfaite que j'ai pour la personne de Votre Majesté, et du désir sincère que j'ai toujours eu de pouvoir me concerter avec elle sur tout ce qui peut être de nos intérêts communs. Je ne puis douter que Votre Majesté n'y corresponde de sa part comme je le puis désirer, et elle peut compter qu'elle trouvera en moi, en toutes occasions, les mêmes dispositions à contribuer à sa gloire et à ses avantages, et à lui marquer que je suis, etc.

Le département des affaires étrangères notifia en même temps que le Roi, ayant résolu de gouverner désormais par lui-même, voulait qu'on s'adressât directement à lui : jusqu'alors Louis XV avait été le pupille, et le cardinal de Fleury, son tuteur. Après la mort de Mazarin, Louis XIV porta lui-même le deuil de son ministre : personne ne le porta pour Fleury; il fut oublié avant qu'on eût prononcé son oraison funèbre. Pendant l'administration de ce cardinal, les différentes rênes du gouvernement aboutissaient toutes à lui, et venaient toutes se joindre dans ses mains : il était le point de ralliement qui réunissant les finances, la guerre, la marine et la politique, les dirigeait au moins à un même but. Depuis sa mort, le Roi voulut<4> travailler lui-même avec les ministres qui étaient à la tête de ces quatre départements : son ardeur s'éteignit au bout de huit jours de travail, et la France fut gouvernée par quatre rois subalternes, indépendants les uns des autres.

Ce gouvernement mixte produisit des détails de département; mais les vues générales qui réunissent et embrassent en grand le bien de l'État et son intérêt, manquèrent dans les conseils. Pour se faire une idée du choix des ministres, qu'on se représente un chancelier du duc d'Orléans, rempli de Cujas et de Bartole, qui devient ministre de la guerre dans ces temps où toute l'Europe était en feu, et un ancien capitaine de dragons, nommé Orry, qu'on met à la tête des finances. Maurepas s'imaginait rendre Louis XV souverain des mers, et le Roi le serait devenu, si les discours d'un homme aimable avaient pu opérer ce miracle. Amelot était de ces esprits rétrécis qui, comme les yeux myopes, distinguent à peine les objets de près. Cet aréopage gouverna donc la France; c'était proprement une aristocratie qui, naviguant sans boussole sur une mer orageuse, ne suivait pour système que l'impulsion des vents.

Les armées ne prospérèrent pas sous cette nouvelle administration. Quoique l'armée de Maillebois joint aux Bavarois, fut encore sur les frontières de l'Autriche, le prince de Lobkowitz avec seize mille Hongrois tenait toujours le maréchal de Belle-Isle bloqué dans Prague avec seize mille Français. Le corps de M. de Belle-Isle était presque tout composé d'infanterie, et celui des Autrichiens, de cavalerie. Cette situation inquiétait M. d'Argenson : soit par impatience, soit par humeur, soit par légèreté, ce robin fit expédier au maréchal de Belle-Isle l'ordre d'évacuer Prague. Cet ordre était plus facile à donner qu'à exécuter. Le maréchal de Belle-Isle fit ses dispositions en conséquence : il fit sortir la garnison le 18 de décembre au soir, par un froid très-perçant; il gagna trois marches sur le prince Lobkowitz, et, enfilant un chemin difficile qui donnait peu de prise à<5> la cavalerie de l'ennemi, il continua de longer l'Éger, et arriva le dixième jour de sa marche à la ville d'Éger. Quatre mille hommes périrent de misère et de froid par les marches forcées qu'on leur fit faire; et cette armée délabrée, réduite à huit mille combattants, fut partagée : ce qui était encore en état de servir, joignit M. de Maillebois en Bavière, et les corps entièrement ruinés furent envoyés en Alsace pour se recruter.

La Bohême fut ainsi conquise et perdue, sans qu'aucune victoire ni des Français ni des Autrichiens eût décidé entre eux du sort des empires. Dans tout autre pays que la France, une retraite comme celle de M. de Belle-Isle aurait causé une consternation générale : en France, où les petites choses se traitent avec dignité et les grandes légèrement, on ne fit qu'en rire, et M. de Belle-Isle fut chansonné. Des couplets ne mériteraient certainement pas d'entrer dans un ouvrage aussi grave que le nôtre; mais comme ces sortes de traits marquent le génie de la nation, nous croyons ne point devoir omettre ce couplet-ci :

Quand Belle-Isle partit une nuit
De Prague à petit bruit,
Il dit, voyant la lune :
Lumière de mes jours,
Astre de ma fortune,
Conduisez-moi toujours.

En pareille occasion, on aurait jeûné à Londres, exposé le sacrement à Rome, coupé des têtes à Vienne : il valait mieux se consoler par une épigramme.

La retraite du maréchal Belle-Isle eut le sort de toutes les actions des hommes : il y eut des fanatiques qui par zèle la comparèrent à la retraite des Dix mille de Xénophon; d'autres trouvaient que cette fuite honteuse ne pouvait se comparer qu'à la défaite de<6> Guinegate. Ils avaient tort les uns et les autres : seize mille hommes qui évacuent Prague, et se retirent de la Bohême devant seize mille hommes qui les poursuivent, n'ont ni les dangers à courir, ni la longueur des chemins à traverser qu'eurent les troupes de Xénophon pour retourner du fond de la Perse en Grèce; mais aussi ne faut-il pas outrer les choses, et comparer une marche où les Français ne purent être entamés par les ennemis, à une défaite totale. Les dispositions de M. Belle-Isle étaient bonnes; le seul reproche qu'on puisse lui faire, est de n'avoir pas dans sa marche assez ménagé ses troupes.

Dès lors la fortune de la reine de Hongrie prit un air plus riant. Le maréchal Traun défit en Italie M. de Gages, qui passait le Panaro pour l'attaquer. Cette victoire ne satisfit point la cour de Vienne : elle trouva que le maréchal Traun n'en avait pas assez fait; elle voulait des batailles qui eussent de grandes suites. Enfin ce maréchal fut jugé comme Apollon par Midas; et c'était cependant le premier de leurs généraux qui eût triomphé de leurs ennemis. La maison d'Autriche commençait à regagner des provinces perdues, et assurait celles qui étaient menacées. Cela ne l'empêchait pas d'être accablée par le poids de cette guerre; peut-être y aurait-elle succombé, si ces premières lueurs de prospérité n'eussent ranimé la bonne volonté de ses alliés.

Le roi d'Angleterre donna des marques du plus grand zèle pour le soutien de la reine de Hongrie. Les motifs qui le faisaient agir ainsi étaient en grande partie une haine invétérée qu'il portait à la France. Il avait servi dans sa jeunesse contre cette puissance; il s'était trouvé à la bataille d'Oudenarde, où il avait chargé à la tête d'un escadron hanovrien, en donnant des marques d'une valeur distinguée; il ambitionnait de se trouver à la tète des armées pour jouir de la gloire des héros. L'occasion s'en présentait, il avait des troupes en Flandre : en se déclarant pour la Reine, en passant la mer, personne ne pouvait lui disputer le commandement de ses troupes; de plus, il<7> pouvait augmenter son trésor de Hanovre par les subsides que les Anglais lui payeraient pour ses Hanovriens.

Pour le lord Carteret, il avait besoin de la guerre pour se soutenir auprès de son maître et auprès de la nation anglaise. Le commerce de ces insulaires était gêné depuis qu'ils étaient en guerre avec l'Espagne : pour décider par quelque grand coup ces affaires de commerce, il fallait qu'il fût frappé sur terre et en Europe. La France passait pour à demi ruinée par les efforts qu'elle avait faits pour soutenir la Bavière et la Bohême; elle était l'alliée de l'Espagne : en frappant l'une de ces puissances, l'on frappait l'autre. Il fallait donc battre les Français, soit en Allemagne soit en Flandre, pour gagner sur mer une supériorité qui pût produire un avantage réel pour le commerce de l'Angleterre. Le Roi, son ministre et la nation tendant au même but, quoique par des vues différentes, il fut résolu d'envoyer au cœur de l'Allemagne ces troupes anglaises, hanovriennes et hessoises qui se trouvaient en Flandre.

Autant ce projet pouvait convenir au roi d'Angleterre, d'autant moins convenait-il au roi de Prusse : il ne devait pas perdre de vue cet équilibre politique que, pendant la guerre même, son intérêt l'obligeait de maintenir entre les puissances belligérantes. Si la maison d'Autriche gagnait une supériorité décidée dans l'Empire sur la maison de Bavière, la Prusse perdait son influence dans les affaires générales : il fallait donc empêcher que le roi d'Angleterre et la reine de Hongrie, aveuglés par les succès auxquels ils devaient s'attendre, ne détrônassent l'Empereur. La voie des représentations était la seule qui convint au roi de Prusse; et, se servant des arguments qui peuvent convenir à un prince allemand zélé pour sa patrie et pour la liberté du corps germanique, il conjura le roi d'Angleterre de ne pas rendre, sans des raisons très-importantes, l'Empire le théâtre d'une guerre qui était près de s'allumer, et de se souvenir qu'il n'est point permis à un membre du corps germanique d'introduire, sans<8> la sanction de la diète, des troupes étrangères dans sa patrie. C'était tout ce que ce prince pouvait faire à l'égard des conjonctures où il se trouvait : il ne pouvait pas compter sur la France, qu'il avait indisposée contre lui par la paix de Breslau; il ne pouvait se brouiller avec les Anglais, qui étaient les seuls garants qu'il eût de cette paix. Les choses n'en étaient pas venues à une extrémité assez importante pour replonger ses États dans une nouvelle guerre : il fallait donc se contenter de la promesse du roi d'Angleterre, qui s'engagea de ne rien entreprendre, ni contre la dignité de l'Empereur, ni contre ses États patrimoniaux.

Ce n'était pas avec les Anglais seuls qu'on négociait. Le Roi avait entamé une autre négociation à Pétersbourg pour des intérêts qui le touchaient plus directement : il s'agissait d'obtenir de l'impératrice de Russie la garantie du traité de Breslau. Ce furent les Anglais et les Autrichiens qui s'y opposèrent de toutes leurs forces, quoique sous main. Les deux frères Bestusheff, ministres de l'Impératrice, séduits par l'appât de dix mille guinées, trouvèrent, par les difficultés qu'ils firent naître, le moyen d'accrocher continuellement la fin de cette affaire. La reine de Hongrie regardait la cession qu'elle avait faite de la Silésie comme un acte de contrainte, dont elle pouvait appeler avec le temps, en rejetant sur la nécessité ce que la rigueur des conjonctures l'avait forcée d'accepter malgré elle. Les Anglais voulaient isoler le roi de Prusse, et le priver de tout appui, pour l'avoir entièrement sous leur dépendance. De quelque façon que les princes cachent ces sortes de vues, il est bien difficile pour eux de les rendre impénétrables.

Ce fut alors que la paix de Friedrichshamn fut ratifiée entre la Russie et la Suède. La perte d'une partie inculte de la Finlande8-a fut le moindre mal dont la Suède eut à se plaindre : le despotisme que les Russes exercèrent à Stockholm, mit le comble à l'opprobre de<9> cette nation; un sujet de l'Impératrice était considéré en Suède comme un sénateur romain du temps de César pouvait l'être dans les Gaules.

Une nation malheureuse ne manque jamais d'ennemis. Les Danois voulurent profiter des calamités de la Suède. La diète de Stockholm était assemblée pour ratifier la paix qui venait de se conclure avec la Russie, et pour nommer un successeur au trône; le roi de Danemark, dans le dessein d'unir les trois couronnes de la Suède, du Danemark et de la Norwége sur la tête de son fils le prince royal, excita une rébellion dans la Carélie, souleva des prêtres, corrompit quelques bourgeois; mais il trouva tant de difficultés dans l'exécution de son plan, que ce plan avorta avant sa naissance. Les troupes danoises et suédoises s'assemblaient déjà sur les frontières; la diète de Stockholm s'empressait à trouver des secours : elle demanda les bons offices du roi de Prusse pour moyenner un accommodement avec ses voisins. Le Roi s'intéressa pour eux, et le roi de Danemark lui répondit qu'eu égard à ses exhortations, il ne précipiterait pas les choses. Mais ce qui paraîtra presque incroyable, c'est que ces mêmes Suédois qui venaient de faire une paix si déshonorante avec la Russie, implorèrent la protection de l'Impératrice contre les Danois. Élisabeth la leur accorda, et elle fit partir le général Keith sur des galères qui portaient dix mille hommes de secours. Ce fut alors qu'à la faveur de ces troupes le prince de Holstein, évêque de Lübeck, fut élu, au lieu du prince danois, successeur du vieux roi de Suède, landgrave de Hesse. Ainsi, à peu près dans le cours de la même année, la Suède fut battue, protégée, et enfin donnée au prince de Holstein par l'impératrice de Russie. Le sénat de Stockholm se consola de tant d'infortunes par des cruautés : il fit périr les généraux de Buddenbrock et de Lewenhaupt sur l'échafaud. On les accusa de trahisons et de perfidies, mais rien ne fut prouvé : ils n'étaient coupables que par ignorance et par trop de faiblesse.

<10>Mais il est temps de quitter ces scènes tragiques qui se représentaient dans le Nord pour retourner au Sud, et pour voir ce qui se passa dans la Bohème après que les Français l'eurent abandonnée. La reine de Hongrie se rendit à Prague pour recevoir l'hommage de ce royaume, au recouvrement duquel sa fermeté avait autant et plus contribué que la force de ses armes. Le jour même de son couronnement, elle apprit que le maréchal de Khevenhüller ayant marché de Schärding à Braunau, en avait chassé le général Minucci, qui commandait un corps de sept à huit mille Impériaux; les détails de cette affaire nous sont parvenus par des officiers prussiens qui firent cette campagne en volontaires10-a avec les Autrichiens. M. de Khevenhüller voulut rassembler ses troupes à Schärding, place située sur l'Inn, proche des frontières de l'Autriche; ses troupes, sortant de leurs quartiers d'hiver, s'y rendirent par différentes routes. Malgré les précautions que cet habile officier prit de cacher ses desseins, le maréchal de Seckendorff en fut informé, et il donna ordre à M. de Minucci de se retirer de Braunau. Ce général peu intelligent ne sut ni disposer sa retraite pour obéir aux ordres de son chef, ni se choisir un terrain avantageux pour attendre l'ennemi et pour lui résister. M. de Khevenhüller se trouva bientôt en présence des Bavarois; il trouva le front de Minucci inattaquable, ayant un profond ravin qui séparait les deux armées; sa droite était appuyée à Braunau, que l'on avait fortifié en hâte durant le dernier hiver. Mais autant que ce poste était fort par sa droite et par son front, autant était-il faible sur sa gauche. M. de Khevenhüller s'en aperçut au premier coup d'œil; il détacha M. de Berlichingen avec un gros de cavalerie, qui tourna les Impériaux, et, prenant des chemins détournés, tomba sur<11> cette aile qui était en l'air, tandis que Nadasdy avec ses hussards attaqua les troupes de Minucci de front. Ce ne fut point une bataille : les Bavarois s'enfuirent sans s'être défendus; une partie de leur cavalerie se sauva dans Braunau, leur infanterie se réfugia sur les glacis de la ville. Minucci, la plus grande partie de ses troupes, et la ville de Braunau, se rendirent tout de suite à leur vainqueur; quelques débris de cette cavalerie prirent le chemin de Burghausen, où les Impériaux avaient encore un corps de troupes.

Les Français qui étaient à Osterhofen n'attendirent pas l'approche des Autrichiens. Le vieux Broglie, qui commandait cette armée avec les maréchaux de Maillebois et de Seckendorff, avait été vivement pressé par Seckendorff de prévenir l'ennemi, et d'assembler ses troupes avant que M. de Khevenhüller fût en état de rien entreprendre; mais ce fut en vain. Ses ennemis prétendaient même qu'il n'était pas fâché de voir le mauvais succès d'une guerre à laquelle le maréchal de Belle-Isle avait le plus contribué; d'autres soutiennent, avec plus d'apparence, qu'il avait des ordres de la cour de retourner en France et d'abandonner la Bavière. Quoi qu'il en soit, sa conduite sembla autoriser cette dernière opinion, et la cour ne lui témoigna aucun mécontentement à son retour.

Les Autrichiens surent profiter de l'avantage qu'ils avaient d'être en corps et d'agir contre des troupes séparées par bandes. Le prince de Lorraine arriva au camp, et, sans s'arrêter, délogea les Français de Deckendorf; tout plia devant lui : à mesure qu'il s'avançait, les troupes françaises recevaient ordre de se retirer. Quelques rivières assez considérables, qui ont leur source dans le Tyrol, qui traversent la Bavière et vont se jeter dans le Danube, fournissent aux généraux qui veulent se défendre la facilité d'en disputer les bords; mais le prince de Lorraine les passa sans y trouver de résistance. Broglie décampa de Straubing, où il avait un gros magasin, en y laissant une faible garnison, qu'il sacrifiait à l'ennemi. Un secours de dix mille<12> Français était déjà arrivé à Donauwerth pour le joindre; ils devinrent les compagnons de sa fuite; et malgré les plus fortes représentations de M. de Seckendorff, les Français l'abandonnèrent, et ne s'arrêtèrent qu'à Strasbourg, où M. de Broglie donna un bal le jour de son arrivée, apparemment pour célébrer la campagne brillante qu'il venait de terminer.

Le malheureux Seckendorff s'occupa à rassembler les débris de ses Impériaux qui s'étaient si lâchement conduits à Braunau; il les joignit au corps qui était à Burghausen, et se retira en hâte sur Munich, qu'il abandonna pour se joindre à l'armée française; mais assuré que ces troupes voulaient repasser le Rhin, il écrivit au maréchal de Broglie que comme les Français abandonnaient l'Empereur, ce prince se voyait contraint de les abandonner de même, et de chercher ses sûretés où il les trouverait. Aussitôt il demanda au prince de Lorraine et à M. de Khevenhüller de vouloir convenir avec lui d'une suspension d'armes, dont il obtint l'équivalent, car les Autrichiens lui promirent de respecter les troupes impériales en tant qu'elles occuperaient un territoire neutre de l'Empire. Les Autrichiens, aveuglés par leurs succès, avaient trop de mépris pour ces troupes pour vouloir les désarmer; ils volaient vers le Rhin, soutenus de la chimérique espérance de reconquérir la Lorraine. La prospérité est à la guerre souvent plus dangereuse que l'infortune : aux uns elle inspire une trop grande sécurité, et d'autres, elle les rend trop téméraires. Le plus grand général du monde serait celui qui, dans les diverses fortunes, conserverait un esprit égal, et qui ne séparerait jamais l'activité de la prudence.

Tandis que le prince de Lorraine s'acheminait vers le Rhin, l'Allemagne était inondée d'une nouvelle armée étrangère, qui, sous prétexte de la protéger, concourait à sa ruine. Le roi d'Angleterre avait envoyé vers le Bas-Rhin ses troupes hanovriennes et anglaises sous le commandement du lord Slair. George passa lui-même la mer, et<13> vint à Hanovre, pour se mettre ensuite à la tête de son armée. Le lord Stair, qui était à Höchst, risqua de passer le Main; les Français, qui l'épiaient, l'obligèrent d'abord à reprendre sa première position. Ce pas de clerc fit appréhender au roi d'Angleterre que son général, trop fougueux par tempérament, ne commît quelque imprudence plus forte, et il se hâta de prendre lui-même le commandement de ses troupes. Ce corps était composé de dix-sept mille Anglais, seize mille Hanovriens et dix mille Autrichiens, ce qui faisait le nombre de quarante-trois mille combattants; six mille Hessois et quelques régiments hanovriens étaient encore en marche pour le joindre. Le lord Stair avait agi avec si peu de prudence, que ses soldats manquaient de pain, et ses chevaux, de fourrage. Pour subvenir à cet inconvénient, le Roi vint se camper auprès d'Aschaffenbourg; mais ce remède ne suffit pas pour obvier à la négligence qu'on avait eue de ne pas amasser assez de vivres. Le Rhin pouvait fournir des secours; et le Roi, s'éloignant de cette rivière, se trouva plus resserré qu'auparavant par le Main et par les Français qui gardaient l'autre bord, et sur ses derrières par les montagnes arides du Spessart : il ne s'aperçut que trop tôt de sa faute. Le maréchal de Noailles affama le monarque anglais dans son camp; et comme il prévit que celui-ci ne pouvait y rester que peu de jours, Noailles conçut un dessein digne du plus grand capitaine : il prit Dettingen, et fit construire deux ponts sur le Main, et préparer à côté des gués pour sa cavalerie. Toutes ces choses s'exécutèrent sans que le roi d'Angleterre en eût vent : c'était le prélude de la bataille qui devait se donner bientôt.

Pour en avoir une idée précise, il est bon de savoir que l'armée anglaise, affamée vers les sources du Main, ne pouvait trouver des subsistances qu'en prenant le chemin de Hanau. Sa gauche, longeant toujours le Main au sortir de ces monticules, traversait la petite plaine de Dettingen. M. de Noailles, en connaissance de cause, tenait un détachement tout prêt pour occuper Aschaffenbourg au moment<14> où les Anglais en sortiraient. Il avait fait dresser tout le long du Main des batteries masquées, dont il pouvait tirer à bout portant sur les colonnes des alliés en marche; la plus forte partie de son armée devait passer le Main, pour se ranger derrière un ruisseau qui du Spessart coule devant ce front, et va se jeter dans le Main : ces troupes coupaient précisément le chemin de Hanau. Le roi d'Angleterre trouvait donc à ce débouché une armée en face et des batteries en flanc. Si le maréchal de Noailles avait aussi exactement exécuté ce projet qu'il l'avait conçu avec sagesse, le roi d'Angleterre aurait été forcé, ou d'attaquer l'armée française dans un poste très-avantageux, pour s'ouvrir l'épée à la main le passage à Hanau, ou bien de se retirer par les déserts du Spessart, où ses troupes se seraient infailliblement débandées, faute de subsistances. La faim chassa les Anglais d'Aschaffenbourg, comme Noailles l'avait prévu. Les troupes, qui avaient campé par corps, ne marchaient point par colonnes, mais se suivaient par distances : premièrement les Hanovriens, puis les Anglais et enfin les Autrichiens. Le Roi était dans son carrosse auprès des troupes de Hanovre; on l'avertit pendant la marche que son avant-garde était attaquée par un gros de cavalerie française, et, bientôt après, que toute l'armée française avait passé le Main et se trouvait en bataille vis-à-vis de lui. Le Roi monte à cheval, il veut voir par lui-même : voilà la canonnade des Français qui commence; son cheval prend l'épouvante, et allait l'emporter au milieu des ennemis, si un écuyer ne se fût jeté en avant pour l'arrêter. George renvoya le cheval, et combattit à pied à la tête d'un de ses bataillons anglais. Les troupes avaient un petit bouquet de bois à passer; ce qui leur donna le temps d'avertir les autres corps du danger qui les menaçait. Le duc d'Aremberg et M. de Neipperg accoururent avec leurs Autrichiens, et formèrent leur armée vis-à-vis de celle des Français aussi bien que les circonstances le leur purent permettre. Ce champ de bataille n'ayant que douze cents pas de front, obligea les alliés<15> à se mettre sur sept ou huit lignes. Les Français ne leur laissèrent pas le temps de finir tranquillement leur disposition; la maison du Roi les attaqua, perça par quatre lignes de cavalerie, renversa tout ce qu'elle rencontra, et fit des prodiges de valeur : elle aurait peut-être remporté l'honneur de cette journée, si elle n'avait pas sans cesse trouvé de nouvelles lignes à combattre. Ces attaques réitérées l'ayant mise en désordre, le régiment de Styrum autrichien s'en aperçut, et la fit reculer à son tour. Cela n'aurait pas fait perdre la bataille aux Français : la véritable cause ne doit s'attribuer qu'au mouvement imprudent de M. de Harcourt et de M. de Grammont. Ils étaient à la droite de l'armée avec la brigade des gardes françaises; ils quittent leur poste sans ordre, et s'avisent de vouloir prendre en flanc la gauche des alliés, qui tirait vers le Main : par cette manœuvre ils empêchèrent leurs batteries, qui étaient au delà du Main, et qui incommodaient beaucoup les alliés, de tirer. Les gardes françaises ne soutinrent pas la première décharge des Autrichiens : elles prirent la fuite d'une manière honteuse, et se précipitèrent dans le Main, où elles se noyèrent; d'autres portèrent le découragement et l'épouvante dans le reste de l'armée. Le prince Louis de Brunswic, qui servait dans les troupes autrichiennes, eut toutes les peines à persuader au roi d'Angleterre de faire avancer les Anglais; ce furent cependant eux qui décidèrent les Français à la retraite et à repasser le Main.

Les Français plaisantèrent de leur retraite. On appela cette action la journée des bâtons rompus, parce que M. de Harcourt et M. de Grammont n'avaient attaqué que dans l'espérance d'obtenir le bâton de maréchal comme une récompense due à leur valeur; on donna aux gardes françaises le sobriquet de canards du Main; on pendit une épée à l'hôtel de Noailles avec l'inscription : Point homicide ne seras. Sans doute que ce maréchal ne devait pas se tenir auprès de sa batterie au delà du Main : s'il avait été auprès de l'armée, il n'aurait jamais permis aux gardes françaises d'attaquer si mal à propos; et si les<16> troupes étaient demeurées dans leur poste, jamais les alliés ne les auraient forcées.

Cette journée ne valut au roi d'Angleterre que des subsistances pour ses troupes. Le canon des Hanovriens fut bien servi; quelques régiments de leurs troupes et quelques régiments autrichiens, surtout celui de Styrum, s'y distinguèrent. M. de Neipperg eut le plus de part au gain de cette bataille, et fut bien secondé par le prince Louis de Brunswic. Je tiens de ce prince, qui se trouva sur les lieux, que le roi d'Angleterre demeura pendant toute la bataille, à pied devant son bataillon hanovrien, le pied gauche en arrière, l'épée à la main et le bras droit étendu, à peu près dans l'attitude où se mettent les maîtres d'armes pour pousser la quarte : il donna des marques de valeur, mais aucun ordre relatif à la bataille. Le duc de Cumberland combattit avec les Anglais à la tête des gardes; il s'y fit admirer par sa bravoure et par son humanité : blessé lui-même, il voulut que le chirurgien pansât avant lui un prisonnier français criblé de coups.

Les alliés ne pensèrent point à poursuivre les Français, ils ne pensèrent qu'à trouver des subsistances dans leur magasin de Hanau. Le vainqueur, après avoir soupe sur le champ de bataille, poursuivit incessamment sa route pour se rapprocher de ses vivres. Ce qu'il y eut de fort extraordinaire, c'est qu'après cette bataille gagnée, le lord Stair pria par un billet le maréchal de Noailles d'avoir soin des blessés qui se trouvaient sur le champ de bataille, que les vainqueurs abandonnaient. Comme les alliés portaient tous des rubans verts sur leurs chapeaux, on attacha une branche de laurier à celui du Roi, qui la porta sans scrupule : ce sont des misères, mais elles peignent les hommes.

Cette victoire ne fit pas autant de plaisir au roi de Prusse qu'en avait ressenti le roi d'Angleterre. Il était à craindre que le ministère français, peu ferme, et découragé par une suite de revers, ne sacrifiât<17> la gloire de Louis XV et les intérêts de l'Empereur, pour se tirer des embarras renaissants qui l'environnaient. Pour éclairer les démarches des alliés, le Roi fit partir le jeune comte Finck,17-a sous prétexte de féliciter le roi d'Angleterre sur sa victoire, mais réellement pour veiller à la conduite du lord Carteret, et pour découvrir les négociations qui pourraient s'entamer dans ce camp. Le prince de Hesse, Guillaume, frère du roi de Suède, était très-bien intentionné pour les intérêts de l'Empereur : on se servit de son canal pour faire parvenir au lord Carteret quelques propositions d'accommodement pour concilier la Bavière et l'Autriche; mais cet Anglais n'était pas assez fin pour dissimuler le fond de ses pensées, et l'on s'aperçut qu'il ne voulait point d'accommodement; que son maître voulait la guerre, la reine de Hongrie, le trône impérial pour son époux; et que les uns et les autres désiraient également la ruine du Bavarois. Le roi d'Angleterre trahit bientôt le caractère de protecteur de l'Empire qu'il avait pris : un rôle d'emprunt est difficile à soutenir, on n'est jamais bien que soi-même. Il refusa avec fierté les dédommagements que divers souverains lui demandaient pour le dégât que ses troupes avaient commis dans leur pays, et refusa de même le payement des denrées et des fourrages que ces princes lui avaient livrés. Le Roi se servit d'une expression singulière, dans une pièce qu'il fit imprimer pour éluder ces bonifications; il y dit : " que c'est le moins que les princes de l'Empire puissent faire, que de défrayer l'armée de leur libérateur et de leur sauveur; que, cependant, il aviserait à les payer selon que ces États se conduiraient envers lui. " Cette hauteur acheva d'aliéner les esprits : le monarque le plus despotique ne s'ex<18>prime pas en termes plus impérieux. Le Roi agissait par intérêt; Carteret était violent : ces sortes de caractères n'emploient que rarement des expressions modérées.

Pendant que tous ces événements s'étaient passés sur le Main, le prince de Lorraine poursuivait les Français jusqu'au bord du Rhin. Son armée était partagée en trois colonnes : tandis qu'elle s'avançait vers les frontières de l'Alsace, lui et le maréchal Khevenhüller se rendirent à l'armée anglaise; ce qui était d'autant plus facile que M. de Noailles avait repassé le Rhin à Oppenheim. Le roi d'Angleterre voulut établir un concert moyennant lequel les mouvements des deux armées seraient si bien compassés les uns avec les autres, qu'ils tendraient au même but, qui était, selon le projet dont on convint, de reprendre la Lorraine. A cette fin le roi d'Angleterre devait passer le Rhin à Mayence, et se porter en droiture en Alsace, pour faciliter au prince de Lorraine les moyens de passer le Rhin à Baie, de prendre la Lorraine, et ensuite de partager les troupes victorieuses en quartiers d'hiver, tant en Bourgogne qu'en Champagne. Ces desseins étaient vastes; l'exécution répondit mal à leur grandeur. Le roi d'Angleterre, qui ne se voyait arrêté par aucune difficulté, passa le Rhin à Mayence, et se porta sur Worms. Le prince de Lorraine, moins heureux, fit passer quelques troupes dans une île du Rhin, et quelques Hongrois à l'autre bord; celles-là furent repoussées avec perte : l'île du Rhin fut abandonnée, et ce prince traîna languissamment dans le Brisgau la fin d'une campagne dont les commencements avaient été si brillants.

Le camp de Worms devint alors, par l'inaction des troupes, le centre des négociations. Les Français se servirent de toutes sortes de voies pour tâter le terrain : ils firent des ouvertures au lord Carteret, et hasardèrent quelques propos pour sonder le terrain, et voir à quelles conditions on pourrait convenir de la paix. Les desseins du roi d'Angleterre allaient beaucoup au delà de tout ce que la France<19> pouvait lui offrir avec bienséance. Le roi George, qui savait que le roi de Prusse était informé de ces pourparlers, voulut se servir de ces circonstances pour lui faire illusion. Il lui communiqua un projet de pacification, par lequel la France s'offrait d'assister la reine de Hongrie dans la conquête de la Silésie, à condition que celle-ci reconnût l'Empereur, et le remît dans la paisible possession de la Bavière. Le lord Hyndford se rendit en Silésie, où le Roi était alors, pour lui faire cette ouverture; mais c'était d'un air si empressé, qu'au lieu de convaincre ce prince de la vérité de la chose, on lui fit soupçonner que ces propositions de la France étaient fausses et controuvées. Les dispositions du roi d'Angleterre envers la Prusse étaient trop connues; sa mauvaise volonté se manifestait envers le comte de Finck. Tout cela confirma le Roi dans l'opinion que cette communication cordiale était un piège que lui tendait la politique rusée de Carteret; il répondit cependant au lord Hyndford, qu'il était très-sensible aux marques d'amitié que le roi d'Angleterre lui donnait dans cette occasion, mais que comptant sur la bonne foi de la reine de Hongrie, sur la sagesse du roi George et sur sa garantie même, il était sûr qu'ils n'entreraient jamais dans des vues aussi opposées à leurs engagements, et dont l'accomplissement serait plus difficile à effectuer qu'on ne le pensait. Le ministre anglais ne s'attendait pas à cette réponse, et ne put empêcher que son mécontentement n'éclatât sur son visage. Mais quelle apparence de croire que le roi de France eût recours à un expédient aussi ridicule pour moyenner sa paix avec l'Impératrice-Reine, que celui de se plonger dans une nouvelle guerre, et de se rendre lui-même l'artisan de la grandeur de la maison d'Autriche, que les intérêts permanents de son royaume l'obligeaient à rabaisser? N'était-il pas plus naturel de supposer que c'était une fable ourdie par le lord Carteret, pour indisposer le roi de Prusse contre la France? Carteret ne pouvait-il pas raisonner ainsi : le roi de Prusse est vif, il prend feu aisément; une ouverture pareille<20> à celle que nous lui faisons, le transportera de colère : le lord Hyndford en profitera en l'aigrissant au point de le faire déclarer contre la France, et en ce cas nous aurons acheté ce secours à bon marché? Il faut avouer cependant que cet avis du lord Hyndford était circonstancié avec des détails si spécieux, qu'il méritait qu'on s'en éclaircît avant que de le rejeter tout à fait. Voici ces détails : un certain Hertzel, émissaire de la France, était venu chez l'électeur de Mayence pour insinuer à ce prince les propositions qu'il voulait faire parvenir aux Anglais. Les intrigues des Autrichiens avaient fait élire cet Ostein électeur de Mayence dans la place de ce Schönborn20-a qui avait couronné Charles VII. Cet Ostein était une créature des Autrichiens; il était de plus soudoyé par des subsides des Anglais, auxquels il s'était vendu sans réserve. On envoya le comte de Finck à Mayence pour éclaircir ce fait, et l'on mit tout en mouvement en France pour voir s'il y aurait moyen de pénétrer la vérité : toutes ces peines furent perdues. Peut-être que Hertzel avait tenu de lui-même des propos qui donnèrent lieu à cette histoire; c'était un abîme de mauvaise foi : il aurait fallu un nouvel Oedipe pour expliquer ce mystère.

Une négociation plus importante commençait à se lier alors : la cour de Versailles se proposait de faire entrer le roi de Sardaigne dans les intérêts de la France et de l'Espagne. Il subsistait à la vérité un traité provisionnel entre Charles-Emmanuel et Marie-Thérèse, mais conçu avec tant d'ambiguité et en termes si généraux, qu'on pouvait le rompre sans manquer de foi. La négociation des Français avançait à Turin, et aurait pu se conclure, si les Français et les Espagnols n'eussent pas trop marchandé sur de petits intérêts. Le lord Carteret fut informé de ce qui se tramait à Turin; il ne marchanda<21> point : ses offres, aux dépens des Autrichiens, surpassèrent celles des Français, et il eut le roi de Sardaigne. Par ce traité, la reine de Hongrie lui cédait le Vigevanasc, le Tortonois et une partie du duché de Parme, et le roi de Sardaigne lui garantissait tout ce qu'elle possédait en Italie, s'engageant à la défendre de toutes ses forces. Ce traité fut ainsi arrangé et conclu à Worms.

La cour de Vienne était outrée des cessions que les Anglais l'obligeaient de faire sans cesse : on y envisageait les Anglais comme de plaisants garants de la pragmatique sanction, qui l'ébréchaient sans cesse. Le roi de Prusse jugea cette disposition favorable pour persuader aux Autrichiens des sentiments plus pacifiques; il leur fit représenter que le rôle qu'ils jouaient en Europe ne leur était pas convenable; que si l'Empereur passait pour la marionnette de Louis XV, ils passaient pour être celle de George II, et que la paix était pour eux le seul moyen de se tirer de la tutelle de l'Angleterre. Ces représentations les piquèrent d'autant plus que les faits étaient véritables; mais cela n'empêcha pas que l'espoir de conquérir la Lorraine ne les entraînât à poursuivre leurs mesures. Le roi de Prusse voulait la paix : il prêchait la modération à toutes les puissances; il tâchait d'adoucir les unes, et d'arrêter les autres. C'était beaucoup que d'empêcher qu'on ne jetât de l'huile dans le feu : il se serait éteint à la fin, faute d'aliment. Mais les meilleures intentions ne s'accomplissent pas toujours. Les guinées anglaises commençaient à mettre en fermentation la république de Hollande. Ceux qui étaient du parti d'Orange voulaient la guerre; les vrais républicains voulaient le maintien de la paix. La force des guinées l'emporta enfin sur l'éloquence des meilleurs citoyens, et les Provinces-Unies épousèrent les intérêts de la reine de Hongrie, qui leur étaient étrangers, et les desseins de Carteret, qu'ils ignoraient : ils envoyèrent21-1 vingt mille hommes pour renforcer l'armée de Worms, dont quatorze mille la joignirent, et le reste se débanda.

<22>Le maréchal de Noailles, après avoir passé une partie de cette campagne derrière le Speyerbach, abandonna cette position pour se rapprocher de Landau, et se trouver à portée de joindre le maréchal de Coigny, qui avait pris le commandement des troupes du vieux Broglie, au cas que le prince de Lorraine forçât le passage du Rhin et pénétrât en Alsace. Le roi George suivit les Français jusqu'au Speyerbach, où il termina les opérations de cette campagne, après avoir fait raser les lignes que les Français avaient fait construire sur ses bords. Il retourna à Hanovre, et les troupes prirent des quartiers dans le Brabant et dans l'évêché de Münster. George, pendant son séjour à Hanovre, maria sa fille Marie avec le prince royal de Danemark; après quoi, il prit le chemin de Londres, pour y faire à son parlement, dans une harangue pompeuse, le récit de ses exploits.

Pour se convaincre du peu de suite qu'il y a dans les actions des hommes, il n'y a qu'à faire l'analyse de cette campagne. On assemble une armée sur le Main, sans pourvoir à ses subsistances; la faim et la surprise obligent les alliés à se battre; ils sont vainqueurs des Français; ils passent le Rhin; ils vont à Worms; le Speyerbach les arrête, sans qu'ils trouvent des expédients pour en déposter les ennemis; ils avancent enfin sur le Speyerbach, que M. de Noailles leur abandonne, et ils ne reçoivent les secours des Hollandais que pour prendre des quartiers d'hiver dans le Brabant et dans la Westphalie. Rien n'est conséquent dans cette conduite : elle ressemble à l'opération d'un chimiste qui, cherchant la pierre philosophale, trouve une couleur dont il pouvait, se passer. Ce n'est point dans l'intention de critiquer la conduite du roi d'Angleterre que nous faisons ces réflexions, car bien d'autres généraux en ont fait autant, mais seulement pour convaincre les lecteurs que l'espèce humaine n'est pas aussi raisonnable qu'on voudrait le persuader.

Le peu de succès qu'eurent les Autrichiens et les Anglais dans cette campagne de 1743, donna aux Français le temps de se recon<23>naître et de prendre quelques mesures. Ils avaient à la vérité perdu la Bavière; mais leur amour-propre était flatté d'avoir empêché leurs ennemis de passer le Rhin et de pénétrer en Alsace.

Si la fortune changea souvent de parti dans cette guerre, l'intérêt ne changea pas moins la politique des souverains. Nous avons dit que le roi de Sardaigne avait signé le traité de Worms. Ce traité fut publié dans le temps même qu'il négociait encore avec la France et l'Espagne, et qu'on s'attendait à Versailles à recevoir d'un jour à l'autre des nouvelles de la conclusion du traité. Les ministres de Louis XV ne furent pas les maîtres de dissimuler leur ressentiment, et trouvant dans la conduite du roi de Sardaigne des marques de duplicité et de mépris, ils éclatèrent. Le ministre de France fut incessamment rappelé de Turin; un corps de dix mille hommes de troupes françaises se joignit au marquis de la Mina, qui commandait sous Don Philippe dans la rivière de Gênes. La Mina, pour forcer les passages du Piémont, tenta de pénétrer par Fort-Dauphin, mais le roi de Sardaigne l'avait prévenu : il s'y était retranché, et occupait deux forts qui sont sur des collines à droite et à gauche du passage. Les Savoisiens défendirent si vigoureusement cette gorge, que les Français et les Espagnols, repoussés de tous côtés, se retirèrent en Dauphiné, après avoir perdu six mille hommes dans cette expédition infructueuse.

La facilité qu'eut la cour de Vienne à faire entrer le roi de Sardaigne dans son alliance, lui persuada qu'elle pourrait se procurer un avantage semblable en Russie, pour fortifier par son assistance ce qu'elle appelait la bonne cause. La France le sut, et renvoya le marquis de La Chétardie à Pétersbourg, pour s'opposer aux desseins de ses ennemis. Cet envoyé, qui par son adresse avait placé Élisabeth sur le trône, croyait de recevoir dans sa mission des marques de reconnaissance de cette cour : il n'en emporta que des témoignages d'ingratitude. Ce pays était plein de fermentation; tant de souverains<24> déposés avaient indisposé ceux des grands qui avaient tenu à leur fortune : il ne manquait qu'un chef à la rébellion pour la faire éclater. Les puissances qui voulaient à toute force des secours de la Russie, et qui ne pouvaient les obtenir, profitèrent de ces germes de mécontentement qui commençaient à fermenter, pour tramer contre l'Impératrice une conspiration qui, par bonheur pour cette princesse, fut découverte. Pour développer cette dangereuse intrigue, il faut se rappeler que la cour de Vienne avait vu avec chagrin la catastrophe qui perdit le prince Antoine de Brunswic et son épouse : c'était assez que la France eût travaillé à cette révolution pour la rendre odieuse, d'autant plus qu'il était à présumer que l'impératrice Élisabeth n'oublierait pas le service que la France lui avait rendu, et marquerait plus de prédilection pour cette puissance que pour l'Autriche, surtout à cause de la proche parenté de la reine de Hongrie avec la famille détrônée. Cette supposition était suffisante pour que le ministère de Vienne se crût en droit de tout entreprendre pour travailler à la ruine de l'impératrice de Russie. Le marquis de Botta Adorno, envoyé de la reine de Hongrie à Pétersbourg, avait des instructions secrètes pour ourdir cette trame : il était dans cette cour comme un levain qui aigrissait les esprits de ceux qu'il fréquentait; il ameuta des femmes, et s'associa avec des personnes de tout rang et de tout caractère; il ajouta la calomnie à la trahison, en assurant de la protection du roi de Prusse ceux qui travailleraient pour son beau-frère et pour son neveu le jeune empereur détrôné. L'intention du marquis de Botta en se servant du nom du Roi dans celte intrigue, était de brouiller ce prince avec la Russie, en cas que la conjuration fut découverte. Elle le fut effectivement; mais le knout apprit à l'impératrice de Russie que Botta en était l'auteur. La chose se découvrit par un Russe étourdi et plein de vin, qui tint quelques propos séditieux dans un des cafés de Pétersbourg. Il fut arrêté par la police : lui et ceux de ses complices qu'on arrêta, avouèrent tout par la<25> crainte des tourments. On arrêta quarante personnes à Moscou, dont la déposition fut semblable à celle des premiers. La comtesse Jagusinsky25-a eut la langue coupée, la femme d'un Bestusheff frère du ministre, fut reléguée en Sibérie, et un grand nombre de personnes durent les jours infortunés qu'elles passèrent dans la suite, aux séductions du marquis de Botta. Ce ministre avait eu la précaution de se faire relever par un nouveau ministre avant que la conjuration dût éclater, pour ne point exposer sa personne et son caractère, au cas que les choses ne réussissent point. Il était accrédité à la cour de Berlin lorsque la conjuration se découvrit. Le Roi, ayant appris ce qui se passait en Russie, lui fit défendre la cour, et il se joignit à l'impératrice de Russie pour en demander satisfaction à la reine de Hongrie, parce que Botta avait également offensé l'Impératrice et le roi de Prusse. Ce qu'il y avait d'odieux dans la conduite de Botta rejaillit en partie sur sa cour. Si les Français donnèrent l'exemple d'une semblable entreprise, les Autrichiens ne devaient pas les imiter. Que deviendrait la sûreté publique et celle des rois mêmes, si l'on ouvrait la porte aux rébellions, aux empoisonnements, aux assassinats? Quelle jurisprudence peut autoriser de telles entreprises? La politique n'a-t-elle pas des voies honnêtes dont elle peut se servir, et faut-il perdre tous les sentiments de probité et d'honneur pour des vues d'intérêt, qui même sont trompeuses? Il est fâcheux que dans ce XVIIIe siècle, plus humain, plus éclairé que ceux qui l'ont précédé, la France et l'Autriche aient de semblables reproches à se faire.

La reine de Hongrie n'avoua ni ne désavoua son ministre. Cette fausse démarche de la cour de Vienne pouvait fournir à celle de<26> Berlin les moyens de s'unir plus étroitement avec celle de Pétersbourg : le Roi en écrivit à M. de Mardefeld, son ministre auprès de l'Impératrice. Cet habile négociateur essaya de donner une sphère plus étendue au traité qui subsistait entre les deux puissances.26-a Après bien des longueurs, il ne put obtenir qu'une garantie assez vague des États prussiens, conçue en termes si ambigus, qu'il ne valait pas la peine de l'avoir. Quoique ce traité26-b n'eût aucune force, il pouvait servir pour en imposer aux cours mal intentionnées pour les intérêts de la Prusse : pour faire illusion un stras vaut un diamant. C'était le comte Bestusheff qui dissuadait l'Impératrice de conclure une alliance plus intime avec le roi de Prusse. M. de La Chétardie, mécontent de ce ministre, travaillait à le déplacer; M. de Mardefeld fut autorisé à le seconder : l'expérience de Mardefeld ne put rien contre l'étoile de Bestusheff. Nous nous réservons à parler plus amplement, dans la suite de cet ouvrage, de toutes les intrigues des ministres à la cour de Russie.

Les cours étrangères intriguaient également à Berlin. Les Anglais ne quittaient pas leur projet d'engager insensiblement le Roi dans la guerre qu'ils faisaient à la France; et les Français désiraient qu'il vînt à leur secours, et les assistât par quelque diversion. Sur ces entrefaites Voltaire arriva à Berlin. Comme il avait quelques protecteurs à Versailles, il crut que cela était suffisant pour se donner les airs de négociateur; son imagination brillante s'élançait sans retenue dans le vaste champ de la politique : il n'avait point de créditif, et sa mission devint un jeu, une simple plaisanterie.26-c

<27>Dans cette paix dont jouissait la Prusse, deux objets intéressants étaient toujours présents à ses yeux, le soutien de l'Empereur, et la paix générale. Pour ce qui regardait l'Empereur, comme la France l'avait abandonné, le seul moyen qu'il y eût pour le soutenir, était de former, comme nous l'avons dit, une ligue des princes de l'Empire,27-a qui levassent l'étendard pour secourir le chef de l'empire germanique. On avait déjà essayé d'inspirer ces sentiments aux souverains de l'Allemagne, mais en vain. Le Roi, pour essayer par de nouveaux efforts s'il ne pourrait pas les déterminer à ce que leur intérêt et la gloire demandaient deux, entreprit lui-même de s'aboucher avec différents souverains. Sous prétexte de rendre visite aux margraves de Baireuth et d'Ansbach ses sœurs, il se rendit dans l'Empire : il poussa même jusqu'à Hohen-Oettingen, sous prétexte de voir les débris de l'armée bavaroise,27-b mais, dans le fond, pour délibérer avec le maréchal de Seckendorff sur les moyens qu'on pourrait mettre en jeu pour assister l'Empereur. Toutes les tentations, toutes les représentations, toutes les raisons furent inutiles. Les enthousiastes de la maison d'Autriche se seraient sacrifiés pour elle, et ceux qui étaient attachés à l'Empereur étaient si intimidés par tant de revers qui accablaient ce prince, qu'ils croyaient perdre leurs États le moment même qu'ils se résoudraient à le secourir.

La duchesse douairière de Würtemberg se trouva alors à Baireuth; elle désira que le Roi lui rendît ses fils, dont elle lui avait confié l'éducation. Le Roi jugea qu'il serait plus décent que ces princes partissent sous de plus favorables auspices; pour cet effet, il obtint de l'Empereur une dispense d'âge avant le terme ordinaire :<28> c'était un moyen d'attacher ce jeune prince aux intérêts de la France et de la Bavière.28-a

En pensant à la politique, le Roi ne négligeait pas l'intérieur du gouvernement de ses États. Les fortifications de la Silésie avançaient à vue d'œil. On creusa le grand canal de Plauen pour abréger la communication de l'Elbe à l'Oder. On avait approfondi le port de Stettin, et rendu navigable le canal de la Swine. Des manufactures de soie s'élevèrent; l'insecte qui produit cette matière précieuse, devint une source nouvelle de richesse pour les habitants de la campagne, et l'on ouvrit toutes les portes à l'industrie. L'Académie des Sciences fut renouvelée :28-b les Euler, les Lieberkühn, les Pott, les Marggraf en devinrent les ornements; depuis, M. de Maupertuis, si célèbre par ses connaissances et par son voyage de Laponie, devint le président de cette compagnie. Ainsi finit l'année 1743.

Toute l'Europe était en guerre, tout le monde intriguait : les cabinets des princes agissaient avec plus d'activité que les armées. La guerre avait changé de cause : il ne s'agissait, au commencement, que du soutien de la maison d'Autriche; alors, de ses projets de conquête. L'Angleterre commençait à gagner un ascendant dans la balance des pouvoirs, qui ne pronostiquait que des malheurs à la France; ce qui était fermeté dans l'Impératrice-Reine dégénérait en opiniâtreté, la générosité apparente du roi d'Angleterre, en vil intérêt pour son électorat. Mais la Russie demeurait encore en paix.

<29>Le roi de Prusse, toujours occupé à tenir en équilibre les puissances belligérantes, se flattait d'y parvenir, soit par des insinuations amicales, soit par des déclarations plus fortes, soit même par quelque ostentation. Mais que sont les projets des hommes! L'avenir leur est caché; ils ignorent ce qui doit arriver le lendemain : comment pourraient-ils prévoir les événements que l'enchaînement des causes secondes amènera dans six mois? Les conjonctures les entraînent, et les forcent souvent d'agir malgré leur volonté : dans ce flux et reflux de la fortune, la prudence ne peut que s'y prêter, agir conséquemment, ne point perdre son système de vue : mais jamais elle ne pourra tout prévoir.

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CHAPITRE IX.

Des négociations de l'année 1744, et de tout ce qui précéda la guerre que la Prusse entreprit contre la maison d'Autriche.

Les affaires de l'Empire s'embrouillaient de plus en plus. Les succès des armées autrichiennes faisaient éclater leur ambition : il n'était plus douteux qu'ils ne voulussent détrôner l'Empereur; le roi d'Angleterre travaillait sourdement dans le même but. La faiblesse de Charles VII et l'énormité des prétentions de la reine de Hongrie, avertissaient surtout les princes amoureux de leur liberté, qu ils ne seraient pas longtemps spectateurs d'une guerre où leur intérêt et leur gloire les avertissaient de ne pas laisser prendre le dessus aux anciens ennemis de la liberté germanique. A ces considérations générales il s'enjoignait encore de plus fortes pour le roi de Prusse. Ni la reine de Hongrie, ni le roi d'Angleterre ne savaient assez bien dissimuler leur mauvaise volonté; elle se manifestait en toute rencontre. Marie-Thérèse se plaignant au roi George des cessions qu'il l'obligeait de faire, surtout de celle de la Silésie, George lui répondit : " Madame, ce qui est bon à prendre, est bon à rendre. " Cette anecdote est certaine, et l'auteur a vu la copie de cette lettre. Enfin l'on savait que l'Angleterre et l'Autriche se proposaient de forcer la France à l'aire<31> sa paix de manière que la garantie de la Silésie n'y fût pas insérée. Qu'on ajoute à ces choses la conduite du marquis de Botta à Pétersbourg, et il paraîtra clair que le roi de Prusse n'avait pas tort d'être sur ses gardes, et de se préparer même à la guerre, si la nécessité la rendait nécessaire. Comme le Roi s'était toujours méfié des ennemis avec lesquels il avait fait la paix, il avait eu une attention particulière à se préparer à tout événement. Une bonne économie avait en quelque manière réparé les brèches de la dernière guerre, et l'on avait amassé des sommes qui pouvaient suffire, en les employant avec prudence, à la dépense de deux campagnes. A la vérité les forteresses étaient plutôt ébauchées qu'en état de défense : les augmentations dans l'armée étaient achevées, les munitions de guerre et de bouche, amassées pour une campagne. En un mot, l'acquisition de la Silésie ayant donné de nouvelles forces à l'État, la Prusse était capable d'exécuter avec vigueur les desseins de celui qui la gouvernait. Il restait à prendre des mesures pour ne rien appréhender de ses voisins, surtout pour se conserver le dos libre, en se proposant d'agir d'un autre côté.

De tous les voisins de la Prusse l'empire de Russie mérite le plus d'attention, comme le plus dangereux : il est puissant, et il est voisin; ceux qui à l'avenir gouverneront la Prusse, seront également dans la nécessité de cultiver l'amitié de ces barbares. Le Roi appréhendait moins le nombre de leurs troupes que cet essaim de Cosaques et de Tartai es qui brûlent les contrées, tuent les habitants ou les emmènent en esclavage : ils font la ruine des États qu'ils inondent. D'ailleurs, à d'autres ennemis on peut rendre le mal pour le mal, ce qui devient impossible envers la Russie, à moins d'avoir une flotte considérable pour protéger et nourrir l'armée qui dirigerait ses opérations sur Pétersbourg même. Dans cette vue de se concilier l'amitié de la Russie, le Roi mit tout en œuvre pour y parvenir; il poussa même ses négociations jusqu'en Suède. L'impératrice Élisabeth se proposait<32> alors de marier le grand-duc son neveu, afin de s'assurer d'une lignée. Quoique son choix ne fût pas fixé, son penchant la portait à donner la préférence à la princesse Ulrique de Prusse, sœur du Roi. La cour de Saxe avait dessein de donner la princesse Marianne, seconde fille d'Auguste, au Grand-Duc, pour gagner du crédit, à la faveur de cette alliance, auprès de l'Impératrice. Le ministre de Russie, dont la vénalité aurait mis sa maîtresse à l'enchère, s'il avait trouvé quelqu'un d'assez riche pour la lui payer, vendit aux Saxons un contrat de mariage précoce. Le roi de Pologne le paya, et n'eut que des paroles pour son argent.

Rien n'était plus contraire au bien de l'État de la Prusse, que de souffrir qu'il se formât une alliance entre la Saxe et la Russie, et rien n'aurait paru plus dénaturé que de sacrifier une princesse du sang royal pour débusquer la Saxonne. On eut recours à un autre expédient. De toutes les princesses d'Allemagne en âge de se marier, aucune ne convenait mieux à la Russie et aux intérêts prussiens que la princesse de Zerbst. Son père était maréchal des armées du Roi, et sa mère, une princesse de Holstein, sœur du prince successeur de Suède, et tante du grand-duc de Russie. Nous n'entrons pas dans les détails minutieux de cette négociation; il suffit de savoir qu'il fallut employer plus de peine pour lui faire prendre de la consistance, que s'il se fût agi de la chose la plus importante. Le père de la princesse même y répugnait; luthérien comme on l'était du temps de la réforme, il ne voulut consentir que sa fille se fît schismatique, qu'après qu'un prêtre plus traitable lui eut démontré que la religion grecque était à peu près la même chose que la luthérienne. En Russie, M. de Mardefeld cacha si bien au chancelier Bestusheff les ressorts qu'il mettait en jeu, que la princesse de Zerbst arriva à Pétersbourg au grand étonnement de l'Europe, et que l'Impératrice la reçut à Moscou avec toutes les marques de satisfaction et d'amitié. Tout n'était pas aplani; il restait encore une difficulté à vaincre : c'était que les<33> jeunes promis étaient apparentés au degré de cousinage. Pour lever cet empêchement, on répandit de l'argent : c'était la bride des controverses dans tous les pays. Les popes et les évêques, après en avoir reçu, décidèrent que ce mariage était très-conforme aux lois de l'Église grecque.

Le baron de Mardefeld, non content de ce premier succès, entreprit de transférer la prison de la famille malheureuse, de Riga dans quelque autre lieu de la Russie, et il y réussit. La sûreté de l'Impératrice demandait qu'elle éloignât du voisinage de Pétersbourg ces personnes, qu'une révolution avait renversées du trône, et qu'une autre révolution pouvait y replacer. On les mena au delà d'Archangel, dans un lieu si barbare, que le nom même en est inconnu.33-a Dans le temps que nous écrivons ces Mémoires, le prince Antoine-Ulric de Brunswic s'y trouve encore. M. de Mardefeld et le marquis de La Chétardie, qui se crurent forts après l'arrivée de la princesse de Zerbst, voulurent couronner l'œuvre en faisant renvoyer le grand chancelier Bestusheff, ennemi de la France par caprice, et attaché à l'Angleterre par intérêt. C'était un homme sans génie, peu habile dans les affaires, fier par ignorance, faux par caractère, fourbe et double, même avec ceux qui l'avaient acheté. Les intrigues de ces ministres eurent assez d'influence pour séparer les deux frères. Le grand maréchal Bestusheff fut envoyé à Berlin33-b en qualité de ministre plénipotentiaire de la Russie; mais le Chancelier, trop bien ancré à la cour, se soutint contre tous les assauts qu'on lui donna. M. de Mardefeld fut assez habile pour ne point paraître mêlé dans ces intrigues; M. de La Chétardie, moins prévoyant, s'y montra à<34> découvert. Dès lors, sans que la cour eût d'égard pour son caractère, ni pour les services qu'il avait rendus, on l'obligea de quitter la Russie avec précipitation et d'une manière peu honorable.

Après que l'Impératrice se fut déterminée au choix de la princesse de Zerbst pour le mariage du Grand-Duc, on eut moins de peine à la faire consentir à celui de la princesse de Prusse Ulrique avec le nouveau prince royal de Suède. C'était sur ces deux alliances que la Prusse fondait sa sûreté : une princesse de Prusse près du trône de Suède ne pouvait être l'ennemie du roi son frère, et une grande-duchesse de Russie, élevée et nourrie dans les terres prussiennes,34-a devant au Roi sa fortune, ne pouvait le desservir sans ingratitude. Quoiqu'on ne pût alors rendre l'alliance de la Russie plus solide, et qu'on ne pût remplacer le chancelier Bestusheff par un ministre mieux intentionné, on eut recours à la clef d'or pour ouvrir un cœur à portes de fer : ce fut là la rhétorique dont M. de Mardefeld se servit jusqu'à l'année 1745 pour tempérer la mauvaise volonté d'un homme aussi mal intentionné. Tous ces faits que nous venons de détailler, montrent bien que le roi de Prusse n'avait pas entièrement réussi dans ses intrigues, et que ce qu'il put obtenir de la Russie ne répondait pas entièrement à ses espérances. C'était toujours beaucoup que d'avoir assoupi pour un temps la mauvaise volonté d'une puissance aussi dangereuse; et qui gagne du temps a tout gagné.

On fit encore un essai pour associer les princes de l'Empire. On pouvait compter sur le landgrave de liesse, sur le duc de Würtemberg, sur l'électeur de Cologne et l'Électeur palatin; on avait ébranlé l'évêque de Bamberg; mais il fallait acheter leur assistance : point d'argent, point de prince d'Allemagne. La France ne voulut point prêter l'oreille aux subsides qu'il lui en eût coûté, et la chose manqua une troisième fois.

<35>Il aurait été à souhaiter qu'on eût pu s'entendre avec la cour de Saxe; mais on y rencontra plus d'obstacles que partout ailleurs. Le roi de Pologne était indisposé de ce que la paix de Breslau ne l'avait pas mis en possession de la Moravie; il croyait conquérir des provinces à coups de plume. Il était jaloux que la maison de Brandebourg eût gagné la Silésie, et qu'il n'eût point profité par cette guerre : il croyait ses prétentions sur la succession de Charles VI les mieux fondées; il enviait la couronne impériale à l'électeur de Bavière, et il détestait les Français, qu'il accusait de l'avoir trompé. Des dispositions aussi favorables n'échappèrent pas à la cour de Vienne. Ce négociateur féminin, la vieille demoiselle Kling,35-a était toujours à Dresde; elle ménageait si bien les esprits du Roi, de la Reine, du comte Brühl et du confesseur, qu'elle les amena à la résolution de s'allier avec la reine de Hongrie. Le roi d'Angleterre acheva d'affermir le comte de Brühl dans cette résolution, en lui faisant présent d'une terre de la valeur de quatre-vingt mille écus, située dans le comté de Mansfeld. Dès lors la négociation ne rencontra plus d'obstacles : on conclut une alliance défensive entre l'Autriche, l'Angleterre et la Saxe, dont les articles secrets furent signés à Varsovie.35-b Les parties contractantes se gardèrent bien de les publier : cela n'empêcha pas que le roi de Prusse ne s'en procurât une copie; et comme ce traité fut une des causes principales de la guerre que le Roi déclara dans la suite à la reine de Hongrie, il sera nécessaire que nous en rapportions quelques articles qui justifieront devant la postérité la guerre qu'elles occasionnèrent.

<36>ART. II. " Pour cet effet, les alliés s'engagent derechef à une garantie tout expresse de tout royaume, États, pays et domaines qu'ils possèdent actuellement ou doivent posséder en vertu du traité d'alliance fait à Turin en 1703, des traités de paix d'Utrecht et de Bade, du traité de paix et d'alliance communément appelé la Quadruple-Alliance, du traité de pacification et d'alliance conclu à Vienne le 1036-a mars 1731, de l'acte de garantie donné en conséquence et passé en loi de l'Empire le 11 février36-b 1732, de l'acte d'accession signé pareillement en conséquence à la Haye le 20 février 1732, du traité de paix signé à Vienne le 18 novembre 1738, de l'accession qui y a été faite et signée à Versailles le 3 février 1739; tous lesquels traités sont pleinement rappelés et confirmés ici, autant qu'ils peuvent concerner les alliés, et qu'ils n'y ont pas dérogé spécialement par le présent traité. "

Quiconque lit cet article avec impartialité, doit y trouver le germe d'une alliance offensive préparée contre le roi de Prusse. La reine de Hongrie se fait garantir des États qu'elle possédait du temps de ces traités allégués, et qu'elle a perdus par la suite : si cette princesse et le roi d'Angleterre avaient agi de bonne foi, ne devaient-ils pas rappeler également dans cette alliance le traité de Breslau? Si nous dépouillons cet article du style énigmatique dont il est enveloppé, on y voit une garantie formelle des États que l'Impératrice-Reine doit posséder conformément à la pragmatique sanction, et par conséquent de la Silésie. Mais l'article XIII de ce traité de Worms auquel le roi de Pologne avait accédé, explique même les moyens dont la cour de Vienne se servira pour récupérer ses provinces perdues; le voici :

ART. XIII. " Et aussitôt que l'Italie sera délivrée d'ennemis, et hors de dangers apparents d'être envahie derechef, non seulement Sa<37> Majesté la reine de Hongrie pourra en retirer une partie de ses troupes, mais si elle le demande, le roi de Sardaigne lui fournira ses propres troupes pour les employer à la sûreté des États de Sa Majesté la Reine en Lombardie, afin qu'elle puisse se servir d'un plus grand nombre des siennes en Allemagne; tout comme à la réquisition du roi de Sardaigne, la reine de Hongrie fera passer ses troupes dans les États dudit roi, s'il le fallait, pour en défendre les passages qu'une armée ennemie entreprendrait de forcer, et pour délivrer d'ennemis tous les États du roi de Sardaigne, et les mettre hors de danger d'être envahis derechef. "

Voilà donc la reine de Hongrie qui veut retirer ses troupes d'Italie pour les employer en Allemagne : contre qui sera-ce? contre la Saxe? elle a fait une alliance avec le Roi, électeur de ce pays; contre la Bavière? elle a si bien humilié l'Empereur, qu'elle possède son patrimoine; ce ne peut donc être que contre le roi de Prusse qu'elle médite une nouvelle guerre. Le roi d'Angleterre, selon les engagements qu'il avait pris par le traité de Breslau, devait communiquer fidèlement à celui de Prusse tous les traités qu'il ferait; il se garda bien d'ouvrir la bouche de celui-ci. La raison en était claire; ce qui s'était forgé à Worms et ce qui fut ratifié à Turin et à Varsovie, renversait tout ce que le roi d'Angleterre même avait stipulé par le traité de Breslau. Ces nouvelles alliances furent communiquées aux états généraux, et ce fut de la Haye qu'on apprit ce qui en faisait la teneur. Selon les règles de la saine politique, les cours de Vienne et de Londres n'auraient pas dû démasquer si vite leurs desseins; ces cours avaient encore les armes à la main, et elles combattaient contre la France et l'Espagne, de la Lombardie au Rhin et même en Flandre : n'était-il pas à prévoir, à moins que le roi de Prusse ne fût devenu entièrement stupide, qu'il n'attendrait pas de sang-froid qu'on prit des mesures pour l'accabler, et qu'il tâcherait plutôt de faire les derniers efforts pour prévenir les desseins de ses ennemis? Il est évident<38> que la Prusse ne trouvait plus de sûreté dans la paix de Breslau; il fallait donc en chercher ailleurs. La situation était critique : il fallait, ou que le Roi s'abandonnât au hasard des événements, ou qu'il prît un parti violent, sujet aux plus grandes vicissitudes. Les ministres représentaient à ce prince : " Que quiconque se trouve bien, ne doit pas se mouvoir; que c'est une mauvaise assertion en politique de faire la guerre pour l'éviter, et qu'il fallait tout attendre du bénéfice du temps. " Le Roi leur répondait : " Que leur timidité les aveuglait; que c'était une grande imprudence de ne pas prévenir à temps un malheur, quand on a les moyens de s'en garantir; qu'il connaissait qu'en faisant la guerre il exposait sa noblesse, ses sujets, son État et sa personne à des hasards inévitables; mais que cette crise demandait une décision, et que, dans de pareils cas, le plus mauvais parti était celui de n'en prendre aucun. "

Pour voir d'un coup d'œil les raisons que le Roi crut avoir de déclarer la guerre à la reine de Hongrie, et les raisons que lui opposaient ses ministres, nous ferons usage d'un mémoire qu'il leur envoya écrit de sa main, dont voici la copie :

" Pour prendre un parti judicieux, il ne faut point se précipiter. J'ai mûrement réfléchi sur la situation où nous nous trouvons, et voici les remarques que je fais sur la conduite de mes ennemis, en la résumant pour mieux constater leurs desseins. 1o Pourquoi par la paix de Breslau la reine de Hongrie s'est-elle si obstinément opiniâtrée à se réserver les hautes montagnes de la Haute-Silésie, qui sont d'un si modique rapport? Certainement l'intérêt n'y a aucune part. J'y découvre un autre dessein : c'est de se conserver, par la possession de ces montagnes, des chemins avantageux pour s'en assurer l'entrée lorsqu'elle le jugera à propos. 2o Quelle raison a obligé les Autrichiens et les Anglais à s'opposer sous main à la garantie du traité de Breslau, que Mardefeld négociait à Pétersbourg, si ce n'est que cette garantie empêchait ces puissances de rompre le traité? Vous<39> répondez que la politique des Anglais est simple : qu'ils veulent m'isoler, afin que n'ayant d'autre garantie que la leur, je dépende uniquement d'eux. J'ose demander à Messieurs les Ministres si supposant aux Anglais l'une ou l'autre de ces intentions, elles nous sont favorables ou désavantageuses? 3o Pourquoi le lord Carteret ne se hâte-t-il pas de terminer les petits différends qui viennent de quelques frontières litigieuses entre le pays de Minden et celui de Hanovre, pour un péage des Hanovriens sur l'Elbe, enfin pour les bailliages qui nous sont hypothéqués dans le Mecklenbourg? C'est qu'il se soucie le moins du monde d'établir une bonne harmonie entre nos deux cours. Le comte de Podewils suppose que la maison de Hanovre a autant d'intérêt que celle de Brandebourg à terminer ces différends. Pourquoi donc ne le fait-elle pas? Mais le roi d'Angleterre voudrait envahir le Mecklenbourg, Paderborn, Osnabrück et l'évêché de Hildesheim, et il voit que ces vues d'agrandissement sont incompatibles avec une étroite liaison entre la Prusse et l'Angleterre. 4o Peut-on compter sur les promesses d'un prince qui manque à ses engagements? Le roi d'Angleterre promit, lorsqu'il assembla, l'année 1743, son armée sur le Rhin, de ne rien entreprendre, ni contre les États héréditaires de l'Empereur, ni contre sa dignité; et à présent, conjointement avec la reine de Hongrie, il prend des mesures pour le forcer à l'abdication. 5o Rappelez-vous les intrigues du marquis de Botta à la cour de Pétersbourg : ne tendaient-elles pas à remettre la famille exilée sur le trône? Pourquoi? Parce qu'il savait que l'impératrice Élisabeth était dans nos intérêts, et qu'il s'attendait que le prince Antoine devant le rétablissement de sa famille à la cour de Vienne, il lui serait à jamais dévoué, et partagerait sa haine pour tout ce qui est prussien. De plus, à quel dessein fit-il usage de mon nom dans cette abominable conjuration, si ce n'était pour me brouiller avec l'Impératrice, au cas que sa trame fût découverte? C'était, dites-vous, par la tendresse que la reine de Hongrie a pour<40> ses parents : hélas! trouvez-moi de grands princes qui respectent les liens du sang. 6o Vous croyez qu'on ne doit pas mépriser la garantie du traité de Breslau qu'a donnée le roi d'Angleterre : et je vous réponds que toutes les garanties sont comme des ouvrages de filigrane, plutôt propres à satisfaire les yeux que pour le service et l'utilité. 7o Mais je veux bien vous abandonner tout ce que je viens de vous marquer : vous sera-t-il possible de donner une bonne interprétation au traité de Worms et à celui de Varsovie? Le langage des ministres autrichiens est que ce traité n'a pour objet que l'Italie : lisez les deux articles que j'ai cités, et vous verrez clairement qu'ils regardent en général l'Allemagne, et qu'en particulier ces articles m'ont directement en vue. 8o Cette alliance avec la Saxe est encore moins innocente : elle livre aux Autrichiens un passage et des secours pour m'attaquer dans mes propres foyers. Vous soutenez que cette alliance ne s'est faite que pour procurer des présents réciproques aux ministres qui sont à la tête des affaires dans les deux cours : en vérité je ne m'y attendais pas; il faut avouer que vous avez l'esprit transcendant. 9o Voici une autre question : attendra-t-on que la reine de Hongrie soit délivrée de tous ses embarras, qu'elle ait la paix avec les Français, que ses troupes entameront bien? Attendra-t-on, dis-je, qu'elle puisse se servir de toutes ses forces, de celles des Saxons et de l'argent de l'Angleterre, pour nous attaquer avec tous ces avantages au moment que nous serons dépourvus d'alliés, et que nous n'aurons d'autres ressources que celles de nos propres forces? Vous soutenez que la reine de Hongrie ne terminera pas cette guerre par une seule campagne; que ses pays sont ruinés; ses revenus, arriérés de dix ans; et qu'elle ne sentira son épuisement qu'après la paix : je réponds que tout le monde ne convient pas que ses finances soient aussi épuisées que vous le supposez. De vastes États lui fournissent de grandes ressources : qu'on se souvienne qu'à la fin de la guerre de succession, guerre qui avait englouti des trésors, l'empereur Charles VI soutint<41> encore toute une campagne contre les Français sans subsides étrangers, lorsque la reine Anne fit la paix séparée de Travendahl.41-a Faut-il attendre qu'Annibal soit aux portes, pour se déclarer contre lui? Qu'on se souvienne qu'en l'année 1733 le comte Sinzendorff pariait que les Français ne passeraient pas le Rhin, lorsque Kehl était bombardé et pris par eux. La sécurité ajoute que lorsque le feu roi acquit la Poméranie ultérieure, tout le monde crut que la Suède ferait revivre tôt ou tard ses droits sur cette province, et cependant cela n'arriva pas. Cette comparaison est fausse, et ce raisonnement tombe de lui-même. Comment mettre en parallèle un royaume ruiné, épuisé et démembré comme la Suède, avec la puissante maison d'Autriche, qui, loin d'avoir fait des pertes, médite actuellement des conquêtes? Les partisans outrés de la reine de Hongrie soutiennent qu'il n'y a point d'exemple que la maison d'Autriche ait commencé une guerre pour récupérer des provinces perdues : il ne faut citer de tels faits qu'à des ignorants. Cette maison n'a-t-elle pas voulu reconquérir la Suisse? Combien de guerres n'a-t-elle pas entreprises pour rendre la Hongrie héréditaire? Et quelle était cette guerre entreprise par Ferdinand II pour chasser Frédéric V, électeur palatin, de la Bohême, dont il avait été élu roi par les vœux des peuples? Ne fut-ce pas une guerre sanglante que la maison d'Autriche fit à Bethlen-Gabor pour lui ravir la Transylvanie? Enfin, qu'est-ce qui excite à présent la reine de Hongrie à presser les Français avec tant d'ardeur, si ce n'est l'espérance de reconquérir l'Alsace, la Lorraine, et de détrôner l'Empereur? Raisonnait-on bien à Vienne quand on y disait : il est impossible que le roi de Prusse nous attaque, car aucun de ses aïeux ne nous a fait la guerre? Ne nous trompons point : les exemples du passé, fussent-ils même vrais, ne prouvent rien pour l'avenir. Cette assertion-ci est plus sûre : tout ce qui est possible peut arriver. 10o Pour fortifier tous ces arguments par des preuves plus palpables,<42> je n'ai qu'à vous rappeler un propos que M. de Molé, général autrichien passant par Berlin, tint à M. de Schmettau : " Ma cour n'est pas assez mal avisée pour attaquer la Silésie; nous sommes alliés avec la cour de Dresde; le chemin de la Lusace est le plus direct qui mène à Berlin : c'est là où il nous convient de faire la paix. " Vous direz que Molé parlait au hasard; mais voyez ce qui confirme que le dessein de faire la paix à Berlin était celui de la cour de Vienne : le prince Louis de Brunswic avait entendu parler de ce même plan, de la bouche de la reine de Hongrie, au service de laquelle il était; il en avait fait confidence à son frère le duc régnant, et celui-là me l'avait communiqué. Un aveu de la bouche de l'ennemi tient lieu d'une démonstration. Je conclus donc que nous n'avons rien à gagner en attendant, mais tout à perdre; qu'il faut donc faire la guerre, et qu'il vaut mieux, s'il le faut, périr avec honneur, que de se laisser accabler avec honte quand on ne peut plus se défendre. "

Cependant le Roi ne se précipita point; le temps n'était pas encore venu d'éclater : il attendait des conjonctures favorables, pour se mettre dans tout son avantage. Dans ce temps-là l'Empereur, croyant ses affaires désespérées, envoya le comte de Seckendorff à Berlin,42-a pour engager le roi de Prusse à le soutenir. Seckendorff se croyait assez fort pour obliger la Saxe à changer de parti; il assura que les Français agiraient avec vigueur, que leurs intentions étaient sincères; il pressa beaucoup le Roi de se déclarer : son heure n'était pas encore venue, et il lui fit la réponse contenue dans ces points : 1o Avant de s'engager avec l'Empereur et la France, Sa Majesté regarde comme un préalable que l'alliance du Roi avec la Russie et la Suède soit conclue. 2o La Suède promettra de faire une diversion dans le pays de Brème, en même temps qu'une armée française attaquera le pays de Hanovre. 3o La France promettra d'agir offensivement sur le Rhin, et de poursuivre vivement les Autrichiens, lorsque<43> la diversion que le Roi se propose de faire les attirera en Bohême. 4o La Bohême sera démembrée des États de la reine de Hongrie, et le Roi en possédera les trois cercles les plus voisins de la Silésie.43-a 5o Les puissances alliées ne feront point de paix séparée, mais resteront constamment unies pour travailler au rabaissement de la nouvelle maison d'Autriche. L'article des conquêtes n'était ajouté à ce projet qu'à tout hasard, au cas que la fortune favorisât cette entreprise : il était prudent de s'accorder d'avance sur un partage qui dans la suite aurait pu brouiller les alliés.

Ces mesures se prenaient cependant avec beaucoup de circonspection. Le Roi connaissait la mollesse des Français dans leurs opérations de guerre, et le peu d'attachement qu'ils avaient montré pour les intérêts de leurs alliés : il n'y avait que la nécessité qui pût amener cette nouvelle liaison. Il fallait se préparer aux oppositions qu'on éprouverait de la part de l'Angleterre, gouvernée par un roi vindicatif et un ministre fougueux. Le parlement avait accordé au Roi toutes les sommes qu'il lui avait demandées : soutenu de ces richesses, le Roi pouvait faire sortir des armées de terre, et porter la guerre jusqu'au bout du monde. Cependant ces premières propositions d'alliance ne furent pas reçues à Versailles avec l'accueil auquel on devait s'attendre. On continua néanmoins à négocier, pour déterminer cette crise politique à une heureuse fin. Deux pédants, l'un Français et l'autre Allemand, s'étaient avisés de former un projet d'association pour les cercles de l'Empire; l'un était le sieur de Chavigni, et l'autre, le sieur de Bünau : ils y procédèrent avec toutes les ressrictions des formalités, selon les lois de l'Empire et la bulle d'or; cet ouvrage lourd et pesant fut aussitôt oublié que lu. Au lieu de penser à cette association, la cour de Versailles prit, moyennant des subsides, les<44> troupes hessoises au service de l'Empereur. Cela dérangea les mesures du roi d'Angleterre, qui comptait de les joindre à son armée. On essaya encore de dissuader le duc de Gotha de donner ses troupes aux puissances maritimes; cela ne réussit pas, car le duc avait déjà reçu des subsides.

Ce ministère de Versailles était nouveau; il s'était peu mis au fait des affaires, de sorte qu'il attribuait la paix séparée que le Roi avait faite avec la reine de Hongrie à la légèreté de son esprit. Il était nécessaire et comme un préalable, voulant se lier avec la France, de rectifier les idées des ministres sur ce point. Le baron de Chambrier, depuis vingt ans ministre de Prusse à la cour de Versailles, étant âgé, et n'ayant pas assez de liaisons avec les gens en place pour se servir auprès du Roi de leur crédit, avait d'ailleurs peu traité de grandes choses, et était scrupuleusement circonspect, Cela fit juger au Roi qu'il fallait envoyer quelqu'un à cette cour qui fut plus délié et plus actif, pour savoir à quoi s'en tenir avec elle. Son choix tomba sur le comte de Rottembourg.44-a En 1740 il avait passé du service de France à celui de Prusse; il était apparenté avec tout ce qu'il y avait de plus illustre à la cour : il pouvait par ces voies se procurer des connaissances qui auraient échappé à d'autres, et par conséquent informer le Roi de la façon de penser de Louis XV, de ses ministres et de ses maîtresses; car il fallait une boussole pour s'orienter. Le trop grand feu du comte Rottembourg pouvait se tempérer par le flegme de M. de Chambrier : tous deux pouvaient rendre des services utiles à l'État. Le comte de Rottembourg partit donc pour Versailles. Il fit faire ses premières insinuations par le duc de Richelieu et par la duchesse de Châteauroux.44-b On l'envoya à M. Amelot, ministre des<45> affaires étrangères, qui ne passait pas pour partisan de la Prusse : mais le cardinal Tencin, le maréchal de Belle-Isle, d'Argenson, ministre de la guerre, Richelieu et la maîtresse du Roi se déclarèrent pour le comte de Rottembourg. Les articles proposés au maréchal de Seckendorff servirent de base à la négociation qui s'entama avec la France : on insistait le plus sur ce que l'armée française de l'Alsace poursuivît les Autrichiens et leur reprît la Bavière, et qu'une autre armée française entrât en même temps en Westphalie; et le Roi se réservait de n'entrer en jeu qu'après avoir conclu son alliance avec la Suède et la Russie. Ce dernier article lui laissait la liberté d'agir ou de n'agir pas, selon que les événements lui paraîtraient favorables ou contraires. Le Roi se flattait de suspendre encore le moment de la rupture; mais la tournure que prirent les affaires générales, et les succès des armées autrichiennes en Alsace, l'obligèrent à se déclarer plus tôt contre la reine de Hongrie. L'alliance des Prussiens était tout ce qui pouvait arriver alors de plus avantageux à la France : son propre intérêt était l'aiguillon le plus fort qui devait l'animer à remplir ces arrangements; mais qui peut compter sur le système d'une cour gouvernée et ballottée par des intrigues, et sur la vigueur et l'activité des troupes, lorsque des généraux timides et sans nerf les commandent?

Vers l'été45-2 de la même année, le comte de Tessin vint à Berlin, en qualité d'ambassadeur de Suède, demander la princesse de Prusse Ulrique en mariage pour le prince de Holstein, élu successeur en Suède. Il était suivi par la fleur de la noblesse; il avait toutes les qualités qu'il faut pour la représentation, de la dignité, même de l'éloquence, mais l'esprit frivole et superficiel. Les noces se célébrèrent45-3 à Berlin avec magnificence. Le prince Guillaume, frère du Roi, épousa la princesse par procuration du prince royal. On re<46>marqua plus de magnificence dans ces fêtes qu'aux précédentes : tenir un juste milieu entre la frugalité et la profusion, est ce qui convient à tous les princes. Mais dans le temps qu'on dansait et se réjouissait à la cour, se faisaient les préparatifs de la campagne qu'on était sur le point d'ouvrir.

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CHAPITRE X.

Campagnes d'Italie, en Flandre, sur le Rhin, et enfin celle du Roi.

La campagne d'Italie s'ouvrit au mois d'avril par le passage du Tanaro47-a et la prise de Nice et de Villefranche. Les généraux français et espagnols ne purent s'accorder sur leurs opérations ultérieures. Le prince de Conti prétendait que les passages qui conduisent de Nice en Piémont n'étaient pas praticables, et qu'il fallait chercher d'autres chemins pour y pénétrer. Dans cette vue il enfile le col de Tende, attaque les troupes savoisiennes à Montalban, force leurs barricades et la nature même, prend d'assaut Fort-Dauphin, et pénètre de cette façon en Piémont. Il faut avouer que ce début de campagne est un des plus brillants qu'on ait vus dans cette guerre. Le prince de Conti avance; il assiège Coni. Le roi de Sardaigne, pour faire lever ce siège, marche à lui : Conti le bat; mais l'enflement des eaux, la vigoureuse résistance des assiégés et le manque de subsistances l'obligent à lever le siège, et à se retirer en Savoie, après avoir fait sauter les fortifications de Démont. Cette campagne fit plus d'honneur à ses talents qu'elle ne fut utile à la France.

<48>Le prince de Lobkowitz, qui alors était en pleine marche pour attaquer le roi de Naples, informé des succès du prince de Conti, se décontenance; il désespère de sa fortune, se retire à Monte Rotondo, et de là à Florence, toujours talonné par Don Carlos et le marquis de Gages. Nous supprimons les petits avantages que les Français et les Espagnols eurent sur les Autrichiens, pour en venir aux expéditions maritimes.

Les flottes française et espagnole sortirent au commencement du printemps de la rade de Toulon : elles attaquèrent dans la Méditerranée la flotte anglaise commandée par l'amiral Matthews. Après la bataille, les Français et les Espagnols se retirèrent à Carthagène, et les Anglais, à Port-Mahon. L'action fut sans doute indécise, puisque les deux flottes se retirèrent; cependant elle ne laissa pas de faire honneur à l'amiral espagnol Navarro et au capitaine français. La cour de France envoya l'amiral Court en exil, et en punissant différents officiers qui avaient servi sur cette flotte, elle en témoigna son mécontentement. De leur côté, les Anglais traduisirent l'amiral Matthews devant le conseil de guerre; le vice-amiral fut conduit en prison : les deux partis étaient donc également mécontents d'une bataille indécise, dont les Français et les Anglais eurent la honte, et les Espagnols, la réputation.

Ces actions de mer n'étaient que le prélude des grands coups que la cour de Versailles se proposait de frapper cette campagne. Son objet capital était d'obliger les Anglais de rappeler dans leur île les troupes qu'ils avaient en Flandre. Pour cet effet, avant même l'ouverture de la campagne, le comte de Saxe se porta à Dunkerque à la tête de dix mille hommes; le fils du Prétendant, nommé le prince Édouard,48-a s'y rendit aussi. On fit des préparatifs pour un embarquement. L'Angleterre, alarmée, appela des secours étrangers : six mille Hollandais et six mille Anglais des troupes du lord Stair furent trans<49>portés dans ce royaume. Les Hollandais, qui manquaient de vaisseaux de guerre, armèrent des vaisseaux marchands, et les envoyèrent à leurs alliés pour remplir leurs engagements. Le roi de la Grande-Bretagne, saisi d'épouvanté, réclama même le contingent prussien. Le Roi répondit qu'il se mettrait à la tête de trente mille hommes pour passer dans cette île, si le Roi était attaqué : George trouva ce secours trop fort, et se désista de ses poursuites. C'était pour l'Europe un problème politique que de deviner les intentions du conseil de Versailles dans cette entreprise. Voulait-il établir le prince Édouard en Angleterre, ou était-ce un leurre pour affaiblir les troupes alliées en Flandre? Ces simples préparatifs d'une descente produisirent aux Français, pour le commencement de la campagne, tout ce qu'aurait produit une diversion réelle. Pour ce qui regarde le projet d'établir le prince Édouard en Angleterre, il avait été formé par le cardinal Tencin : il tenait son chapeau de la nomination du Prétendant, et pour lui témoigner sa reconnaissance, il essaya, autant qu'il était en lui, de procurer à son fils la couronne d'Angleterre. L'expédition manqua, parce que les vents furent contraires : excuse banale de tous les marins. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'amiral de cette flotte, nommé Roquefeuille, n'osa tenter le passage de la Manche en présence d'une flotte supérieure.

Les troupes françaises n'avaient point vu de roi à leur tête depuis que Louis XIV avait cessé d'y paraître; quelques campagnes malheureuses avaient découragé les armées : on crut que la présence du maître serait le seul aiguillon capable d'éveiller l'instinct d'honneur et de gloire qui ne se trouvait plus dans les troupes. Une femme, par amour de la patrie, entreprit de tirer Louis XV de la vie oisive qu'il menait, pour l'envoyer commander ses armées : elle sacrifia à la France les intérêts de son cœur et de sa fortune; c'était madame de Châteauroux. Elle parla avec tant de force, elle conseilla, elle pressa si vivement le Roi, que le voyage de Flandre fut résolu. Une action<50> aussi généreuse et même héroïque, mérite d'autant plus d'être insérée dans les fastes de l'histoire, que les maîtresses qui l'ont précédée, n'ont employé leur crédit que pour le malheur du royaume. Louis XV ouvrit la campagne en Flandre par le siège de Menin. Le gouverneur de la place, peu versé dans son métier, la rendit après une légère résistance. Immédiatement après, les Français entreprirent le siège d'Ypres, qui, quoique mieux défendue, essuya le même destin. La force des armes françaises consiste dans les sièges : ils ont les plus habiles ingénieurs de l'Europe; l'artillerie nombreuse qu'ils emploient dans leurs opérations, les assure de la réussite de leurs entreprises. Le Brabant et la Flandre sont le théâtre de leurs exploits, parce qu'ils y peuvent étaler tout l'art de leurs ingénieurs. Quantité de canaux et de rivières facilitent le transport de leurs munitions de guerre, et ils ont leurs frontières à dos. Ils réussissent mieux dans la guerre de sièges que dans celle de campagne.

Mais revenons aux alliés que nous avons quittés pour un temps. Les troupes que le roi d'Angleterre avait commandées l'année précédente, avaient hiverné, comme nous l'avons dit, dans le Brabant et en Westphalie. Les troupes du prince de Lorraine avaient pris leurs quartiers dans le Brisgau et dans la Bavière. Le maréchal de Coigny commandait en Alsace. Les débris des troupes impériales étaient distribués chez des amis de l'Empereur, la plupart cependant aux environs de la principauté d'Oettingen. La cour de Vienne perdit, cet hiver, le maréchal de Khevenhüller : la reine de Hongrie honora sa mémoire de quelques larmes. Le maréchal Traun le remplaça, et reçut le commandement de la grande armée, qui portait le nom du prince de Lorraine, mais dont en effet il était le chef. Comme ce prince de Lorraine jouera un grand rôle dans cette histoire, nous croyons qu'il ne sera pas inutile de le faire connaître. Il était brave, aimé des troupes, possédant bien le détail des vivres, peut-être trop facile à suivre les impressions que ses favoris lui donnaient, et aimant<51> les charmes de la société; on l'accusait de s'adonner quelquefois trop à la boisson. Ce prince épousa à Vienne l'archiduchesse Marianne, sœur cadette de la Reine : il conduisit sa nouvelle épouse dans le Brabant, dont on l'avait fait gouverneur; après quoi, il revint à Vienne recevoir les ordres de la cour pour la campagne qui allait s'ouvrir.

Le dessein des Autrichiens était de reprendre la Lorraine, et de porter l'Empereur à l'abdication de l'Empire, pour recouvrer par ce sacrifice ses pays héréditaires. Leur armée s'assembla à Heilbronn; de là elle s'avança sur Philippsbourg, où Seckendorff s'était réfugié avec les débris des troupes bavaroises. A la nouvelle de l'approche du prince de Lorraine, M. de Coigny renforça les troupes impériales de tous les régiments allemands qui servaient dans son armée. Tous les préparatifs du prince de Lorraine annonçaient qu'il avait intention de passer le Rhin : ce passage lui était facilité par le traité que le roi d'Angleterre venait de conclure avec l'électeur de Mayence. La partialité de ce prince pour la cour de Vienne était trop marquée pour qu'on s'y trompât, et les subsides qu'il tirait des Anglais ne laissaient aucun doute que, malgré sa neutralité, il n'accordât aux troupes de la Reine le passage par Mayence, si on l'exigeait de lui.

Les Autrichiens, qui jouissaient déjà en imagination de leur fortune, ne pouvaient s'empêcher de laisser échapper de temps en temps des bluettes de fierté et d'arrogance. Ils faisaient construire un pont à Mannheim, et agissaient despotiquement dans le Palatinat. L'Électeur s'en trouva offensé, comme de raison. Cela donna lieu à des piquanteries; enfin cela finit par un message du prince de Lorraine à l'Électeur, pour lui faire signifier que s'il ne donnait pas son pont de Mannheim sur-le-champ, il le lui ferait enlever de force. Le maréchal Traun en fit des excuses à l'Électeur, en lui insinuant que c'était après une longue séance de table, où la tempérance n'avait pas trop été gardée, que le prince de Lorraine s'était expliqué en termes si peu mesurés.

<52>En attendant, le maréchal de Coigny, dont l'intention était de défendre les bords du Rhin depuis Mayence jusqu'à Fort-Louis, s'était posté avec ses forces principales sur les bords de la Queich, d'où il s'avança vers Spire, et poussa ses détachements jusqu'à Worms et même jusqu'à Oppenheim. Ce mouvement se fit sur ce qu'il apprit que M. de Bärenklau, avec un détachement de l'armée de la Reine, avait marché à Germersheim vers Fribourg. Bärenklau fit jeter un pont sur un bras du Rhin près de Stockstadt, pour donner le change aux Français, et les attirer de ce côté-là. En même temps, le prince de Lorraine fit un mouvement avec son armée, comme s'il avait intention de passer le Necker avec sa droite pour se joindre à Bärenklau. Le maréchal de Coigny, trop crédule, se laissa abuser par ces vaines démonstrations, et commit deux fautes tout de suite : l'une, en faisant passer le Rhin à Seckendorff, qu'il chargea de défendre la partie de ce fleuve qui coule entre Spire et Lauterbourg; l'autre, en se portant avec son armée vers Worms et Frankenthal. Il lui était facile de juger que le prince de Lorraine avait résolu de pénétrer en Alsace, et d'user de toutes les ruses de la guerre pour l'en éloigner le plus qu'il le pourrait; il devait savoir d'ailleurs que ce prince pouvait disposer du pont de Mayence, à quoi l'armée française ne pouvait porter aucun obstacle.

Il semble que son projet de défense était défectueux en tout point. Son armée était séparée par corps, qui n'occupaient pas même les vrais postes d'où ils auraient pu disputer aux ennemis le passage du Rhin. Les experts ont été de l'opinion qu'il aurait dû rassembler en un corps les troupes tant impériales que françaises; qu'il devait se camper entre la Queich et le Speyerbach; garnir de petits détachements les bords du Rhin depuis Fort-Louis jusqu'à Philippsbourg; faire battre l'estrade par cette cavalerie, pour être averti à temps de l'endroit où les ennemis se préparaient à passer; tenir ses troupes prêtes à marcher au premier ordre, et attaquer sans balancer, avec<53> toutes ses forces, le premier corps autrichien qui aurait passé le Rhin. Si le prince Charles passait ce fleuve à Mayence, il restait à M. de Coigny à choisir les postes de la Queich ou du Speyerbach, que le prince n'aurait osé attaquer; de plus, M. de Coigny couvrait également par cette position la Basse-Alsace et la Lorraine. Ce maréchal, dont l'armée n'était pas aussi forte que celle des ennemis, et qui avait des ordres trop restreints, prit des mesures bien différentes.

Dès que le prince de Lorraine et Traun furent informés des fausses démarches des Français, ils détachèrent M. de Nadasdy par leur gauche, avec tous les bateaux qu'ils avaient assemblés à la sourdine, pour jeter des ponts sur le Rhin à un village appelé Schröck. Nadasdy fit aussitôt passer le Rhin en bateau à deux mille pandours, sous les ordres du partisan Trenck; ils surprirent et défirent un détachement de trois régiments impériaux, qui, par une négligence impardonnable, ne s'étaient en aucune manière précautionnés contre les surprises. Nadasdy lui-même avait déjà passé le Rhin53-4 à la tête de neuf mille hussards, tandis que l'on achevait tranquillement derrière lui la construction des ponts. Au bruit de ce passage, Seckendorff avec vingt mille hommes se joignit à un corps de Français que le jeune Coigny commandait; ils volèrent au secours de ces trois régiments impériaux dont nous avons fait mention, avant que le prince de Waldeck eût levé son camp de Rettigheim pour joindre Nadasdy. Tous les officiers de cette armée conjurèrent Seckendorff d'attaquer Nadasdy, qu'il aurait pu facilement culbuter dans le Rhin, et anéantir par ce seul coup les desseins du prince de Lorraine. Seckendorff ne voulut jamais s'y prêter : il se contenta d'engager une légère escarmouche avec les Hongrois; et comme il apprit que le maréchal de Coigny s'était retiré à Landau, il marcha par Germersheim pour le joindre au plus tôt.

<54>Dès le 2 de juillet, le prince de Lorraine se vit maître du cours du Rhin depuis Schröck jusqu'à Mayence. Nadasdy et le prince de Waldeck étaient déjà à l'autre bord. Bärenklau avait de même passé ce fleuve du côté de Mayence. Le prince de Lorraine employa trois jours à passer ses ponts avec la grande armée. A peine y eut-il une tête à l'autre bord, qu'il envoya un détachement pour prendre Lauterbourg et s'emparer de ses lignes. Nadasdy poussa jusqu'à Weissenbourg : il le prit de même, et se posta dans ses lignes; les Autrichiens firent seize cents prisonniers dans cette expédition. M. de Coigny s'aperçut alors combien il lui importait de gagner la Basse-Alsace avant le prince de Lorraine, et il le prévint en prenant Weissenbourg par escalade, et en forçant les retranchements, où il éprouva une résistance vigoureuse. Nadasdy, forcé dans ce poste, se retira sur la grande armée qui campait auprès de Lauterbourg, et qui n'osa secourir Weissenbourg, parce que les détachements de Bärenklau et de Léopold Daun ne l'avaient pas encore jointe. M. de Coigny tira parti de ces délais, et de la crue du Rhin, qui empêchait la jonction des corps ennemis : il marcha sur la Sauer, passa la Motter auprès de Haguenau, et se campa à Bischweiler.

L'éloignement de M. de Coigny fit naître l'idée au prince de Lorraine de bloquer Fort-Louis, qu'on disait mal approvisionné. En conséquence, Nadasdy et Bärenklau prirent poste à Wörth,54-5 à Beinheim et sur les îles qui entourent Fort-Louis. Une crue du Rhin sauva cette place : la garnison regagna la communication de Strasbourg; on la renforça, et on la pourvut de vivres. Ce coup manqué, le prince de Lorraine porta ses troupes légères sur les ailes de l'armée française, et dans le bois de Haguenau, ce qui empêchait celle-ci d'envoyer des partis au delà de la Motter. Le maréchal de Coigny embarrassé de la situation où il se trouvait, en avait informé la cour. Louis XV, pour sauver l'Alsace, résolut de mener lui-même quarante<55> mille hommes de l'élite de son armée de Flandre au secours de M. de Coigny, et lui ordonna de temporiser entre ce temps, et surtout de conserver ses troupes. Ce fut ce qui détermina M. de Coigny à changer de mesures, et à éviter tout engagement. Nadasdy, renforcé de troupes réglées, commençait à s'étendre vers les hauteurs de Reichshofen et Wasenbourg, comme s'il avait dessein de tourner le camp français par Lichtenberg et Buchsweiler; sur quoi, M. de Coigny se retira par Brumat à Strasbourg.55-6 Il se posta sur le canal de Molsheim, qu'il abandonna bientôt pour gagner les défilés de Pfalzbourg et de Sainte-Marie-aux-Mines. Il fit ces mouvements pour empêcher le prince de Lorraine, qui était à Brumat et qui faisait construire des ponts sur la Motter, d'occuper les gorges des montagnes par lesquelles l'armée du Roi devait passer pour le joindre.

Le roi de France était arrivé le 4 d'août à Metz, où il attendait les troupes de Flandre, pour fondre à leur tête sur l'armée du prince de Lorraine, et la détruire s'il était possible. Le maréchal de Schmettau avait été envoyé par le roi de Prusse auprès de Louis XV, tant pour rendre compte des mouvements de l'armée française, que pour presser le roi de France à remplir ses engagements, en poursuivant les troupes de la Reine à leur passage du Rhin et jusqu'en Bavière. Schmettau apprit au Roi Très-Chrétien que le roi de Prusse entrerait en campagne le 17 d'août, et qu'il emploierait cent mille hommes à la diversion qu'il allait faire en faveur de l'Alsace. Ce maréchal mit tout en usage pour donner aux armées françaises plus d'activité et de vigueur; et peut-être y aurait-il réussi, si Louis XV n'était pas tombé malade à Metz. Cette maladie commença par des maux de tête, que ses médecins et chirurgiens du corps crurent provenir d'un abcès dans le cerveau; ils déclarèrent ce mal sans ressource. Aussitôt on entoura le Roi de confesseurs, de prêtres, et de tout l'attirail dont se sert l'Église romaine pour envoyer les moribonds dans l'autre monde.<56> L'évêque de Soissons, fanatique imbécille, vendit ses huiles et ses sacrements à son maître au prix de madame de Châteauroux, qu'il fut obligé de lui sacrifier. La duchesse fut obligée de partir de Metz, ayant reçu l'ordre rigoureux de ne jamais reparaître devant le Roi. Ce ne fut ni l'extrême-onction ni les sacrements qui sauvèrent la vie à ce prince. Un chirurgien très-ordinaire se présenta, et assura qu'il le tirerait d'affaire, pourvu qu'on lui donnât la liberté d'agir : il ne trouva point de concurrent; et, moyennant une bonne dose d'émétique, ce prince releva de cette maladie, qui n'avait été causée que par une indigestion. Les médecins de la cour perdirent leur réputation; mais les affaires générales en souffrirent davantage.

Pendant la maladie du Roi, le duc de Harcourt était arrivé à Pfalzbourg. Nadasdy avait déjà pris Saverne, et se disposait à pénétrer par les gorges que le Duc occupait; mais infructueusement : quoique souvent attaqué, le Duc y tint jusqu'au seize, que le secours de Flandre s'approcha pour joindre l'armée. Le prince de Lorraine avait déjà reçu l'ordre de se retirer; il prenait des mesures pour l'exécuter, et il ne tenait qu'au maréchal de Noailles d'en profiter : mais sa circonspection outrée gâta tout; Schmettau perdait sa peine et son temps à l'encourager. Et quel risque courait la France? Quand M. de Noailles aurait été battu, les troupes de la Reine étaient également obligées de quitter l'Alsace; et si les Français étaient victorieux, ils détruisaient l'armée autrichienne, qui, vivement poursuivie, au lieu de repasser ses ponts du Rhin se serait noyée dans ce fleuve. Alors56-7 les Français et les Bavarois s'avancèrent à pas lents vers Hochfelden, où Nadasdy s'était déjà retiré. Noailles fit trois détachements sur la Motter, et il apprit par M. de Löwendal, qui était marché vers Drusenheim, que les Autrichiens avaient abandonné leur camp de Brumat, pour s'approcher vers leurs ponts de Beinheim. Le comte de Belle-Isle fut alors envoyé de Suffelnheim avec un corps; les<57> Français passèrent la Motter, et suivirent les Autrichiens. M. de Belle-Isle obligea l'ennemi à quitter le village de Suffelnheim avec perte, et M. de Noailles se mit en marche pour joindre M. de Löwendal. Le soir même, les grenadiers français attaquèrent le village d'Achenheim, défendu par des grenadiers autrichiens et des troupes hongroises. Les Français emportèrent le village, et s'amusèrent à des formalités superflues, tandis que le prince de Lorraine mit ce temps à profit pour repasser le Rhin sur ses ponts de Beinheim, qu'il rompit avant l'aube du jour. Les Fiançais firent sonner cette affaire fort haut; c'étaient des rodomontades : la perte de part et d'autre ne monta pas à six cents hommes, et le prince de Lorraine continua paisiblement sa marche par la Souabe et le Haut-Palatinat, pour entrer en Bohême. Schmettau, qui était auprès de la personne du Roi, était désespéré de la mollesse des Français. Il présentait des mémoires au Roi, il pressait les ministres, il écrivait aux maréchaux; mais il eût plutôt transporté des montagnes que de tirer cette nation de son engourdissement.

Le moment décisif où les Français pouvaient ruiner l'armée de la Reine étant passé, sans qu'ils daignassent en profiter, Schmettau tâcha de dissuader les maréchaux du dessein qu'ils avaient de mettre le siège devant Fribourg; ce fut encore en vain. Tout ce qu'il put obtenir, se borna à quelques renforts de troupes allemandes qu'on promit de donner aux troupes impériales, pour que M. de Seckendorff pût déloger les Autrichiens de la Bavière. La cour promit qu'au printemps de l'année 1745 on porterait ces troupes au nombre de soixante mille hommes. Ainsi au commencement de l'alliance des Prussiens et des Français, ces derniers manquèrent aux deux articles principaux de leur traité : ils laissèrent échapper le prince de Lorraine sans le poursuivre, et cette armée qu'ils devaient envoyer en Westphalie, n'y parut point. Cependant M. de Seckendorff marcha pesamment et à pas comptés pour s'approcher du Lech, et Louis XV à la tête de<58> soixante-dix mille Français fit le siège de Fribourg, prit cette place à la fin de la campagne, et en fit raser les fortifications.

Ce furent les avantages du prince de Lorraine en Alsace qui engagèrent le roi de Prusse à se déclarer plus tôt qu'il ne l'avait projeté. Il y avait tout à craindre que l'ascendant des troupes autrichiennes ne forçât les Français à en passer par les conditions que l'arrogance de ces derniers leur voudrait prescrire; et, dans ce cas, il n'était pas douteux que la Reine n'eût employé toutes ses forces pour reprendre la Silésie. Cependant les arrangements politiques que la cour de Berlin s'était proposé de prendre, étaient encore bien éloignés d'être réalisés. Le comte Bestusheff, qui se crut affermi depuis qu'il avait fait chasser de Russie M. de La Chétardie, engagea l'impératrice Élisabeth à faire le voyage de Moscou pour s'y faire couronner, et ensuite à entreprendre le pèlerinage de Kiowie en faveur de je ne sais quel saint. L'Impératrice avait des favoris; Bestusheff voulut leur susciter des rivaux. Il y avait à Troizkoi un archimandrite dont la réputation était étonnante en fait de vigueur. Bestusheff trouva le moyen de lier ce moine avec une femme de chambre d'Élisabeth. Cette femme fit part à sa maîtresse de la découverte admirable qu'elle venait de faire, et des preuves miraculeuses que cet archimandrite savait donner de son amour. L'Impératrice voulut s'assurer de telles merveilles par sa propre expérience. L'archimandrite lui fut présenté. Ni sa barbe longue et dégoûtante, ni ses cheveux crépus, ni les exhalaisons puantes qui sortaient de son corps ne lui firent de tort : il fut aimé et trouvé supérieur à sa réputation. Cette nouvelle flamme rendit l'Impératrice invisible à sa cour : les affaires languirent; elle ne respira, elle ne vécut que pour adorer ce nouvel Hercule. C'était le triomphe du ministre : bientôt les ordres furent donnés, que ceux qui avaient à négocier avec la Russie, au lieu de s'adresser à l'Impératrice, devaient dorénavant s'adresser à son ministre. Ce nouvel arrangement valut de grosses sommes au comte de Bestusheff; et<59> M. de Mardefeld s'aperçut à regret que les guinées anglaises commençaient à gagner plus de crédit chez ce ministre que les écus prussiens. Dans tous les projets que l'on forme, il faut se contenter des à peu près : l'alliance de la Russie n'était pas telle qu'on aurait pu la désirer; mais en poussant la guerre avec vigueur, le Roi pouvait espérer de la finir, avant que la Russie, lente dans ses résolutions, en eût pris d'assez décisives pour le gêner dans ses opérations de campagne.

Tel était l'arrangement général qui fut pris pour entrer en Bohême, et pour forcer la Reine à rappeler ses troupes de l'Alsace. La grande armée prussienne devait entrer sur trois colonnes en Bohême; celle que le Roi voulut conduire, devait longer la rive gauche de l'Elbe, en la remontant jusqu'à Prague; la seconde, sous la conduite du prince Léopold d'Anhalt, devait traverser la Lusace, et, gardant l'Elbe à droite, se rendre en même temps à Prague : ces colonnes couvraient l'artillerie, et des vivres pour trois mois, qu'on avait embarqués sur l'Elbe pour les conduire à Leitmeritz. Le maréchal de Schwerin, avec une troisième colonne, devait déboucher de la Silésie par Braunau, et se joindre au reste de l'armée, pour former en même temps l'investissement de Prague. Outre cette armée, le vieux prince d'Anhalt avait un corps de dix-sept mille hommes dont il couvrait l'Électorat, et M. de Marwitz commandait vingt-deux mille hommes destinés pour la défense de la Haute-Silésie. L'Empereur avait fait expédier des lettres réquisitoriales au roi de Pologne, électeur de Saxe, pour lui demander le passage par ses États pour ses troupes auxiliaires de Prusse pour entrer en Bohême. Auguste était alors à Varsovie. Ces lettres furent insinuées à ses ministres, qui régentaient la Saxe en son absence, par ce Winterfeldt qui avait négocié à Pétersbourg, et s'était si fort distingué dans les premières campagnes. Les Saxons furent étourdis de cette proposition : ils voulaient gagner du temps, mais les Prussiens étaient déjà sur leur territoire. Ils protestèrent et se récrièrent inutilement contre une démarche dont le<60> but principal était d'empêcher que l'Empire ne reçût l'affront de voir opprimer et détrôner son Empereur.

Pendant qu'on murmurait à Dresde, qu'on était furieux à Varsovie, qu'à Londres on se voyait prévenu, et que la crainte se répandait à Vienne, le Roi marcha droit sur Pirna, où les régiments du duché de Magdebourg, qui avaient pris leur route par Leipzig, le joignirent. Toute la Saxe était en mouvement. Les troupes s'assemblaient par pelotons aux environs de Dresde : l'on se hâtait de fortifier cette capitale; les bras des artisans mêmes furent employés pour faire des coupures dans le quartier qu'on appelle la Nouvelle-Ville. Les ministres saxons voulaient marquer de la fierté, et ils étaient en même temps saisis de crainte; ils accordaient trop d'un côté, et refusaient obstinément des bagatelles. Si le Roi avait voulu s'emparer de ce pays, cette besogne aurait été expédiée en huit jours. Enfin ils donnèrent des subsistances; ils prêtèrent des bateaux pour traverser l'Elbe; ils laissèrent passer la flotte chargée de vivres au milieu de Dresde : mais on y doubla la garnison; les canons furent mis en batterie; les portes, fermées et barricadées, et l'on en refusa l'entrée aux officiers prussiens. Cette conduite des Saxons annonçait clairement leur mauvaise volonté : on les jugea de mauvais voisins, capables de profiter des malheurs qui pourraient arriver aux Prussiens dans cette guerre; mais on ne les crut pas assez téméraires pour se sacrifier en faveur de la reine de Hongrie, d'autant plus que le corps qui était à la disposition du vieux prince d'Anhalt, devait leur inspirer une conduite plus prudente.60-a

On fit précéder la marche des troupes d'un manifeste qui contenait en gros les raisons de la ligue de Francfort, formée entre l'Empereur, la Prusse, l'Électeur palatin et la maison de Hesse,60-b pour le<61> soutien du système de l'Empire, de ses libertés et du maintien de son chef; et l'on publia en même temps des lettres patentes en Bohême, par lesquelles on avertissait les sujets de ce royaume de ne point prendre fait et cause contre les troupes auxiliaires de l'Empereur, lequel ils devaient désormais considérer comme leur souverain légitime.

Ce fut le 23 d'août que le Roi arriva sur les frontières de la Bohême :61-a quatre régiments de hussards et quatre bataillons précédaient d'un jour la marche de l'armée, pour amasser les vivres nécessaires aux troupes. Le margrave, qui commandait la seconde ligne, entra dans le camp que le Roi venait de quitter; aucun ennemi ne s'opposa aux opérations des troupes. La petite flotte chargée des magasins fut la première qui rencontra des obstacles en entrant en Bohême; elle était obligée de passer au pied d'un rocher sur lequel est situé le château de Tetschen : les ennemis qui l'occupaient, roulèrent de grosses pierres dans l'Elbe, et y ajoutèrent une estacade pour en rendre la navigation impraticable. On fut obligé de détacher avec quelques troupes le général Bonin, qui attaqua et fit prisonnier un capitaine hongrois avec soixante-dix hommes. La rivière fut promptement déblayée, et la navigation devint libre; cet incident retarda la marche de deux jours. L'armée se porta sur la rivière d'Éger. Les hussards61-b surprirent auprès d'un bourg nommé Muntschifay des troupes de l'ennemi; ils en défirent trois cents, et en amenèrent cinquante prisonniers. On apprit par leur déposition que M. de Batthyani était venu de Bavière sur la Béraun avec un corps de douze mille hommes; on sut aussi qu'il avait jeté trois mille hommes dans Prague, auxquels on avait joint un corps de milice de douze mille combattants.

<62>Le Roi arriva le 2 de septembre auprès de Prague avec tous les corps qui composaient son armée : il se campa près de la chapelle de la Victoire; le maréchal de Schwerin et le prince Léopold investirent ce qu'on appelle le Grand-Côté de la ville. Il fallut huit jours pour transporter de Leitmeritz au camp la grosse artillerie et les vivres. Leitmeritz reçut un bataillon en garnison, pour veiller à la sûreté des magasins, qu'on ne pouvait pas faire avancer, faute de chevaux; car la Moldau, qui se jette à cet endroit dans l'Elbe,62-a n'est point navigable : ce temps fut employé à faire tous les préparatifs du siège. Dans cet intervalle on fut informé par des espions, que M. de Batthyani assemblait un gros magasin dans la ville de Béraun; des hussards qu'on détacha pour reconnaître les chemins qui mènent à cette ville, confirmèrent le même rapport. L'envie d'enlever ce magasin tenta le Roi; il détacha le général Hacke avec cinq bataillons et six cents hussards pour s'en emparer. M. de Batthyani en eut vent, quoiqu'on eût pris toutes les précautions possibles pour que le secret fût gardé. Batthyani renforça ce poste; et lorsque M. de Hacke passa le pont de Béraun, et qu'il eut forcé la porte de la ville, il aperçut deux gros corps de cavalerie qui passaient la rivière à sa droite et à sa gauche pour tomber sur ses deux flancs. Il abandonna aussitôt l'attaque, et se posta sur des hauteurs, où il forma un quarré de son infanterie. Il fut vivement attaqué par cette cavalerie et par un gros corps d'infanterie hongroise; il trouva le moyen de faire savoir au camp de Prague le danger où il se trouvait : le Roi, en l'apprenant, vola à son secours avec quatre-vingts escadrons et seize bataillons; mais M. de Hacke avait vaillamment repoussé les ennemis, et s'était dégagé lui-même avant que le secours pût le joindre. Le projet sur Béraun manqua ainsi, et M. de Batthyani fit transporter en hâte son magasin de cette ville à Pilsen. Il aurait fallu sans doute retourner à Béraun, chasser M. de Batthyani de Pilsen, et lui enlever son maga<63>sin : c'était le moyen d'empêcher l'armée autrichienne de profiter des vivres que M. de Batthyani avait eu le temps d'amasser; de rejeter le prince de Lorraine dans la Haute-Autriche; et de gagner la fin de cette campagne, en demeurant en possession de la Bohême : mais les vivres de l'armée étaient mal administrés, et les Prussiens manquaient d'un M. de Séchelles.

Le 10 au soir, on ouvrit la tranchée devant Prague à trois endroits différents; savoir : au plateau de Saint-Laurent, à Bubenetsch vis-à-vis du moulin de la basse Moldau, et à la montagne de Ziska. Le comte de Truchsess commandait la première attaque; le margrave Charles, la seconde; la troisième était sous la direction du maréchal de Schwerin. On ne perdit rien la première nuit. Le lendemain, le maréchal fit attaquer le fort de Ziska en plein jour, et l'emporta après y avoir fait jeter des bombes; et il prit tout de suite deux petites redoutes qui étaient derrière le premier, et que les Français, qui les avaient construites, appelaient des nids à pie. Le Roi se trouvait précisément à la tranchée de Bubenetsch; il en sortit avec beaucoup d'officiers, pour voir comment tournerait l'attaque du Ziska. Les ennemis aperçurent cette foule de monde, tournèrent leur canon dessus, et un malheureux coup emporta le prince Guillaume,63-a frère du margrave Charles, le même qui avait si vaillamment combattu à Mollwitz pour la gloire de sa patrie. On fit avancer incontinent les batteries, de sorte qu'elles battaient en brèche la courtine qui est entre le bastion de Saint-Nicolas et Saint-Pierre. Le 15, les batteries du margrave Charles, à force de jeter des bombes, mirent le feu au moulin à eau, et détruisirent les écluses de la Moldau : les eaux en devinrent si<64> basses, qu'elle était partout guéable, et qu'on pouvait prendre la ville d'emblée, y ayant de ce côté-là un assez grand espace sans rempart et sans muraille. M. de Harsch, qui commandait dans la ville, commença à désespérer de son salut : ce gouverneur s'aperçut que le 16, de grand matin, un gros corps de grenadiers défilait du côté de Bubenetsch; il prévit l'assaut qu'on se préparait à lui donner, demanda de capituler, et se rendit prisonnier de guerre avec sa garnison, qui consistait en douze mille hommes. Ce siège ne dura que six jours; il coûta aux assiégeants quarante morts et quatre-vingts blessés. Le même jour, les portes furent consignées, et la garnison fut conduite en Silésie, où elle fut distribuée dans les places.

La prise de Prague faisait un beau commencement de campagne. On devait supposer qu'il ferait impression sur les Saxons, et qu'ils se déclareraient moins que jamais pour la reine de Hongrie; il était à présumer qu'en dégarnissant leur électorat, ils ne le livreraient pas eux-mêmes au prince d'Anhalt, qui pouvait ruiner Leipzig, le siège de leur commerce, le nerf de leur État et la ressource de leur crédit : mais for des Anglais l'emporta à Dresde sur des intérêts plus durables.

Il se présentait alors pour l'armée prussienne le choix de deux opérations. L'une, que le Roi préférait, était de passer la Béraun, de pousser M. de Batthyani hors de la Bohême, et de s'emparer de Pilsen et du magasin considérable qu'on y formait pour l'armée du prince de Lorraine, et de pousser jusques aux gorges de Cham et de Furt, qui ouvraient les chemins de la Bohême aux Autrichiens du côté du Haut-Palatinat. Il est sûr que le prince de Lorraine pouvait se jeter sur Éger, où les Saxons l'auraient joint; qu'il pouvait suivre, en longeant l'Éger, le chemin que le maréchal de Belle-Isle avait pris dans sa retraite de Prague : mais d'où seraient venues les subsistances pour cette armée? Le margraviat de Baireuth était trop stérile pour en fournir, et de plus, qui aurait défendu l'Autriche, dont M. de Marwitz seul était en état de faire la conquête, ne trouvant rien devant<65> lui qui pût arrêter ses progrès? C'était donc sans contredit le projet qu'on aurait dû exécuter. L'Empereur, le roi de France, particulièrement le maréchal de Belle-Isle, insistèrent sur ce que les Prussiens devaient se porter du côté de Tabor, de Budweis, de Neuhaus, pour établir une communication avec la Bavière, et donner au prince de Lorraine des jalousies sur l'Autriche. Le maréchal de Belle-Isle soutenait que l'omission d'occuper ces postes, l'année 1741, avait été cause de tous les malheurs que les Français et les Bavarois essuyèrent; mais ce qui est bon dans une conjoncture, l'est-il de même dans une autre? Sans doute que ces postes étaient nécessaires en 1741 aux alliés, qui possédaient encore la Bavière et même la Haute-Autriche; mais en 1744 il n'y avait que des Autrichiens dans ces provinces; d'ailleurs c'était donner beau jeu aux Saxons que de pousser une pointe qui, éloignant l'armée du roi de Prusse de ses frontières, donnait aux Saxons la liberté de se joindre au prince de Lorraine, ou d'entreprendre même sur Prague. De tous les partis, le plus sage aurait été de ne point trop s'éloigner de Prague; d'amasser dans cette capitale, ainsi qu'à Pardubitz et dans d'autres villes, des vivres pour les troupes, et de voir venir les ennemis. Le Roi marqua dans ce moment trop de faiblesse : par une condescendance pour ses alliés, il déféra trop à leurs sentiments; et craignant d'être accusé, s'il tenait son armée clouée à Prague, de n'avoir d'autre objet que de s'assurer des trois cercles qu'on lui avait promis, il entreprit cette malheureuse expédition. On ne fit pas moins de fautes dans l'exécution de ce projet : on négligea le transport des farines de Leitmeritz à Prague; on ne renvoya point en Silésie l'artillerie qui avait servi au siège de Prague, et Ton ne laissa en garnison dans une ville immense comme Prague, que six bataillons, qui ne suffisaient pas pour en défendre la moitié.

Quand vous remontez à la droite de la Moldau, laissant Prague derrière vous, vous traversez un pays montueux et difficile, aussi<66> mal peuplé qu'aride. Si vous avancez onze milles en tirant vers l'orient, vous découvrez la ville de Tabor, située sur un rocher, bâtie au XVe siècle par Ziska, ce fameux brigand hussite qui ravagea sa patrie en combattant pour elle. Dans ces temps reculés, Tabor passait pour imprenable; de nos jours elle se prendrait d'emblée : la situation est avantageuse; mais la ville est petite, et n'a pour défense qu'une mauvaise muraille. De là en tirant vers le midi, vous trouvez la Luschnitz, petite rivière guéable de toute part, mais dont les bords, dans beaucoup d'endroits, sont escarpés; après l'avoir passée, vous traversez des bois et des rochers, pendant trois milles, au sortir desquels vous entrez dans une plaine abondante, et trouvez Budweis à deux milles devant vous. Cette ville est située sur la Moldau, fortifiée d'ouvrages de terre, et d'une enveloppe que d'un côté l'on avait commencée vis-à-vis de Budweis, vers le sud. A trois quarts de lieue, de l'autre côté de la Moldau, se trouve le château de Frauenberg. Ce château occupe le haut d'une colline, et est devenu fameux par un siège de six mois que les Français y ont soutenu. Tel était le pays où l'armée prussienne allait opérer.

Comme les Saxons ne s'étaient point encore déclarés, l'armée se mit en marche le 17 septembre pour Kundratitz. De là, le général de Nassau fut détaché avec dix bataillons et quarante escadrons, pour faire l'avant-garde de l'armée, et celle-ci fut partagée en deux colonnes : la droite, sous les ordres du prince Léopold, côtoyait la Moldau, et fut obligée de se faire des chemins; la colonne de la gauche, conduite par le maréchal Schwerin, enfilait le grand chemin de Prague à Tabor, en suivant pied à pied l'avant-garde. On avait réglé de plus que ces colonnes ne laisseraient entre leurs camps qu'une étendue au plus d'un demi-mille d'Allemagne; derrière la colonne de la gauche suivaient les caissons de farine, couverts par quinze cents hommes, sous la direction du général Posadowsky.

<67>Tabor, Budweis et Frauenberg se rendirent presque sans se défendre au général Nassau. L'armée arriva le 26 à Tabor, où les colonnes se rejoignirent; mais Posadowsky n'amena que la moitié de ses caissons, c'est-à-dire pour quinze jours de farine; les chevaux et les bœufs de cet attirail avaient été négligés au point que la moitié en étaient crevés de misère, sans cependant qu'on eût vu d'ennemi pendant toute la marche. Ce fut là le principe de tous les malheurs qui arrivèrent depuis. A peine l'armée était-elle à deux marches de Prague, que M. de Batthyani envoya un détachement de quelques milliers de Croates et de hussards à Béraun et à Königssaal; cette dernière ville est située au confluent de la Béraun dans la Moldau, à deux milles au-dessus de Prague. Ces troupes légères infestèrent tellement les avenues, qu'elles interceptèrent toutes les livraisons que le plat pays devait faire, et que, les communications étant coupées, l'armée prussienne fut quatre semaines sans recevoir de nouvelles ni de Prague, ni de ce qui se passait dans le reste de l'Europe. On enleva deux malles destinées pour le Roi, de sorte qu'il ignorait non seulement la marche des Saxons, mais encore où pouvait être l'armée du prince de Lorraine.

Il doit paraître étrange qu'une armée aussi forte que la prussienne, n'ait pu tenir le plat pays en respect; le contraindre aux livraisons nécessaires; se procurer des subsistances; et avoir des espions en abondance pour être informée du moindre mouvement des ennemis : mais il faut savoir qu'en Bohême la grande noblesse, les prêtres et les baillis sont très-affectionnés à la maison d'Autriche; que la différence de religion causait une aversion invincible à ce peuple aussi stupide que superstitieux; et que la cour avait ordonné aux paysans, qui tous sont serfs, d'abandonner leurs chaumières à l'approche des Prussiens, d'enfouir leurs blés sous terre, et de se réfugier dans les forêts voisines, leur ajoutant la promesse de leur bonifier tout le dommage<68> qu'ils pourraient souffrir des Prussiens. L'armée ne trouvait donc que des déserts sur son passage, des villages vides : personne n'apportait au camp de denrées à vendre; et le peuple, qui craignait la dureté rigoureuse des punitions autrichiennes, ne se laissait persuader par aucune somme qu'on lui offrait de donner. Ces embarras furent encore augmentés par un corps de dix mille hussards que les Autrichiens avaient fait venir de Hongrie, et qui coupèrent les communications à l'armée dans un pays qui n'était qu'un composé de marais, de bois, de rochers, et de tous les défilés qu'un terrain peut produire. L'ennemi avait, avec cette supériorité en troupes légères, l'avantage de savoir tout ce qui se faisait dans le camp du Roi; et les Prussiens n'osaient aventurer leurs batteurs d'estrade, à moins de les compter pour perdus, vu la supériorité de ceux des ennemis : de sorte que l'armée du Roi, toujours retranchée à la romaine, était réduite à l'enceinte de son camp.

Le manque de vivres joint à cette gêne où se trouvaient les Prussiens, les obligea de retourner sur leurs pas. Le maréchal de Schwerin était d'avis qu'il fallait se porter sur Neuhaus, pour augmenter la jalousie que les ennemis pouvaient avoir sur l'Autriche; le prince Léopold soutenait qu'il fallait se porter sur Budweis, qui était occupé par M. de Nassau. Sur ces entrefaites, un espion apporte la nouvelle que l'armée du prince de Lorraine était à Protiwin. Cet avis décida du parti qu'il y avait à prendre. L'armée repassa la Moldau, et se campa sur les hauteurs de Wodnian; mais à peine y fut-on arrivé, que la fausseté de cet avis fut connue : cela mit de la mésintelligence entre M. de Schwerin et le prince Léopold, et le Roi fut souvent dans le cas d'interposer son autorité, pour empêcher que la jalousie de ces deux maréchaux ne nuisît au bien général.

M. de Jahnus, lieutenant-colonel dans les hussards de Dieury, avait été détaché pour presser les livraisons que les gens de ces contrées devaient faire à Tabor : le besoin en était d'autant plus pressant, que<69> les farines de l'armée tiraient vers leur fin. Jahnus marcha avec deux cents hussards à un village nommé Mühlhausen, situé au bord de la Moldau. L'ennemi en fut informé : un corps considérable de hussards tomba sur lui; c'était un brave homme, et il perdit la vie pour ne point avoir la réputation d'être battu; tout son corps fut dissipé. Nadasdy fit des ponts à cet endroit même, et s'avança droit à Tabor pour l'attaquer. Le prince Henri, frère du Roi, qui y était tombé malade, et le colonel Kalnein qui y commandait, lui firent comprendre qu'on ne s'empare pas d'une ville défendue par des Prussiens, avec de la cavalerie légère.

Ce fut alors qu'on apprit que le prince de Lorraine occupait un camp fort, derrière la Wotawa, à deux milles de Pisek; que les Saxons l'avaient joint, et que son intention était de couper les Prussiens de la Sasawa, et par conséquent de Prague, en passant la Moldau derrière l'armée. Le manque de subsistances, l'obstacle que Nadasdy mettait à en amasser, la possibilité que les Autrichiens eussent fait ce mouvement, détermina les Prussiens à s'approcher de Tabor : ils passèrent, le 8 d'octobre, la Moldau, sur le pont de Teyn. L'arrière-garde fut vivement harcelée par des pandours et des hussards; ils ne réussirent point comme ils s'y étaient attendus. Le brave colonel Ruesch69-a des hussards leur prit tout un bataillon de Dalmatiens qui s'aventura trop, et rejoignit l'armée, en triomphant d'un corps bien supérieur au sien, qui l'avait attaqué. L'armée reprit le camp de Tabor, pour donner au général Du Moulin, qui était détaché à Neuhaus, le temps de la rejoindre. Les Autrichiens étaient si sûrs de couper l'armée prussienne de Prague, que par leurs ordres on amassait des magasins pour eux à Beneschau et même dans le cercle de Chrudim. Le Roi se repentit trop tard de n'avoir pas mieux garni la ville de Prague de<70> troupes. Le projet de prendre des quartiers d'hiver entre Tabor, Neuhaus, Budweis et Frauenberg était mal conçu : il n'y avait de là à Prague aucune ville qui eût seulement des murailles, ni par conséquent dont on pouvait se servir pour établir la communication avec la capitale. La Moldau était partout guéable, et couverte, à sa rive gauche, de forêts impénétrables, dont des troupes légères pouvaient tirer parti pour harceler sans cesse les quartiers des Prussiens. Si cependant les vivres n'eussent pas manqué, le Roi aurait pu se soutenir entre la Sasawa et la Luschnitz; mais le défaut de vivres est le plus fort argument à la guerre, et le danger de perdre Prague s'y joignant, l'armée prussienne fut obligée de rétrograder.

On était encore irrésolu si l'on abandonnerait ou conserverait les postes de Tabor et de Budweis, en s'en éloignant entièrement avec l'armée. On avait sans doute à craindre que l'ennemi ne forçât ces villes; d'autre part, il fallait considérer qu'on avait été obligé de laisser à Tabor trois cents malades ou blessés qu'on n'avait pu transporter, faute de voitures : on ne voulait pas abandonner ces braves gens; on résolut donc de laisser garnison dans ces deux endroits, dans l'espérance que si Ton en venait à une bataille avec les Autrichiens, comme cela paraissait probable après leur jonction avec les Saxons, les ennemis battus trouveraient ces postes sur leur chemin, et seraient contraints de se rejeter vers Pilsen. Ce raisonnement était entièrement faux; car, dans un cas pressant, il vaut mieux perdre trois cents malades que de hasarder quelques milliers d'hommes dans des villes où ils ne peuvent se défendre. Au contraire, si l'on se proposait de se battre, il fallait rassembler toutes les forces que l'on avait, pour être mieux en état de battre l'ennemi, et ces deux misérables trous ne pouvaient pas empêcher le prince de Lorraine de faire sa retraite comme il le jugerait à propos. Mais, disait-on, le maréchal de Seckendorff était déjà arrivé en Bavière; il avait rejeté Bärenklau en Autriche; il avait nettoyé d'ennemis tout cet électorat,<71> à la réserve d'Ingolstadt, de Braunau et de Straubing : cela était très-bon, mais les succès des Impériaux ne devaient pas empêcher les Prussiens de se conduire prudemment, et ces avantages n'étaient pas assez forts pour qu'on pût impunément commettre des fautes.

Dans cette situation, le poste de Beneschau devenait de la dernière importance : il fallait l'occuper avant le prince de Lorraine, parce qu'il était inattaquable, et qu'il pouvait décider entre les mains des ennemis du destin de l'armée. La seule ressource qu'on aurait eue encore, aurait été de passer la Sasawa à Rattay, pour tirer des vivres de Pardubitz. Le maréchal de Schwerin se mit pour cet effet à la tête de quinze mille hommes; il prit non seulement le camp de Beneschau, mais il s'empara encore des magasins considérables qu'on y avait amassés pour les Autrichiens. Le Roi le joignit le 14 d'octobre; l'avant-garde de l'ennemi était déjà en marche pour s'y rendre. L'armée séjourna huit jours entre Beneschau et Konopischt. On y apprit la nouvelle désagréable, à laquelle cependant on devait s'attendre, qu'un détachement de dix mille Hongrois avait fait prisonnier à Budweis le régiment de Kreytzen, et à Tabor, celui des pionniers. Ainsi, pour sauver trois cents malades, on perdit trois mille hommes. Le Roi, qui se repentait d'avoir, pour ainsi dire, abandonné ces régiments, envoya ordre par huit personnes différentes au général Kreytzen qui commandait dans Budweis, d'évacuer la ville et de suivre l'armée; mais aucune n'arriva jusqu'à lui. Budweis se rendit, après avoir consommé toutes les munitions que les circonstances avaient permis d'y laisser. Tabor fut pris à tranchée ouverte, par une brèche que l'ennemi avait faite à la muraille. La première de ces villes soutint un siège de huit jours; Tabor, un de quatre; et Frauenberg se rendit parce que les Autrichiens avaient coupé le seul canal par lequel la garnison recevait ses eaux. Comme il était à craindre que les vivres ne manquassent à l'armée, M. de Winterfeldt fut détaché, avec quelques bataillons et un régiment de hussards, pour<72> transporter le magasin72-a de Leitmeritz à Prague. Mais l'avant-garde du prince de Lorraine dont nous avons parlé, s'étant aperçue que les Prussiens les avaient prévenus à Beneschau, se retira sur Neweklow, et de là sur Marschowitz, où elle fut jointe par l'armée combinée des Autrichiens et des Saxons.

Le Roi apprit cette nouvelle avec plaisir, dans l'espérance que le moment de venger les affronts qu'il avait reçus à Tabor et à Budweis, était arrivé. Dans cette vue, le 24 d'octobre après midi, il mit l'armée en marche sur huit colonnes, pour attaquer l'ennemi, après avoir passé des chemins que jamais troupes n'avaient traversés; il arriva, au déclin du jour, sur une hauteur qui n'était qu'à un quart de mille de l'armée autrichienne; les Prussiens s'y formèrent, et y passèrent la nuit. Le lendemain, le Roi et les principaux officiers de ses troupes allèrent reconnaître l'ennemi dès la pointe du jour. On trouva qu'il avait changé de camp, et qu'il s'était posté vis-à-vis du flanc droit des Prussiens, sur une hauteur escarpée, au pied de laquelle, dans un terrain marécageux, coulait une eau bourbeuse; ce fond séparait les deux armées. Ce côté était entièrement inattaquable. On prit quelques bataillons de grenadiers, qu'on plaça dans un taillis d'où la droite de l'ennemi pouvait être vue : on la trouva aussi avantageusement placée que sa gauche. L'impossibilité de réussir dans une telle attaque, en fit abandonner le dessein, et l'on résolut de retourner au camp de Beneschau. Les grenadiers qui avaient servi à reconnaître l'ennemi, firent l'arrière-garde. Les Autrichiens, qui se préparaient à être attaqués, ne s'aperçurent pas de la retraite de leurs ennemis, dont une montagne leur dérobait les mouvements : il n'y eut qu'une légère escarmouche à l'arrière-garde, et les Prussiens reprirent paisiblement leur poste de Beneschau.

<73>Lorsqu'une armée où il se trouve cent cinquante escadrons, séjourne au delà de huit jours dans le même camp, il n'est pas étonnant que les fourrages viennent à lui manquer, surtout lorsque c'est un pays de montagnes et de bois, et qu'il est impossible de forcer le plat pays à livrer des subsistances. Ceci força le Roi à choisir un autre camp, où il put trouver des fourrages, et qui en même temps le rapprochât de sa boulangerie. L'armée décampa donc le lendemain, passa la Sasawa à Porschitsch, et vint se poster auprès de Pischelli. En même temps, M. de Nassau fut détaché avec dix bataillons et trente escadrons, pour déloger de Kammerbourg un corps ennemi de dix mille hommes, tant troupes réglées que hongroises. M. de Nassau l'attaqua sur une hauteur avantageuse qu'il occupait : quelques coups de canon mirent l'ennemi en désordre; il abandonna son poste pour repasser la Sasawa à Rattay. M. de Nassau le côtoya, et s'apercevant qu'il voulait gagner Kolin avant lui, il le prévint, et s'empara de ce poste.

Depuis l'escarmouche de Kammerbourg, personne n'eut des nouvelles de M. de Nassau, ni ne put lui en faire parvenir, tant les troupes légères des Autrichiens avaient par leur nombre la supériorité sur celles des Prussiens : ils étaient dans un terrain fourré, avaient la faveur du pays, étaient informés de tout, tandis que les Prussiens n'étaient instruits de rien. Les Autrichiens agissaient de tous les côtés pour se procurer cette supériorité sur les Prussiens : ils pensèrent surprendre à Pardubitz le colonel Zimmernow, qui avait dans ce fort la garde du magasin avec son régiment. Un détachement de quinze cents grenadiers et de six cents hussards, venus de la Moravie, se déguisèrent en paysans; et, sous prétexte de livrer au magasin, ils essayèrent de s'introduire dans la ville au moyen de leurs chariots. La trame fut découverte par un Autrichien qui lâcha imprudemment un coup de pistolet : les gardes des portes et des ravelins firent feu sur cette troupe, qui y perdit soixante hommes. Cette défense fit<74> beaucoup d'honneur à la vigilance de M. de Zimmernow,74-a et laissa aux ennemis le regret d'avoir inutilement perdu du monde.

Peu après que le Roi eut pris le camp de Pischelli, le prince de Lorraine prit celui de Beneschau : il avait le pays à sa dévotion; les cercles lui livraient ses vivres, et il parvint à subsister quelques jours là où les Prussiens seraient péris de faim s'ils y fussent restés. Il se porta ensuite sur Kammerbourg, où il passa la Sasawa, dirigeant sa marche sur Janowitz, en gardant ses marais à dos. Le dessein du prince, ou pour mieux dire du vieux maréchal Traun, était d'obliger le Roi d'opter entre la Silésie ou la Bohême, laquelle de ces deux provinces il voudrait soutenir : si le Roi restait auprès de Prague, les ennemis lui coupaient la communication avec la Silésie, et si le Roi tirait vers Pardubitz, Prague et la Bohême étaient perdues. Ce projet était beau et digne d'admiration : le maréchal Traun y ajoutait la sage précaution de choisir toujours des camps inattaquables, pour ne point être forcé à combattre malgré lui.

Si le Roi avait pu aller aux ennemis au moment où ils décampèrent, il aurait pu les forcer au combat, ou il aurait gagné sur eux le poste de Kuttenberg, ce qui aurait ruiné tous leurs desseins. Le manque de pain, raison si souvent alléguée dans le récit de cette campagne, empêcha cette opération. Cependant, pour tenter l'impossible, le Roi avança le lendemain avec l'aile de l'armée; le prince Léopold devait suivre le lendemain, avec le pain qu'on attendait de Prague. Le bonheur voulut qu'à Kosteletz,74-b où le Roi prit son camp, il trouvât pour trois jours du pain, du vin et des viandes destinées aux ennemis, qu'il fit distribuer à ses troupes. Son intention était de gagner le lendemain Janowitz; mais il fut trompé par des espions qui assurèrent que le prince de Lorraine y était déjà. On tourna<75> donc sur la gauche, et l'armée se campa à Kaurzim, à un mille de l'Elbe. Ce ne fut qu'alors qu'on apprit que M. de Nassau était à Kolin, et qu'un convoi de pain arriverait incessamment de Leitmeritz à l'armée : pour en faciliter le transport, on garnit de grenadiers Brandeis et Nimbourg.

Le lendemain, le prince Léopold rejoignit l'armée; le jour d'après, on se porta sur Planian. L'ennemi avait eu dessein d'y venir; aussi y trouva-t-on des subsistances en abondance. L'aile droite des Prussiens était au couvent de Zasmuk, éloigné d'un quart de mille de la gauche des Autrichiens : des marais et des bois séparaient les deux armées. Cependant il y avait tout à craindre pour Pardubitz; les Autrichiens en étaient plus près d'une demi-marche que les Prussiens. On y envoya, avec huit bataillons et dix escadrons, M. Du Moulin, qui passa par Kolin, et couvrit Pardubitz et les magasins. Le point principal alors était de gagner Kuttenberg : il n'y avait point de temps à perdre, si l'on voulait y devancer les ennemis. Quoique les troupes fussent fatiguées de trois marches consécutives, il fut résolu que par un effort de vigueur on arriverait le lendemain à Kuttenberg, ou que l'on forcerait le prince Charles au combat. Ni l'un ni l'autre n'arriva : un brouillard épais qui dura depuis six heures du matin jusqu'à midi, fit perdre la moitié de cette journée, et quelque diligence qu'on fit dans la suite, il fut impossible d'arriver à la fin du jour plus loin qu'à Gross-Gbell, où l'on dressa les tentes. L'armée avait la ville de Kolin et l'Elbe à dos, à la distance d'un demi-mille; ses deux ailes étaient appuyées à des villages; une petite plaine était devant le front, bornée par un bois touffu, où campait le prince de Lorraine. Ce prince se servit de l'avance que sa position lui donnait sur celle des Prussiens, et dès le soir il envoya un gros détachement pour occuper la hauteur de Jean-Baptiste, fort escarpée, et qui domine sur tout le terrain des environs. Le Roi aurait voulu se battre avant d'avoir consommé ses magasins : une affaire générale aurait<76> convenu à ses intérêts; mais elle ne convenait pas à ceux des Autrichiens, et ils l'évitèrent toujours soigneusement. Tandis que le prince de Lorraine et Traun s'établissaient sur la cime des rochers, Nadasdy vint se placer sur la droite des Prussiens avec six mille Hongrois; Ghilany, avec un corps de la même force, se mit dans le bois qui bornait le front de la plaine; Trenck et Moracz se mirent sur la gauche avec leurs troupes légères, pour resserrer l'armée dans son camp, et l'empêcher d'en sortir pour aller fourrager.

Il paraîtra peut-être étrange que les Prussiens n'aient rien tenté pour déloger ces corps de leur voisinage; mais ces corps avaient des défilés devant eux, et on ne pouvait venir à eux qu'avec désavantage. La mauvaise nourriture des troupes, la misère, et les fatigues qu'elles avaient souffertes, occasionnèrent un grand nombre de maladies : il n'y avait pas cent hommes par régiment exempts de la dyssenterie; les officiers n'étaient pas mieux; les fourrages du camp étaient consommés; on ne pouvait avoir des vivres que de l'autre côté de l'Elbe; la saison devenait plus rude de jour en jour : toutes ces raisons obligèrent à repasser l'Elbe à Kolin, et à cantonner les troupes pour conserver et rétablir les malades. L'armée décampa le 9 de novembre, et fit sa retraite en si bon ordre, que, quand même le prince de Lorraine aurait voulu l'entamer, on aurait pu, sur ce terrain, engager avec avantage une affaire générale. Dix bataillons garnirent la ville de Kolin, postés derrière des murailles qui formaient un retranchement naturel; on plaça les batteries sur des éminences plus près de la ville, d'où elles dominaient sur tout le terrain : Kolin et Pardubitz devenaient alors des postes importants, parce qu'ils assuraient la communication avec la Silésie comme avec Prague. Entre ces deux têtes, on établit des postes le long de la rivière, et derrière cantonnaient les troupes. A peine les Prussiens eurent-ils passé l'Elbe, que les pandours attaquèrent Kolin; mais ils y furent si mal reçus, qu'ils perdirent l'envie d'y revenir. La nuit du 12, les grenadiers de la Reine<77> avec toutes les troupes hongroises tentèrent une nouvelle attaque, et furent partout repoussés vigoureusement; ils y perdirent trois cents soldats tués; Trenck, ce fameux pillard, y fut blessé. Le prince de Lorraine croyait la campagne finie, et aurait voulu donner aux troupes un repos qu'elles avaient bien mérité par les fatigues qu'elles avaient essuyées en Alsace et en Bohême : la cour de Vienne pensa autrement, et elle donna des ordres exprès au prince de Lorraine de continuer les opérations.

Le Roi se flattait de l'idée que l'ennemi prendrait ses quartiers entre l'Elbe et la Sasawa, dans le dessein de tomber dessus par Pardubitz et Kolin, et de déblayer d'Autrichiens les cercles de Czaslau et de Chrudim. Le Roi avait pris son quartier à Trnowa, proche de Pardubitz; celui du prince Léopold était peu éloigné de Kolin. L'ennemi fit dans ce temps-là des mouvements qui semblaient dénoter qu'il avait quelque dessein sur Pardubitz; ce qui engagea ce prince à s'approcher davantage des quartiers de la gauche. Sur ces entrefaites, on intercepta des lettres de Vienne, qui annonçaient un grand dessein, qui devait s'exécuter le 18 de novembre. Le général d'Einsiedel, qui commandait à Prague, mandait que l'ennemi faisait travailler à des échelles dans tous les villages voisins, et le général Nassau avertissait qu'il s'attendait dans quelques jours à être attaqué à Kolin; il n'y avait rien à craindre pour Pardubitz, où se trouvait l'aile gauche de l'armée.

De mille en mille, le long de l'Elbe, il y avait des postes d'infanterie, et quarante escadrons de hussards étaient distribués entre-deux, pour veiller aux patrouilles et sur les moindres mouvements des troupes de la Reine. Par ces précautions, le Roi devait toujours être averti d'avance, au cas que l'ennemi tentât le passage de l'Elbe : il n'y avait donc proprement que la ville de Prague pour laquelle il y eût à appréhender. Le Roi y envoya M. de Rottembourg avec ses dragons et trois bataillons, pour en renforcer la garnison. Ce jour<78> critique, le 18, arriva enfin, et ne produisit de la part de l'ennemi que beaucoup de marches et de contre-marches; le 19 parut plus décisif. On entendit dès les cinq heures du matin des décharges du gros canon et un feu d'infanterie assez vif. Le Roi envoya de tous côtés pour savoir l'endroit où l'on tirait; tout le monde était dans la prévention que c'était quelque nouvelle tentative de l'ennemi sur Kolin. Les coups qu'on entendait, se tiraient à la droite de l'armée, et comme le général Nassau s'était attendu à quelque entreprise du prince de Lorraine sur son poste, et qu'on ne recevait point d'autre nouvelle, on ajouta trop légèrement foi à ces apparences. On demeura dans cette incertitude jusqu'à midi, qu'un officier de hussards fit au Roi le rapport, que pendant la nuit les troupes de la Reine avaient fait des ponts auprès de Selmitz; que la négligence des patrouilles avait été cause qu'on ne s'en était aperçu qu'à la pointe du jour; que le lieutenant-colonel de Wedell,78-a dont le bataillon se trouvait le plus proche, y était marché; que malgré le feu de cinquante canons, il avait repoussé trois fois les grenadiers autrichiens; que pendant cinq heures il avait disputé ce passage au prince de Lorraine; que les hussards qu'il avait envoyés à l'armée pour l'avertir de sa situation, ayant été tués en chemin par des uhlans qui s'étaient glissés dans les bois voisins, faute de secours il s'était retiré en bon ordre par la forêt de Wischenjowitz pour rejoindre l'armée.

Ce passage de l'Elbe était fâcheux, que les hussards en fussent cause par leur négligence ou non. Cette entreprise décidait de toute la campagne. Le temps employé à se plaindre du destin aurait été perdu; on ne songea qu'à remédier au mal autant que les circonstances le permettaient. L'armée reçut d'abord ordre de se rassembler<79> à Wischenjowitz, qui était au centre de ses cantonnements; on ne laissa à Pardubitz que trois bataillons sous les ordres du colonel Retzow. L'armée se trouva à son rendez-vous le soir, à neuf heures, campée en ordre de bandière, à l'exception du corps de M. de Nassau qui était à Kolin, et de deux bataillons détachés, l'un à Brandeis et l'autre à Nimbourg. Le bataillon de Wedell perdit deux officiers et cent hommes, tant morts que blessés, à l'affaire de Selmitz, qui sera à jamais mémorable dans les fastes prussiens. Cette belle action valut à Wedell le nom de Léonidas. Le prince de Lorraine, surpris qu'un seul bataillon prussien lui eût disputé pendant cinq heures le passage de l'Elbe, dit aux officiers qui l'accompagnaient : " La Reine serait trop heureuse si elle avait dans son armée des officiers comme ce héros. "

La situation critique où se trouvaient les affaires, porta le Roi à rassembler les principaux officiers de ses troupes, pour délibérer avec eux sur le parti qu'il y avait à prendre. Cela roulait sur deux objets : ou de marcher à Prague, pour soutenir ce royaume, ou d'évacuer Prague et la Bohême, pour se retirer en Silésie. Chacun de ces partis avait des inconvénients. Le prince Léopold était d'avis de marcher à Prague, puisqu'il y avait encore quelque amas de farine à Leitmeritz, et qu'en abandonnant Prague on serait en même temps obligé d'abandonner la grosse artillerie, que les chemins ne permettraient pas de traîner avec soi, outre le risque que la garnison avait à courir par une retraite au moins de trente milles, jusqu'à ce qu'elle pût regagner par Leitmeritz et la Lusace les frontières de la Silésie. Le Roi était du sentiment qu'il fallait marcher en Silésie, parce que c'était le plus certain. Le projet de maintenir Prague donnait à l'ennemi la facilité de couper l'armée de toute communication avec la Silésie. Les Saxons en auraient fait autant sur leurs frontières, de sorte que cette armée aurait été ruinée avant le printemps, faute de vivres, de recrues, d'armes, de munitions de guerre, et de chevaux de remonte pour la cavalerie. D'ailleurs, les communications bouchées, d'où seraient<80> venues les sommes pour payer les troupes, acheter des magasins, etc.? Comment le général de Marwitz avec vingt-deux mille hommes pouvait-il couvrir les deux Silésies contre l'armée du prince de Lorraine? Ces raisons décidèrent pour le retour en Silésie, où l'armée trouvait toutes les ressources dont elle avait besoin pour son rétablissement; où les places fortes étaient remplies de magasins, le pays, de subsistances; où l'on regagnait la communication avec le Brandebourg; où enfin ni argent, ni chevaux, recrues, ni ressources ne pouvaient manquer : et, pour prendre les choses réellement telles qu'elles étaient, le Roi ne faisait de perte, en se retirant de la Bohème, que celle de sa grosse artillerie. Tous les généraux se rangèrent de cet avis.

Cette résolution qui avait été prise sur-le-champ, devait être exécutée de même. Le Roi fit partir un homme de confiance et de ressource, nommé Bülow,80-a son aide de camp, pour porter à tous les corps détachés, ainsi qu'à la garnison de Prague, l'ordre d'évacuer la Bohême. M. de Nassau fut instruit de prendre le chemin de Chlumetz ou de Néchanitz pour rejoindre l'armée, tandis que le Roi ferait vis-à-vis du prince de Lorraine les mouvements les plus convenables pour faciliter cette jonction. Bülow fut assez heureux pour traverser des détachements de hussards ennemis, et pour porter ses ordres à ceux auxquels il devait les rendre. Ce parti devenait d'autant plus nécessaire, que la garnison de Prague n'avait de subsistances que pour six semaines, et que la faim l'aurait contrainte de se rendre, si l'on avait attendu ce terme. Le 20 de novembre, le Roi s'approcha de Chlumetz, pour seconder les mouvements de M. de Nassau; il demeura en panne dans ce poste, pour laisser à ce détachement le temps de gagner Bidschow et Néchanitz. Le 22, l'armée se mit entre Pardubitz et Königingrätz, au village de Wosnitz, qui couvrait le<81> défilé de Néchanitz. Les malades et le bagage, sous une bonne escorte, prirent les devants pour la Silésie, afin d'alléger la marche des troupes. M. de Retzow évacua Pardubitz. Le 24, toute la cavalerie marcha à la rencontre de M. de Nassau, et l'amena rejoindre l'armée. On fit défiler l'infanterie par Königingrätz, pour se cantonner dans les villages qui sont en deçà de l'Elbe : on resta le 25 et le 26 dans cette position. Le 27, l'armée se partagea en trois colonnes, dont l'une prit le chemin de la principauté81-a de Glatz; la seconde, que le Roi conduisait, passa par les gorges de Braunau; et la troisième, conduite par M. Du Moulin, enfila le chemin de Trautenau à Schatzlar. La première colonne ne fut point inquiétée dans sa marche. La brigade de Truchsess, qui était à la seconde colonne et qui en faisait l'arrière-garde, fut attaquée, en passant le ruisseau de la Mettau, proche du village de Pless. Truchsess s'amusa mal à propos à escarmoucher avec les pandours, et il eut quarante hommes tant morts que blessés. Ce qui caractérise bien l'esprit hongrois, c'est qu'au milieu de cette escarmouche quelques cochons se mirent à crier dans le village de Pless; ce fut le signal de la trêve : les pandours abandonnèrent les Prussiens, et coururent tous au village égorger des bêtes qu'ils aimaient mieux manger que de se battre; il y a sûrement dans l'histoire peu d'exemples d'escarmouches aussi vives, qui aient eu un dénoûment aussi grotesque. La colonne de M. Du Moulin fut attaquée au village d'Else,81-b mais avec si peu de vigueur, que cela ne mérite aucune considération. La colonne où était le Roi arriva le 4 décembre à Tannhausen; le vieux prince d'Anhalt y arriva presque<82> en même temps. Le prince Léopold avait pris une maladie qui faisait craindre pour ses jours. Le maréchal de Schwerin avait pris de l'humeur, et quitta l'armée avant son retour en Silésie. Le Roi fut obligé de se rendre à Berlin,82-a pour y prendre les arrangements nécessaires pour la campagne prochaine, et pour préparer en même temps le chemin à quelques négociations, que l'on pouvait rendre plus vives au cas que les circonstances l'exigeassent.

Voici ce qui arriva aux autres corps dans leur retraite. M. de Winterfeldt ramena heureusement son détachement de Leitmeritz en Silésie; il fut harcelé en chemin, mais ses bonnes dispositions tinrent les Hongrois en respect. La garnison de Prague ne suivit pas littéralement les dispositions qu'elle avait reçues. M. d'Einsiedel devait faire sauter les ouvrages du Wyssehrad et de Saint-Laurent; il devait faire crever les canons de la grosse artillerie et en brûler les affûts, jeter dans l'eau les fusils dont la garnison de la Reine avait été armée. M. d'Einsiedel crut faussement que ce premier ordre serait révoqué; il en suspendit l'exécution jusqu'au moment de son départ : alors ce fut trop tard. Comme il vit que le moment d'évacuer la ville approchait, il assembla tous les chevaux qu'il put trouver, pour emmener avec lui quarante-deux pièces de campagne autrichiennes, à la place du gros canon qu'il fallait abandonner. Ce fut le 26 de novembre que la garnison sortit de Prague. M. d'Einsiedel avait si mal pris ses précautions,82-b que ses troupes défilaient encore par la porte Saint-Charles, que déjà quatre cents pandours s'étaient, d'un autre côté, introduits dans la ville. Ces Hongrois attaquèrent l'arrière-garde : M. de Rottembourg, qui s'y trouvait, fit tirer sur eux quelques canons<83> chargés à mitraille, qui les continrent. Cette garnison arriva le 30 à Leitmeritz : on s'y arrêta quelques jours, pour s'y pourvoir de pain et de provisions. Quand M. d'Einsiedel arriva à Leipa, il apprit que les Saxons voulaient lui disputer le chemin de la Silésie; car le prince de Lorraine n'avait suivi le Roi que jusqu'à Nachod, d'où il avait pris la route de la Moravie, et les Saxons, celle des cercles de Bunzlau et de Leitmeritz. Il y eut quelques escarmouches en chemin avec les troupes légères des ennemis, mais peu importantes. Comme il arriva à Hochwald, bourg situé à deux milles de Friedland et à trois des frontières de la Silésie, il aperçut un gros corps, et apprit par des transfuges et des espions que c'était une partie du corps saxon aux ordres du chevalier de Saxe, auquel deux mille grenadiers autrichiens s'étaient joints. M. d'Einsiedel, qui ne s'était jamais trouvé en pareil cas, perdit entièrement contenance; il fut longtemps indécis s'il attaquerait ces Saxons, qui s'étaient fait des retranchements avec de la neige entassée, ou s'il traverserait la Lusace pour rentrer en Silésie. Les ennemis avaient fait de si grands abatis sur le chemin de Friedland, qu'il était devenu impraticable dans cette saison. M. de Rottembourg, voyant que l'incertitude de M. d'Einsiedel laisserait périr les troupes de froid et de misère, fit reconnaître les chemins de la Lusace, et prit en même temps la résolution d'attaquer le chevalier de Saxe, en se chargeant de l'événement. Un capitaine, nommé Kottwitz, Saxon de naissance, déserta la nuit, et avertit le chevalier des desseins de Rottembourg. Rottembourg se voyant trahi, profita de la trahison même : il se mit le lendemain de bon matin en marche par sa gauche, et entra en Lusace. Les Saxons n'étaient occupés qu'à leur défense, et ils furent instruits en même temps qu'un gros corps prussien aux ordres de M. de Nassau défilait par la Silésie pour leur tomber à dos; ils étaient si occupés de ces nouvelles, que la garnison de Prague leur échappa heureusement. M. de Rottembourg cheminait toujours; un colonel Vitzthum, qui commandait sur la frontière<84> de la Lusace, voulut s'opposer à son passage; mais lorsque le colonel vit le nombre des Prussiens auxquels il aurait affaire, il se désista de son opposition. Le général saxon Arnim, sous les ordres duquel il était, envoya un autre officier pour interdire le passage aux Prussiens; mais Rottembourg, en l'accablant de politesses, poursuivit sa route, et arriva le 13 décembre aux frontières de la Silésie, où ces troupes furent employées à former la chaîne des quartiers84-a depuis la Lusace jusqu'à la principauté de Glatz. Telle fut la fin de cette campagne, dont les préparatifs annonçaient les plus heureux succès. Ce grand armement, qui devait engloutir la Bohême et même inonder l'Autriche, eut le sort de cette flotte, nommée l'Invincible, que Philippe II d'Espagne mit en mer pour conquérir l'Angleterre.

Il faut convenir qu'il est plus difficile de faire la guerre en Bohême que partout ailleurs. Ce royaume est environné d'une chaîne de montagnes qui en rendent l'entrée et la sortie également dangereuses. Si l'on prend même la ville de Prague, il faut une armée pour la garder; ce qui affaiblit trop le corps qui doit agir contre l'ennemi. On n'y peut assembler des magasins qu'en hiver, où les habitants sont contraints par la rigueur de la saison de demeurer dans leurs villages. Quelques contrées fertiles peuvent fournir des subsistances pour de grandes armées; les fourrages secs et le fourrage vert ne sauraient y manquer : mais d'autres cercles montueux et chargés de bois sont trop stériles pour qu'une armée y séjourne longtemps. D'ailleurs on n'y trouve aucune place tenable; et si les Autrichiens veulent chasser l'ennemi de ce royaume sans en venir à une bataille, ils sont maîtres de l'affamer en lui coupant ses communications : à quoi cette chaîne de montagnes dont la Bohême est environnée, fournit tout ce qu'un officier intelligent peut désirer en fait de gorges et de postes où il<85> puisse intercepter les convois. Il n'y a qu'une seule méthode pour prendre ce royaume.

Aucun général ne commit plus de fautes que n'en fit le Roi dans cette campagne. La première de toutes fut certainement de ne s'être pas pourvu de magasins assez considérables pour se soutenir au moins six mois en Bohême : on sait que qui veut bâtir l'édifice d'une armée, doit prendre le ventre pour fondement.85-a Mais ce n'est pas tout. Il entre en Saxe; il sait que ces Saxons avaient accédé au traité de Worms : ou il fallait les forcer à changer de parti, ou il fallait les écraser avant de mettre le pied en Bohême. Il fait le siège de Prague, et envoie un faible détachement à Béraun contre M. de Batthyani : si les troupes n'avaient pas fait des prodiges de valeur, il aurait été cause de leur perte. Prague prise, il était certainement de la bonne politique de marcher avec la moitié de l'armée droit à M. de Batthyani, de l'écraser avant l'arrivée du prince de Lorraine, et de prendre le magasin de Pilsen, la perte duquel aurait empêché aux Autrichiens leur retour en Bohême : ils auraient été obligés d'amasser de nouveau des subsistances, ce qui demande du temps; de sorte que cette campagne aurait été perdue pour eux. Si l'on ne s'y est pas pris avec assez de zèle pour remplir les magasins prussiens, il ne faut point l'imputer au Roi, mais aux commis des vivres, qui se faisaient payer les livraisons et laissaient les magasins vides. Mais comment ce prince eut-il la faiblesse d'adopter le projet de campagne du maréchal de Belle-Isle, qui le mena à Tabor et à Budweis, lorsqu'il convenait lui-même que ce projet n'était conforme ni aux conjonctures, ni à ses intérêts, ni aux lois de la guerre? Il n'est pas permis de pousser la condescendance aussi loin : cette faute en entraîna une foule d'autres à sa suite. Enfin était-il bien permis de mettre son armée en cantonnements, quand l'ennemi ne campait qu'à une marche de<86> ces quartiers? Tout l'avantage de cette campagne fut pour les Autrichiens : M. de Traun y joua le rôle de Sertorius, et le Roi, celui de Pompée. La conduite de M. de Traun est un modèle de perfection, que tout militaire qui aime son métier doit étudier, pour l'imiter s'il en a les talents. Le Roi est convenu lui-même qu'il regardait cette campagne comme son école de l'art de la guerre, et M. de Traun comme son précepteur. La fortune est souvent plus funeste aux princes que l'adversité : la première les enivre de présomption; la seconde les rend circonspects et modestes.

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CHAPITRE XI.

Les Autrichiens font une invasion dans la Haute-Silésie et dans la principauté de Glatz; ils sont repoussés par le prince d'Anhalt et le général Lehwaldt. Négociations en France. Mort de Charles VII. Intrigues des Français en Saxe. Autres négociations avec les Français. Négociations avec les Anglais pour la paix : difficulté qu'y met le traité de Varsovie. L'Angleterre promet ses bons offices. Préparatifs pour la campagne. Le Roi part pour la Silésie. Le jeune électeur de Bavière fait en 1745 la paix de Füssen avec l'Autriche.

A peine le Roi eut-il quitté l'armée, que les Autrichiens voulurent profiter de ce qu'ils appelaient la terreur des Prussiens. Ils entrèrent dans la Haute-Silésie et dans la principauté de Glatz. M. de Marwitz, dont le corps cantonnait aux environs de Troppau, se retira, avant l'approche de l'ennemi, à Ratibor, où il mourut. Le prince Thierry87-a reconduisit ce corps par Cosel et Brieg, pour joindre l'armée aux environs de Neisse. M. de Lehwaldt, qui commandait dans la principauté de Glatz, se retira de même vers la capitale, avant que l'ennemi fût à portée. Ces retraites se firent sans perte, parce qu'en rétrogradant à propos, on fit manquer aux Autrichiens l'occasion d'en profiter. Ces mouvements obligèrent le Roi de retourner en Silésie, pour prendre avec le vieux prince d'Anhalt des mesures capables de déranger les projets du prince de Lorraine. Le prince d'Anhalt amassa un<88> gros corps auprès de Neisse. Le 7 janvier,88-8 il passa la rivière et marcha droit à l'ennemi : ses troupes s'assemblaient à la pointe du jour, et passaient les nuits en cantonnements resserrés. A l'approche du prince d'Anhalt, Traun quitta le poste de Neustadt, et reprit le chemin de la Moravie. Dans cette retraite, les Autrichiens couchèrent cinq jours sur la neige; il en périt beaucoup de froid, et beaucoup désertèrent. Le prince d'Anhalt ne put entamer qu'une partie de leur arrière-garde, sur laquelle il fit quelques prisonniers; après quoi, il prit poste à Jägerndorf et à Troppau.

M. de Nassau, avec un corps de six mille hommes, nettoya la Haute-Silésie, vers Ratibor et de l'autre côté de l'Oder, des Hongrois qui l'infestaient; et M. de Lehwaldt, avec un nombre pareil de troupes, revint à Glatz, pour déloger de la principauté les Autrichiens qui voulaient s'y établir. Nassau délogea sans peine les Hongrois de Troppau, et dès que M. de Traun fut de retour de Moravie, il fondit brusquement sur Oderberg, et de là sur Ratibor. Trois mille ennemis furent surpris dans cette ville; les Hongrois tentèrent vainement de s'ouvrir un passage à la pointe de l'épée, et cette entreprise leur ayant manqué, ils voulurent se sauver par le pont de l'Oder : le monde qui se pressait d'y passer, le fit rompre; en même temps les Prussiens forcèrent la ville, et ce qui ne périt pas par le fer, se noya ou fut fait prisonnier. Un autre corps hongrois, commandé par le général Karoly, n'attendit pas l'approche de M. de Nassau, et se retira de Pless dans la principauté de Teschen.

Dans ce temps-là, M. de Lehwaldt s'avançait vers Wenzel Wallis, qui s'était porté sur Habelschwerdt : cette ville est située dans une vallée qui confine à la Moravie. Lehwaldt entra par Johannesberg dans le pays de Glatz, et se trouva bientôt vis-à-vis des ennemis, postés dans un terrain avantageux auprès du village de Plomnitz; un ruisseau serpentait devant leur front, dont les bords, en bien des<89> endroits, étaient d'un accès difficile. Rien n'arrêta M. de Lehwaldt; il attaqua les Autrichiens;89-9 les troupes surmontèrent tous les obstacles : elles franchirent le ruisseau, gravirent contre la montagne, et fondirent si brusquement et avec tant d'audace sur l'ennemi, qu'elles le chassèrent de son poste. Les Autrichiens tentèrent de se reformer dans un bois qui était derrière le champ de bataille; mais les grenadiers prussiens les poursuivirent avec la baïonnette aux reins, ce qui les empêcha de se reformer. Derrière ce bois il y avait une petite plaine, puis un taillis, dont l'ennemi tenta pour la seconde fois de profiter; mais on l'attaqua si impétueusement, que la confusion devint totale, et la fuite, générale. Lehwaldt n'avait que quatre cents hussards, qu'on crut suffire dans un pays montueux et difficile; s'il avait eu plus de cavalerie, peu d'ennemis auraient échappé. Ce corps, qui s'enfuit en Bohême, perdit neuf cents hommes à cette affaire. Wallis, qui le commandait, était dans une chapelle de saint, comme un autre Moïse, à élever les bras au ciel, et implorer son secours pour les Autrichiens qui se battaient. On vint lui dire : " Vos gens sont battus; vous n'avez point de temps à perdre : sauvez-vous, ou l'ennemi vous prend. " Wallis monta à cheval et piqua des deux. Voilà l'unique part qu'il eut à cette action. Les Prussiens y prirent trois canons, et cent hommes furent faits prisonniers. Cette affaire ne leur coûta que trente soldats tant morts que blessés. On regretta beaucoup le brave colonel Gaudi,89-a officier de réputation; il avait rendu un service important au feu roi, au siège de Stralsund : il enseigna un passage par lequel on se rendit maître du retranchement des Suédois en le tournant du côté de la mer, qui alors était basse. Tant de succès, qui se suivirent de si près, encouragèrent les Prussiens, et ôtèrent aux troupes de la Reine l'envie de prolonger davan<90>tage cette campagne. Chacun retourna de son côté dans les quartiers d'hiver, et demeura tranquille chez soi.

La fortune avait encore marqué sa faveur aux Prussiens par la naissance d'un fils dont la princesse de Prusse accoucha;90-10 ce qui assurait la succession à la branche régnante, qui jusqu'alors ne s'était étendue qu'aux trois frères du Roi.

A Berlin, la cour attendait l'arrivée du maréchal de Belle-Isle, que Louis XV envoyait à ses alliés pour concerter avec eux les mesures à prendre pour l'ouverture de la campagne prochaine. Le Maréchal s'était rendu à Munich, de là à Cassel, où il fut averti d'éviter, pour se rendre à Berlin, le chemin par le pays de Hanovre : on lui indiqua une route plus sûre qui menait par le Eichsfeld à Halberstadt. Le Maréchal, imbu de son caractère d'ambassadeur et du titre de prince d'Allemagne, rejeta cet avis, et par une suite de cet aveuglement, il suivit le chemin ordinaire. A peine arrive-t-il à Elbingerode, que des dragons hanovriens l'arrêtent;90-a il eut la présence d'esprit de déchirer tous ses papiers. On le mène en triomphe à Hanovre, où le conseil s'applaudit d'avoir pris un maréchal de France, l'homme de confiance de la ligue de Francfort, enfin un homme qui jouait un si grand rôle en Europe. Il est transféré en Angleterre : on lui donne pour prison le château de Windsor, où il reste quelques mois; et il ne fut échangé qu'après la bataille de Fontenoi. La fierté du roi de France souffrait de l'affront que les Hanovriens lui faisaient dans la personne de son ambassadeur. On disait à Versailles que les Hanovriens avaient manqué dans cette occasion au respect dû à la majesté impériale et au droit des gens, en arrêtant sur les grands chemins et comme un voleur un homme revêtu d'un caractère public. On disait à Londres qu'après la déclaration de guerre, tout officier français qui passait sans passe-port sur les terres du roi d'Angleterre, pouvait être arrêté<91> de bon droit; qu'on regardait le maréchal de Belle-Isle comme officier et point comme ambassadeur, que ce caractère, n'étant point indélébile, n'était valable qu'à la cour où le ministre est accrédité. Il n'y avait proprement que la vengeance du roi d'Angleterre d'intéressée à l'humiliation du maréchal de Belle-Isle : George le regardait comme l'auteur de la guerre d'Allemagne, comme un homme qui l'avait forcé à donner sa voix à l'empereur Charles VII, et qui l'avait contraint, l'année 1741, d'accepter la neutralité, lorsque le maréchal de Maillebois menaçait l'électorat de Hanovre; le maréchal de Belle-Isle était donc regardé comme l'ennemi juré de la maison de Brunswic.

A ces désagréments publics qu'essuyait Louis XV, il s'en joignait de particuliers. La duchesse de Châteauroux, exilée de Metz, mourut de douleur d'avoir essuyé un traitement aussi rigoureux. La convalescence du Roi ranima ses premières passions : l'Amour, que la Religion avait offensé, s'en vengea à son tour en ranimant dans le cœur du Roi la passion la plus vive qu'il eût jamais eue pour sa maîtresse. Dans le temps qu'on négociait son retour, il apprend qu'il l'a perdue pour toujours. Jamais sacrement ne causa tant de remords que celui que Louis XV avait reçu à Metz : il se reprocha la mort d'une personne qu'il avait tendrement aimée; des désirs qu'il ne pouvait plus satisfaire, et des regrets inutiles émurent si violemment la sensibilité, qu'il se retira pour quelque temps du monde, accablé de tristesse. Si la maladie de ce prince fut funeste à ses alliés et à sa maîtresse, elle lui procura au moins la satisfaction la plus douce qu'un souverain puisse avoir, le nom de Louis le Bien-Aimé, désignation préférable au titre de Saint et de Grand, que la flatterie, et rarement la vérité, donne aux rois.

Si le roi de France éprouvait des contre-temps, la Prusse était exposée à des malheurs plus réels depuis la mauvaise campagne de 1744 en Bohême : elle était devenue, d'auxiliaire qu'elle était, partie belligérante, et le théâtre de la guerre, qui avait été en Alsace, s'était<92> transporté sur les frontières de la Silésie. La mauvaise volonté des Saxons s'était manifestée assez ouvertement pour prévoir que, si cela dépendait d'eux, ils tâcheraient d'attirer la guerre au cœur des anciens États prussiens. Il fallait, pour résister à ces ennemis, des dépenses exorbitantes, et avec cela même il aurait été presque impossible d'éviter la ruine du plat pays. Ces considérations faisaient envisager la paix comme Tunique moyen de se tirer d'une situation aussi critique. La Fiance s'était engagée d'assister efficacement les Prussiens; le Roi écrivit une lettre pathétique à Louis XV, pour lui rappeler ses engagements : il parut par sa réponse qu'il était aussi froid pour l'intérêt de ses alliés, que sensible aux siens propres; cependant la guerre de Bohême ne s'était faite que pour sauver l'Alsace.

Il ne manquait plus pour embrouiller davantage la politique des puissances européennes, que la mort de l'empereur Charles VII : ce prince décéda le 1892-a de janvier de l'année 1745. Il poussa la bienfaisance à l'excès, abusant de sa libéralité à un tel point, qu'il fut réduit lui-même à l'indigence; il perdit deux fois ses États, et, sans sa mort, qui prévint les malheurs qui l'attendaient, il serait sorti pour la troisième fois de sa capitale en fugitif. Le décès de ce prince fut le moment de la dissolution de la ligue de Francfort, à laquelle les Français avaient déjà porté atteinte en ne remplissant aucun des articles de cette alliance. Le nom de l'Empereur avait légitimé l'association des princes qui avaient pris sa défense; toutes leurs démarches avaient été conformes aux lois de l'Empire : dès qu'il ne fut plus, l'objet de cette liaison finissait; les princes de l'Empire n'avaient plus un but commun, et les mêmes intérêts ne les attachaient plus à ceux de la Prusse. Il était facile de prévoir que la nouvelle maison d'Autriche tenterait l'impossible pour faire rentrer dans sa maison la couronne impériale. A Versailles, on regardait en secret la mort de l'Empereur comme un heureux dénoûment, qui allait terminer les embarras de<93> la France : on était las des subsides considérables qu'on lui payait, et l'on se flattait de faire avec la reine de Hongrie un troc de la couronne impériale contre une bonne paix. Ce qui donnait le plus d'avantage à la cour de Vienne pour cette élection, c'était que le tiers des électeurs étaient aux gages du roi d'Angleterre, et que l'électeur de Mayence, dont l'influence avait du poids dans les délibérations de l'Empire, était dévoué à la reine de Hongrie. De plus, quel candidat pouvait-on trouver pour l'opposer au grand-duc de Toscane? L'Électeur palatin était trop faible, le jeune électeur de Bavière n'avait point encore atteint l'âge éligible prescrit par la bulle d'or. Le trône impérial était regardé comme incompatible avec celui de la Pologne, ce qui semblait proscrire l'électeur de Saxe; il ne restait donc que le grand-duc de Toscane, soutenu par les armées de la reine de Hongrie, par l'argent des Anglais et par les intrigues du clergé. La cour de Versailles sentait les difficultés qu'elle rencontrerait cette fois à exclure le grand-duc du trône; elle voulut cependant lui susciter des rivaux, pour améliorer les conditions de son accommodement, Le comte de Saxe contribua le plus à décider le choix de la cour sur Auguste III, roi de Pologne. M. d'Argenson saisit vivement cette idée, dans la vue de brouiller par cette rivalité le roi de Pologne et la reine de Hongrie : il ne crut trouver d'opposition à l'exécution de ce projet que de la part de la Prusse; il était exactement informé des sujets de mécontentement qui subsistaient entre ces deux princes.

En effet, le roi de Pologne n'avait rien négligé pour rendre le roi de Prusse irréconciliable. Dès le commencement de l'année 1744, Auguste avait essayé de faire accéder la république de Pologne à l'alliance qu'il venait de conclure avec la maison d'Autriche, et qui n'était proprement qu'un renouvellement de garantie de la pragmatique sanction. Il représenta à la diète de Varsovie la nécessité d'augmenter l'armée de la couronne de vingt mille hommes, pour résister aux desseins d'un voisin ambitieux, qui allait incontinent fondre sur la<94> République; il conclut une alliance offensive et défensive avec la Russie : tout le monde se disait à l'oreille que c'était contre la Prusse. Le roi de Pologne ayant passé par la Silésie pour se rendre à la diète de Pologne, il n'y eut point d'impostures qu'il ne débitât, tant à Varsovie qu'aux autres cours de l'Europe, sur le peu d'égards qu'on avait eus pour sa famille et pour sa personne, quoique tous les respects qu'on doit aux têtes couronnées lui eussent été rendus. Le passage des troupes prussiennes par la Saxe fit crier encore plus fort : on leur alléguait un exemple pareil, que, l'année 1711, les Saxons avaient passé par le Brandebourg pour attaquer les Suédois; ils trouvaient ces exemples bons pour eux et mauvais pour les autres. On avait offert au roi de Pologne d'avoir soin de ses intérêts, de marier la princesse Marianne sa fille au fils de l'Empereur; les ministres prussiens et français n'épargnèrent pas même des offres considérables pour gagner le comte de Brühl, et pour lui persuader de prendre le parti de l'Empereur; le tout en vain : la place était déjà prise et occupée par les Anglais, les Autrichiens et les Russes. Tant de traits de mauvaise volonté de la part des Saxons, n'empêchèrent pas qu'avant la guerre le Roi ne permît à six régiments qu'ils avaient en Pologne, de traverser la Silésie pour se rendre en Lusace.

Selon le traité que le roi de Pologne avait avec la reine de Hongrie, il ne devait en cas de guerre lui fournir que six mille hommes. Dès que les Prussiens furent en Bohême, vingt-deux mille Saxons se joignirent aux Autrichiens, et la Saxe interdit aux Prussiens le passage des vivres et des munitions de guerre : cela était équivalent à une déclaration de guerre dans les formes. Le roi de Prusse crut devoir avertir ces voisins si acharnés contre lui, des mauvaises affaires qu'ils allaient s'attirer à eux-mêmes : cette déclaration, peut-être faite à contre-temps, révolta leur amour-propre, et augmenta encore la haine qu'ils avaient pour les Prussiens. Lorsque les Prussiens abandonnèrent la Bohême, le comte Brühl attribua leur malheur à son<95> habileté : il se vantait que la reine de Hongrie devait la Bohême à la valeur des troupes saxonnes, qui en avaient chassé les Prussiens.

Brühl, non content de ces fanfaronnades, avait surtout à cœur de brouiller le roi de Prusse avec la république de Pologne. Il faut se rappeler qu'il y a une loi sévère dans cette république contre ceux qui corrompent un membre de la diète : Brühl, à force de récompenses, engagea un staroste, nommé Wilczewski, à déclarer en pleine diète que le ministre prussien l'avait corrompu moyennant la somme de cinq mille ducats; il le fit d'un air repentant et de vérité qui aurait pu séduire; mais il fut sévèrement examiné, et confondu par ses propres dépositions. La diète de Varsovie fut rompue incontinent, après avoir rejeté l'alliance de l'Autriche et l'augmentation de l'armée.

La Pologne fourmillait alors de mécontents, comme c'est l'ordinaire dans les États républicains, où la liberté ne se soutient que par les partis différents qui contiennent alternativement l'ambition de la faction contraire. Ces mécontents offrirent au roi de Prusse de faire une confédération contre les Czartoryski, les Potocki, ou proprement contre Auguste III. C'aurait été le moyen de susciter bien des embarras au roi de Pologne; mais le roi de Prusse, qui loin de vouloir attiser le feu de la guerre, voulait l'éteindre, eut assez de modération pour conseiller à ces palatins de ne point troubler la tranquillité de leur patrie; il fit même offrir à ce roi qui l'avait tant offensé, et qui voulait retourner en Saxe, toutes les sûretés pour son passage par la Silésie. Les refus d'Auguste III ne se ressentirent pas de la politesse qui régnait autrefois à sa cour : il prit le chemin de la Moravie, province dont il méditait la conquête en 1742. Il s'aboucha avec l'Empereur à Olmütz, d'où il poursuivit son chemin par Prague pour se rendre à Dresde. Brühl et son épouse se rendirent à Vienne, où ils recueillirent les fruits de leurs iniquités.

Dès que Brühl fut de retour à Dresde, il expédia son premier commis, son homme de confiance, un certain Saul, à la cour de<96> Vienne, pour régler avec Bartenstein, ministre de la Reine, le partage de la Silésie. Ce fut un article secret qu'on ajouta au traité de Varsovie.96-a On promettait au roi de Pologne la principauté de Glogau et celle de Sagan : il s'engageait à faire agir offensivement ses troupes en Silésie, à renoncer à ses prétentions à la couronne impériale, et à donner sa voix au grand-duc de Toscane; il offrait de plus de porter son corps d'auxiliaires au nombre de trente mille hommes. On diffère sur les avantages que la reine de Hongrie promit au roi de Pologne : quelques personnes prétendent que la cour de Vienne s'engagea simplement d'avoir soin de ses intérêts à la pacification générale, et qu'elle promit au comte Brühl la principauté de Teschen avec la dignité de prince de l'Empire. Quoi qu'il en soit, il n'est pas naturel que le Roi ait été séduit par ces dernières conditions : la vraisemblance donne du poids au partage de la Silésie qui fut stipulé par le traité; et ce qui augmente les apparences, c'est que le comte de Saint-Séverin, qui était pour lors ambassadeur de France en Pologne, crut avoir découvert cette particularité, dont le bruit était assez généralement répandu.

Tant de traités entre la cour de Vienne et celle de Dresde augmentaient les ombrages que la Prusse en devait prendre. Le temps d'ouvrir la campagne approchait. Cagnoni,96-b chargé des affaires de la Prusse à Dresde, reçut ordre de faire expliquer le comte de Brühl à quel usage il destinait les troupes saxonnes qui étaient en Bohème, et, en un mot, de tirer de lui une déclaration catégorique, si ces troupes attaqueraient les provinces de la domination prussienne ou<97> non : Brühl battit la campagne, et crut dissimuler ses intentions, qui étaient connues à toute l'Europe. Ces deux cours étaient en ces termes, lorsque la France fit proposer au Roi de mettre la couronne impériale sur la tête d'un ennemi qui l'avait si grièvement offensé. Si ce prince n'avait consulté que son ressentiment, il aurait rejeté bien loin une telle proposition. Il prit un parti plus modéré. La saine politique demandait qu'il employât tous les moyens de désunir deux ennemis qui s'étaient ligués contre lui : au cas que le titre d'Empereur flattât le roi de Pologne, ses prétentions et celles de la reine de Hongrie devaient les rendre irréconciliables; alors le Roi avait beau jeu, car en s'accommodant avec la maison d'Autriche, il pouvait frustrer Auguste du trône qu'il briguait. Mais ce qui rendait ce projet de la France impossible dans l'exécution, c'est que la couronne impériale et celle de Pologne ne pouvant pas être sur la même tête, il aurait fallu préalablement qu'Auguste abdiquât celle de Pologne, ce qui ne lui était pas permis selon les lois de ce royaume. Le roi de Prusse ne fit donc point le difficile, il se prêta à tout ce que la France exigeait de lui pour travailler conjointement avec elle à ce projet chimérique. M. le chevalier de Court avait été chargé de cette négociation à Berlin : il s'était attendu à trouver de la part du Roi plus de résistance à consentir à l'élévation de son ennemi, et il prit son consentement pour une marque de la condescendance de ce prince pour sa cour.

Mais le Roi n'eut pas lieu d'être aussi satisfait des plans que ce ministre proposait pour la campagne prochaine. Malgré ses paroles emmiellées, on s'apercevait que le dessein de la France n'était point de faire des efforts en faveur de ses alliés. On ne voulait prendre aucun arrangement pour les subsistances de l'armée de Bavière; on voulait traîner le plus que l'on pourrait l'ouverture de la campagne. Les Allemands devaient assiéger Passau; les Français, Ingolstadt; et personne ne pensait aux entreprises que les Autrichiens pouvaient tenter dans cet intervalle. L'armée de M. de Maillebois s'était retirée<98> de la Lahn derrière le Main : les Français voulaient la renforcer et la laisser dans l'inaction. Les principales forces de cette monarchie devaient se porter en Flandre, où Louis XV avait résolu de faire une seconde campagne; et la diversion dans le pays de Hanovre, stipulée par le traité de Versailles, fut absolument rejetée alors par le ministère. Après que le Roi eut épuisé toutes les raisons qui auraient pu faire changer de sentiment le ministre de France, il dressa une espèce de mémoire, qu'il envoya à Louis XV, dans lequel les opérations militaires des armées étaient adaptées aux vues politiques des deux cours. Leurs mouvements étaient compassés à la situation actuelle où elles se trouvaient, aux conjonctures présentes, et à la possibilité de l'exécution. Il y était proposé de porter l'armée de Maillebois au delà de la Lahn, entre la Franconie, la Westphalie et le Bas-Rhin, afin de brider l'électeur de Hanovre par ce voisinage, et de l'empêcher de reconnaître la voix de Bohême et de favoriser l'élection du Grand-Duc; cette armée servait de plus à tenir tous ces cercles en respect, de même qu'à protéger l'Électeur palatin, le landgrave de liesse et tous les alliés du défunt Empereur. Quand même ce moyen ne se trouvait pas suffisant pour exclure entièrement le Grand-Duc du trône impérial, il rendait toujours les Français maîtres de traîner cette élection; et qui gagne du temps a tout gagné. Le Roi insistait également pour qu'on pourvût l'armée de Bavière de subsistances, plus d'un bon général, et qu'elle s'assemblât aussitôt que les Autrichiens commenceraient à remuer dans leurs quartiers, afin que les Prussiens et les Bavarois fissent leurs renforts en même temps contre leurs communs ennemis. Il prévenait en même temps ses alliés que la campagne de 1744 l'ayant fait revenir des pointes, il ne s'enfoncerait plus dans les pays de la Reine qu'autant qu'il pourrait être suivi de ses subsistances; qu'ayant les Autrichiens et les Saxons sur les bras, étant de plus menacé des Russes, il avait besoin de redoubler de prudence; et que si les Français ne prenaient pas de<99> bonnes mesures pour traverser l'élection impériale, il se trouverait nécessité à faire sa paix avec la reine de Hongrie. Les Français envoyèrent sur cela M. de Valori à Dresde, pour persuader au roi de Pologne de briguer le trône impérial; mais le traité de Varsovie, la prépondérance des Russes à cette cour, et les guinées anglaises liaient les mains aux Saxons.

Ce prélude confirmait la cour de Berlin dans l'opinion que le Grand-Duc deviendrait Empereur; que l'armée des alliés serait malheureuse en Bavière; que les Français n'auraient à cœur que leur campagne de Flandre; et que leurs alliés feraient sagement de penser à eux-mêmes. Il aurait été à souhaiter qu'on eût pu parvenir à pacifier tous ces troubles, pour prévenir une effusion de sang inutile; mais les tisons de la Discorde jetaient de nouvelles étincelles sur toute l'Europe, et la bourse des grandes puissances n'était pas encore épuisée. Les Prussiens entamèrent à tout hasard une négociation avec les Anglais : ils se fondaient sur l'espérance de trouver alors les esprits plus enclins à la paix, et sur une révolution qui venait d'arriver dans le ministère anglais. La nation anglaise avait perdu l'affection qu'elle avait pour le lord Carteret,99-a depuis qu'il avait fait le traité de Worms : on lui reprochait d'être emporté et fougueux, et que les saillies de sa vivacité outraient toute chose. Un mécontentement général obligea le Roi à renvoyer un ministre qui était entré dans toutes ses vues, et qui couvrait sous l'apparence de l'intérêt national tous les pas que George faisait en faveur de son électorat. Ce prince eut la mortification de ne pas pouvoir disposer des sceaux, et fut obligé de les remettre au duc de Newcastle; le lord Harrington devint ministre : le peuple appela ce nouveau conseil la faction des Pelham, parce que ceux qui le composaient, étaient de cette famille.

<100>Ces nouveaux ministres écartèrent toutes les créatures de Carteret; mais ils ne pouvaient rompre les traités qu'il avait conclus, ni changer subitement le mouvement impulsif qu'il avait donné aux affaires générales de l'Europe. Carteret était faux et fourbe, sans garder les ménagements que les caractères les plus malhonnêtes emploient pour déguiser leurs vices : Harrington avait la réputation d'homme de probité; plus timide que son prédécesseur, mais remplaçant ce défaut par toutes les qualités d'une âme bien née. Prévenu par le caractère personnel du ministre, on tenta si, par son moyen, on ne pourrait pas parvenir à ramasser quelques fondements pour la paix générale. Voici quelques idées esquissées qu'on lui communiqua : on pourvoira Don Philippe d'un établissement en Italie; la France gardera de ses conquêtes Ypres et Furnes, moyennant quoi l'Espagne prolongera pour vingt années, ou plus, la contrebande des Anglais; tous les alliés reconnaîtront Empereur le grand-duc de Toscane; la Prusse demeurera en possession de la Silésie, selon que le contient le traité de Breslau. Les ministres anglais déclinèrent d'entrer en négociation sur ces articles : c'est que le Roi désirait la continuation de la guerre, et qu'il contrecarra toutes les mesures des Pelham pour la terminer. La cause de ces refus obstinés fut enfin découverte à la Haye. Le plus beau génie d'Angleterre et en même temps le plus éloquent, le lord Chesterfield, était alors ambassadeur en Hollande : il ne cacha point au comte de Podewils, ministre de Prusse auprès des états généraux, que le traité de Varsovie donnait des entraves à la bonne volonté des Pelham; que, par conséquent, le roi de Prusse ne devait point se laisser arrêter100-a par des négociations, mais s'opposer vigoureusement aux desseins de ses ennemis, qui tramaient sa perte. Cela n'empêcha pas que les fréquentes insinuations du ministre prussien à Londres ne conciliassent entièrement au roi<101> de Prusse l'affection du nouveau ministère, qui fit assurer ce prince qu'il n'attendait que les occasions pour le servir.

Le conseil de mylord Chesterfield était le meilleur qu'on pût suivre. On continua de négocier; mais l'attention principale du Roi se tourna sur tous les objets qui pouvaient lui assurer d'heureux succès pour la campagne prochaine. Un des objets les plus importants était de former en Silésie de gros magasins pour l'armée; rien ne fut épargné pour les rendre considérables. On fit des efforts pour recompléter les troupes. Le soldat était largement entretenu dans les quartiers d'hiver; la cavalerie était remontée et complète; plus de six millions furent tirés du trésor pour fournir à tant de frais; outre cela, les états avancèrent en guise d'emprunt un million cinq cent mille écus. Toutes ces sommes fuient dépensées pour que le Roi pût réparer, en 1745, les fautes qu'il avait faites en Bohême en 1744. Après avoir mis la dernière main à ces préparatifs, le Roi partit de Berlin101-11 pour se rendre en Silésie.

Il apprit en chemin que l'électeur de Bavière avait signé avec la reine de Hongrie le traité de Füssen. Voici comment cette paix fut amenée. Immédiatement après la mort de l'Empereur, Seckendorff s'était démis du commandement de l'année; mais il en avait si mal disposé les quartiers, que ces troupes étaient toutes éparpillées : le terrain qu'elles occupaient, était trop vaste, et les Autrichiens étaient maîtres des places fortes et du cours du Danube. Les Autrichiens, qui voyaient de quelle importance il était pour eux de finir d'un côté avant de commencer leurs opérations d'un autre, jugèrent par la position des Bavarois et de leurs alliés qu'ils en auraient bon marché. M. de Batthyani prévint ses ennemis, qui étaient au triple plus forts que lui, mais qui ne voulaient s'assembler qu'à la fin de mai. Batthyani, à la tête de douze mille hommes qui faisaient toutes ses forces, parait entre Braunau et Schärding; il fond sur les quartiers dispersés<102> des alliés, et leur prend Pfarrkirchen, Vilshofen et Landshut, avec le peu de magasins que les Bavarois y avaient amassés, en même temps qu'un autre détachement d'Autrichiens passe le Danube à Deckendorf, coupe les Hessois des Bavarois, les oblige à passer l'Inn, ensuite à mettre les armes bas, et chasse les Bavarois fugitifs au delà de Munich. Le jeune électeur, à peine souverain, est obligé de quitter sa capitale à l'exemple de son père et de son grand-père; il se retire à Augsbourg. M. de Ségur, avec les Français et les Palatins qu il avait sous son commandement, n'éprouva pas un sort plus favorable : il fut battu, en se retirant, auprès de Pfaffenhofen : les Autrichiens occupèrent en même temps le pont du Rhin, ce qui le mit dans la nécessité de gagner Donauwerth avant l'ennemi.

Tandis que les Bavarois, fuyant comme un troupeau sans berger, se sauvaient à Friedberg, Seckendorff reparut à la cour de l'électeur de Bavière dans ce bouleversement total, non point comme un héros qui trouve des ressources dans son génie quand le vil peuple désespère, mais comme une créature de la cour de Vienne, et avec l'intention de séduire un jeune prince sans expérience et accablé de malheurs. Les Français avaient déjà, dès la campagne précédente, soupçonné ce maréchal de s'être laissé corrompre, parce qu'en Alsace il n'avait pas agi contre les Autrichiens conformément à ce qu'on devait attendre de lui : on l'avait trouvé sans énergie lorsqu'il attaquait l'ennemi, et mou dans la poursuite, lorsqu'il pouvait le détruire. On l'accusait d'avoir exprès séparé les quartiers des alliés, pour les livrer pieds et poings liés à leurs ennemis. On avançait même qu'il avait reçu de la reine de Hongrie trois cent mille florins des arrérages qui lui étaient dus par l'empereur Charles VI, pour décider l'électeur de Bavière à faire sa paix. Il est apparent que la cour de Vienne; lui avait fait entrevoir des avantages : on pouvait lui avoir promis cette somme; mais alors la cour de Vienne n'était guère en état de l'acquitter. Ce qui dépose le plus contre lui, ce sont les mou<103>vements qu'il se donna pour accélérer ce traité de Füssen : il produisit de fausses pièces au jeune électeur; il lui montra des lettres supposées du roi de Prusse, dans lesquelles celui-ci lui faisait part de la paix qu'il allait conclure avec la reine de Hongrie; il releva des avantages imaginaires que les armes de cette princesse avaient remportés en Flandre et en Italie : enfin, il le conjura de terminer ses différends avec cette princesse, pour éviter sa ruine totale. L'Électeur, jeune et sans expérience, se laissa entraîner par les créatures de la cour de Vienne, dont Seckendorff l'avait environné. L'Empereur son père lui avait dit en mourant : " N'oubliez jamais les services que le roi de France et le roi de Prusse vous ont rendus, et ne les payez pas d'ingratitude. " Ces paroles, qu'il avait dans l'esprit, rendirent un moment sa plume immobile entre ses doigts; mais l'abîme où il se trouvait, les impostures de Seckendorff, et l'espérance d'une meilleure fortune, le déterminèrent à signer le traité de Füssen, le 22 d'avril de l'année 1745. Par ce traité, la reine de Hongrie renonça à tout dédommagement, et promit de restituer l'Électeur dans la possession entière de ses États : de son côté, l'Électeur renonça, pour lui et pour sa postérité, à toutes les prétentions que la maison de Bavière avait aux États de la maison d'Autriche; il adhéra à l'activité de la voix de Bohême, et engagea la sienne pour l'élection du Grand-Duc à la dignité impériale; il promit de plus de renvoyer ses auxiliaires, à condition qu'ils ne seraient point inquiétés dans leur retraite, et que la reine de Hongrie s'engagerait à ne plus tirer de contributions de la Bavière. Ces derniers articles furent si mal observés par les Autrichiens, qu'ils désarmèrent les Hessois et les menèrent comme prisonniers en Hongrie, et que, sous prétexte d'arrérages, ils tirèrent encore de grosses contributions de la Bavière. C'est ainsi que finit la ligue de Francfort; et les Autrichiens firent voir que, lorsqu'ils sont soutenus par la prospérité, rien n'est plus dur que le joug qu'ils imposent. Mais quel spectacle plus instructif pour les bisognosi di gloria, et pour les<104> politiques qui se flattent de déterminer les futurs contingents, que le résumé des faits qui arrivèrent au commencement de cette année? L'Empereur meurt; son fils fait la paix avec la reine de Hongrie; le grand-duc de Toscane va devenir Empereur; le traité de Varsovie ligue la moitié de l'Europe contre la Prusse; l'argent prussien contient la Russie dans l'inaction; l'Angleterre commence à pencher pour la Prusse. Le Roi avait bien pris ses mesures pour se défendre; c'était donc de la campagne qui allait s'ouvrir que devait dépendre la réputation, la fortune et le destin des Prussiens.

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CHAPITRE XII.

Campagne d'Italie. Campagne de Flandre. Ce qui se passa sur le Rhin. Evénements qui précédèrent les opérations de l'année 1745.

Pour ne point interrompre dans la suite le fil de notre narration, nous croyons qu'il est à propos de rapporter en abrégé ce qui se passa en Italie, en Flandre et sur le Rhin, avant que d'en venir aux opérations des troupes prussiennes en Silésie. Il faut se rappeler que M. de Gages avait pris son quartier à Terni, et qu'il établit ses Espagnols et ses Napolitains des deux côtés du Tibre. M. de Lobkowitz avait son quartier à Imola; l'armée de Don Philippe était en partie en Savoie et en partie dans le comté de Nice. Les Espagnols ouvrirent la campagne par la prise d'Oneglia. L'armée française et espagnole s'assembla aux environs de Nice. Le prince de Lobkowitz s'avança alors jusqu'à Césène; M. de Gages marcha à lui, le battit le 31 mars auprès de Rimini, lui prit sept cents prisonniers, le poursuivit jusqu'à Lugo, d'où le prince Lobkowitz se retira par Bologne, passa le Panaro, et se posta à Campo-Santo. M. de Gages passa presque en même temps le Panaro auprès de Modène, et s'avança sur les bords de la Trébie, d'où il s'ouvrit une communication avec l'Infant par l'État<106> de Gênes. M. de Lobkowitz marcha à Parme, où il assembla quinze mille hommes, dans l'espérance d'empêcher la jonction des deux armées : mais M. de Gages passa l'Apennin et la rivière de Magra, sans s'embarrasser des troupes qui harcelaient son arrière-garde; il défila sous les murs de Gênes, et gagna la vallée de la Polcevera; ce qui engagea les Autrichiens à se porter sur Tortone. Don Philippe et Maillebois quittèrent les environs de Nice le 1er de juin, marchèrent le long de la mer en remontant la rivière de Gênes, et continuèrent leur route, sans s'embarrasser de douze vaisseaux de guerre anglais qui leur lâchèrent de grandes bordées de canon à leur passage, et leur tuèrent quelque monde. Les Espagnols éprouvèrent alors à la fois les effets de la bonne et de la mauvaise fortune. Les Piémontais furent assez rusés pour leur brûler huit magasins qu'ils avaient aux environs de Ventimiglia; et alors même les Génois se déclarèrent contre le roi de Sardaigne, et joignirent leurs troupes, consistant en dix mille hommes, à celles de l'Infant. Les Autrichiens, qui ne connaissaient ni le mérite ni le prix des bons généraux, avaient renvoyé le maréchal Traun, qui s'était surpassé l'année précédente tant en Alsace qu'en Bohême : ils choisirent le prince de Lobkowitz, pour le placer à coté du prince de Lorraine. Lobkowitz fut donc rappelé d'Italie, et le comte de Schulenbourg prit son poste jusqu'à l'arrivée du prince de Lichtenstein, auquel la cour avait déféré le commandement de son année d'Italie. Schulenbourg ne fut pas plus heureux contre M. de Gages que ne l'avait été son prédécesseur, tant le génie de cet Espagnol avait d'ascendant sur celui des généraux autrichiens. De Gages poussa son nouvel adversaire de Novi jusqu'à Rivalta, tandis que Don Philippe pénétra dans le Montferat par Cairo, s'empara d'Aqui, et se joignit avec l'armée napolitaine et espagnole à Asti. Schulenbourg passa le Tanaro, et se posta au confluent de cette rivière et du Pô, auprès d'un bourg nommé Bassignana. L'Infant saisit<107> cette occasion : il fit investir Tortone et marcha aux Autrichiens, qui se retirèrent derrière le Pô, brûlèrent et détruisirent derrière eux tous leurs ponts. Tortone, avec sa citadelle, se rendit aux Espagnols. Un secours de huit mille Espagnols et Napolitains arriva de la Romagne sous les ordres du duc de La Vieuxville, passa par le duché de Florence, prit Plaisance et sa citadelle, et contraignit les Autrichiens à quitter le Parmesan. De Gages passe aussitôt le Pô à Parpanasso, tandis que l'Infant quitte Alexandrie, franchit le Tanaro, attaque les Autrichiens le 27 septembre à Bassignana, et remporte la victoire; il met le siège devant Alexandrie, qui se soumet, à la citadelle près; Valence, Vigevano, et beaucoup d'autres villes que nous supprimons, reçurent la loi du vainqueur.

Dans ces conjonctures arrive le prince de Lichtenstein, pour prendre le commandement d'une armée battue, affaiblie et découragée. Il ne s'agit point d'examiner si la cour de Vienne aurait pu faire un choix de généraux différent; il est toujours sûr que celui-ci ne porta aucun remède au délabrement des affaires : personne ne s'opposa aux progrès des vainqueurs; ils prirent Casai, Asti et Lodi au roi de Sardaigne. L'Infant entra victorieux dans Milan, et bloqua avec dix-huit mille hommes la citadelle de cette ville. Les Espagnols étaient donc, à la fin de cette campagne, maîtres de presque toute la Lombardie, à l'exception de Turin, de Mantoue, et de quelques citadelles qu'ils tenaient bloquées. Ces succès rapides étaient dus au génie de M. de Gages, et en partie au secours des Génois. La prospérité, comme nous l'avons dit, est confiante : elle assoupit ces vainqueurs de l'Italie à l'ombre de leurs lauriers. Il était indispensable, pour assurer leurs quartiers, qu'ils possédassent les citadelles de Milan et d'Alexandrie; un peu d'activité aurait suffi pour les en rendre maîtres : mais ils manquèrent d'haleine, lorsqu'il ne leur restait que quelques pas à faire pour remporter le prix de leur course.

<108>Les armes des Bourbons prospérèrent, cette année, en Flandre comme en Italie. Louis XV s'était mis à la tête de son armée de Flandre, composée de quatre-vingt mille hommes; le maréchal de Saxe commandait sous lui. A l'ouverture de la campagne les Français firent des fausses démonstrations sur différentes places, et ils investirent subitement Tournai. Cette ville, une des principales places de la barrière, était défendue par une garnison de neuf mille Hollandais : la bonté de ses ouvrages, et la force de la citadelle, que Vauban avait construite, préparait aux assiégeants nombre d'obstacles et de difficultés à surmonter. Les alliés, sous le commandement du duc de Cumberland et du maréchal Königsegg, n'avaient que cinquante mille hommes à opposer aux forces des Français; ils s'avancèrent cependant du côté de Tournai, et vinrent camper dans les plaines d'Anderlecht. Ce voisinage n'empêcha pas les Français d'ouvrir la tranchée le 1er de mai. Les alliés, sentant de quelle importance il était pour eux de sauver Tournai, résolurent de tout hasarder pour obliger Louis XV à lever ce siège.

Du côté du sud, en remontant la rive droite de l'Escaut, est situé le village de Fontenoi, lieu jusqu'alors obscur, mais qui est devenu célèbre par l'événement qui porte son nom. Ce fut dans cette contrée que le maréchal de Saxe choisit un terrain qu'il crut assez avantageux pour renverser les projets du duc de Cumberland en s'y présentant. Il ne laissa au siège qu'un nombre suffisant de troupes pour le continuer : il appuya sa droite à l'Escaut; il garnit d'infanterie et de canons le village d'Antoing, situé au bord de cette rivière; il forma ses deux lignes d'infanterie en potence vers le mont de la Trinité, qui se trouvait à l'extrémité de sa gauche; sa cavalerie, rangée derrière son infanterie, faisait sa troisième ligne; de plus, le village d'Antoing était flanqué d'une batterie qui s'élevait sur l'autre rive de l'Escaut; trois redoutes lardées d'infanterie et de canon couvraient son front de<109> bataille; vers la gauche de son armée régnait un bois où les Français firent des abatis pour le rendre impraticable.

Le 11 de mai, dès l'aube du jour, l'armée des alliés déboucha du bois de Barry, et se forma dans la plaine sur deux lignes vis-à-vis de l'armée française. La gauche des alliés engagea l'affaire. Les troupes hollandaises devaient attaquer les villages de Fontenoi et d'Antoing; elles s'y portèrent mollement, et furent deux fois de suite vigoureusement repoussées par les Français. Alors les Anglais détachèrent quelques brigades pour s'emparer des redoutes qui couvraient le front de l'armée française. Le général qui fut chargé de cette commission, la trouva peut-être dangereuse, et ne l'exécuta pas. M. de Königsegg, jugeant qu'il perdait du monde en détail et qu'il n'avançait pas, voulut brusquer l'affaire : il attaqua l'armée française, en laissant les villages et les redoutes derrière lui. Si ce projet lui avait réussi, tout ce qu'il y avait de Français enfermés dans ces postes aurait été fait prisonnier après la victoire, ce qui aurait rendu cette bataille le pendant de la fameuse bataille de Höchstädt; mais l'événement ne répondit pas à son attente. M. de Königsegg forma deux lignes d'infanterie vis-à-vis de la trouée qui est entre Antoing et le bois de Barry : en avançant, il reçut le feu croisé qui partait du village et des redoutes; ses flancs en souffrirent et se rétrécirent; son centre, qui en souffrait moins, continuait d'avancer; et, comme ses ailes se repliaient en arrière, son corps prit une forme triangulaire, qui, par la continuation du mouvement du centre et par la confusion, se changea en colonne. Ce corps, tout informe qu'il était, attaqua et renversa les gardes françaises, perça les deux lignes, et aurait peut-être remporté une victoire complète, si les généraux des alliés avaient mieux su profiter de la confusion où étaient leurs ennemis. Ils axaient ouvert le centre de l'armée française; il était aisé de séparer leurs colonnes en deux, et par un à-droite et un à-gauche<110> ils prenaient en flanc toute l'infanterie qui leur restait opposée; ils auraient dû en même temps faire avancer la cavalerie pour soutenir leurs colonnes ainsi divisées : il est probable que c'en aurait été fait des Français, si les alliés avaient agi ainsi. Mais dans le temps que les alliés voulaient remédier à leur propre confusion, le maréchal de Saxe les fit attaquer par la maison du Roi et par les Irlandais qu'il avait eus en réserve, et il fortifia cette attaque par les décharges de quelques batteries formées à la hâte. Les Anglais se virent ainsi assaillis à leur tour; on les pressa de tous côtés, en front comme sur leurs flancs : après une vigoureuse résistance ils plièrent, se rompirent, et les Français les poursuivirent jusqu'au bois de Barry. Selon l'opinion commune, cette bataille coûta aux alliés dix mille hommes, quelques canons, une partie de leur bagage. Ils se retirèrent par Leuse, sous le canon d'Ath, au camp de Lessines, abandonnant aux Français et le champ de bataille et la ville de Tournai.

Louis XV et le Dauphin se trouvèrent en personne à cette action. On les avait placés auprès d'un moulin à vent qui était en arrière; depuis, les soldats français n'appelaient leur roi que Louis du moulin. Ce qu'il y a de certain, c'est que le lendemain de cette bataille Louis XV dit au Dauphin, en passant sur le champ de bataille tout ensanglanté et couvert de morts : " Vous voyez ici les victimes immolées aux haines politiques, et aux passions de nos ennemis : conservez-en la mémoire, pour ne point vous jouer de la vie de vos sujets, et pour ne point prodiguer leur sang dans des guerres injustes. " Le maréchal de Saxe, que l'hydropisie dont il était attaqué n'avait pas empêché d'agir en général, reçut du Roi les éloges les plus flatteurs; il semblait qu'il s'était arraché aux bras de la mort pour vaincre les ennemis de la France. Le roi de Prusse le félicita sur la gloire dont il venait de se combler, regardant sa victoire comme un engagement qu'il prenait avec le public, qui s'attendait à de plus grandes choses<111> encore du maréchal de Saxe en santé que du maréchal de Saxe à l'agonie.111-a L'Europe se vit inondée de gazettes versifiées, qui annonçaient ce grand événement; mais il faut avouer qu'en cette occasion le temple de la Victoire l'emporta sur celui des Muses. La prise de Tournai attesta la victoire des Français : la garnison, qui s'était réfugiée dans la citadelle, se rendit le 19 de juin. La capitulation fut signée, à condition que les quatre mille hommes qui l'évacueraient, ne feraient aucun service pendant l'espace de dix-huit mois contre les Français.

Louis XV renforça son armée de Flandre par un détachement de vingt mille hommes, que lui fournit l'armée du Rhin. Le prince de Conti en prit le commandement à la place de M. de Maillebois, qui servait en Italie. Un détachement fait si fort hors de saison, choque également les règles de la guerre et de la politique; mais comme ce qui donna lieu à cette conduite demande quelque discussion, le lecteur trouvera bon, pour son intelligence, que nous lui en développions les motifs. La France avait épuisé tous les ressorts de sa politique pour persuader au roi de Pologne d'ambitionner le trône impérial. Le peu de succès de ses intrigues ne l'avait point dégoûtée : au contraire, elle persévérait de négocier à Dresde. Le comte de Saint-Séverin, qui avait bien servi la France dans cette cour, s'était attiré la haine du comte de Brühl, parce que le Saxon ne s'accommodait pas de l'esprit clairvoyant du négociateur français : Brühl fit tant, que M. de Saint-Séverin fut relevé par le marquis de Vaugrenant. Celui-ci se crut plus fin que Brühl; réellement ils ne l'étaient ni l'un<112> ni l'autre : toutefois, dans cette négociation, Vaugrenant fut la dupe du Saxon. Brühl lui persuada que pour faire une paix avantageuse avec la reine de Hongrie, l'unique parti que la France eût à prendre, était de ne point s'opposer à l'élection du grand-duc de Toscane, et de tenir dans l'inaction l'armée que le prince de Conti commandait sur le Rhin; d'autant plus que la France pouvait tirer plus d'utilité de ces troupes sur l'Escaut que sur le Main. Le conseil de Louis XV donna aveuglément dans ce piège; il n'examina, ni le peu de sincérité de ce conseil, ni si le parti qu'on lui proposait, était conforme aux engagements qu'il avait pris avec ses alliés. En affaiblissant ainsi l'armée du prince de Conti, on le mit hors d'état de s'opposer aux entreprises de la cour de Vienne. Le Grand-Duc fut élu malgré la France; la paix ne se fit point, et l'amour-propre du ministère de Versailles lui interdit jusques aux reproches.

Les troupes tirées de cette armée arrivèrent en Flandre lorsqu'après la réduction de la citadelle de Tournai, l'armée française en décampait. Elle se mit en trois corps, dont l'un se posta à Courtrai, le second à Saint-Guislain, et le troisième à Condé. M. Du Chayla battit un détachement de cinq mille hommes sous les ordres du général Molé, que le duc de Cumberland avait lait partir de son armée pour se jeter dans Gand. Ce petit échec répandit la terreur dans l'armée des alliés; elle décampa de Bruxelles : Gand, Bruges et Oudenarde n'étant plus protégées, se rendirent aux Français, et cette campagne se termina par la prise de Nieuport, de Dendermonde, d'Ostende et d'Ath; après quoi, le maréchal de Saxe fit entrer ses troupes en quartiers d'hiver derrière la Dendre. Cette campagne rendait aux armes françaises l'honneur que celle de Bohème leur avait lait perdre. Si Louis XIV subjugua plus de terrain en l'année 1672, il le perdit aussi vite qu'il l'avait conquis : au lieu que Louis XV assura ses possessions, et ne perdit rien de ce qu'il avait gagné.

<113>Les Espagnols et les Français avaient ouvert la campagne en Italie et en Flandre plus d'un mois avant que les troupes entrassent en action en Silésie. L'armée prussienne et celle des Autrichiens n'avaient pris des quartiers paisibles qu'à la fin de février, et elles avaient également besoin de repos pour se remettre de leurs fatigues. Le Roi pouvait prévenir ses ennemis : il ne dépendait que de lui de fondre sur les quartiers des Autrichiens en Bohême; mais il risquait plus en s'enfonçant dans ce royaume qu'en voyant venir l'ennemi à lui. Cette considération fit qu'il resserra ses quartiers de cantonnement au centre de la Silésie, d'une manière qui l'approchait également des gorges des montagnes par où l'ennemi pouvait déboucher. C'aurait été un projet insensé que de vouloir disputer quinze ou vingt chemins qui conduisent de la Bohême et de la Moravie en Silésie, dans une étendue de vingt-quatre milles d'Allemagne. Le plus sûr était d'attaquer le duc de Lorraine au moment qu'il sortirait de ces gorges, de le poursuivre en Bohême, de fourrager le pays à douze milles à la ronde le long des frontières de la Silésie, et d'amener à la fin de l'arrière-saison les troupes dans ce duché pour leur procurer des quartiers tranquilles. Ce projet était simple, il était proportionné à ce qu'il était possible d'exécuter, il était adapté aux conjonctures; il y avait donc tout à espérer qu'il réussirait. L'armée était distribuée de façon que dix bataillons, dix escadrons et cinq cents hussards formaient une chaîne depuis la Lusace jusqu'à la principauté de Glatz. Les patrouilles allaient vers Schatzlar, Braunau et Böhmisch-Friedland; ce corps était sous les ordres du lieutenant-général Truchsess. Le général de Lehwaldt avec dix bataillons et cinq cents hussards gardait le pays de Glatz, sans compter trois bataillons qui étaient en garnison dans la forteresse, dont M. de Fouqué était gouverneur. Le margrave Charles soutenait les frontières de la Haute-Silésie avec seize bataillons et vingt escadrons. M. de Hautcharmoy avec cinq<114> bataillons et seize escadrons occupait et couvrait la partie de la Haute-Silésie située au delà de l'Oder. Le gros de l'armée était entre Breslau, Brieg, Schweidnitz, Glatz et Neisse. Le Roi établit son quartier dans cette dernière ville; il y régnait une maladie contagieuse; les hommes prenaient des charbons, et mouraient en peu de jours. Si on avait dit que c'était la peste, toute communication aurait été interceptée, la livraison des magasins de même; et la crainte de cette maladie aurait été plus funeste pour l'ouverture de la campagne que tout ce que l'ennemi pouvait y opposer. On adoucit donc ce nom redoutable; on appela cette contagion une fièvre putride, et tout continua d'aller son train ordinaire : tant les mots qui désignent les choses font plus d'impression sur les hommes que les choses mêmes.

Peu après l'arrivée du Roi, la petite guerre recommença avec beaucoup de vivacité. Les ennemis se flattaient qu'en harcelant continuellement les Prussiens, ils les consumeraient à petit feu : à peu près dix à douze mille Hongrois, sous les ordres du vieux maréchal Esterhazy, des généraux Karoly, Festetics, Spleny, et Ghilany faisaient des incursions dans la Haute-Silésie, et pénétraient le plus avant qu'il leur était possible. Un major Schafstedt, qui était détaché avec deux cents hommes dans le petit bourg de Rosenberg, fut attaqué par eux. Les ennemis mirent d'abord le feu dans la ville : le major fit bonne contenance; mais environné de tous côtés, il ne put se sauver, et obtint une capitulation pour rejoindre son régiment à Kreuzbourg. Il fallait réparer cet affront, et rabattre la présomption de ces troupes hongroises nouvellement levées. Le Roi fit donc des détachements contre eux; il se livra de petites batailles qui servirent de prélude aux actions décisives : et comme cet ouvrage est destiné à servir de monument à la valeur et à la gloire des officiers qui ont si bien mérité de la patrie, nous nous croyons, par devoir, obligé d'informer<115> la postérité de leurs belles actions, pour l'engager par ces exemples de magnanimité à imiter leur exemple.

Le rare mérite de M. de Winterfeldt le fit choisir pour présider à cette expédition. On lui donna six bataillons et douze cents hussards, avec lesquels il passa l'Oder à Cosel, tandis que M. de Goltz, avec un bataillon et cinq cents hussards, passait la même rivière à Oppeln, pour tomber de concert sur Esterhazy et ses Hongrois. Winterfeldt tomba sur le village de Schlawenziz, où il fit cent vingt prisonniers; il entendit un feu assez vif sur sa gauche, il s'y porta d'abord : c'étaient cinq mille Hongrois qui entouraient le détachement de Goltz; ils furent attaqués, et Winterfeldt remporta un avantage complet sur eux. Spleny se sauva avec ses hussards, après avoir perdu trois cents hommes et son bagage. Winterfeldt ne crut point en avoir fait assez : il continua sa poursuite, et rencontra le lendemain deux mille hussards postés le dos contre un marais; il les jeta dans ce marais, où la plupart périrent ou furent pris. Ces avantages commencèrent à donner aux hussards prussiens un ton de supériorité sur ceux de la Reine. Le colonel Wartenberg115-a des hussards battit encore un gros d'insurgents auprès de Kreuzbourg, et les dissipa entièrement.

Pendant ce préambule de guerre le printemps s'avançait, le mois d'avril tirait vers sa fin; il était temps de rassembler l'armée : elle entra dans des quartiers de cantonnement entre Patschkau et Frankenstein. On prépara des chemins pour quatre colonnes, et des cantonnements à Jägerndorf, à Glatz et à Schweidnitz, comme les lieux vers lesquels l'ennemi devait déboucher des montagnes. Les magasins que les Autrichiens avaient formés, les lieux où leurs troupes réglées<116> commençaient à s'assembler, dénotaient assez leurs desseins, pour comprendre que ces insurgents et ces Hongrois qu'ils avaient dans la Haute-Silésie, devaient donner le change aux Prussiens, pour les attirer de ce côté, et que leur grande armée pénétrerait en Silésie par Landeshut. Ce projet n'était pas répréhensible en lui-même; il ne manqua que par l'exécution.

Si les Prussiens avaient partagé leurs forces pour faire face à l'ennemi de tous côtés, ils auraient été trop faibles pour frapper un grand coup sur la grande armée du prince de Lorraine; et s'ils restaient assemblés, cette multitude de troupes légères qui ne trouvait rien qui l'arrêtât, les aurait affamés à la longue en leur coupant les vivres. Le plus sûr parti était donc celui de demeurer en force, mais en même temps de hâter la décision de cette crise par l'engagement d'une affaire générale. Les mesures furent prises pour évacuer la Haute-Silésie vers la fin de mai, à l'exception de la forteresse de Cosel. Les magasins de Troppau et de Jägerndorf furent transportés à Neisse : M. de Rochow couvrit ce convoi avec douze cents chevaux et un bataillon de grenadiers; quatre mille Hongrois, moitié hussards, moitié pandours, l'attaquèrent sans pouvoir l'entamer : la cavalerie y fit la première expérience de ses nouvelles manœuvres, et en éprouva la solidité.

Il était nécessaire d'inspirer de la sécurité aux ennemis, pour que leur présomption les rendît négligents dans l'expédition qu'ils méditaient. A ce dessein, le Roi se servit d'un homme de Schönberg qui était un double espion : il le fit largement payer; après quoi, il lui dit que le plus grand service qu'il pût lui rendre, serait de l'avertir à temps de la marche du prince de Lorraine, pour qu'il pût se retirer à Breslau avant que les Autrichiens eussent débouché des montagnes; pour induire encore plus cet espion en erreur, on fit accommoder des chemins qui menaient à Breslau. L'espion promit tout; il eut<117> nouvelle de ces chemins, et s'empressa de rejoindre le prince de Lorraine, pour lui apprendre que tout le monde s'en allait, et qu'il ne trouverait plus d'ennemis à combattre.

Comme Landeshut devenait alors l'objet principal de l'attention, le Roi détacha le général Winterfeldt pour qu'il observât de ce poste les mouvements des Autrichiens; il eut quelques bataillons et deux régiments de hussards de Ruesch et de Bronikowski avec lui. Il ne tarda pas à se signaler : il défit auprès de Hirschberg huit cents Hongrois commandés par un partisan nommé Patatic, et fit trois cents prisonniers. Nadasdy, pour venger cet affront imprimé à la nation hongroise, marcha à la tète de sept mille hommes, pour attaquer auprès de Landeshut Winterfeldt, qui n'avait que deux mille quatre cents hommes sous lui. Après un combat de quatre heures,117-a l'infanterie hongroise fut totalement défaite, et dans le moment que Nadasdy se disposait à faire sa retraite, arrive le général Stille à la tête de dix escadrons du vieux Möllendorff; il fond sur les ennemis, et les Hongrois furent défaits, et ramenés en battant jusqu'aux frontières de la Bohême. Les Autrichiens perdirent six cents hommes à cette affaire, avec quelques-uns de leurs principaux officiers blessés, qui furent pris. On sut des prisonniers que M. de Nadasdy avait l'ordre de prendre poste à Landeshut, et qu'au cas qu'il eût réussi, le prince de Lorraine l'aurait suivi infailliblement. Tant de capacité et une conduite si sage, valurent à M. de Winterfeldt le caractère de général-major.

Il n'y avait plus un moment à perdre pour rappeler le margrave Charles de la Haute-Silésie. La milice hongroise avait profité de la<118> levée des quartiers pour investir de partis toute la Haute-Silésie : six mille hussards voltigeaient entre Jägerndorf et Neustadt, pour intercepter la communication du margrave Charles avec l'armée. Pour lui faire tenir l'ordre de se retirer sur Neisse, le Roi lui détacha les hussards de Zieten, qui se firent jour l'épée à la main à travers les Hongrois, et lui rendirent sa lettre. Le Margrave se mit en marche le 22 de mai; les troupes qu'il commandait, faisaient environ douze mille hommes. Les ennemis, qui prévoyaient sa retraite, s'étaient renforcés, jusqu'au nombre de vingt mille hommes, d'un ramas de nations barbares, et de quelques troupes réglées qui leur étaient venues de Moravie : ils occupèrent, la veille, toutes les hauteurs qui étaient sur le chemin du Margrave, et y établirent trois batteries qui tiraient en écharpe, dont les troupes prussiennes furent fort incommodées dans leur marche. Le Margrave, sans s'embarrasser des obstacles que l'ennemi lui opposait, s'empara des hauteurs voisines et des défilés les plus considérables avec quelques bataillons : et, au débouché de ces gorges, il forma les régiments de Gessler118-a et de Louis,118-b cavalerie, qui tombèrent avec toute l'impétuosité possible sur le régiment d'Ogilvie, en taillèrent en pièces la plus grande partie; puis ils fondirent sur celui d'Esterhazy, qui faisait la seconde ligne, le passèrent au fil de l'épée; et, après s'être ralliés, ils attaquèrent les dragons de Gotha, qui devaient soutenir cette infanterie autrichienne; ils les mirent en déroute, et firent un grand massacre des fuyards. Les ennemis laissèrent plus de huit cents morts sur la place; leurs troupes irrégulières, qui étaient spectatrices de ce combat, ayant vu le triste sort des troupes réglées, s'enfuirent dans le bois en jetant des cris affreux.

<119>Le Margrave donna dans cette journée des marques de valeur dignes du sang de son grand-père l'électeur Frédéric-Guillaume. Le général de Schwerin,119-a qui chargea à la tête de cette cavalerie qui défit tout de suite trois corps différents, s'acquit une réputation d'autant plus éclatante, qu'elle servit d'époque à celle de la cavalerie prussienne. C'est une chose étonnante que la promptitude avec laquelle l'audace ou la terreur se communiquent à la multitude. L'année 1741, la cavalerie des Prussiens était le corps le plus lourd, le plus pesant et en même temps le moins animé qu'il y eût dans les armées européennes; en l'exerçant, en lui donnant de l'adresse, de la vivacité, et de la confiance dans ses propres forces, il en fit l'essai : il réussit, et il devint audacieux. Les peines, les récompenses, le blâme et la louange, employés à propos, changent l'esprit des hommes, et leur inspirent des sentiments dont on les aurait crus peu susceptibles dans l'état abruti de leur nature; joignez à cela quelques grands exemples de valeur qui les frappent, comme celui que nous venons de rapporter : alors l'émulation gagne les esprits, l'un veut l'emporter sur l'autre, et des hommes ordinaires deviennent des héros. Les talents sont souvent engourdis par une espèce de léthargie : des secousses fortes les réveillent, et ils s'évertuent et se développent. Le mérite estimé et récompensé excite l'amour-propre de ceux qui en sont les témoins : dans l'ancienne Rome, les couronnes civiques et murales, et surtout les triomphes, aiguillonnaient ceux qui pouvaient prétendre à les obtenir. Il était donc nécessaire d'exalter dans l'armée la glorieuse action de Jägerndorf. Le Margrave, le général Schwerin et ceux qui s'y étaient signalés, furent reçus comme en triomphe : la cavalerie attendait avec impatience l'occasion d'égaler, même de surpasser ces héros; tous brûlaient de l'ardeur de combattre et de vaincre.

<120>Sous ces heureux auspices, toute l'armée fut rassemblée le 28 de mai dans le camp de Frankenstein, à l'exception des troupes qui gardaient les places, et d'un corps de six bataillons et de vingt escadrons avec lesquels M. de Hautcharmoy faisait face à Esterhazy, ayant les forteresses de Cosel, de Brieg et de Neisse, où il pouvait se retirer en cas que la supériorité de l'ennemi l'y forçât.

<121>

CHAPITRE XIII.

Bataille de Friedeberg.121-a Marche en Bohême; ce qui s'y passa. Bataille de Soor. Retour des troupes en Silésie.

La situation du Roi était toujours scabreuse : la politique lui présentait des abîmes; la guerre, des hasards; et les finances, un épuisement de ressources presque total. C'est dans ces occasions où l'âme doit déployer sa force, pour envisager d'un œil ferme les dangers qui l'entourent; où il faut121-b ne se laisser point décontenancer par les fantômes de l'avenir, et se servir de tous les moyens qu'on peut avoir ou imaginer pour prévenir sa ruine, lorsqu'il en est encore temps; surtout ne pas s'écarter des principes fondamentaux sur lesquels on a établi son système militaire et politique. Le projet de campagne du Roi était réglé; cependant, pour ne rien négliger, il s'adressa à ses alliés. Il employa dans cette négociation tout le feu imaginable, pour essayer d'en tirer des secours. La France était la seule puissance dont il pût en attendre. Le Roi lui fit représenter l'impossibilité où il se trouvait de soutenir longtemps cette guerre, dont tout le fardeau<122> s'affaissait sur lui : il la somma de remplir ses traités à la lettre; et, comme l'ennemi se préparait à faire une invasion dans ses États, il pressait Louis XV de lui payer des subsides, qu'il lui devait dans ce cas, ou de faire quelque diversion réelle, qui lui procurât quelque soulagement. Le ministère français parut peu touché de ces représentations; il les traita à la légère, et voulut que la bataille de Fontenoi et la prise de quelques places en Flandre passassent pour une diversion considérable. Le Roi s'adressa encore directement à Louis XV : il lui marqua le peu de satisfaction qu'il avait de la froideur des ministres de Versailles; qu'il se trouvait dans une situation désagréable et embarrassante, où il s'était mis par amitié pour Sa Majesté Très-Chrétienne; qu'il croyait que ce prince lui devait quelque retour pour l'avoir secondé dans un moment où les Autrichiens commençaient à faire des progrès en Alsace; que la bataille de Fontenoi et la prise de Tournai étaient à la vérité des événements glorieux pour la personne du Roi et pour les avantages de la France, mais que, pour l'intérêt direct de la Prusse, une bataille gagnée aux bords du Scamandre ou la prise de Pékin seraient des diversions égales. Le Roi ajouta que les Français occupaient à peine six mille Autrichiens en Flandre; et que le péril où il se trouvait, l'empêchait de se contenter de belles paroles, mais l'obligeait122-a à lui en demander instamment des effets plus réels. La comparaison du Scamandre et de Pékin déplurent au Roi Très-Chrétien; son humeur perça dans la lettre qu'il répondit au roi de Prusse, et celui-ci se piqua à son tour du ton de hauteur et de froideur qui caractérisait cette réponse.

Pendant ces petites altercations, nuisibles à l'union qui doit régner entre des alliés, les Autrichiens étaient à la veille de commencer leurs opérations de campagne. Cette armée, composée des troupes de la Reine et de celles de Saxe, s'approchait insensiblement des frontières<123> de la Silésie. Les Autrichiens étaient venus de Königingrätz et des environs de Jaromircz; et les Saxons, de Bunzlau et de Königinhof : ils se joignirent à Trautenau, d'où ils avancèrent à Schatzlar. Ils ne pouvaient guère s'arrêter en chemin; on pouvait calculer leurs mouvements à peu de chose près : il était donc temps d'avertir à Landeshut le général Winterfeldt de se retirer à l'approche de l'ennemi, en se repliant sur le corps de Du Moulin, et de poursuivre ensuite tous deux leur retraite jusqu'à Schweidnitz, en semant le plus adroitement qu'ils pourraient les préparatifs qu'on faisait pour abandonner le pied des montagnes, et pour se mettre sous le canon de Breslau. Le double espion dont nous avons parlé d'avance, recueillit avidement ces bruits, et se hâta de confirmer lui-même au prince de Lorraine la retraite des Prussiens, qu'il lui avait annoncée quelque temps auparavant. Les ruses servent souvent mieux à la guerre que la force : il ne faut pas les prodiguer où elles perdent leur mérite, mais en réserver l'usage pour les occasions importantes; et lorsque les nouvelles qu'on fait donner à l'ennemi flattent ses passions, on est presque sûr de l'entraîner dans le piège qu'on lui tend. Comme Winterfeldt et Du Moulin avaient une marche d'avance sur l'ennemi, ils se replièrent sur Schweidnitz sans avoir souffert dans cette marche.

L'armée du Roi quitta Frankenstein, et occupa, le 29 mai, le camp de Reichenbach, d'où elle n'avait qu'une petite marche jusqu'à Schweidnitz; elle passa cette forteresse le 1er de juin : les corps de Du Moulin et de Winterfeldt firent son avant-garde, et occupèrent la hauteur de Striegau en deçà du Striegauer-Wasser. M. de Nassau, avec son corps, garnit le Nonnenbusch, et l'armée se campa dans la plaine qui est entre Jauernick et Schweidnitz, de sorte qu'un terrain de deux milles qui sépare Striegau de Schweidnitz, était occupé par une ligne presque continue de troupes prussiennes : cette position mettait le Roi à portée de se procurer les plus grands avantages. Le général Wallis, qui commandait l'avant-garde des ennemis, et<124> Nadasdy furent les premiers qui se présentèrent sur les hauteurs de Freybourg. Le prince de Lorraine avait pénétré en Silésie par Landeshut; de là, il avait poursuivi sa marche sur Reichenau, d'où il se transporta à Hohen-Hennersdorf.124-a Il pouvait de ce camp descendre dans la plaine par quatre chemins, savoir : Freybourg, Hohenfriedeberg, Schweinhaus et Kauder. Le Roi fut reconnaître ces environs, pour examiner les lieux et le terrain où il pourrait placer son armée, et il employa trois jours à faire préparer les chemins, afin qu'aucun empêchement n'arrêtât ses troupes, et qu'elles pussent voler à l'ennemi, lorsqu'il paraîtrait dans la plaine : c'était ôter au hasard tout ce que la prudence lui pouvait dérober.

Le 2 de juin, les généraux autrichiens et saxons tinrent conseil de guerre auprès du gibet de Hohenfriedeberg. Quoiqu'ils eussent de cette hauteur l'inspection sur toute la plaine, ils n'aperçurent que de petits corps de l'armée prussienne : la partie la plus considérable était couverte par le Nonnenbusch, et par des ravins, derrière lesquels on s'était placé exprès pour tenir l'ennemi dans l'ignorance des forces prussiennes, et pour le confirmer dans l'opinion où il était d'entrer dans un pays où il ne trouverait aucune résistance. Le prince de Lorraine choisit le village de Langenöls pour s'y camper le lendemain. Wenzel Wallis eut ordre de s'emparer en même temps du magasin de Schweidnitz avec son avant-garde, et de là il devait poursuivre les Prussiens à Breslau. Le duc de Weissenfels, avec ses Saxons, devait prendre Striegau, et de là se porter sur Glogau, pour y mettre le siège. Le prince de Lorraine avait oublié dans son projet qu'il aurait à combattre une armée de soixante-dix mille hommes, bien résolus à ne lui pas abandonner un pouce de terrain sans l'avoir défendu jusqu'à l'extrémité. Ainsi les desseins des Autrichiens et des Prussiens se croisaient, comme des vents contraires qui assemblent des nuages dont le choc produit la foudre et le tonnerre.

<125>Le Roi visitait tous les jours ses postes avancés. Il était le 3 sur une hauteur,125-a devant le camp de Du Moulin, d'où on découvrait toute la campagne, les hauteurs de Fürstenstein et même un bout du camp autrichien près de Reichenau : le Roi s'y était arrêté assez longtemps, lorsqu'il aperçut une nuée de poussière qui s'élevait dans les montagnes, qui avançait et descendait dans la plaine, et qui allait en serpentant de Kauder à Rohnstock; la poussière tomba ensuite, et l'on aperçut distinctement l'armée des Autrichiens, qui était débouchée des montagnes sur huit grandes colonnes : leur droite s'appuyait au ruisseau de Striegau, et tirait de là vers Rohnstock et Hausdorf; les Saxons, qui faisaient la gauche, s'étendaient jusqu'à Pilgramshayn. M. Du Moulin reçut aussitôt ordre de lever le camp à huit heures du soir, de passer le ruisseau de Striegau, et de se poster sur un rocher devant la ville, où il y a une carrière de topaze,125-b et qui en a pris le nom. L'armée se mit en mouvement le soir à huit heures, en filant sur la droite en deux lignes, et observant le plus grand silence; il était même défendu au soldat de fumer. La tête des troupes arriva à minuit auprès des ponts de Striegau, où l'on attendit que tous les corps fussent bien serrés ensemble.

Le 4 juin, à deux heures du matin, le Roi rassembla les principaux officiers de l'armée, pour leur donner la disposition du combat;<126> nous l'omettrions, si tout ce qui a rapport à une bataille décisive, ne devenait de conséquence. Telle était cette disposition : " L'armée se mettra incessamment en marche par la droite sur deux lignes; elle passera le ruisseau de Striegau; la cavalerie se mettra en bataille vis-à-vis de la gauche de l'ennemi, du côté de Pilgramshayn; le corps de Du Moulin couvrira sa droite; la droite de l'infanterie se formera à la gauche de la cavalerie, vis-à-vis des bosquets de Rohnstock; la cavalerie de la gauche s'appuyera au ruisseau de Striegau, gardant au loin à son dos la ville de ce nom; dix escadrons de dragons et vingt de hussards qui composent la réserve, se posteront derrière le centre de la seconde ligne, pour être employés où il sera besoin; derrière chaque aile de cavalerie, un régiment de hussards se formera en troisième ligne, pour garantir le dos et le flanc de la cavalerie si le terrain va en s'élargissant, ou pour servir à la poursuite; la cavalerie chargera impétueusement l'ennemi l'épée à la main; elle ne fera point de prisonniers dans la chaleur de l'action; elle portera ses coups au visage; après avoir renversé et dispersé la cavalerie contre laquelle elle aura choqué, elle se retournera sur l'infanterie ennemie, et la prendra en flanc ou à dos, selon que l'occasion s'en présentera; l'infanterie prussienne marchera à grands pas à l'ennemi; pour peu que les circonstances le permettent, elle fondra sur lui avec la baïonnette; s'il faut charger, elle ne tirera qu'à cent cinquante pas; si les généraux trouvent quelque village sur les ailes ou devant le front de l'ennemi qu'il n'ait pas garni, ils l'occuperont et le borderont extérieurement d'infanterie, pour s'en servir, si les circonstances le permettent, à prendre l'ennemi en flanc; mais ils ne fourreront de troupes ni dans les maisons ni dans des jardins, pour que rien ne les gêne, et ne les empêche de poursuivre ceux qu'ils auront vaincus. "

Dès que chacun fut de retour à son poste, l'armée s'ébranla. A peine la tête commençait-elle à passer le ruisseau, que M. Du Moulin fit avertir qu'ayant aperçu de l'infanterie ennemie vis-à-vis de lui sur<127> une éminence, il avait changé sa position; qu'il avait pris par sa droite, pour se former sur une hauteur opposée à l'autre, et par laquelle il débordait même la gauche de l'ennemi. C'était des Saxons qu'il voyait, et qui, ayant eu ordre de prendre la ville de Striegau, furent fort étonnés de trouver des Prussiens devant eux. Le Roi se hâta d'établir une batterie de six pièces de vingt-quatre sur ce mont Topaze, qui fut très-utile par la grande confusion qu'elle mit dans les ennemis. Les Saxons venaient avec tous leurs corps pour soutenir leur avant-garde, qui devait prendre Striegau : ils reçurent cette canonnade, à laquelle ils ne s'attendaient pas; en même temps, l'aile droite de la cavalerie prussienne se forma sous cette batterie, les gardes du corps joignant le corps de Du Moulin, et la gauche de l'aile aboutissait à ces bouquets de bois de Rohnstock. Les Prussiens, après deux charges consécutives, culbutèrent la cavalerie saxonne, qui s'enfuit à vau-de-route, et les gardes du corps taillèrent en pièces ces deux bataillons d'infanterie qui s'étaient présentés au commencement de l'affaire devant M. Du Moulin. Alors les grenadiers prussiens et le régiment d'Anhalt attaquèrent l'infanterie saxonne dans ces bouquets de bois où elle commençait à se former; ils les poussèrent, et les délogèrent d'une digue où ils voulaient se reformer; de là ils traversèrent un étang pour attaquer la seconde ligne sur un terrain marécageux. Ce combat, plus meurtrier que le premier, fut terminé aussi vite : les Saxons furent encore obligés de prendre fuite. Leurs généraux rallièrent quelques bataillons en forme de triangle sur une hauteur, pour couvrir leur retraite; mais la cavalerie prussienne de la droite, déjà victorieuse, se présenta sur leur flanc, en même temps que l'infanterie prussienne déboucha du bois pour les assaillir; M. de Kalckstein vint encore avec quelques troupes de la seconde ligne, qui débordait de beaucoup les Saxons : ils virent l'extrémité où ils étaient; ils n'attendirent pas l'attaque, mais prirent honteusement la fuite. Les Saxons furent ainsi totalement battus, avant que la gauche de<128> l'armée fût encore entièrement formée. Il se passa bien un gros quart d'heure avant que cette gauche s'engageât avec les Autrichiens.

L'on avait averti le prince de Lorraine à Hausdorf, où il avait son quartier, du feu de canon et des petites armes qu'on entendait : il crut bonnement que c'étaient les Saxons qui attaquaient Striegau, et n'en tint aucun compte; on lui dit enfin que les Saxons étaient en fuite, et que tous les champs en étaient semés; sur quoi, il s'habilla à la hâte, et ordonna à l'armée d'avancer. Les Autrichiens s'avançaient donc à pas comptés dans cette plaine qui est entre le ruisseau de Striegau et les bosquets de Rohnstock, et qui n'est coupée que par des fossés qui séparent les héritages des paysans. Dès que le prince Charles et le prince de Prusse furent à portée des ennemis, ils les chargèrent si vivement, qu'ils plièrent. Les grenadiers des Autrichiens se servirent avec intelligence de ces fossés dont nous avons fait mention, et ils auraient pu mettre de la règle dans leur retraite, si le régiment des gardes ne les eût chassés deux fois, la baïonnette aux reins. Le régiment de Hacke, celui de Bevern et tous ceux qui furent dans le feu, s'y distinguèrent par des actions de valeur. Comme il n'y avait plus d'ennemis devant la droite, le Roi lui fit faire un quart de conversion, pour se porter sur le flanc gauche et à dos des Autrichiens; cette droite brossa dans les bois et dans les marais de Rohnstock, et lorsqu'elle en sortit pour attaquer l'ennemi, la gauche des Prussiens avait déjà gagné un terrain considérable. La cavalerie de cette gauche avait essuyé un contre-temps : à peine Kyau, avec sa brigade de dix escadrons, avait-il passé le pont du ruisseau de Striegau, qu'il se rompit. Kyau prit le parti d'attaquer la cavalerie ennemie avec la sienne; le général de Zieten le joignit avec la réserve, culbuta devant lui tout ce qui voulut lui résister, et donna à M. de Nassau qui commandait cette gauche, le temps de la faire passer à gué. Dès que M. de Nassau eut formé son aile, il donna sur ce qu'il y avait encore de cavalerie ennemie devant lui et la mit en déroute. Le général<129> Polentz contribua beaucoup à ce succès : il s'était glissé avec son infanterie dans le village de Fehebeutel, d'où il enfilait la cavalerie autrichienne; quelques charges qu'elle reçut en flanc, la mirent en confusion et préparèrent sa défaite. M. de Gessler, qui commandait la seconde ligne, voyant qu'il n'y avait là aucun laurier à cueillir, se tourna vers l'infanterie prussienne; et voyant les Autrichiens en confusion, il fit faire une ouverture à l'infanterie, la passa; et, se formant sur trois colonnes, il fondit sur ces Autrichiens avec une vivacité incroyable : les dragons en massacrèrent un grand nombre; ils firent prisonniers vingt et un bataillons129-a des régiments de Marschall, Grünne, Thüngen, Daun, Kolowrat, Wurmbrand129-b et d'un régiment encore dont le nom nous manque; beaucoup en furent tués; ils prirent pourtant quatre mille prisonniers et soixante-six drapeaux. Un fait aussi rare, aussi glorieux, mérite d'être écrit en lettres d'or dans les fastes prussiens. Un général de Schwerin,129-c cousin de celui de Jägerndorf,129-d et une infinité d'officiers que leur grand nombre nous empêche de nommer, s'y firent un nom immortel. Cette belle action se fit en même temps que la droite des Prussiens se portait sur le flanc du prince de Lorraine; cela rendit la confusion de ses troupes<130> totale : tout se débanda et s'enfuit dans le plus grand désordre vers les montagnes. Les Saxons prirent leur retraite par Seifersdorf; le corps de bataille des Autrichiens se sauva par Kauder; et leur aile, par Hohenfriedeberg, où, pour leur bonheur, Wallis et Nadasdy étaient venus pour couvrir leur retraite : les Prussiens les poursuivirent jusque sur les hauteurs de Kauder, où ils s'arrêtèrent pour prendre quelque repos.

Les trophées que les Prussiens remportèrent en cette journée consistèrent, en fait de prisonniers, en quatre généraux, deux cents officiers et sept mille hommes; en fait de drapeaux, timbales, canons, etc. en soixante-seize drapeaux, sept étendards, huit paires de timbales et soixante canons. Le champ de bataille était jonché de morts; les ennemis y perdirent quatre mille hommes, parmi lesquels il y avait quelques officiers de marque. La perte de l'armée prussienne en morts et blessés allait à peine à dix-huit cents hommes. Quelques officiers, qui devinrent dans cette journée les victimes de la patrie, en méritèrent les regrets : parmi eux on compte le général Truchsess,130-a les colonels Massow, Kahlbutz et Düring.130-b

Ce fut là la troisième bataille qui se donna pour décider à qui appartiendrait la Silésie, et ce ne fut pas la dernière : quand les souverains jouent pour des provinces, les hommes sont les jetons qui<131> les payent. La ruse prépara cette action, et la valeur l'exécuta. Si le prince de Lorraine n'avait pas été trompé par ses espions, qui l'étaient eux-mêmes, il n'aurait jamais donné aussi grossièrement dans le piège qui lui était préparé; ce qui confirme la maxime, de ne jamais s'écarter des principes que l'art de la guerre prescrit, et de la circonspection qui doit obliger tout général qui commande à suivre invariablement les règles que la sûreté exige pour l'exécution de ses projets. Quand même tout semble favoriser les projets que l'on médite, le plus sûr est toujours de ne pas assez mépriser son ennemi pour le croire incapable de résistance. Le hasard conserve toujours ses droits : dans cette action même, un quiproquo pensa devenir funeste aux Prussiens. Au commencement du combat, le Roi tira dix bataillons de la seconde ligne sous les ordres du lieutenant-général de Kalckstein, pour renforcer le corps de Du Moulin, et il envoya un de ses aides de camp pour avertir le margrave Charles de prendre le commandement de la seconde ligne d'infanterie dans l'absence de M. de Kalckstein. Cet officier peu intelligent dit au Margrave de renforcer la seconde ligne avec sa brigade qui était à l'extrémité de la gauche. Le Roi s'aperçut à temps de cette bévue, et il la redressa avec promptitude. Si le prince de Lorraine avait profité de ce faux mouvement, il aurait pu prendre en flanc la gauche des Prussiens, qui n'était pas encore appuyée au ruisseau de Striegau : tant le sort des États et la réputation des généraux tient à peu de chose; un seul instant décide de la fortune. Mais il faut avouer, vu la valeur des troupes qui combattirent à Friedeberg, que l'État ne courait aucun risque; il n'y eut aucun corps de repoussé : de soixante-quatre bataillons, vingt-sept seulement furent au feu, et remportèrent la victoire. Le inonde ne repose pas plus sûrement sur les épaules d'Atlas, que la Prusse sur une telle armée.

Il ne doit pas paraître surprenant que l'on ne poursuivit pas les Autrichiens avec plus d'ardeur. La nuit du 3 au 4 avait été employée<132> à marcher à l'ennemi; la bataille, quoique courte, avait été une suite d'efforts continuels; les munitions de guerre étaient épuisées; les équipages et les munitions de guerre et de bouche étaient à Schweidnitz : il fallait les conduire à l'armée; l'arrière-garde du prince de Lorraine était composée des corps de Wallis et de Nadasdy, qui n'avaient point combattu : ils occupaient les hauteurs de Hohenfriedeberg, dont il aurait été téméraire de vouloir les déloger; les Prussiens occupaient la hauteur de Kauder; mais celle de Hohenfriedeberg était à leur gauche : il ne fallait donc pas perdre par une fougue d'imprudence ce qu'on avait gagné par sagesse.

Le lendemain, MM. Du Moulin et Winterfeldt furent détachés à la poursuite de l'ennemi; ils atteignirent le prince de Lorraine auprès de Landeshut. Ce prince ne les attendit pas : il leva son camp à leur approche, et chargea Nadasdy de couvrir sa retraite. Winterfeldt attaqua ce dernier, le tourna en fuite, et le poursuivit jusqu'aux frontières de la Bohème, après lui avoir tué deux cents hommes et fait cent trente prisonniers. M. Du Moulin occupa le camp même que les Autrichiens venaient d'abandonner.

Après cette victoire, le Roi rappela Cagnoni, son ministre, de Dresde. Bülow, accrédité à Berlin du roi de Pologne, fut obligé d'en partir, ainsi qu'un résident de Saxe, de Breslau : le Roi déclara qu'il regardait l'invasion des Saxons en Silésie comme une rupture ouverte.

L'armée suivit, le 6, le corps de Du Moulin, et se porta sur Landeshut. Lorsque le Roi y arriva, il fut entouré d'une troupe de deux mille paysans, qui lui demandèrent la permission d'égorger tout ce qui était catholique dans cette contrée. Cette animosité venait de la dureté des persécutions que les protestants avaient souffertes de ces curés dans les temps autrichiens, où l'on avait ôté les églises aux luthériens, pour y mettre des prêtres catholiques, qui étaient les seuls de leur religion dans tout le village. Le Roi était bien éloigné de leur<133> accorder une permission aussi barbare :133-a il leur dit qu'ils devaient plutôt se conformer aux préceptes de l'Écriture, bénir ceux qui les offensaient, prier Dieu pour ceux qui les persécutaient, pour hériter le royaume des cieux. Les paysans lui répondirent qu'il avait raison, et se désistèrent de leur cruelle prétention.

L'avant-garde avança à Starkstadt, où elle apprit que les ennemis avaient quitté Trautenau, et défilaient à Jaromircz; sur cela, elle se posta à Skalitz. L'armée prit le chemin de Friedland et de Nachod, qui lui était plus commode pour les subsistances; après quoi, elle déboucha des montagnes, et se déploya le long de la Mettau, petit ruisseau dont les bords sont escarpés, qui vient de Neustadt, et va se jeter dans l'Elbe auprès de Pless.

Le camp des Autrichiens était derrière l'Elbe, entre Smirschitz et Jaromircz. Nadasdy, dont le corps était environ de six mille hommes, fit mine de vouloir disputer à l'avant-garde prussienne le passage de la Mettau; mais M. de Lehwaldt chassa les Hongrois sans effusion de sang, passa le ruisseau, et se campa à un quart de mille à l'autre bord.

Le lendemain, l'avant-garde fut renforcée de onze bataillons, et elle se porta à Kralowa-Lhota, d'où le Roi, se mettant à sa tête, poussa jusqu'à Königingrätz, et occupa le terrain entre Russek, qui est vers l'Elbe, et Divetz, qui est sur l'Adler, ruisseau qui vient des montagnes de Glatz et se jette dans l'Elbe auprès de Königingrätz. L'armée, sous le commandement du prince Léopold, se campa à un quart de mille derrière l'avant-garde. Ces mouvements obligèrent le prince de Lorraine à s'approcher de Königingrätz. Il se posta sur une hauteur au confluent de l'Adler et de l'Elbe, vis-à-vis des Prussiens : il avait appuyé sa droite à un marais, sa gauche se recourbait vers<134> Pardubitz, et à son dos il avait une forêt profonde de deux milles, qui s'étend vers Holitz. Ce prince avait établi, moyennant trois ponts sur l'Adler, sa communication avec Königingrätz, où il tenait un détachement de huit cents hommes; il fit élever une redoute devant la ville sur une petite hauteur qui en défendait l'approche aux Prussiens. Sa position était inattaquable : le Roi se borna donc à garnir d'infanterie les villes de Jaromircz et de Smirschitz, pour tenir l'Elbe par des détachements de dragons et de hussards, et pour assurer et protéger ses fourrages. A voir ces deux armées rangées autour de Königingrätz, on aurait dit que c'était un même corps qui en formait le siège. Cependant l'avant-garde et la bataille des Prussiens étaient si avantageusement placées, qu'il aurait été impossible à l'ennemi de les entamer. On aurait pu tenter quelque entreprise sur Königingrätz, et il aurait été possible de prendre la ville; mais qu'aurait-on gagné? La ville n'avait ni fortifications, ni magasins, et l'on aurait été obligé de l'abandonner tôt ou tard; c'aurait été une effusion de sang inutile.

Ceux qui ne jugeaient que superficiellement des choses, croyaient que, dans cette heureuse situation, le Roi devait changer le projet de campagne qu'il avait fait à Neisse, et que ses vues devaient s'étendre avec sa fortune. Il n'en était pas ainsi cependant, La bataille de Friedeberg avait sauvé la Silésie; l'ennemi était battu; mais il n'était pas détruit : cette bataille n'avait pas aplani les montagnes de la Bohême, par lesquelles étaient obligés de passer les vivres pour l'armée. On avait perdu, l'année 1744, les caissons des vivres; les subsistances ne pouvaient donc arriver au camp que sur des chariots de paysans de la Silésie. Depuis le départ du Margrave de la Haute-Silésie, les Hongrois avaient surpris la forteresse de Cosel, et ils étendaient leurs courses jusqu'au voisinage de Schweidnitz et de Breslau; ils allaient se porter sur les derrières de l'armée, et en intercepter les subsistances; d'ailleurs le Roi ne pouvait s'éloigner qu'à dix milles d'Allemagne de Schweidnitz, d'où il ne recevait des vivres que de cinq en cinq jours :<135> s'il avait voulu transporter le théâtre de la guerre en Saxe, il abandonnait la Silésie à la discrétion des Autrichiens. Tant de considérations importantes firent que ce prince resta ferme dans son premier projet, c'est-à-dire de manger les frontières de la Bohême, pour empêcher l'ennemi d'y pouvoir hiverner.

Les Français firent encore quelques tentatives auprès du roi de Pologne, lui présentant toujours pour amorce la couronne impériale, à laquelle il avait renoncé depuis longtemps. La seule négociation qui convînt alors aux Prussiens, c'était celle avec l'Angleterre : ce n'était qu'elle qui pouvait ménager une paix avec la reine de Hongrie. Le roi d'Angleterre était alors à Hanovre, et il avait mené le lord Harrington avec lui : le jeune comte de Podewils, qui était ministre à la Haye, reçut ordre de se rendre à Hanovre pour sonder le terrain, et voir dans quelles dispositions étaient le lord Harrington et la cour.

Pour ce qui regardait les opérations de la guerre, il fut résolu de se soutenir le plus longtemps qu'il serait possible en Bohême; de choisir avec soin les meilleurs camps qu'on pourrait trouver; de ne point exposer les troupes, d'autant plus que M. de Nassau allait être détaché pour la Haute-Silésie afin de reprendre Cosel; et d'affecter en toutes les occasions les démonstrations d'une guerre offensive, pour en imposer à l'ennemi, et lui cacher le véritable dessein que l'on avait de ne rien donner au hasard. M. de Nassau partit le 25 de juin, avec douze mille hommes, pour la Haute-Silésie; il passa par Glatz et Reichenstein, et rejeta d'abord les Hongrois sur Neustadt, dont il les délogea avec perte de leur côté; il s'avança ensuite à Cosel, et fit tous les préparatifs du siège. Cette place avait été prise par la perfidie d'un officier de la garnison qui déserta : ce traître apprit aux ennemis que le fossé n'était pas perfectionné, et qu'il était guéable sur l'angle d'un bastion qu'il leur indiqua. Il conduisit deux mille pandours, passa le fossé, escalada le bastion et la place, dont Foris était commandant; il<136> y eut quelque inonde de massacré; le reste, au nombre de trois cent cinquante hommes, fut fait prisonnier : cela arriva deux jours après que le Margrave eut évacué la Haute-Silésie.

Pendant que M. de Nassau était ainsi occupé dans la Haute-Silésie, le Roi mettait tous ses soins à faire subsister les troupes. Pour cet effet, il détacha sa grosse cavalerie vers Opotschna, qui était à un demi-mille à la gauche des deux corps de l'armée prussienne : toutes les nuits cette cavalerie donnait l'alarme au prince de Lorraine, pour éprouver sa contenance, souvent assez mauvaise, et pour le confirmer dans l'opinion que le Roi méditait quelque grand dessein, qu'il exécuterait à l'improviste. Les Autrichiens furent entretenus dans ces inquiétudes pendant quatre semaines. Le Roi avait sur sa gauche un détachement à Hohenbruck, et par les jalousies que ce camp donnait aux ennemis, ils prenaient quelques inquiétudes pour leurs derrières. Réellement les Prussiens pouvaient se porter sur Reichenau et sur Hohenmauth, et le prince de Lorraine se serait vu contraint de couvrir la Moravie, d'où il tirait ses vivres. Ses magasins étaient établis en échelons : le plus proche était celui de Pardubitz; derrière celui-là venait celui de Chrudim; et, plus vers la Moravie, celui de Teutsch-Brod. Si cette marche se fût exécutée, elle dérangeait toute l'économie des Autrichiens; elle mettait l'armée du Roi dans un pays abondant, car elle pouvait tirer ses farines de Glatz, au lieu de les faire venir de Schweidnitz, ce qui était égal. Si le Roi préférait d'agir vers sa droite, il pouvait passer l'Elbe non loin de Smirschitz, et prendre le camp de Chlum, qui était bon et très-avantageux; il avait derrière lui de grandes plaines, qui fournissaient des fourrages en abondance : il donnait de là des jalousies aux Autrichiens sur Pardubitz, et coupait en quelque façon la communication des Saxons avec la Lusace. Ce dernier parti trouva la préférence sur le premier, surtout à cause des Saxons, le Roi ayant eu vent que le comte de Brühl méditait quelque dessein sur la Marche électorale.

<137>Pour mieux cacher ses vues à l'ennemi, le Roi détacha M. de Winterfeldt avec trois mille hommes au camp de Reichenau, en même temps que l'armée fit un mouvement sur sa droite pour passer l'Elbe non loin de Jaromircz, où tous ses détachements la rejoignirent. La grande armée appuya sa droite à un bois au delà de Chlum, où l'on pratiqua un abatis; sa gauche s'appuyait à l'Elbe auprès du village de Néchanitz, ayant l'avantage des hauteurs et du glacis d'un bout du camp à l'autre. M. Du Moulin repassa la Mettau avec six bataillons et quarante escadrons, et se posta à Skalitz, pour assurer la communication des vivres entre Jaromircz et Neustadt, où il y avait un bataillon en garnison. Peut-être le premier projet dont nous avons parlé aurait-il été meilleur que celui qu'on exécuta. On a su depuis, que le duc de Weissenfels n'aurait pas suivi le duc de Lorraine sur les frontières de la Moravie. De Reichenau à Glatz il n'y a que cinq milles, au lieu qu'il y en avait dix de Chlum à Schweidnitz, ce qui rendait le transport des vivres plus laborieux et plus difficile; mais les hommes font des fautes, et celui qui en fait le moins, a des avantages sur ceux qui en font plus que lui.

Tout le temps que l'armée séjourna à Chlum, ce ne fut que fourrages de la part des deux armées, et des partis de part et d'autre pour les empêcher. De tous les officiers autrichiens il n'y eut que le seul colonel Dessewffy qui se signalât à la petite guerre : il fit quelques prises, que M. de Fouqué vengea par les partis qu'il envoyait de Glatz sur les derrières de l'armée autrichienne, et qui les désolaient par de fréquentes prises qu'ils faisaient sur eux.

Il y avait un poste détaché à Smirschitz, qui mit un nouveau stratagème en usage pour intimider les Hongrois qui venaient souvent tirer sur une redoute et sur une sentinelle placée proche du pont de l'Elbe; c'est une plaisanterie qui délassera le lecteur de la gravité des matières qu'il a sous les yeux. Quelques sentinelles ayant été blessées par des pandours, les grenadiers de Kalckstein s'avisèrent de faire un<138> mannequin, de l'habiller en grenadier, et de le placer à l'endroit où était la sentinelle; ils remuaient cette poupée par le moyen de cordes, de sorte qu'à une certaine distance on la prenait pour un homme; ils s'embusquèrent en même temps dans des broussailles voisines. Les pandours arrivent, et tirent; le mannequin tombe, les voilà qui veulent se jeter dessus; en même temps part un feu très-vif des broussailles, les grenadiers se jettent sur eux, et font prisonniers tous ceux qu'ils avaient blessés : depuis ce temps-là ce poste fut tranquille.

Mais revenons à des objets plus importants. Depuis la bataille de Friedeberg, le prince de Lorraine n'avait cessé d'importuner la cour pour qu'elle le renforçât. On lui envoya alors huit régiments, tirés en partie de la Bavière, de l'armée du Rhin, et de la garnison de Fribourg, dont l'échange venait de se faire avec les Français; mais en même temps que ces secours arrivèrent, le duc de Weissenfels le quitta, ne lui laissant que six mille Saxons, au lieu de vingt-quatre mille qu'il y avait. Voici la raison de cette retraite. Le Roi avait été informé que le roi de Pologne était en négociation avec les Bavarois, pour prendre, moyennant des subsides, six mille hommes de ses troupes à son service : ces troupes auraient pu porter une diversion funeste dans le Brandebourg. Les voies d'accommodement étaient fermées en Saxe; la seule façon de contenir cette cour était de l'intimider. Pour cet effet, le prince d'Anhalt rassembla ses troupes auprès de Halle; il fut renforcé par quatre régiments d'infanterie et trois de cavalerie que M. de Gessler lui mena de Bohême. Les Saxons pouvaient s'attendre que le prince d'Anhalt agirait offensivement contre eux; ce corps était assez fort pour les subjuguer. Un manifeste parut en même temps, dans lequel on publiait que le Roi, ayant devant lui l'exemple de la reine de Hongrie, qui avait traité en ennemis les alliés et les troupes auxiliaires du défunt Empereur, à savoir : les Hessois, les Palatins et les Prussiens, que le Roi, dis-je, se croyait autorisé à<139> traiter également en ennemis les Saxons, auxiliaires de la reine de Hongrie, et à leur faire éprouver tout le mal qu'ils avaient fait ou médité de faire aux États du Roi. Le prince d'Anhalt avait déjà le bras levé; il allait frapper, lorsque la signature de la convention de Hanovre139-a suspendit le coup qu'il allait porter.

Il faut se souvenir que les Français n'avaient accompli aucun des articles du traité de Versailles; qu'ils déniaient tout secours aux Prussiens; que la retraite du prince de Conti abandonnant le trône impérial au premier occupant, les Français rompaient tous les liens qui les unissaient aux princes d'Allemagne. Il faut joindre à ces raisons une raison plus irrésistible, l'épuisement total des finances. Ces motifs portèrent le Roi à négocier la paix : la convention de Hanovre avait pour base la paix de Breslau, et le roi George s'engageait déplus d'en procurer la garantie à la paix générale par toutes les puissances de l'Europe; le Roi promettait, de son côté, de donner un acte de récognition de la dignité impériale dévolue au grand-duc de Toscane. George, après avoir été longtemps balloté entre ses ministres de Hanovre et le lord Harrington, signa ce traité le 22 septembre. Il paraissait alors que la pacification de l'Empire suivrait immédiatement la convention de Hanovre; mais il ne suffisait pas d'avoir calmé les passions du roi d'Angleterre : il y avait des ennemis plus irréconciliables qui voulaient abattre la puissance naissante des Prussiens. Brühl à Dresde, et Bartenstein à Vienne croyaient que le moment en était venu, et ils voulaient profiter des circonstances qu'ils croyaient leur être favorables. La couronne impériale rehaussait la fierté de la cour de Vienne, et le désir de partager les dépouilles d'un ennemi donnait de la fermeté à la cour de Dresde.

Il sera peut-être nécessaire, pour l'intelligence des faits, de rapporter de quelle manière la dignité impériale retourna à la nouvelle<140> maison d'Autriche. Depuis la paix de Füssen, le comte de Ségur avait pris le chemin du Neckar, pour se joindre au prince de Conti; M. de Batthyani le suivit, et traversa l'Empire, pour se joindre au corps du duc d'Aremberg, qui avait son quartier à Weilbourg. La France aurait dû dans ce moment faire les derniers efforts pour empêcher cette jonction; mais elle n'agissait pas de bonne foi. Le prétexte de la guerre était d'empêcher que la dignité impériale ne rentrât dans la nouvelle maison d'Autriche : la France aurait donc dû se mettre en force pour soutenir les environs de Francfort, ce qui l'aurait rendue maîtresse de l'élection; il fallait autoriser le prince de Conti à chasser le duc d'Aremberg de ce voisinage, et empêcher surtout sa jonction avec M. de Batthyani, ce qui donnait une supériorité marquée aux Autrichiens sur les Français. Louis XV et le prince de Conti avaient souvent assuré le Roi, dans leurs lettres, qu'au risque d'une bataille ils s'opposeraient à l'élection du Grand-Duc; c'étaient de belles paroles : la bataille ne se donna point. Le prince de Conti fut obligé de détacher quinze mille hommes pour la Flandre. Le comte de Traun eut le commandement de l'armée de l'Empire : il détacha Bärenklau, et lui fit passer le Rhin à Biberich. Le prince de Conti en prit l'alarme : il fit sauter son pont d'Aschaffenbourg, rompre celui de Höchst, et se retira à Gérau sur le Rhin. Le Grand-Duc se rendit en personne à son armée; Traun passa le Main à Flörsheim; Bärenklau défit quelques compagnies franches du prince de Conti auprès d'Oppenheim. Sur cela, les Français n'y tinrent plus : le prince de Conti repassa le Rhin à Gernsheim et à Rhein-Türkheim. Son équipage fut pris par les ennemis, qui l'inquiétèrent fort dans sa retraite; il prit le camp de Worms derrière le ruisseau d'Osthofen,140-a se retira de là à Mutterstadt, où il finit une campagne peu glorieuse pour les armes françaises.

La retraite du prince de Conti fut le signal qui fit éclater l'esprit<141> de vertige des princes de l'Empire et leur attachement pour la maison d'Autriche. On doit s'étonner avec raison, en considérant la hauteur et le despotisme que cette maison avait employés dans le gouvernement de l'Allemagne, qu'il se trouvât d'assez vils esclaves pour aimer la dureté de son joug; et cependant le grand nombre était de ce parti. Le roi d'Angleterre avait à ses gages tout le collège électoral; il était maître de la diète de l'Empire. L'électeur de Mayence devait sa fortune à la maison d'Autriche, et n'était que l'organe de ses volontés. C'est un ancien usage que le doyen du collège électoral invite les électeurs à la diète d'élection. Après la mort de Charles VII, l'électeur de Mayence s'acquitta de ce devoir, et fixa l'ouverture de la diète au 1er de juin. Le baron d'Erthal, chargé de cette ambassade, se rendit à Prague, et fit la même invitation au royaume de Bohême qu'aux autres électeurs; ce qui était contraire aux décisions de la dernière diète, qui portait qu'on laisserait dormir la voix de Bohême.

On avait craint au commencement de l'année 1745, tant à Vienne qu'à Hanovre, que l'armée du prince de Conti n'empêchât à Francfort les partisans du grand-duc de Toscane de lui donner leurs voix, et l'on avait jeté les yeux sur la ville d'Erfurt pour y assembler la diète; ce qui était contraire aux lois fondamentales du corps germanique, surtout à la bulle d'or : la pusillanimité des Français sauva la reine de Hongrie de cette transgression. La diète de l'Empire s'assembla donc à Francfort le 1er de juin. La France donna l'exclusion au Grand-Duc; mais l'armée du prince de Conti, qui devait appuyer cette déclaration, était déjà disparue : c'était un aveu tacite de son impuissance, qui lui aliéna le cœur de tous ses alliés. Les ministres de Brandebourg et de l'Électeur palatin remirent un mémoire à la diète, lequel demandait l'examen de trois points : 1o si les ambassadeurs invités par l'électeur de Mayence étaient habiles pour donner leur suffrage? 2o si leurs cours avaient toute la liberté requise selon la bulle d'or? 3o si quelques-uns ne s'en étaient pas privés eux-mêmes, ou par<142> des promesses, ou par vénalité? Le premier de ces points regardait l'ambassadeur de Bohême, qui ne devait point être admis; le second désignait l'ambassadeur palatin, dont le secrétaire avait été enlevé par les Autrichiens aux portes de Francfort; et presque tout le collège électoral se trouvait dans le troisième cas. Ils finirent en protestant contre l'assemblée de la diète, qui serait censée illégale jusqu'au redressement de ces griefs, et se retirèrent. Comme une mauvaise démarche en entraîne une autre, la cabale autrichienne passa pardessus toutes les bienséances; et, sans avoir égard pour ces protestations, le jour de l'élection fut déterminé au 13 de septembre. Le Brandebourgeois et le Palatin se retirèrent à Hanau, en protestant contre cette assemblée illicite et schismatique, dont les résolutions et les opérations devaient être regardées comme nulles.

Le Grand-Duc fut élu le 13 de septembre, au grand contentement du roi d'Angleterre et de la reine de Hongrie. Restait à savoir s'il convenait mieux au Roi de reconnaître simplement le nouvel Empereur, ou de lui rompre entièrement en visière, en déclarant qu'il ne reconnaissait ni élection ni élu. Ce prince tint un juste milieu entre ces deux partis : il garda un profond silence, parce qu'il ne pouvait mettre la France en action pour renverser ce qui s'était fait à Francfort, et qu'en second lieu reconnaître l'Empereur sans nul besoin, c'aurait été se priver à la paix du mérite d'une complaisance qu'on pouvait alors faire valoir.

La reine de Hongrie jouissait déjà paisiblement à Francfort du spectacle de cette couronne impériale qu'elle avait placée avec tant de peine sur la tête de son époux; elle laissait la représentation à l'Empereur, et réservait pour elle l'autorité; même elle n'était pas fâchée qu'on remarquât que le Grand-Duc était le fantôme de cette dignité, et qu'elle en était l'âme. Cette princesse fit trop éclater sa morgue et sa hauteur pendant son séjour à Francfort : elle traitait les princes comme ses sujets; elle fut même plus qu'impolie envers le<143> prince Guillaume de Hesse.143-a Elle annonçait ouvertement dans ses discours qu'elle perdrait plutôt son cotillon que la Silésie; elle disait du roi de Prusse qu'il avait quelques qualités, mais qu'elles étaient ternies par l'inconstance et par l'injustice. Par le moyen d'émissaires secrets, le Roi avait fait lâcher à Francfort quelques propos de paix, mais qui furent tous rejetés. La fermeté de l'Impératrice se changeait quelquefois en opiniâtreté : elle était comme enivrée de la dignité impériale qu'elle venait de remettre dans sa maison; elle n'était occupée que de perspectives riantes, et elle croyait déroger à sa grandeur en entrant en négociation d'égal à égal avec un prince qu'elle accusait de rébellion. A ce motif de vanité se joignaient des raisons d'État plus solides. Depuis Ferdinand Ier les principes de la maison d'Autriche tendaient à établir le despotisme en Allemagne : rien n'était donc plus contraire à ce dessein, que de souffrir qu'un électeur s'accrût trop en puissance; qu'un roi de Prusse, fortifié des dépouilles de l'empereur Charles VI, employant ses forces contre l'ambition autrichienne, soutînt contre elle avec trop d'efficace les libertés du corps germanique. Voilà les véritables raisons qui empêchèrent la cour de Vienne d'accéder au traité de Hanovre. Le roi de Pologne avait des raisons différentes : son objet principal était de conserver la couronne de Pologne dans sa maison, et pour l'assurer davantage, il croyait, par cette guerre, gagner une communication de la Saxe en Pologne par la Silésie; il ambitionnait de posséder le duché de Glogau, ou plus même, s'il pouvait l'obtenir; et Brühl qui jugeait le roi de Prusse aux abois, ne voulait point le resserrer à composition. Les espérances bien ou mal fondées de ces deux cours empêchèrent que la convention de Hanovre ne fût alors changée en paix entre ces trois puissances belligérantes. Cependant le roi d'Angleterre se flattait qu'à force d'insister sur la même chose, il rangerait enfin l'Impératrice et le roi de Pologne à son sentiment; les espérances qu'il en fit au roi de Prusse,<144> firent suspendre l'expédition de Saxe. Dans ces circonstances, d'ailleurs, il n'aurait pas été convenable d'embrouiller les affaires plus qu'elles ne l'étaient déjà, et d'entamer une nouvelle guerre. Cette modération que le Roi mit dans sa conduite, ne pouvait tourner qu'à la confusion de ses ennemis, qui tâchaient, en calomniant les démarches de ce prince, d'attirer sur lui la haine des souverains de toute l'Europe.

Ces mesures que l'on voulait garder avec la Saxe, n'empêchaient pas de pousser la guerre avec vigueur contre l'Impératrice-Reine. On se trompe lorsqu'on croit fléchir son ennemi en le ménageant les armes à la main : les victoires seules le forcent à la paix. C'est ce qui fit qu'on pressa les opérations de M. de Nassau. Cosel lui opposa une faible résistance : il ouvrit la tranchée du côté de la basse Oder; le feu prit par accident à quelques maisons, ce qui obligea le commandant à se rendre le 6 de septembre. M. de Nassau y fit prisonniers trois mille Croates, et ne perdit au siège que quarante-cinq Prussiens. Ce général, après avoir ravitaillé la ville et y avoir laissé une garnison de douze cents hommes, se porta sur Troppau avec sa petite armée, d'où ses partis mirent à contribution quelques cercles de la Moravie; il eut de petites affaires avec les Hongrois, dont il sortit toujours avec avantage et avec gloire.

Mais il est temps de retourner en Bohême, où nous avons laissé l'armée prussienne au camp de Chlum, et celle des Autrichiens à celui de Königingrätz. Les ennemis tentèrent deux fois d'emporter de vive force la petite ville de Neustadt, où commandait le major Tauentzien; mais ils furent toujours repoussés par la valeur de ce digne officier. Ce poste était très-important, parce qu'il assurait la communication de la Silésie. Le prince de Lorraine, qui se croyait plus fort par les secours qu'il avait reçus, qu'affaibli par le départ des Saxons, passa l'Adler, et s'établit dans le camp que les Prussiens avaient eu entre Königingrätz et Kralowa-Lhota. Les Prussiens firent un mouvement en conséquence : ils mirent l'Elbe devant leur front, leur droite à<145> Smirschitz, et leur gauche à Jaromircz. M. Du Moulin garda son poste de Skalitz, et le général Lehwaldt occupa la hauteur de Pless au confluent de la Mettau dans l'Elbe; de sorte que les Prussiens tenaient ces deux rivières. M. de Valori avait pris un quartier dans le faubourg de Jaromircz : on l'avertit qu'il vaudrait mieux entrer en ville : il ne voulut pas le croire. Un partisan autrichien, nommé Franquini, qui entretenait des intelligences avec l'hôte du marquis, tenta de l'enlever. Il se glissa par des granges et des jardins; mais par méprise il enleva le secrétaire au lieu du ministre.145-a Ce secrétaire, nommé Darget, eut l'esprit de déchirer toutes ses lettres; il se dévoua pour son maître, disant qu'il était Valori et ne détrompant Franquini que lorsqu'il n'était plus temps de prendre son maître. La position de l'armée prussienne était inattaquable, supposé même que le prince de Lorraine eût voulu tenter le passage de la Mettau à l'aide de beaucoup de ponts construits sur l'Elbe, le Roi pouvait se porter à dos de l'ennemi, et le couper de Königingrätz. Franquini était le seul qui donnât quelques inquiétudes pour les vivres; il s'était niché dans une forêt nommée vulgairement le Royaume de Silva;145-b ce bois communique aux chemins de Braunau, Starkstadt et Trautenau : il tombait de ce repaire sur les convois qui venaient de la Silésie. Chaque convoi avait sa petite bataille; souvent il fallait y envoyer des secours : cela fatiguait les troupes, et l'on ne se nourrissait que l'épée à la main.

L'Impératrice-Reine cependant commençait à s'ennuyer de cette guerre, qui ne décidait rien. Pressée par le roi d'Angleterre de faire la paix, elle voulut au moins tenter encore la fortune avant de quitter la partie, et elle donna au prince de Lorraine l'ordre précis d'agir<146> offensivement, et, s'il le pouvait avec avantage, d'engager une affaire générale avec les Prussiens. Pour l'aider dans une entreprise aussi importante, elle lui avait formé une espèce de conseil, formé par le duc d'Aremberg et le prince Lobkowitz, qu'elle envoya tous deux à l'armée. Elle se flattait d'avoir pourvu à tout, et que la fortune, qui avait couronné son époux à Francfort, lui gagnerait des batailles en Bohème. On sut bientôt dans le camp prussien que MM. d'Aremberg et de Lobkowitz avaient joint le prince de Lorraine, et l'on devina à peu près les intentions de l'Impératrice-Reine. Le prince Lobkowitz, d'un tempérament violent et impétueux, voulait attaquer et ferrailler sans cesse; il envoyait tous les jours les hussards à la petite guerre, souvent même mal à propos, et il s'emportait lorsque Nadasdy ou Franquini avait essuyé quelque échec. Le prince de Lorraine, qui connaissait les Prussiens pour avoir fait trois campagnes contre eux, aurait préféré la guerre de chicane à celle qu'on lui ordonnait de faire; il se serait contenté de disputer les subsistances, et de brûler son ennemi à petit feu, et d'accumuler beaucoup de petits avantages, qui, réunis, font l'équivalent des plus grands succès. Pour le duc d'Aremberg, appesanti par la volupté et par l'âge, il était de l'avis du dernier qui opinait.

Les deux armées n'étaient distantes l'une de l'autre que d'une demi-portée de canon. Le Roi, de sa tente qui était sur une hauteur, avait tous les jours le spectacle des généraux ennemis qui venaient reconnaître sa position : on les aurait pris pour des astronomes, car ils observaient les Prussiens avec de grands tubes; ensuite ils délibéraient ensemble; mais ils ne pouvaient rien entreprendre sur ce camp qui était trop avantageux et trop fort pour être brusqué. Bientôt les ennemis donnèrent l'alarme au corps du général Lehwaldt : quinze cents pandours passèrent la Mettau pendant la nuit, et se retranchèrent sur une hauteur voisine de celle des Prussiens; un essaim de troupes légères devait les suivre. M. de Lehwaldt ne leur en laissa<147> pas le temps : il marcha à eux à la tête de deux bataillons, les chassa, la baïonnette au bout du fusil, de leur redoute, leur prit quarante hommes, et les fit poursuivre par ses hussards. Le pont de la Mettau se rompit pendant leur fuite précipitée, et beaucoup d'eux se noyèrent. Cette belle action de M. de Lehwaldt empêcha les Autrichiens d'établir une communication avec Franquini, ce qui eût empêché les convois des Prussiens d'arriver à leur camp.

Le prince de Lobkowitz ne se rebutait pas pour avoir manqué quelques projets : il en formait sans cesse de nouveaux, et tenta pour la troisième fois de prendre Neustadt. La ville fut investie le 7 septembre par dix mille hommes. Le Roi n'en fut informé que le 12; il envoya incontinent Du Moulin et Winterfeldt à son secours. Winterfeldt, avec trois cents fantassins du régiment de Schwerin, força le passage d'un bois défendu par deux mille pandours; les Hongrois y perdirent deux canons, et ils furent jetés dans une espèce de précipice qu'ils avaient derrière leur front. A l'approche des Prussiens, le siège de Neustadt fut levé; ils repassèrent la Mettau, et se retirèrent dans leur camp. M. de Tauentzien, enfermé dans une bicoque sans défense, dont la muraille était crevassée en beaucoup d'endroits, avait tenu cinq jours de tranchée ouverte contre dix mille ennemis qui l'assiégeaient, et qui, les deux derniers jours, lui avaient coupé les canaux qui portaient l'eau aux fontaines de la ville; les murailles avaient été battues par dix pièces d'artillerie, qui en avaient abattu un morceau considérable. Nous avons vu des places fortifiées par les Vauban et les Cœhorn qui à proportion n'ont pas tenu aussi longtemps : ce n'est donc pas toujours la force des ouvrages qui défend les places, mais plutôt la valeur et l'intelligence de l'officier qui y commande. Neustadt devenait un poste insoutenable, depuis que l'eau y manquait; mais, en l'abandonnant, on perdait la sûreté des convois : cependant les fourrages étant tous consumés dans le voisinage, il était à propos de changer de position, et l'on ruina les murailles de Neustadt.

<148>Le 18 septembre l'armée passa l'Elbe auprès de Jaromircz, et se campa à Chwalkowitz, sans que l'ennemi fît la moindre démonstration de s'y opposer. Il fallut de ce camp détacher le général Polentz avec mille chevaux et trois bataillons, pour couvrir la Nouvelle-Marche et l'Oder contre un corps de six mille uhlans que le roi de Pologne avait levé, et qu'il voulait attirer en Saxe, pour y joindre ses autres troupes; les autres détachements rentrèrent dans l'armée, et M. Du Moulin en couvrit la gauche.

Il se fit ce jour-là un feu de réjouissance dans l'armée autrichienne, pour célébrer l'élection du Grand-Duc : le nom d'armée impériale réjouissait les officiers qui la composaient; deux jours se passèrent en festins, où tout le monde était ivre. Peut-être aurait-ce été le moment d'attaquer; mais le Roi ne voulut point s'écarter de son plan de campagne; si bien qu'il résolut de transporter son camp à Staudenz. Le chemin qui y conduit, passe par une vallée bordée de bois et de montagnes qui tiennent à la forêt de Silva : Franquini s'embusqua auprès du village de Liebenthal, sur le chemin où la seconde colonne devait passer. Le prince Léopold, qui la conduisait, détacha quelques bataillons, qui traquèrent le bois, en même temps que M. de Malachowski,148-a à la tête de quelques centaines de hussards, grimpant sur ces rochers escarpés, aida l'infanterie à chasser ce partisan de son embuscade. Cette action, la plus hardie que la cavalerie puisse entreprendre, combla M. de Malachowski de gloire. Les troupes eurent cependant vingt hommes de tués et quarante de blessés dans cette affaire.

L'armée n'entra que sur le tard dans le camp de Staudenz. M. de Lehwaldt, avec son corps, occupa Starkstadt; et M. Du Moulin se rendit à Trautenau avec son détachement, pour couvrir les convois qui venaient de la Silésie. Les Prussiens embrassaient ainsi toute la chaîne<149> des montagnes qui côtoient les frontières de la Silésie depuis Trautenau vers Braunau; cette partie fut radicalement fourragée, et l'ennemi n'aurait pas été en état d'y subsister pendant l'hiver. Cela formait une barrière qui mettait jusqu'au printemps prochain la Silésie à couvert d'incursions. Les fourrages se faisaient toutefois avec bien plus de difficulté que dans les plaines, par la nature du terrain coupé et difficile qui environnait le camp : pour ne point exposer les troupes à quelque affront, il fallait des convois de trois mille chevaux et de sept à huit mille hommes d'infanterie pour couvrir les fourrageurs; on livrait des petits combats pour chaque botte de paille. Moracz, Trenck, Nadasdy, Franquini étaient tous les jours aux champs; enfin c'était une école pour la petite guerre.

De tous les officiers autrichiens Franquini était celui qui avait la connaissance la plus exacte des chemins qui vont de Bohême en Silésie; il attaqua avec quatre mille pandours, entre Schatzlar et Trautenau, un convoi de farine escorté par trois cents fantassins. Le jeune Möllendorff, aide de camp du Roi, conduisait ce convoi; il soutint tous les efforts des ennemis, et s'empara d'un cimetière qui dominait le défilé, d'où il protégea les chariots, et se soutint durant trois heures, jusqu'à ce que le secours de Du Moulin arriva et le dégagea entièrement. Les ennemis laissèrent quarante morts sur la place : la perte de l'escorte fut légère, si ce n'est que Franquini détela une trentaine de chariots, dont il emmena les chevaux. Quoique ces petites actions ne soient que des bagatelles, elles font trop d'honneur à la nation et à ceux qui y ont eu part, pour laisser ensevelir dans l'oubli un germe d'émulation pour la postérité.

C'étaient chaque jour de nouvelles entreprises de la part de l'ennemi : il avait la laveur du pays, il était instruit que le dépôt des vivres et la boulangerie de l'armée étaient établis à Trautenau, et cette connaissance lui suffit pour faire mettre le feu aux quatre coins de cette malheureuse ville; en trois heures de temps toutes les maisons ne<150> firent plus qu'un monceau de cendres. Comme on avait eu la précaution de placer les tonneaux de farine dans des caves bien voûtées, rien ne fut perdu que quelques chariots de bagage que les flammes consumèrent. Cette action inhumaine retomba sur ses auteurs, et l'Impératrice-Reine, au lieu d'y gagner, eut en Bohême une ville de plus de ruinée.

Ces tentatives n'étaient que le prélude de ce que la cour de Vienne et ses généraux méditaient depuis longtemps d'exécuter. Le prince de Lorraine voyait que les Prussiens se préparaient à quitter la Bohême; il les suivit et vint se camper à Königssaal,150-a pour les observer de plus près. Le camp de Staudenz n'avait pas été pris selon tout l'art : le Roi avait affaibli son armée par ses détachements, et il ne lui restait pas assez de troupes pour remplir les terrains qu'il avait à garnir. M. de Nassau était dans la Haute-Silésie; M. de Polentz, dans la Nouvelle-Marche; M. Du Moulin, à Trautenau; et, depuis que Franquini avait fait quelques tentatives sur Schatzlar, M. Du Moulin fut obligé d'y marcher, et M. de Lehwaldt le releva à Trautenau : il ne restait, après tous ces détachements, que dix-huit mille hommes dans l'armée que le Roi commandait, de sorte qu'ils ne remplissaient pas le terrain que le caprice de la nature avait formé pour son camp. Il dominait en certains endroits sur les hauteurs voisines; mais la droite était entièrement dominée par un monticule que cette petite armée ne permettait pas d'occuper : cependant on avait placé des gardes de cavalerie et des corps de hussards sur ces hauteurs, pour en être maître en cas de besoin. Mais la cavalerie ne pouvait guère aller à la reconnaissance au delà d'un demi-mille, parce que les bois, les défilés et les gorges des montagnes ne lui permettaient pas d'aller plus avant avec sûreté. L'ennemi, en revanche, envoyait tous les jours des partis de quatre à cinq cents chevaux, qui rôdaient autour du camp prussien; ils défilaient, allaient et faisaient la navette le long de la forêt de Silva,<151> en tirant vers Marschendorf, où Franquini avait son petit camp. L'armée ennemie n'était qu'à une marche de celle du Roi, ce qui lui fit appréhender que le dessein du prince de Lorraine ne fût de gagner Trautenau avant lui. Pour prévenir l'ennemi, qui aurait coupé son corps de la Silésie, le Roi se résolut de marcher le lendemain; mais pour être préalablement mieux informé des mouvements des Autrichiens, il fit partir sur-le-champ un détachement de deux mille chevaux sous les ordres du général Katzler, pour aller à la découverte sur les chemins d'Arnau et de Königssaal, avec ordre de faire des prisonniers, et de prendre des paysans des environs, pour avoir des nouvelles de ce qui se passait dans le camp du prince de Lorraine. M. de Katzler s'avança avec sa troupe, et se trouva, sans le savoir, entre deux colonnes des Autrichiens qui se glissaient dans l'enfoncement des forêts pour lui dérober la connaissance de leur marche; il aperçut devant lui un grand nombre de troupes légères, et un corps de cavalerie supérieur au sien, qui les suivait; sur quoi, il se replia en bon ordre sur-le-champ, et rendit compte au Roi de ce qu'il avait vu; mais il n'avait pas vu grand'chose.

Les troupes reçurent ordre de se mettre en marche le lendemain à dix heures; et le 30 de septembre, à quatre heures du matin, pendant que le Roi avait auprès de lui les généraux du jour pour leur dicter la disposition de la marche, voilà qu'un officier vient l'avertir que les grand'gardes de la droite du camp ont découvert une longue ligne de cavalerie, et qu'autant qu'on en pouvait juger, il paraissait par l'étendue de la poussière que ce devait être toute l'armée ennemie; quelques officiers vinrent un moment après, et avertirent que quelques troupes autrichiennes commençaient à se déployer vis-à-vis du flanc droit du camp. Sur ces nouvelles, les troupes reçurent ordre de prendre incessamment les armes, et le Roi se rendit aux grand'gardes, pour juger par ses propres yeux de l'état des choses et du parti qu'il y avait à prendre.

<152>Il faut, pour se faire une juste idée de la bataille de Soor, se représenter exactement le terrain sur lequel elle se donna. Dans la position où était l'armée avant la bataille, sa droite s'appuyait à un petit bois gardé par un bataillon de grenadiers, et le village de Burkersdorf était sur le flanc droit, prenant de Prausnitz au chemin de Trautenau : il n'était point occupé, parce qu'il est situé dans un fond et que les maisons en sont isolées. Ce fond bas régnait du front jusqu'à l'extrémité de la droite, et séparait le camp d'une hauteur assez élevée, qui s'étendait du chemin de Burkersdorf à Prausnitz, et sur laquelle on avait placé les hussards et les gardes du camp. Le front de l'année était couvert par le village de Staudenz, au delà duquel régnaient des montagnes et des bois qui tenaient au Royaume de Silva. La gauche de la petite armée était appuyée à un ravin impraticable. Deux chemins menaient du camp à Trautenau : l'un par la droite du camp, laissant Burkersdorf à gauche, passait par un petit défilé, et conduisait ensuite par une plaine unie à Trautenau; l'autre partait de la gauche de l'armée, passait par une vallée pleine de défilés et par le village de Rudersdorf, et menait à Trautenau plutôt par des sentiers que par une route battue.

Lorsque le Roi arriva à ses grand'gardes, il vit que les Autrichiens commençaient à se former, et il jugea qu'il serait plus téméraire de se retirer à travers des défilés devant une armée qu'il avait si proche, que de l'attaquer malgré la prodigieuse infériorité du nombre. Le prince de Lorraine avait bien compté que le Roi prendrait le parti de la retraite, et c'était sur quoi il avait fait sa disposition : il voulait engager une affaire d'arrière-garde, et il est sûr que celle-là lui aurait réussi. Mais le Roi prit sans balancer le parti de l'attaquer, parce qu'il aurait été plus glorieux d'être écrasé en vendant chèrement sa vie, que de périr dans une retraite qui aurait assurément dégénéré en fuite ignominieuse.

<153>Quelque danger qu'il y ait à manœuvrer en présence d'un ennemi déjà rangé en bataille, les Prussiens passèrent par-dessus ces règles, et firent un quart de conversion à droite pour présenter un front parallèle à celui de l'ennemi. Cette manœuvre délicate se fit avec un ordre et une célérité inconcevables; mais les Prussiens ne se présentèrent que sur une ligne vis-à-vis des Autrichiens, qui étaient sur trois lignes de profondeur; il fallut même que ce déploiement s'exécutât sous le feu de vingt-huit pièces de canon que les ennemis avaient disposées en deux batteries, et d'un bon nombre de grenades royales qu'ils jetaient dans la cavalerie : mais rien ne déconcerta les Prussiens; aucun soldat ne changea de visage à cette formation, aucun ne quitta son rang. Quelque diligence que l'on employât à se former ainsi, la droite fut exposée près d'une demi-heure au canon de l'ennemi, avant que la gauche fût entièrement sortie du camp. Alors le maréchal de Buddenbrock reçut ordre d'attaquer avec la cavalerie; ce qu'il exécuta sans balancer. Les Autrichiens avaient mal pris leur terrain : leur cavalerie avait une espèce de précipice derrière elle; elle était sur trois lignes, auxquelles le terrain étroit n'avait pas permis de donner une distance convenable; à peine y avait-il entre chaque ligne vingt pas d'intervalle. Ils tirèrent de la carabine selon leur usage; mais ils n'eurent pas le temps de mettre l'épée à la main, qu'ils furent culbutés en partie dans le fond qu'ils avaient derrière eux, et en partie jetés sur leur propre infanterie. Cela devait arriver; car la première ligne étant renversée devait nécessairement se jeter sur la seconde, celle-là sur la troisième; et il n'y avait point d'espace où ces corps, qui faisaient cinquante escadrons, pussent se reformer.

La première brigade de l'infanterie de la droite des Prussiens, animée par ces premiers succès, attaqua avec trop de hâte ces batteries des Autrichiens dont nous avons parlé : vingt-huit canons chargés à mitraille éclaircirent dans un moment les rangs des assaillants, et les firent plier. Cinq bataillons dans lesquels consistait la réserve, arri<154>vèrent fort à propos : ceux qui avaient été repoussés se reformèrent auprès d'eux, et d'un effort commun ces dix bataillons emportèrent la batterie. M. de Bonin, lieutenant-général, et M. de Geist, colonel, eurent la principale part à cette belle action.

Alors on aperçut une grosse colonne des ennemis qui venait de leur droite, et qui descendait des hauteurs pour s'emparer de Burkersdorf; le Roi les prévint en bordant ce village d'un bataillon de Kalckstein. On mit le feu aux maisons les plus écartées vers la gauche, pour couvrir ce bataillon, en attendant que l'infanterie de la gauche se formât derrière; ce bataillon tira par pelotons contre l'ennemi, comme il eût fait sur une place d'exercice, et cette misérable colonne se retira en fuyant.

La cavalerie de la droite des Prussiens devenait dès lors inutile à cet endroit. Ce précipice où elle avait jeté les Autrichiens, prenait du chemin de Trautenau, et allait en rétrécissant le terrain toujours vers le centre des Prussiens, mais en tirant vers le village de Soor, qui était en avant. On laissa donc les cuirassiers de Buddenbrock et quelques hussards pour suivre l'infanterie en seconde ligne. Les gendarmes, Prusse,154-a Rottembourg et Kyau, qui faisaient vingt escadrons, furent envoyés à la gauche de l'armée, pour y renforcer cette aile, tandis que l'infanterie de la droite prenait celle de l'ennemi en flanc, et la menait battant devant elle en la repliant sur la droite des Impériaux. Les gardes, qui étaient au centre de la ligne, menés par le prince Ferdinand de Brunswic, attaquèrent alors une hauteur que les ennemis tenaient encore; elle était escarpée et chargée de bois : ils l'emportèrent pourtant; et ce qu'il y avait de singulier, c'est que le prince Louis de Brunswic la défendait contre son frère. Le prince Ferdinand se distingua beaucoup dans cette occasion. Le terrain du<155> combat n'était alternativement que fonds et hauteurs, ce qui engageait sans cesse de nouveaux combats; car les Autrichiens tâchaient de se rallier sur ces hauteurs; mais, repoussés à plusieurs reprises, la confusion devint générale, et leur retraite se changea en fuite. Toute la campagne était couverte de soldats débandés; cavaliers et fantassins, tout était mêlé ensemble.

Tandis que l'armée prussienne victorieuse poursuivait à grands pas les vaincus, les cuirassiers de Bornstedt, qui combattaient à la gauche, enveloppèrent le régiment de Damnitz et un bataillon de Kolowrat, prirent dix drapeaux, et firent dix-sept cents prisonniers. Le reste de la cavalerie de la gauche ne put atteindre la cavalerie autrichienne, qui évita de s'engager, et se retira en assez bon ordre dans la forêt de Silva. Le Roi arrêta la poursuite au village de Soor, dont la bataille porte le nom. Derrière ce village est cette forêt de Silva dont nous avons tant parlé; il ne fallait pas s'y engager à la suite de l'ennemi : on aurait risqué de perdre mal à propos et sans nécessité tous les avantages qu'on venait d'obtenir; c'était bien assez qu'un corps de dix-huit mille hommes en eût battu au delà de quarante mille, et même il n'y avait rien à gagner en se hasardant d'aller plus loin.

Les victorieux perdirent le prince Albert de Brunswic;155-a le général Blanckensee;155-b les colonels Buntsch,155-c Bredow, Blanckenbourg, Dohna, Ledebur; les lieutenants-colonels Lange et Wedell155-d des gardes, et<156> mille soldats : victimes illustres qui sacrifièrent leur vie pour le salut de l'État. On comptait que le nombre des blessés montait à deux mille. Les vaincus perdirent vingt-deux canons, dix drapeaux, deux étendards, trente officiers et deux mille soldats qui furent faits prisonniers. Le prince Léopold se distingua dans cette journée, mais surtout le maréchal de Buddenbrock et le général Goltz, qui avec douze escadrons en battirent cinquante.

Si cette bataille ne fut pas aussi décisive que celle de Friedeberg, il faut s'en prendre au terrain où elle se donna. L'ennemi qui fuit dans une plaine, doit souffrir des pertes considérables : celui qui a le dessous dans un pays montueux, est à l'abri de la cavalerie, qui ne peut l'entamer vivement; et quelque petit que soit le nombre qu'il rallie sur la crête des hauteurs, ce nombre est suffisant pour ralentir la poursuite du victorieux.

Le projet de cette bataille, qu'il soit du prince de Lorraine, ou de Franquini auquel d'autres l'attribuent, était beau et bien imaginé. Le poste des Prussiens était sans contredit vicieux : l'on ne peut les excuser de n'avoir pensé qu'à leur front, et d'avoir négligé leur droite, qui était dans un fond dominé par une hauteur qui n'en était éloignée que de mille pas. Mais si les Autrichiens savaient imaginer, ils n'avaient pas le talent de l'exécution : voici les fautes qu'ils commirent. Le prince de Lorraine aurait dû former sa cavalerie de la gauche devant le chemin de Trautenau et à dos du camp prussien : en barrant ce chemin, l'armée du Roi n'avait ni terrain pour se former, ni moyen d'appuyer sa droite. Le prince de Lorraine pouvait aussi en arrivant sur le terrain lâcher cette cavalerie, pour donner à bride abattue dans le camp prussien : le soldat n'aurait pu ni courir aux armes, ni se former, ni se défendre; c'aurait été se procurer une victoire certaine. On dit que M. d'Aremberg avait égaré sa colonne pendant la nuit, et qu'il s'était formé à rebours, le dos tourné vers le camp du Roi : cela ressemble assez au duc d'Aremberg, et c'est,<157> dit-on, ce qui fit perdre du temps au prince de Lorraine, qui fut longtemps occupé à redresser ce désordre. Mais lorsque les Prussiens commencèrent à se présenter sur le champ de bataille, qui empêchait alors le prince de Lorraine de les faire attaquer tout de suite avec sa cavalerie? Cette gauche aurait fondu d'une hauteur sur des troupes occupées à se former, et sur d'autres qui défilaient encore.

On trouvait que le Roi n'avait pas commis moins de fautes que son adversaire. On lui reprochait surtout que par le choix d'un mauvais poste il s'était mis dans la nécessité de combattre, au lieu qu'un général habile ne doit se battre que lorsqu'il le juge à propos. On disait qu'au moins le Roi aurait dû être averti de la marche des Autrichiens : il répondait à cette accusation, que l'ennemi lui étant de beaucoup supérieur en troupes légères, il ne pouvait aventurer fort loin les cinq cents hussards qui lui restaient après tous les détachements qu'il venait de faire. Mais, objectait-on, il ne fallait pas tant faire de détachements, et s'affaiblir si fort vis-à-vis d'une armée supérieure : il répondait que le corps de Gessler et de Polentz qui alla joindre le prince d'Anhalt, pouvait être évalué contre les Saxons qui s'en retournèrent chez eux; que le détachement du général de Nassau avait été de nécessité pour pouvoir tirer de la Silésie ses subsistances, qui auraient manqué tout à fait si les Hongrois qui infestaient tout ce duché, n'en eussent été chassés; que les détachements de Du Moulin et de Lehwaldt avaient été indispensables dans les gorges des montagnes, qu'il fallait garder, ou risquer d'être affamé par l'ennemi. On n'avait qu'autant de chevaux qu'il en fallait pour apporter pour cinq jours de farine à chaque transport : si un de ces convois eût manqué, l'armée aurait été sans pain et sans subsistances. On disait que le Roi aurait dû se retirer en Silésie, plutôt que de hasarder une bataille en Bohême : mais le Roi était d'opinion qu'une bataille perdue en Bohème était de moindre conséquence qu'une bataille perdue en Silésie; et d'ailleurs une retraite précipitée aurait indubitablement attiré la<158> guerre dans ce duché; ajoutez à cela que l'on consommait en Bohème les subsistances de l'ennemi, et qu'en Silésie on aurait consumé les siennes. Mais nous laissons au lecteur la liberté de peser ces raisons et d'en juger. On ne peut attribuer le gain de cette bataille qu'au terrain étroit par lequel le prince de Lorraine vint attaquer le Roi : ce terrain ôtait à l'ennemi l'avantage de la supériorité du nombre. Les Prussiens purent lui opposer un front aussi large que celui qu'il leur présentait. La multitude des soldats devenait inutile au prince de Lorraine, parce que ses trois lignes, presque sans distance, pressées les unes sur les autres, n'avaient pas la facilité de combattre, et que la confusion s'y mettant une fois, elle rendait le mal irrémédiable. Mais la fortune de la Prusse consista dans la valeur des troupes, qui répara les fautes de leur chef, et punit les ennemis des leurs.

Pendant que les deux armées étaient engagées ensemble, les hussards impériaux pillaient le camp prussien, la gauche et le centre n'ayant pas eu le temps d'abattre les tentes. Nadasdy et Trenck s'en prévalurent; le Roi et beaucoup d'officiers y perdirent tous leurs équipages; les secrétaires158-a du Roi furent même pris, et ils eurent la présence d'esprit de déchirer tous leurs papiers. Mais comment penser à ces bagatelles, lorsque l'esprit est occupé des plus grands objets d'intérêt, devant lesquels tous les autres doivent se taire, de la gloire et du salut de l'État? M. de Lehwaldt, attiré par le bruit du combat, vint encore à temps pour sauver les équipages de la droite, et mettre fin aux cruautés affreuses que ces troupes de Hongrois effrénés et sans discipline exerçaient sur quelques malades et sur des femmes qui étaient restées dans le camp. De telles actions révoltent l'humanité, et couvrent d'infamie ceux qui les font ou qui les tolèrent. Il faut dire à la louange du soldat prussien, qu'il est vaillant sans être cruel,<159> et qu'on l'a souvent vu faire des actions de grandeur d'âme qu'on ne devrait pas attendre de gens de basse condition.

La postérité verra peut-être avec surprise qu'une armée, victorieuse dans deux batailles rangées, se retire devant l'armée vaincue, et ne recueille aucun fruit de ses victoires : les montagnes qui entourent la Bohême, les gorges qui la séparent de la Silésie, la difficulté de nourrir les troupes, la supériorité de l'ennemi en troupes légères, et enfin l'affaiblissement de l'armée, fournissent la solution de ce problème. Supposé que le Roi eût voulu établir ses quartiers d'hiver dans ce royaume, voici les difficultés qui se présentaient : tout le pays était fourragé radicalement; on trouve dans ces contrées peu de villes, encore sont-elles petites, et ont-elles la plupart de mauvaises murailles : il aurait fallu, pour la sûreté, entasser dans ces trous les soldats les uns sur les autres, ce qui aurait ruiné l'armée par des maladies contagieuses; à peine avait-on des chariots pour les farines, comment en aurait-on trouvé pour amener le fourrage à la cavalerie? Mais en quittant la Bohême le Roi pouvait remonter, recruter, équiper les troupes, les mettre dans l'abondance, et leur donner du repos, pour s'en servir, s'il le fallait, le printemps prochain; outre qu'il paraissait probable qu'après la bataille de Soor l'Impératrice-Reine pourrait être plus disposée qu'auparavant d'accéder au traité de Hanovre.

Après avoir campé par honneur cinq jours sur le champ de bataille de Soor, le Roi ramena ses troupes à Trautenau : le prince de Lorraine était encore à Ertina, prêt à retourner à Königingrätz au bruit de l'approche des Prussiens. On apprit dans ce camp que M. de Nassau avait battu, le jour de la bataille de Soor, un corps de Hongrois auprès de Léobschütz, et qu'il avait fait cent soixante-dix prisonniers. M. de Fouqué avait aussi trouvé moyen d'enlever quatre cents hussards entre Grulich et Habelschwerdt, qui furent conduits à Glatz. M. Warnery, qui était avec trois cents chevaux à Landeshut, ayant appris qu'un nouveau régiment hongrois de Léopold Palffy<160> avait marché à Böhmisch-Friedland, les tourna, les surprit, et ramena de son expédition huit officiers et cent quarante soldats prisonniers. Mais comme le bonheur est mêlé à l'infortune, M. de Chasot,160-a du corps de Du Moulin, ne fut pas si heureux dans son entreprise sur Marschendorf : il fut attaqué et battu par l'ennemi, et perdit quatre-vingts hommes.

Après que l'armée eut achevé de consumer les subsistances des environs de Trautenau, elle se prépara à retourner en Silésie par le chemin de Schatzlar. De toutes les gorges et de tous les défilés de la Bohême, les plus mauvais se trouvent sur ce chemin : soit qu'on avance, soit qu'on recule, il faut user de toutes les précautions pour y mener les troupes avec sûreté. Le petit ruisseau de Trautenbach coulait en ligne parallèle derrière le camp du Roi; des rochers et des forêts formaient l'autre bord. Le 14 d'octobre, les bagages prirent les devants sous bonne escorte, pour rendre la marche plus légère. On posta, le 15, cinq bataillons sur les montagnes, pour protéger la retraite de l'armée et lui servir ensuite d'arrière-garde. L'armée décampa le 16; elle marcha sur deux colonnes. Le prince Léopold, qui conduisait celle de la gauche qui passa par Trautenbach, arriva en Silésie sans avoir vu d'ennemis. La colonne de la droite, dont le Roi s'était chargé, fut précédée par la cavalerie; l'infanterie passa le ruisseau, avant que Franquini, Nadasdy, Moracz, etc. fussent avertis de la marche des Prussiens : ils accoururent alors avec sept ou huit mille hommes. Quoique toutes les hauteurs fussent garnies d'infanterie, le progrès de la marche obligeait successivement l'arrière-garde à les<161> quitter; les pandours profitaient alors de ces hauteurs abandonnées, pour faire feu sur l'arrière-garde. Cette tiraillerie commença à huit heures du matin et continua jusqu'à six heures du soir; ils tuèrent un capitaine et trente hommes, et en blessèrent environ quatre-vingts. Tout le corps de Du Moulin avait été employé à couvrir le dernier défilé qui mène à Schatzlar par une vallée. Ce corps arrêta l'ennemi, et une attaque de cavalerie que la petite plaine de Schatzlar permit de faire sur lui, causa une perte de trois cents hommes : il se mit à l'écart; et M. Du Moulin, défilant par sa droite, passa par les Rehhornberge, et entra dans le camp par la route que le Roi lui avait ménagée.

L'armée séjourna à Schatzlar jusqu'au 19, qu'elle vint camper à Liebau, sur le territoire de la Silésie. Le corps de Du Moulin fut destiné à former un cordon le long des frontières. Le reste de l'armée entra en quartiers de cantonnement entre Rohnstock et Schweidnitz; elle pouvait s'assembler en six heures de temps, et elle se trouvait au large par la quantité de villes et de villages qui se trouvent dans cette contrée florissante. Ce fut dans cette position que le Roi attendit la dislocation de l'armée autrichienne, avant que de prendre des quartiers d'hiver. M. de Nassau, qui voulait s'en procurer dans la Haute-Silésie, surprit un corps de Hongrois à Hultschin, et chassa le maréchal Esterhazy d'Oderberg; les hussards de Wartenberg, qui étaient de ce corps, se distinguèrent également : ils battirent les dragons de Gotha, leur enlevèrent un étendard, et firent cent onze prisonniers. Après quoi, M. de Nassau marcha à Pohruba; les Hongrois s'enfuirent à Teschen, et de là, vers la Jablunka. M. de Fouqué, qui ne voulait pas être inutile à Glatz, fit enlever deux cents hussards qui s'étaient imprudemment enfermés dans Nachod. Cet habile officier donna des marques de génie et de capacité pendant tout le cours de cette guerre : nous nous contenterons de dire que quarante partis qui sortirent de sa garnison durant cette campagne, enlevèrent plus de huit cents hommes à l'ennemi.

<162>Le Roi apprit, le 24 d'octobre, que le prince de Lorraine avait séparé son armée en trois corps; il supposa que c'était dans le dessein de les étendre dans la suite, parce que la saison des opérations militaires était passée : il laissa le commandement des troupes au prince Léopold, avec ordre de ne les point séparer davantage, avant d'en avoir reçu les ordres. Le Roi partit pour Berlin, où sa présence devenait nécessaire, tant pour réchauffer les négociations qui commençaient à languir, qu'afin de trouver des fonds pour la campagne prochaine, au cas que la paix ne pût pas se conclure pendant l'hiver.

<163>

CHAPITRE XIV.

Révolution d'Ecosse, qui fait quitter Hanovre au roi d'Angleterre, et ralentit les négociations de paix. Dessein des Autrichiens et des Saxons sur le Brandebourg découvert, Contradictions dans le conseil des ministres. Projets de campagne. Le prince d'Anhalt rassemble son armée à Halle. Le Roi part pour la Silésie. Expédition de Lusace. Le prince d'Anhalt marche à Meissen. Bataille de Kesselsdorf. Prise de Dresde. Négociation et conclusion de la paix.

Si durant l'année 1745 les négociations des Prussiens eussent eu autant de succès que leurs armes, ils auraient pu s'épargner, à eux comme à leurs ennemis, une effusion de sang inutile, et on aurait eu la paix plus tôt; mais plusieurs incidents auxquels on ne pouvait s'attendre, rendirent les bonnes intentions du Roi impuissantes.

A peine le roi d'Angleterre eut-il signé, presque malgré lui, la convention de Hanovre, que la rébellion d'Ecosse venant à éclater, l'obligea de hâter plus qu'il ne voulait son retour à Londres. Un jeune homme, c'était le fils du Prétendant, passe furtivement en Ecosse, accompagné de quelques personnes fidèles; il se tient caché dans une île vers le nord des côtes, pour donner à ses partisans le temps d'assembler et d'armer leurs paysans, d'ameuter les montagnards d'Ecosse, et d'assembler une milice qui pût au moins représenter l'ombre d'une armée. Par cette diversion, la France armait l'Angleterre contre l'An<164>gleterre; et un enfant, débarqué en Ecosse sans troupes et sans secours, force le roi George à rappeler ses Anglais qui défendaient la Flandre, pour soutenir son trône ébranlé. La France se conduisit sagement dans ce projet, et elle dut à cette diversion toutes les conquêtes qu'elle fit depuis en Flandre comme en Brabant. Du commencement, le roi d'Angleterre et ses ministres méprisèrent le jeune Édouard,164-a son faible parti, et cette rébellion naissante : on disait à Londres que c'était la saillie d'un prêtre jacobite, par lequel on désignait le cardinal Tencin, et l'équipée d'un jeune étourdi. Cependant ce jeune étourdi battit et chassa le général Cope, que le gouvernement avait envoyé contre lui avec ce qu'on avait pu en bâte rassembler de troupes. Cet accident ouvrit les yeux au Roi; il lui apprit que dans un gouvernement aristocratique une étincelle peut allumer un incendie. Les affaires de l'Ecosse absorbèrent toute l'attention de son conseil; les négociations étrangères tombèrent en langueur : les alliés de l'Angleterre la croyant aux abois, n'eurent plus pour elle la même considération. Ce qu'il y avait de fâcheux, c'est que la convention de Hanovre commençait à transpirer : les Autrichiens et les Saxons l'avaient ébruitée, et cela pouvait produire un mauvais effet chez les Français, qui étaient cependant les seuls alliés qu'eût la Prusse. Il arriva donc que la diversion que le jeune Édouard164-a faisait en Ecosse, en devint une pour la reine de Hongrie, en ce qu'elle lui procura la liberté de faire contre le roi de Prusse les derniers efforts, malgré le roi d'Angleterre, dont alors à Vienne on méprisait les conseils.

Le Roi, qui se trouvait à Berlin, épuisait tous les expédients pour trouver des fonds pour continuer la guerre.164-b Les revenus de la Silésie ne s'étaient pas perçus comme en temps de paix; les deux tiers en<165> avaient manqué : il fallait chercher des ressources, et il était bien difficile de s'en procurer. Cet embarras était grand; les dangers que les ennemis préparaient à l'État, étaient bien plus terribles. Voici comme le Roi en fut informé. Depuis le mariage du prince successeur de Suède avec la princesse Ulrique, sœur du Roi, les Suédois étaient en partie portés pour les intérêts de la Prusse. M. de Rudenskjöld, ministre de la Suède à la cour de Berlin, et M. Wulfwenstierna, ministre de Suède à Dresde, étaient particulièrement attachés à la personne du Roi. Wulfwenstierna était bien dans la maison de Brühl, il faisait la partie de jeu du ministre : Brühl n'était pas aussi circonspect en sa présence qu'un premier ministre, dépositaire des secrets de son maître, doit l'être généralement envers tout le monde. Wulfwenstierna, sans qu'il lui en coûtât de peine, découvrit que le plan de la cour de Vienne et de Dresde était d'envoyer l'armée du prince de Lorraine par la Saxe, et que, joint aux troupes saxonnes, il devait pendant l'hiver marcher droit à Berlin : il fit part de sa découverte à Rudenskjöld, qui en avertit le Roi le 8 de novembre, jour même qu'on suspendait dans les églises les trophées de Friedeberg et de Soor.165-a Rudenskjöld ajouta que ce projet avait été fait par Brühl, corrigé par Bartenstein, amplifié par Rutowski, envoyé par Saul165-b à Francfort à la reine de Hongrie; que Brühl était convaincu qu'on écraserait la Prusse par ce coup, et que c'était cette ferme espérance qui avait empêché la cour de Vienne et celle de Dresde d'adhérer aux sentiments pacifiques du roi d'Angleterre; qu'on avait de plus partagé les dépouilles de la Prusse de façon que le roi de Pologne aurait les évêchés de Magdebourg, de Halberstadt, avec Halle et son territoire, et que l'Impératrice reprendrait la Silésie. Il apprit de plus au Roi la<166> cause de la haine que Brühl lui portait : il avait été outré d'un manifeste que le Roi avait fait publier, et surtout de ces passages : " Pendant que tant d'horreurs se commettaient en Silésie, et que le ciel, juste vengeur des crimes, se plaisait à les punir d'une façon si palpable, si éclatante et si sévère, on soutenait froidement à Dresde que la Saxe n'était point en guerre avec la Prusse; que le duc de Weissenfels et les troupes qu'il avait sous ses ordres n'avaient point attaqué les États héréditaires du Roi, mais seulement de nouvelles acquisitions. Le ministère de Dresde se berçait avec ces sortes de raisonnements captieux, comme si de petites distinctions scolastiques étaient des motifs assez puissants pour justifier l'illégalité de ses procédés. Rien de plus facile que de réfuter, etc. " Et de celui qui suit : " Il paraît que c'était enfin ici le terme de la patience et de la modération du Roi; mais Sa Majesté ayant compassion d'un peuple voisin, innocent des offenses qu'elle a reçues, et connaissant les malheurs et les désolations inévitables qu'entraîne la guerre, suspendit encore les justes effets de son ressentiment, pour tenter de nouvelles voies d'accommodement avec la cour de Dresde. Il y a lieu de présumer, après ces nouveaux et derniers refus qu'elle vient de recevoir, que la confiance du roi de Pologne a été surprise par l'indigne perfidie de ses ministres : les représentations les plus pathétiques et les offres les plus avantageuses ont été prodiguées en pure perte. " Il faut avouer que Brühl était vivement attaqué dans ces passages, et que personne ne pouvait s'y méprendre; car les ministres, qu'on nommait au pluriel, étaient plutôt ses commis que ses égaux. Ce rapport parut d'autant plus vrai, que le Roi connaissait le caractère du comte de Brühl et l'arrogante fierté de l'Impératrice-Reine. Si le projet des Saxons était dangereux pour la Prusse, il n'était pas moins hasardeux pour la Saxe : mais les passions, et surtout le désir de la vengeance, aveuglent si fort les hommes, qu'ils sont capables de tout risquer dans l'espérance de se satisfaire.

<167>Mais cette crise violente demandait un prompt remède. L'armée du prince d'Anhalt reçut ordre de s'assembler sans perte de temps à Halle; et comme il s'agissait de prendre un parti décisif, le Roi crut que, sans déroger à son autorité, il pouvait assembler un conseil, écouter la voix de l'expérience, et suivre ce qu'il y aurait de sage dans l'avis de ceux qu'il rassemblait : quiconque est chargé des intérêts d'une nation, ne doit rien négliger de ce qui peut en procurer le salut. Le prince d'Anhalt fut un des premiers auxquels le Roi fit l'ouverture du projet de Brühl. Ce prince était un de ces gens qui, prévenus d'eux-mêmes, abondent en leur sens, et sont pour la négative lorsque les autres affirment : il prit le Roi en pitié qu'il crût si légèrement cette accusation contre Brühl; il dit qu'il n'était pas naturel qu'un ministre du roi de Pologne, Saxon de naissance, voulût attirer de gaieté de cœur quatre armées dans les États de son maître, et les exposer à une ruine inévitable. Le Roi lui montra une lettre qui portait que dans deux jours le général Grünne arriverait avec son corps à Géra, pour joindre les Saxons à Leipzig; il lui produisit différentes lettres de la Silésie, qui constataient unanimement que les Saxons amassaient de gros magasins en Lusace pour les troupes du prince de Lorraine, qu'on y attendait dans peu; enfin il finit par lui dire qu'il lui confiait le commandement de cette armée qui s'assemblait à Halle. Le prince d'Anhalt persista dans son incrédulité; cependant on lisait sur son visage qu'il était flatté de se voir à la tête d'un corps qui pouvait lui fournir le moyen de rajeunir son ancienne réputation. Le comte Podewils entra un moment après. Le Roi le trouva tout aussi incrédule que le prince d'Anhalt; ce n'était point par esprit de contradiction, mais par timidité : ce ministre avait quelques fonds placés à la Steuer167-a à Leipzig; il craignait de les<168> perdre; homme d'ailleurs incorruptible, sa faiblesse seule éloignait de son esprit toute idée de rupture avec la Saxe comme un objet désagréable à ses yeux, et il croyait que tout le monde était aussi timide que lui; pour quoi il jugeait Brühl incapable d'un projet aussi hardi. Enfin, dans ce beau conseil, on discutait sur la fausseté ou la vérité du fait, et personne ne pensait à prévenir le mal qui était sur le point d'éclater. Le Roi fut obligé d'employer son autorité pour que le prince d'Anhalt fît les dispositions nécessaires à la subsistance de l'armée de Halle, et pour que le comte Podewils dressât les dépêches aux cours étrangères, pour les avertir des complots qui se tramaient en Saxe contre lui, et de la résolution où il était de les prévenir.

Et comme si ce n'en était pas assez de tant d'embarras, il en survint encore de nouveaux. L'envoyé de Russie vint déclarer au Roi, au nom de l'Impératrice, qu'elle espérait que le Roi s'abstiendrait d'attaquer l'électorat de Saxe, parce qu'une telle démarche l'obligerait à envoyer son contingent au roi de Pologne, comme elle y était tenue par son alliance avec ce prince. Le Roi lui fit répondre que Sa Majesté était intentionnée de vivre en paix avec tous ses voisins; mais que si quelqu'un d'eux couvait quelque dessein pernicieux contre ses États, aucune puissance de l'Europe ne l'empêcherait de se défendre et de confondre ses ennemis.

Cependant toutes les lettres de la Saxe et de la Silésie confirmaient les avis de M. de Rudenskjöld. Pour être encore mieux informé des mouvements du prince de Lorraine, le Roi forma un corps de troupes mêlées, cavalerie, infanterie et hussards, avec lequel M. de Winterfeldt s'avança vers Friedland sur les frontières de la Bohême et de la Lusace, avec ordre que si le prince de Lorraine entrait en Lusace, il devait le côtoyer, et longer le Queis, qui coule sur la frontière de la Silésie. Le dessein du Roi était de tomber sur les Saxons de deux côtés à la fois, savoir : le prince d'Anhalt, sur Leipzig, Wurzen et Torgau;<169> l'armée de Silésie devait agir contre celle du prince de Lorraine, la surprendre, s'il se pouvait, dans ses cantonnements en Lusace, ou la combattre pour la rechasser en Bohême.

Dans ce danger qui mettait toute la ville de Berlin en alarme, le Roi affecta la meilleure contenance possible, pour rassurer le public. Son parti était pris; la déclaration des Russes ne l'inquiétait point, car cette puissance ne pouvait agir que dans six mois, et c'était plus de temps qu'il n'en fallait pour décider du sort des Prussiens et des Saxons : les choses en étaient à cette extrémité, qu'il fallait vaincre ou périr. Le Roi appréhendait l'incrédulité et la lenteur du prince d'Anhalt; il craignait aussi que le corps de Grünne, qui était effectif de sept mille hommes, ne marchât tout droit à Berlin. Pour pourvoir autant qu'il était possible à la sûreté de cette capitale, le général Hacke y était resté avec une garnison de cinq mille hommes; mais comme l'enceinte a deux milles de circonférence et qu'il était impossible de la défendre, M. de Hacke devait aller au-devant de l'ennemi et le combattre, avant qu'il approchât de la ville. Cette précaution était à la vérité insuffisante; mais les moyens ne permettaient pas d'en entreprendre de meilleure. On prit des mesures, en cas de malheur, pour transporter la famille royale, les archives, les bureaux, les conseils suprêmes à Stettin, pour leur servir d'asile au cas que la fortune abandonnât les armes prussiennes. Le Roi écrivit encore une lettre pathétique au roi de France, dans laquelle il lui faisait une vive peinture de sa situation, et lui demandait instamment les secours qu'il lui devait selon les traités. On n'attendait rien de cette lettre, elle n'était que pour la forme.

Il serait bien difficile de deviner par quelle raison le prince d'Anhalt tâcha de dissuader le Roi de prendre le commandement de l'armée de Silésie : il poussa ses représentations jusqu'à l'importunité; enfin le Roi lui dit qu'il avait résolu de se mettre à la tète de ses troupes, et que lorsque le prince d'Anhalt entretiendrait une<170> armée, il pourrait en donner le commandement à qui bon lui semblerait; après quoi, il fut obligé de se rendre à Halle, et le Roi partit le 14 de novembre pour la Silésie,170-a laissant Berlin dans la consternation, les Saxons dans l'espérance, et toute l'Europe attentive à l'événement de cette campagne d'hiver.

Le Roi arriva le 15 à Liegnitz; il y trouva le prince Léopold, et le général Goltz, qui avait l'inspection des vivres. Des lettres du général Winterfeldt, arrivées en même temps, apprirent que six mille Saxons qui faisaient l'avant-garde du prince de Lorraine, étaient entrés en Lusace par Zittau, et que les troupes autrichiennes allaient les suivre. Le prince Léopold convenait en tout des opérations que le Roi avait projetées. L'armée de Silésie était effectivement de trente mille hommes, tous vieux soldats d'élite, accoutumés à vaincre; ils s'étaient refaits par quatre semaines de repos : ils étaient disposés à tout entreprendre. Il y avait cependant des précautions nécessaires à prendre avant de quitter la Silésie : on ne pouvait pas abandonner la ville de Schweidnitz, où il y avait des magasins, et qui alors n'était pas fortifiée; il fallut donc que M. de Nassau quittât la Haute-Silésie, pour aller vers Landeshut s'opposer au corps de M. de Hohenembs, qui avait ordre de sa cour de faire une invasion dans la Basse-Silésie, du côté de Hirschberg.

La situation du Roi était à peu près semblable à celle où il se vit avant la bataille de Hohenfriedeberg; il eut recours aux mêmes ruses, pour attirer les ennemis dans les mêmes pièges. On affecta de respecter scrupuleusement les frontières de la Saxe, et de borner son attention à gagner Crossen avant le prince de Lorraine : pour fortifier cette opinion, Winterfeldt fit punir quelques hussards qui avaient commis des désordres en Lusace; on prépara des chemins à Crossen, on amassa des vivres sur la route, si bien que les gens du pays, qu'il<171> faut toujours tromper les premiers, crurent bonnement qu'on n'avait aucun autre projet. M. de Winterfeldt venait d'occuper Naumbourg-sur-le-Queis, et publiait qu'il n'était là que pour côtoyer l'ennemi en longeant cette rivière, et pour prévenir les ennemis à Crossen.

Le prince de Lorraine, qui croyait bonnement que les Prussiens se reposaient tranquillement dans leurs quartiers d'hiver, que leurs troupes étaient découragées, et qu'il n'avait à redouter qu'un corps de trois mille hommes qui l'observait, charmé de ces idées flatteuses, s'endormit dans une dangereuse sécurité, et ce même stratagème réussit pour la seconde fois. Tant il est vrai que la défiance est la mère de la sûreté,171-a et qu'un général sage ne doit jamais mépriser l'ennemi, mais veiller sur ses démarches, qui lui doivent servir de boussole dans toutes ses opérations. Pour empêcher autant qu'il était possible que les Autrichiens ne fussent instruits des mouvements de l'armée, le Roi avait fait border trois rivières qu'il avait devant lui : M. de Winterfeldt tenait le Queis, des troupes légères bordaient la Wüthende Neisse,171-b et d'autres détachements, le Bober. Tout ce qui venait de la Lusace avait le passage libre, mais il était interdit à tous ceux qui voulaient passer ces rivières pour aller en Saxe; de sorte qu'on se procurait des nouvelles, et qu'on empêchait l'ennemi d'en avoir.

Bientôt, sur ces nouvelles qu'on eut de l'ennemi, l'armée s'avança en cantonnant sur la Wüthende Neisse.171-c Le Roi prit son quartier à Hohlstein; c'était le 22 de novembre, et il n'était qu'à un mille de Naumbourg. On fit construire quatre ponts sur la rivière, pour pouvoir la passer rapidement sur quatre colonnes. Le dessein du Roi était de se laisser dépasser par les Impériaux, puis de leur venir à dos, pour<172> les couper de leurs vivres, et les forcer ainsi, ou bien à se battre, ou bien à s'enfuir honteusement vers les frontières de la Bohême. Mais pour suivre le projet qu'on avait une fois adopté, on s'était interdit d'envoyer des partis en Lusace, et l'on ne pouvait avoir des nouvelles que par des espions, qui ne sont jamais aussi sûres que celles que rapportent les troupes; de plus l'expédition était si importante, qu'il fallait préférer le plus sûr au plus brillant.

M. de Winterfeldt qui était instruit des projets que le Roi avait formés, l'informa que les ennemis avançaient par cantonnements, mais qu'ils s'étendaient si fort, que leur gauche était à Lauban et leur droite à Görlitz; il ajouta qu'ils marcheraient le lendemain, selon l'avis de ses espions, et qu'il croyait que le moment d'agir était arrivé. Sur cela, l'armée marcha le 23 sur quatre colonnes; chaque colonne était conduite par un lieutenant-général. Le rendez-vous de ces colonnes était à Naumbourg; ce fut là que le Roi leur donna les dispositions ultérieures. Il s'éleva ce matin un brouillard d'autant plus favorable, qu'il cachait à l'ennemi jusqu'au moindre mouvement de l'armée. A Naumbourg, il y a un pont de pierre sur le Queis; à côté, il y avait deux gués pour la cavalerie : on fit en hâte un pont pour la seconde colonne d'infanterie. Tout cela étant arrangé, les conducteurs des colonnes, je veux dire les généraux, se rendirent à Naumbourg, et eurent ordre de passer incessamment le Queis. On leur donna des guides pour les conduire à Catholisch-Hennersdorf,172-a avec ordre de se seconder mutuellement, selon qu'une colonne qui donnerait sur les quartiers de l'ennemi, aurait besoin de cavalerie ou d'infanterie pour réussir dans son opération; car on manquait d'informations assez exactes des lieux où l'armée du prince de Lorraine séjournait, pour faire des dispositions plus détaillées. Le brouillard tomba au moment que les colonnes eurent passé le Queis. Les colonnes de la droite et de la gauche étaient de cavalerie, les deux<173> du centre étaient d'infanterie; un régiment de hussards précédait la marche de chaque colonne, pour éclairer et avertir à temps les généraux de ce qui se passait devant eux. Le Roi était à la tête de la première colonne d'infanterie; elle avait pour guide un garçon meunier, qui la mena à un marais où les bestiaux paissaient en été, mais qui n'était guère praticable dans l'arrière-saison. On eut de la peine à se tirer de là; mais, à force de chercher, on trouva un chemin qui côtoyait un bois, et par lequel on pouvait passer.

Pendant que les troupes défilaient, les hussards de Zieten donnèrent dans le village de Catholisch-Hennersdorf, et avertirent qu'il était garni de deux bataillons et de six escadrons de Saxons; ils ajoutèrent qu'ils amuseraient assez longtemps l'ennemi pour donner à la colonne le temps d'arriver. On fit à l'instant avancer deux régiments de cuirassiers de la quatrième colonne, qui était la plus proche; et M. de Rochow emmena les régiments de Gessler et de Bornstedt : M. de Polentz fut commandé avec trois bataillons de grenadiers pour les soutenir. C'était ce soi-disant marais, qu'on croyait impraticable, qui avait trompé les Saxons : ils n'avaient aucune garde de ce côté-là, ce qui donna moyen de les surprendre. Le village de Hennersdorf a un demi-mille de longueur : l'action commença à quatre heures, vers la partie orientale, et finit à six heures, vers le bout qui donnait vers le couchant. Polentz prit les Saxons à revers; Rochow les attaqua de Iront; et Winterfeldt leur vint sur le flanc. Les régiments de Gotha, de Dallwitz, et la plus grande partie de celui d'O'Byrn furent faits prisonniers; le général Buchner, le colonel O'Byrn et trente officiers furent de ce nombre : en tout, les Saxons perdirent six canons, onze cents hommes, deux paires de timbales, deux étendards et trois drapeaux; leurs équipages tombèrent en partage aux hussards,173-a qui avaient bien mérité cette petite récompense.

<174>L'armée campa à Catholisch-Hennersdorf, et l'on avertit les troupes que si l'on était obligé de les fatiguer pendant quelques jours, c'était pour leur épargner des batailles. Quoique la moitié de l'armée manquât de tentes, que plusieurs régiments n'eussent que des culottes de toile, ils se prêtèrent tous de bonne grâce à ce qu'ils voyaient que la nécessité exigeait d'eux. Cet heureux début fit augurer que le prince de Lorraine ne tiendrait pas contre les Prussiens. On se proposa de profiter de la consternation que l'enlèvement d'un de ses quartiers devait causer dans son armée, et de la talonner tout de suite, pour ne lui pas laisser le temps de revenir à lui-même.

Le lendemain 24, le temps était si obscur et le brouillard si épais, qu'on fut, pour la sûreté, obligé d'avancer en tâtonnant. On se campa derrière le village de Léopoldshayn; et, pour plus de sûreté, l'on plaça quinze bataillons dans ce village. Les coureurs rapportèrent que l'ennemi se retirait partout; qu'on ne trouvait dans les chemins que chariots dételés, bagages renversés, chariots de poudre abandonnés, en un mot, tout ce qui attestait et servait de témoignage de leur fuite. Les déserteurs, qui arrivaient en grand nombre, disaient que la confusion s'était mise dans leurs troupes à cause que, les deux derniers jours, on leur avait donné vingt ordres différents ou contradictoires.

Toutefois on apprit, le 25 de bon matin, que le prince de Lorraine avait rassemblé son armée à Schönfeld,174-a à une lieue du camp du Roi. Le Roi ne balança pas : le jour était serein, il se mit incontinent en marche, dans le dessein d'attaquer les ennemis. En approchant de Görlitz, ses partis lui rapportèrent que les ennemis avaient décampé à petit bruit, et qu'ils avaient pris le chemin de Zittau.<175> L'armée prussienne se campa auprès de Görlitz, qui se rendit par composition; soixante officiers et deux cent cinquante hommes y furent faits prisonniers de guerre : parmi ces officiers il y en avait de malades, et quelques-uns qui, ayant été blessés à Catholisch-Hennersdorf, avaient trouvé le moyen de se sauver. On trouva un magasin à Görlitz, qui fut d'un grand secours pour faciliter cette expédition.

Le 26, l'armée se porta en avant sur le couvent de Radmeritz, et l'on mit les troupes en cantonnement. MM. de Bonin et de Winterfeldt furent commandés avec soixante-dix escadrons et dix bataillons, pour longer une petite rivière qu'on nomme la Neisse. Ce mouvement, qui menaçait l'ennemi qu'on le coupât de Zittau, fît que le prince de Lorraine abandonna son camp d'Ostritz, pour gagner Zittau avant les Prussiens. Comme cette retraite se faisait à la hâte, les hussards prussiens firent des prises considérables sur les bagages des Autrichiens.

Le Roi s'avança à Ostritz le 27, et envoya M. de Winterfeldt à Zittau; l'arrière-garde du prince de Lorraine défilait précisément par cette ville. M. de Winterfeldt donna dessus, et fit trois cent cinquante prisonniers. Ils perdirent tous leurs bagages, et mirent eux-mêmes le feu à leurs chariots, pour les empêcher de tomber entre les mains de ceux qui les poursuivaient.

Cette expédition ne dura que cinq jours. Les Autrichiens y perdirent des magasins, leurs bagages, et rentrèrent en Bohême plus faibles de cinq mille hommes qu'ils n'en étaient sortis.

On laissa dix bataillons et vingt escadrons dans le voisinage de Zittau, pour garder ce poste important; et M. de Winterfeldt fut obligé de retourner en Silésie avec cinq bataillons et cinq escadrons, pour tomber sur les flancs de M. de Hohenembs, tandis que M. de Nassau se préparait à l'attaquer de front. Cette expédition réussit si heureusement, qu'en moins de vingt-quatre heures il ne resta plus d'Autrichiens en Silésie. Les dragons de Philibert furent défaits par<176> les hussards de Wartenberg, et M. de Hohenembs ne le céda au prince de Lorraine, ni par la promptitude de sa retraite, ni par la perte de ses bagages.

Les troupes prussiennes qui étaient en Lusace, se mirent en quartiers de rafraîchissement aux environs de Görlitz, à l'exception de M. de Lehwaldt, qui fut détaché avec dix bataillons et vingt escadrons pour Bautzen, avec ordre de pousser de là une pointe vers l'Elbe pour donner aux Saxons des inquiétudes pour leur capitale, afin de faciliter par là les opérations du prince d'Anhalt. Le colonel Brandeis, qui avec deux bataillons était demeuré à Crossen, s'empara de Guben, où il prit un gros magasin aux Saxons.

Durant cette expédition de Lusace, on n'eut aucune nouvelle du prince d'Anhalt; mais les Saxons divulguaient que M. de Grünne avait passé l'Elbe à Torgau, et marchait à Berlin. Pendant que ces bruits donnaient lieu à d'étranges réflexions, un officier vint de Halle, qui apprit que le prince d'Anhalt s'était mis en marche le 30 novembre; qu'il s'était préparé à attaquer les Saxons dans leurs retranchements de Leipzig, mais qu'il les avait trouvés abandonnés; que Leipzig s'était soumis, et que les Saxons fuyaient vers Dresde. Le Roi fit d'abord retourner cet officier pour presser le prince d'Anhalt de gagner Meissen le plus tôt qu'il le pourrait, et pour l'avertir que le corps de Lehwaldt n'attendait que son arrivée pour le joindre. Lorsqu'on apprit à Dresde que le prince de Lorraine avait été si vitement expédié, la consternation fut si grande, qu'on fit sur-le-champ rebrousser chemin au corps de Grünne, et que le comte de Rutowski fut obligé de ramener son armée pour couvrir Dresde.

Pendant que le prince d'Anhalt était en marche pour se rendre vers Meissen, et que l'armée du Roi demeurait en panne, ce prince employa ce temps pour renouer avec les Saxons une négociation tant de fois rompue, et que la complication des conjonctures paraissait éloigner plus que jamais. Le Roi écrivit pour cet effet à M. de Villiers,<177> ministre d'Angleterre à la cour de Dresde,177-a en lui déclarant que malgré l'animosité que ses ennemis venaient encore de manifester si ouvertement contre lui, et malgré les avantages qu'il venait de remporter sur eux, il persévérait dans la résolution qu'il avait une fois prise de préférer la modération aux partis extrêmes; qu'il offrait la paix au roi de Pologne, avec l'oubli du passé, en posant la convention de Hanovre pour base de cette réconciliation.

Ce parti n'avait été pris qu'après de mûres réflexions, parce qu'on peut faire la paix lorsque les armes sont heureuses; mais si l'on a du dessous, l'ennemi ne se trouve guère dans des dispositions de se réconcilier. La paix pouvait épargner le sang de tant de braves officiers, qui allaient le sacrifier pour remporter la victoire. Il fallait considérer que quelque heureuse que fût la guerre en Saxe, c'était un incendie dans la maison du voisin, qui pouvait se communiquer à la sienne; il fallait outre cela, le plus promptement que possible, terminer cette guerre, pour empêcher la Russie de s'en mêler. Le Roi n'avait rien à espérer des secours de la France; et si l'on ne mettait fin à ces troubles pendant l'hiver, on devait s'attendre au printemps que la reine de Hongrie rappellerait du Rhin son armée, qui maintenant lui devenait inutile, pour la joindre à celle de la Bohême, ce qui lui aurait donné une grande supériorité; enfin le prétexte de la guerre ne subsistait plus depuis la mort de Charles VII. Ajoutez encore que la récolte de l'année ayant été mauvaise, elle avait rendu les blés aussi rares que chers, et l'entier épuisement des finances : la paix était donc le seul remède à tous ces maux.

On s'étonnera peut-être que le Roi parût si modéré dans les conditions qu'il proposait pour la paix; mais qu'on observe qu'il était dans une situation qui rengageait à calculer toutes ses démarches, et à ne rien hasarder légèrement. Premièrement, il soutenait les principes de désintéressement qu'il avait annoncés dans des manifestes de<178> l'année 1744 et 1745 :178-a s'il avait extorqué quelque cession au roi de Pologne, il aurait confondu les intérêts de ce prince avec ceux des Autrichiens, et il serait devenu l'artisan d'une union que la bonne politique exigeait qu'il dût dissoudre. Ensuite, l'Europe n'était que trop jalouse de l'acquisition que le Roi avait faite de la Silésie : il fallait effacer ces impressions, et non les renouveler. Ajoutez encore que le moyen le plus court de parvenir à la paix, était de rétablir in statu quo l'ordre des possessions, et sur le pied où elles étaient avant la dernière guerre. Comme les conditions proposées n'étaient ni dures ni onéreuses, elles pouvaient procurer une paix d'autant plus stable, qu'elle ne laissait ni semence d'animosité, ni de jalousie. Ces principes servirent de loi, et l'on verra dans la suite que, malgré les succès qui couronnèrent les entreprises de ce prince, il ne s'en départit jamais. Qui n'aurait cru que des propositions aussi raisonnables n'eussent été bien accueillies par le roi de Pologne? Il en fut tout le contraire cependant. Le comte Brühl n'avait que son projet en tête. Dans cette vue il avait fait revenir en Saxe le prince de Lorraine, dans l'intention de joindre cette armée à celle de Rutowski et au corps du comte de Grünne : fier de ce nombre, il se proposa de commettre le sort de son roi et le salut de sa patrie à la fortune d'un combat, sacrifiant ainsi tous les intérêts qui sont sacrés à la plupart des hommes, pour satisfaire sa vengeance particulière.

Villiers se rendit à la cour avec le visage d'un homme qui annonce une bonne nouvelle; il demanda audience, et ajouta aux propositions dont il était chargé, les exhortations les plus pathétiques, pour porter<179> Auguste à éviter les malheurs qui menaçaient ses peuples et sa personne. Le Roi lui répondit sèchement qu'il aviserait à ce qu'il y aurait à faire. Brühl s'expliqua plus clairement avec le ministre anglais : il fit sonner fort haut le secours qu'il attendait des Russes; il parla avec emphase des grandes ressources de la Saxe, et finit par lui dire que, par déférence pour le roi d'Angleterre, il ferait délivrer au sieur Villiers un mémoire contenant les raisons auxquelles le roi de Pologne pourrait se résoudre à faire la paix. Le lendemain, 1er de décembre, le roi de Pologne partit pour Prague, et les deux princes aînés, pour Nuremberg. Quel contraste de hauteur et de faiblesse! Après le départ de la cour, un des conseillers saxons remit au sieur Villiers ce mémoire, qui contenait en substance : " Que le roi de Pologne accéderait à la convention de Hanovre, à condition qu'au moment même les Prussiens feraient cesser toute hostilité, n'exigeraient plus de contributions, bonifieraient celles qu'ils avaient reçues, évacueraient la Saxe sans plus différer, et payeraient tous les dommages avenus et à venir par la retraite des troupes. " Villiers augura mal d'une paix dont la Saxe dictait les conditions avec hauteur. Il envoya ce mémoire au Roi, en l'assurant des bonnes intentions du roi d'Angleterre, et il ajouta qu'il ne garantissait pas la déclaration des ministres de Saxe; c'était en dire assez. Le Roi fut informé en même temps que le prince de Lorraine avait passé l'Elbe à Leitmeritz, et qu'il dirigeait sa marche vers Dresde. En combinant le mouvement de cette armée et la fuite précipitée du roi de Pologne et de ses enfants, il en résultait évidemment que Brühl ne voulait point la paix. Pour être donc plus à portée d'anéantir les projets d'ennemis aussi acharnés, le Roi transporta son quartier à Bautzen, et M. de Lehwaldt se porta sur Königsbrück, à un mille de Meissen. En attendant, Sa Majesté répondit au sieur Villiers : " Qu'elle avait fait venir le comte Podewils auprès de sa personne, pour faciliter tout ce qui pourrait contribuer à la paix; qu'elle se flattait que le roi de Pologne voudrait bien également nommer un de ses mi<180>nistres, pour qu'on pût mettre la dernière main à cet ouvrage salutaire, et que les préliminaires signés mettraient fin aux hostilités; que pour l'article des fourrages et des contributions qui devaient être indemnisées, le Roi pourrait évaluer également les dégâts que les troupes saxonnes avaient faits en Silésie, mais que le plus sûr serait de rayer entièrement cet article. " Le Roi ajouta qu'il espérait que les ministres de Russie et de Hollande voudraient bien se rendre les garants de ce traité de paix, et se plaignit du départ du roi de Pologne comme d'une démarche peu amiable, et injurieuse à sa façon de penser, et de mauvais augure pour la négociation entamée. Brühl avait conduit son maître à Prague, pour l'obséder davantage, pour l'empêcher de voir les malheurs de la guerre et d'entendre crier la voix de sa patrie : il voulait le retenir par les Autrichiens dans les dispositions où il était de continuer la guerre. Ainsi Brühl sacrifiait tout aux intérêts de la reine de Hongrie.

Le Roi vit bien qu'il ne fallait désormais négocier que par des victoires. Il était temps de reprendre avec ardeur les opérations de la campagne. La Lusace était conquise; tout devait rouler sur les entreprises que l'armée du prince d'Anhalt pourrait exécuter. Il y avait huit jours que le Roi n'avait reçu des lettres de ce prince : cette incertitude l'embarrassait d'autant plus, qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour être à portée d'agir de concert. Le pont de Meissen était de la dernière importance, il fallait s'en saisir avant que l'ennemi ne pensât à le ruiner; mais M. de Lehwaldt ne pouvait s'emparer de la ville, située sur la rive gauche de l'Elbe, qu'à l'aide du prince d'Anhalt. Faute de nouvelles, le Roi supputa les jours de marche de ce prince, et il calcula qu'il pourrait arriver à Meissen le 8 ou le 9 de décembre au plus tard. Lehwaldt s'y rendit ce jour; le prince d'Anhalt n'arriva point : la rivière, qui justement charriait des glaces, empêcha M. de Lehwaldt d'y construire son pont avec ses pontons. Tous ces incidents retardèrent donc cette expédition.

<181>Le sieur de Villiers, qui était à Prague, expédia un courrier au Roi, dont les dépêches contenaient que le roi de Pologne n'enverrait aucun ministre avec des pleins pouvoirs; que, bien loin de là, il attendait de nombreux secours de ses alliés, avec lesquels il se vengerait, dans l'électorat de Brandebourg, des dégâts qu'il prétendait que les Prussiens avaient faits en Saxe; qu'il pensait avoir dû quitter Dresde, s'attendant à être moins ménagé encore dans une guerre ouverte, qu'il ne l'avait été dans les écrits qui l'avaient précédée. On voit qu'il s'agit bien plus de Brühl dans ce dernier article, que du Roi même. Le Roi répondit en substance au sieur Villiers : " Qu'il admirait la hauteur et l'inflexibilité du roi de Pologne; que, sans avoir d'animosité contre ce prince, il était impossible de nourrir une armée de quatre-vingt mille hommes dans un pays, sans qu'il éprouvât quelques calamités; que si les ennemis avaient eu la fortune propice, comme elle leur était contraire, ils n'auraient pas usé d'autant de modération dans le Brandebourg que le Roi en usait en Saxe; qu'ils auraient tout pillé, brûlé, abîmé, comme on en avait des exemples en Silésie : mais puisque le roi de Pologne voulait la guerre, on la lui ferait plus vive et avec plus de feu que jamais. "

Le 9 arrivent des dépêches du prince d'Anhalt, datées de Torgau. Il mandait qu'il avait fait deux cents prisonniers dans cette ville, et rejetait la lenteur de sa marche sur les difficultés d'amasser des vivres et des chariots. C'étaient des prétextes pour excuser ses délais : il employa neuf jours à faire neuf milles. Sa conduite était d'autant moins excusable, qu'il avait un magasin à sa disposition à Halle, qu'il en avait pris un aux ennemis à Leipzig, qu'il n'avait point d'ennemi devant lui, et que par conséquent il était maître des fourrages, des vivres, des chevaux et des livraisons du pays. Sa lenteur ne peut s'attribuer qu'à son esprit de contradiction et à son âge : il n'aurait pas été fâché de faire passer l'expédition de Lusace pour l'heureuse étourderie d'un jeune homme; il affectait un air de circonspection et de<182> sagesse, qui, joint à sa longue expérience, devait former un contraste avec le feu que le Roi mettait dans ses opérations. Le prince d'Anhalt ne fut point loué de sa lenteur : le Roi lui écrivit qu'elle était très-préjudiciable au bien de son service, parce qu'il avait donné aux Autrichiens le temps de se joindre aux Saxons, et de pouvoir détruire le pont de Meissen, ce qui rendrait la jonction des deux armées autant qu'impossible; il lui enjoignit d'user de toute diligence pour s'approcher le plus promptement possible. Le Prince promit dans sa réponse qu'il serait le 12 décembre à Meissen. Sur cela, tous les quartiers furent rassemblés. Le Roi ne laissa que quatre bataillons et quelques hussards à Zittau, un bataillon à Görlitz, et deux à Bautzen. Ces troupes se joignirent le 13 à Camenz, à l'exception de M. de Lehwaldt, qui était déjà vis-à-vis de Meissen; le prince d'Anhalt y arriva le 12 : mais la garnison saxonne s'en était sauvée par une poterne, et avait regagné le gros de l'armée. Pendant que l'infanterie du Prince entrait à Meissen, la cavalerie, qui avait un chemin creux à traverser, ne le passait qu'un à un. Les deux derniers régiments, savoir : les dragons de Röell et de Holstein, mirent pied à terre pour attendre leur tour; Sibilski s'en aperçut : il se glissa avec ses Saxons dans un bois épais, d'où il fondit à l'improviste sur les dragons prussiens, leur enleva deux paires de timbales, trois étendards et cent quatre-vingts hommes. D'autres escadrons montèrent à cheval, et rechassèrent l'ennemi; mais l'affront était reçu, et le remède vint trop tard. Il en coûta la vie au général Röell,182-a qui était malade, et qui suivait la colonne en carrosse. Il faut convenir que le froid était excessif; que la cavalerie avait été douze heures à cheval; mais qu'ils péchèrent en passant un bois qu'ils n'avaient pas fait fouiller d'avance : les moindres fautes à la guerre sont punies, car l'ennemi ne pardonne pas.

Le 12 fut employé à réparer le pont de l'Elbe, et le 13 le général<183> Lehwaldt se joignit au prince d'Anhalt. C'était ce pont de Meissen pour lequel on craignait tant, que les Saxons auraient dû détruire : mais le ministère saxon, qui dominait les généraux, ne comprenait pas qu'un pont peut contribuer à la perte d'un pays. Ce pont était en partie de pierre de taille; il avait coûté cent cinquante mille écus à construire : il ne voulut jamais consentir qu'on le démolît, Ce conseil était composé d'un mélange de pédants et de gens parvenus : Hennicke, qui était à leur tête, avait été élevé par la fortune de valet de pied au grade de ministre. Il joignait au talent d'un financier l'art de fouler méthodiquement les sujets : son économie fournissait aux prodigalités du Roi comme aux dissipations de son favori. Avec ce crédit, il gouvernait la Saxe en subalterne sous le comte Brühl : de lui émanaient les ordres à l'armée; il en dirigeait les opérations; et c'est à son incapacité qu'il faut attribuer les foutes grossières des généraux saxons dans cette campagne d'hiver.

L'armée du Roi arriva le 14 à Königsbrück; à force d'aiguillonner le prince d'Anhalt, il s'avança le même jour à Neustadt, où les troupes furent obligées de camper malgré le froid perçant qu'il faisait alors. Le prince de Lorraine était arrivé le 13 décembre avec son armée auprès de Dresde. Hennicke, qui réglait tout, étendit si fort les quartiers des Autrichiens, qu'il leur aurait fallu vingt-quatre heures pour se rassembler. Le prince de Lorraine fit des représentations convenables pour qu'on changeât cette disposition; mais Hennicke, accoutumé à donner la loi aux fermiers et aux traitants, n'en tint aucun compte. Le prince de Lorraine, qui prévoyait que le comte Rutowski allait être attaqué, le pria de l'avertir à temps s'il avait besoin de lui, parce qu'il lui fallait du temps pour rassembler ses troupes dispersées : le comte Rutowski lui répondit qu'il n'avait pas besoin de secours; qu'il était assez en force dans le poste qu'il occupait, et que jamais les Prussiens n'auraient l'audace de l'attaquer. Depuis la bataille de Fontenoi, que le comte de Saxe avait gagnée par la supériorité de son<184> artillerie, on vit beaucoup de généraux qui voulurent suivre cette méthode. La disposition des Autrichiens à la bataille de Soor en devait être une copie, et le poste que le comte Rutowski avait à Kesselsdorf était de même modelé sur celui de Fontenoi :184-a la différence du comte de Saxe à ses imitateurs, mit de la différence dans leurs succès.

Cependant les deux armées prussiennes se mirent en marche : celle du prince d'Anhalt, pour s'approcher des ennemis, et celle du Roi, pour passer l'Elbe à Meissen. Le Roi fit entrer quatorze bataillons dans cette ville : le reste de l'infanterie et de la cavalerie était cantonné à la rive droite de l'Elbe : de sorte que s'il était nécessaire, en rassemblant ses troupes, le Roi pouvait secourir le prince d'Anhalt; et en cas que les Autrichiens eussent passé l'Elbe à Dresde, le Roi leur pouvait faire tête de ce côté.

Le Roi reçut, en arrivant à Meissen, une lettre de M. Villiers, qui lui apprenait que le délabrement extrême des affaires d'Auguste III, et la nécessité où il était réduit, l'avaient enfin déterminé à donner les mains à un accommodement; que Saul, le Mercure du comte de Brühl, allait partir pour Dresde avec des instructions et des pleins pouvoirs pour les ministres, afin qu'ils pussent travailler avec les ministres prussiens au rétablissement de la paix; que la reine de Hongrie voulait y accéder aussi, moyennant quelques adoucissements à la convention de Hanovre; que lui, Villiers, se rendrait au plus tôt à Dresde, pour intervenir entre les parties au cas qu'il en fût besoin, et rendre leur réconciliation plus facile.

Le Roi avait à peine achevé de lire cette lettre, qu'on vint l'avertir que du côté de Dresde toute l'atmosphère paraissait embrasée, et qu'on entendait le bruit d'une canonnade terrible. Le Roi se douta bien que le prince d'Anhalt était engagé avec les ennemis : il fit incontinent seller la cavalerie; l'infanterie eut ordre de se mettre sous les armes, et le Roi courut avec une centaine de hussards sur<185> le chemin de Dresde. Il envoya de petits partis de tous côtés; l'un d'eux lui amena six fuyards du corps de Sibilski, qui assurèrent que les Saxons étaient battus : ce qui fit ajouter foi à leurs discours, c'est qu'on ne vit paraître aucun Prussien, ce qui arrive d'ordinaire lorsque les affaires vont mal. Mais la nuit, qui survint, obligea le Roi de retourner à Meissen, pour ne pas s'exposer à quelque affront, satisfait d'avoir toutes les probabilités de la victoire de ses troupes. Si la fortune n'avait pas secondé le prince d'Anhalt, le Roi s'était décidé à rassembler ses troupes sur les hauteurs de Meissen; aller au-devant des troupes battues; de les mettre en seconde ligne, son armée dans la première; d'attaquer de nouveau les ennemis, et de les vaincre à quelque prix que ce fût. Mais le prince d'Anhalt lui épargna cette peine; le soir même un officier de cette armée arriva, et rendit compte au Roi des circonstances suivantes de cette glorieuse bataille.

Le prince d'Anhalt avait décampé le 15 de grand matin, et avait pris par Wilsdruf le droit chemin sur Dresde. Ayant passé Wilsdruf, ses hussards donnèrent sur un gros d'uhlans, qu'ils poussèrent devant eux jusqu'à Kesselsdorf, où ils aperçurent toute l'armée saxonne rangée en ordre de bataille; ils en avertirent incontinent le prince d'Anhalt. Un profond ravin, dont en certains endroits le fond est marécageux, couvrait le front des ennemis : sa grande profondeur est du côté de l'Elbe; il va toujours en s'aplanissant vers Kesselsdorf, et se perd entièrement au delà, vers la forêt du Tharand. Les Saxons avaient appuyé leur gauche à Kesselsdorf : le terrain y était, comme je l'ai dit, entièrement uni; ce village était défendu par tous les grenadiers de leur armée, et par le régiment de Rutowski; une batterie de vingt-quatre pièces de gros canon en rendait l'abord meurtrier. Le corps de Grünne était à l'aile droite de cette armée, qui s'appuyait à Bennerich, proche de l'Elbe : ce lieu était inattaquable, à cause des rochers et des précipices qui en interdisent l'abord. Avant la bataille, la cavalerie saxonne était à la gauche de Kesselsdorf, rangée en ligne avec<186> le reste de l'armée, la gauche vers le Tharand : on ne sait pourquoi le comte Rutowski la déplaça, et la mit en troisième ligne derrière son infanterie.

Comme le prince d'Anhalt arriva sur les lieux avec la tête de son armée, il jugea d'abord que le succès de cette journée dépendait de la prise du village de Kesselsdorf, et il fit ses arrangements pour l'emporter. Il commença par former ses troupes vis-à-vis celles de l'ennemi : l'infanterie, destinée pour donner sur le village, fut mise sur trois lignes, et les dragons de Bonin formèrent la quatrième. Dès que ses troupes furent ainsi disposées, trois bataillons de grenadiers, avec les trois de son régiment, attaquèrent le village de front; M. de Lehwaldt le prit par le flanc : vingt-quatre canons chargés de mitraille, les grenadiers saxons et le régiment de Rutowski firent reculer les assaillants. La seconde attaque ne fut pas plus heureuse, car le feu était trop violent; mais le régiment de Rutowski sortit du village, et voulut poursuivre les Prussiens; il se mit donc devant ses batteries, qu'il empêchait de tirer. Le prince d'Anhalt profita de ce moment : il ordonna au colonel Lüderitz, qui commandait les dragons, de charger; alors celui-ci fondit sur les Saxons en pleine carrière. Tout ce qui résista, fut passé au fil de l'épée; le reste fut pris; l'infanterie s'empara en même temps du village, y entra de tous les côtés, et prit la batterie qui avait rendu ce poste si formidable. Le général Lehwaldt mit le comble à cette victoire : il obligea toutes les troupes qui avaient défendu le village à mettre les armes bas. Le prince d'Anhalt profita de ce premier succès en habile capitaine : il gagna sans perte de temps le flanc gauche de l'ennemi; la cavalerie de sa droite renversa d'un seul choc la cavalerie saxonne, et la dissipa à ne pouvoir se rallier. Tout prit la fuite avec tant de promptitude, qu'ils échappèrent à des troupes accoutumées à conserver l'ordre et à ne point se débander.

La gauche des Prussiens, sous les ordres du prince Maurice, se<187> canonna avec l'ennemi jusqu'à ce que le village de Kesselsdorf fut emporté; mais impatiente alors d'avoir part à la gloire de cette journée, elle marcha aux Saxons, en bravant tous les obstacles : des rochers à gravir, des neiges qui rendaient le terrain glissant, la difficulté du terrain, et des ennemis qui combattaient pour leurs foyers, tout céda au courage des vainqueurs. Les Saxons et les Autrichiens furent chassés des rochers escarpés de Bennerich. Les Prussiens ne purent conserver ni l'ordre des bataillons ni même des pelotons formés, tant ces hauteurs qu'ils escaladaient étaient escarpées; la cavalerie ennemie les attaqua ainsi éparpillés. Il est certain que si les Saxons avaient été valeureux, l'infanterie prussienne aurait dû être taillée en pièces; mais cette cavalerie attaqua si mollement et fut si mal soutenue, qu'après quelques décharges que les Prussiens firent sur elle, elle disparut, et céda le champ de bataille aux vainqueurs. La cavalerie de la gauche des Prussiens n'avait pas pu agir pendant tout le combat, à cause des précipices impraticables qui la séparaient des ennemis; le prince d'Anhalt l'envoya à la poursuite des fuyards, sur lesquels M. de Gessler fit encore un bon nombre de prisonniers. Le prince d'Anhalt donna dans cette action de véritables marques de son expérience et de sa capacité. Les généraux, les officiers et les soldats, tous s'y distinguèrent : leur succès justifia leur témérité. De la part des Saxons, il resta trois mille morts sur la place; on fit prisonniers deux cent quinze officiers et six mille cinq cents soldats; ils perdirent de plus cinq drapeaux, trois étendards, une paire de timbales et quarante-huit canons. Les Prussiens eurent quarante et un officiers et seize cent vingt et un soldats de tués, et le double de blessés.187-a

<188>Si nous examinons les fautes commises des deux parts dans cette bataille, nous trouvons premièrement que le comte de Rutowski n'avait pensé dans son poste qu'à la sûreté de sa gauche;188-a pour la droite,188-a elle était en l'air, et l'on pouvait tourner le village de Kesselsdorf. Si les Prussiens avaient plus pris par leur droite, le prince d'Anhalt aurait pu tourner entièrement le village, et l'emporter à moins de frais; mais il ne faisait que d'arriver, et n'ayant pas eu le temps de reconnaître le terrain, cela seul peut lui servir d'excuse. La plus grande faute des Saxons fut sans doute de sortir du village; car ils empêchèrent leur propre canon d'agir contre les Prussiens, et c'était leur meilleure défense. Une faute non moins considérable fut que cette infanterie postée de Kesselsdorf à Bennerich, n'était pas sur la crête des hauteurs, mais en arrière de plus de cent pas, de sorte qu'ils ne défendirent pas avec les petites armes le passage du précipice, et le laissèrent escalader, se contentant de tirer quand l'ennemi aurait vaincu la plus grande difficulté du combat. Mais de telles remarques peuvent avoir lieu sur la plupart des actions des hommes : ils font tous des fautes, parce qu'aucun d'eux n'est parfait; et si nous résumons celles qui se sont commises dans cette bataille, c'est pour que la postérité apprenne à n'en pas faire d'aussi grossières que celles des Saxons.

Le comte Rutowski et toute son armée arrivèrent à Dresde en pleine course; ils y trouvèrent le prince de Lorraine occupé à rassembler ses troupes éparpillées. Il offrit au comte d'attaquer le lendemain les Prussiens conjointement avec lui; mais le Saxon en avait de reste. Il allégua pour excuse que son infanterie était presque détruite;<189> qu'il avait perdu dix mille hommes; qu'il manquait d'armes et de munitions; et que ses soldats n'étaient pas encore revenus de leur terreur : il ajouta que le roi de Prusse allait se joindre au prince d'Anhalt; que Dresde manquait de provisions de bouche et de munitions de guerre; que pour sauver les débris de Kesselsdorf, il fallait se sauver à Zehista, village au pied des montagnes qui versent en Bohême. Ce projet fut exécuté : les Saxons évacuèrent Dresde, et n'y laissèrent que des milices; le 16, ils se campèrent auprès du Königstein, et renvoyèrent leur cavalerie en Bohême, faute de moyens pour la nourrir plus longtemps sur le territoire saxon. L'armée du Roi avança le 16 jusqu'à Wilsdruf; et le 17, ses troupes formèrent la première ligne, et se portèrent sur le ruisseau de Plauen.

L'heureux succès de cette expédition fit oublier la lenteur que le prince d'Anhalt avait affectée à son début : la journée de Kesselsdorf avait jeté un beau voile sur cette faute. Le Roi lui dit les choses les plus flatteuses sur la gloire qu'il s'était acquise, et n'omit rien de ce qui pouvait cajoler son amour-propre. Ce prince mena le Roi sur le champ de bataille : l'on fut moins surpris des difficultés, quoique grandes, que les troupes avaient eu à surmonter, et du nombre considérable des prisonniers, que de voir toute cette campagne couverte de bourgeois de Dresde, qui venaient avec des visages sereins à la rencontre des Prussiens. Lorsque le Roi traversa la Saxe en 1744, le duc de Weissenfels avait jeté dix bataillons dans Dresde; on y élevait des batteries; on faisait des coupures dans les rues; on mettait des palissades en tous les lieux où un pieu pouvait entrer en terre; aucun Prussien n'osait mettre le pied dans cette capitale : et en 1745, que le Roi entrait en Saxe à la tête de quatre-vingt mille hommes, que leurs troupes venaient d'être battues, les portes de Dresde restèrent ouvertes, et les enfants cadets de la famille royale, les ministres, les conseils suprêmes du pays, tout se rendit à discrétion. Telles sont les contradictions dont l'esprit humain est capable, quand il n'agit<190> pas systématiquement, et que ceux qui le gouvernent, ont une mauvaise dialectique. Il paraît vraisemblable que la ville était dépourvue de provisions, et que les délibérations confuses, et la consternation qui régnait parmi les principaux ministres du roi de Pologne, causèrent cet abandon général. Les princes pouvaient se sauver, les ministres également : il n'y avait qu'à faire quatre milles pour gagner la Bohême. Une chose non moins étonnante est que ces Saxons qui voulaient abandonner Dresde, y jetèrent six mille hommes de leurs miliciens, dont ils auraient pu se servir pour recompléter leurs troupes.

Bientôt le Roi fit occuper le faubourg de Dresde. Le commandant fut sommé de se rendre : il répondit que Dresde n'était point une place de guerre; et les ministres envoyèrent un mémoire qui devait tenir lieu d'une espèce de capitulation. Le Roi en régla les conditions selon son bon plaisir. Le 18, les Prussiens entrèrent dans la ville. La milice fut désarmée, et servit à recruter les troupes : on y prit quatre cent quinze officiers et quinze cents blessés de la bataille de Kesselsdorf. Le Roi établit son quartier à Dresde avec l'état-major des deux armées. On divulgua dans le monde les bruits les plus injurieux au sujet des intentions du Roi sur cette capitale : on disait que le prince d'Anhalt avait demandé le pillage de Dresde pour son armée, lui ayant promis le sac de cette ville pour l'encourager pendant faction. Le penchant des hommes pour la crédulité peut seul accréditer de telles calomnies : jamais le prince d'Anhalt n'aurait osé faire au Roi une proposition aussi barbare; et d'ailleurs ces sortes de promesses peuvent se faire à des troupes indisciplinées, et non à des Prussiens qui n'ont combattu que pour l'honneur et pour la gloire : le principe de leurs succès doit s'attribuer uniquement à l'ambition des officiers comme à l'obéissance des soldats.

A peine le Roi fut-il à Dresde, qu'il rendit visite aux enfants du Roi, pour calmer leur crainte et les rassurer entièrement. Il tâcha d'adoucir leur infortune, en leur faisant rendre scrupuleusement tous<191> les honneurs qui leur étaient dus; la garde du château fut même soumise à leurs ordres. Le Roi répondit ensuite au sieur Villiers : " Qu'il avait été assez étonné de recevoir des propositions de paix un jour de bataille; que pour abréger les négociations, il s'était rendu lui-même à Dresde; que la fortune qui avait secondé sa cause, l'avait mis en situation de ressentir vivement les mauvais procédés, la duplicité et la perfidie dont le comte de Brühl avait fait usage dans toutes ses négociations : mais que bien éloigné d'avoir une façon de penser aussi basse, il offrait, mais pour la dernière fois, son amitié au roi de Pologne; qu'il attendait que les sieurs de Bülow et de Rex eussent reçu leurs pleins pouvoirs, pour qu'on pût finir avec eux sans autre délai; qu'enfin il ne se départirait en rien des engagements qu'il avait pris avec le roi d'Angleterre par la convention de Hanovre; que pour lui, loin d'être aveuglé par la fortune, il ne hausserait ni ne baisserait ses prétentions, et qu'ainsi la reine de Hongrie ne devait pas s'attendre à lui faire changer de résolution. " Le Roi finit en recommandant à M. de Villiers de lui rapporter exactement le dernier mot du roi de Pologne, afin que dorénavant rien ne mît de nouveaux empêchements à la pacification de l'Allemagne et du Nord. Bientôt le Roi fit inviter chez lui tous les ministres saxons : il récapitula tout ce qui s'était passé; il leur exposa avec vérité ses sentiments, et les conditions de paix modérées qu'il offrait à ses ennemis : il fut assez heureux pour les convaincre que ces conditions étaient telles qu'ils les auraient pu souhaiter ou dicter eux-mêmes, et que leur roi n'avait d'autre parti à prendre que de les signer.

On prit en même temps des mesures pour que les troupes observassent le meilleur ordre : le Roi mit dans ses procédés toute la douceur possible, afin que cette province voisine et malheureuse ne se ressentît que légèrement des fléaux d'une guerre dont le peuple était innocent. Pour s'accommoder à la coutume, on chanta dans les églises le Te Deum, sous la triple décharge de l'artillerie de la ville; et le soir<192> on fit représenter l'opéra d'Arminius. On ne rappelle ces bagatelles que relativement aux anecdotes où elles tiennent. Jusqu'à l'opéra tout devenait entre les mains de Brühl un ressort pour gouverner l'esprit de son maître : il avait fait représenter la Clémence de Titus au sujet de la disgrâce de Sulkowski et des prétendus crimes que le Roi lui pardonna; Arminius parut pendant cette dernière guerre : cette histoire devait servir d'allégorie au secours qu'Auguste III donnait à la reine de Hongrie contre les Français et les Prussiens, qu'on accusait de vouloir tout subjuguer. Les louanges flatteuses de la poésie italienne, rehaussées du charme de l'harmonie, et rendues par le gosier flexible des châtrés, persuadaient au roi de Pologne qu'il était l'exemple des princes et un modèle d'humanité. Les musiciens supprimèrent un chœur de l'opéra, qu'ils n'osèrent produire en présence des Prussiens, parce que les paroles pouvaient être justement rétorquées après ce qui venait d'arriver en Saxe; les voici :

Sulle ronine altrui alzar non pensi il soglio,
Colui che al sol' orgoglio riduce ogni virtù.192-a

Les chœurs des opéras d'Auguste valaient les prologues de ceux de Louis XIV.

Pendant qu'on chantait à Dresde des Te Deum et des opéras, M. de Villiers, qu'on y attendait avec impatience, arriva de Prague avec les pleins pouvoirs et toutes les autorisations nécessaires aux ministres saxons pour conclure la paix. Il lut suivi par le comte Frédéric Harrach, qui venait de la part de l'Impératrice-Reine pour la même intention.

Pendant que tout se préparait à Dresde à pacifier les troubles de l'Allemagne, le Roi reçut cette réponse de Louis XV à la lettre touchante qu'il lui avait écrite de Berlin pour lui demander son assistance.<193> Cette réponse avait été minutée par ses ministres, le Roi n'avait prêté que sa main pour la transcrire; la voici :



Monsieur mon frère,

Votre Majesté me confirme, dans sa lettre du 15 de novembre, ce que je savais déjà de la convention de Hanovre du 26 d'août. J'ai dû être surpris d'un traité négocié, conclu, signé et ratifié avec un prince mon ennemi, sans m'en avoir donné la moindre connaissance. Je ne suis point étonné de vos refus de vous prêter à des mesures violentes et à un engagement direct et formel contre moi; mes ennemis doivent connaître Votre Majesté : c'est une nouvelle injure d'avoir osé lui faire des propositions indignes d'elle. Je comptais sur votre diversion; j'en faisais deux puissantes en Flandre et en Italie; j'occupais sur le Rhin la plus grosse armée de la reine de Hongrie. Mes dépenses, mes efforts ont été couronnés des plus grands succès. Votre Majesté en a fort exposé les suites par le traité qu'elle a conclu à mon insu. Si cette princesse y avait souscrit, toute son armée de Bohème se serait subitement tournée contre moi; ce ne sont pas là des moyens de paix. Je n'en ressens pas moins l'horreur du péril que vous courez; et rien n'égalera l'impatience de vous savoir en sûreté, et votre tranquillité fera la mienne. Votre Majesté est en force, et la terreur de nos ennemis, et a emporté sur eux des avantages considérables et glorieux; l'hiver avec cela, qui suspend les opérations militaires, suffisait seul pour la défendre. Qui est plus capable que Votre Majesté de se donner de bons conseils à elle-même? Elle n'a qu'à suivre ce que lui dictera son esprit, son expérience, et par-dessus tout son honneur. Quant aux secours, qui de ma part ne peuvent consister qu'en subsides et en diversions, j'ai fait toutes celles qui me sont possibles, et je continuerai par les moyens qui assurent le mieux le succès : j'augmente mes troupes; je ne néglige rien; je presse tout ce qui pourra pousser la campagne prochaine avec la plus grande vi<194>gueur. Si Votre Majesté a des projets capables de fortifier mes entreprises, je la prie de me les communiquer, et je me concerterai toujours de grand plaisir avec elle, etc.

Au premier aspect de cette lettre, elle paraît douce et polie : mais quand on considère les circonstances fâcheuses où se trouvait le roi de Prusse, et les différentes négociations avec la France qui l'avaient précédée, on y remarque un ton d'ironie d'autant plus déplacé, que l'on n'était pas convenu de remplir par des épigrammes les engagements réciproques contractés par le traité de Versailles. Dépouillons cette lettre de tout verbiage, et examinons ce qu'elle dit réellement : " Je suis fort fâché que vous ayez conclu le traité de Hanovre sans m'en avertir, car le prince de Lorraine reviendrait en Alsace, si la reine de Hongrie l'acceptait. Ne voyez-vous pas que la guerre d'Italie et de Flandre que je soutiens, est une diversion que je fais en votre faveur? car je n'ai nul intérêt à la conquête de la Flandre, et l'établissement de mon gendre Don Philippe en Italie me touche peu. Conti contient si bien les forces principales de la reine de Hongrie en Allemagne, qu'il a repassé le Rhin, laissé faire un Empereur à qui l'a voulu; que Traun a pu détacher Grünne pour la Saxe, et peut-être le suivre avec le reste de ses troupes, si la reine de Hongrie trouve; à propos de l'employer contre vous. J'ai fait de grandes choses cette campagne : on a aussi parlé de vous. Je plains la situation dangereuse où vous vous êtes mis pour l'amour de moi : on n'acquiert de la gloire qu'en se sacrifiant pour la France : témoignez de la constance, et souffrez toujours; imitez l'exemple de mes autres alliés, que j'ai abandonnés, à la vérité, mais auxquels j'ai donné l'aumône lorsqu'on les avait dépouillés de toutes leurs possessions. Prenez conseil de votre esprit, et de la présomption avec laquelle vous vous êtes ingéré quelquefois à me donner des avis : vous aurez sans doute assez d'habileté pour vous tirer d'embarras; d'ailleurs le froid de l'hiver<195> engourdira vos ennemis, et ils ne pourront vous combattre. Si cependant il vous arrivait malheur, je vous promets que l'Académie française fera l'oraison funèbre de votre empire, que vos ennemis auront détruit. Votre nom sera placé dans le martyrologe où se trouve le nom des fanatiques qui se sont perdus pour le service de la France, et des alliés qu'elle a daigné abandonner. Vous voyez que j'ai fait des diversions; je vous ai offert jusqu'à un million de livres de subsides. Espérez avec ferveur dans la belle campagne que je ferai l'été prochain, pour laquelle je prépare tout dès à présent, et comptez que je me concerterai avec vous sur tous les sujets où vous voudrez suivre aveuglément mes volontés, et vous conformer à tout ce qui s'accorde avec mes intérêts. "

Dès que les négociations de la paix furent assez avancées pour qu'on fût sûr de leur réussite, le Roi répondit à cette lettre du roi de France, par une autre dont nous rapporterons le contenu, parce que la matière dont il s'agit était aussi importante que délicate.



Monsieur mon frère,

Après la lettre que j'avais écrite à Votre Majesté en date du 15 de novembre, je devais m'attendre de sa part à des secours réels. Je n'entre point dans les raisons qu'elle peut avoir d'abandonner ses alliés aux caprices de la fortune. Pour cette fois, la valeur seule de mes troupes m'a tiré du pas scabreux où je me trouvais. Si le nombre de mes ennemis m'eût accablé, Votre Majesté se serait contentée de me plaindre, et j'aurais été sans ressources. Comment une alliance peut-elle subsister, si les parties contractantes ne concourent pas avec une même ardeur à leur conservation commune? Votre Majesté me dit de me conseiller moi-même : je le fais, puisqu'elle le juge à propos. La raison me dit de mettre promptement fin à une guerre qui n'a plus d'objet, depuis que les troupes autrichiennes ne sont plus en Alsace, et depuis la mort de l'Empereur : les batailles qu'on donnerait<196> désormais, ne produiraient qu'une effusion de sang inutile. La raison m'avertit de penser à ma propre sûreté; de considérer le grand armement des Russes, qui menace le royaume du côté de la Courlande; l'armée que M. de Traun commande sur le Rhin, qui pourrait aisément refluer vers la Saxe; l'inconstance de la fortune; et enfin, que, dans la circonstance où je me trouve, je ne puis m'attendre à aucun secours de la part de mes alliés. Les Autrichiens et les Saxons viennent d'envoyer ici des ministres pour négocier la paix; je n'ai donc d'autre parti à prendre que de la signer. Après m'être donc acquitté ainsi de mon devoir envers l'État que je gouverne et envers ma famille, aucun objet ne me tiendra plus à cœur que de pouvoir me rendre utile aux intérêts de Votre Majesté. Puisse-je être assez heureux que de servir d'instrument à la pacification générale! Votre Majesté ne pourra confier ses vues à personne qui lui soit plus attaché que je le suis, ni qui travaille avec plus de zèle à rétablir la concorde et la bonne intelligence entre les puissances que ces longs démêlés ont rendues ennemies. Je la prie de me conserver son amitié, qui me sera toujours précieuse, et d'être persuadée que je suis etc.

C'était se congédier honnêtement, et alléguer des raisons si valables, qu'il aurait été impossible au Français d'y répondre.

Cependant les Autrichiens et les Saxons étaient encore aux environs de Pirna; il fallait les éloigner davantage, pour travailler plus tranquillement à la paix. Dans cette vue, M. de Retzow fut détaché avec cinq bataillons et quelque cavalerie du côté de Freyberg; la jalousie qu'il donnait de ce côté, accéléra la retraite des alliés en Bohême. Les troupes saxonnes faisaient à peine quinze mille hommes : le roi de Pologne, dénué de ses revenus, n'avait plus d'argent pour les payer; il ne pouvait pas attendre jusqu'au printemps que les Russes se missent en mouvement : il sentait la nullité de ce secours; enfin la nécessité du moment le forçait à consentir à la paix.

<197>Dans ces entrefaites, le comte de Harrach arriva à Dresde. Il supposait que, fier de ses succès, à l'instar des Autrichiens, le Roi en rehaussant ses prétentions les rendrait excessives; mais bientôt détrompé de ce préjugé, il remercia même ce prince de la facilité avec laquelle il se prêtait à cette négociation. Le Roi lui répondit que la cause de la guerre ayant cessé par la mort de Charles VII, il avait été depuis ce moment dans les mêmes dispositions où il le voyait aujourd'hui. M. de Harrach jeta en avant quelques propositions sur une entrevue entre le Roi et la reine de Hongrie, qui furent éludées par l'exemple de l'inutilité et des mauvaises suites qui en étaient résultées; mais le Roi mêlant adroitement à ces refus des louanges de cette princesse, le comte s'en contenta, et laissa tomber l'affaire.

La paix fut signée le 25 décembre 1745. L'accession de la reine de Hongrie à la convention de Hanovre n'est qu'un renouvellement pur et simple de la paix de Breslau. Les Saxons promirent de ne jamais accorder de passage par leur pays aux ennemis du Roi, sous quelque prétexte que cela put être. On convint de troquer le péage de Fürstenberg contre quelques terres de la même valeur. Le roi de Pologne garantit le payement d'un million de contributions auquel l'Électorat s'était engagé; il renonça par le même article à toute indemnisation des frais de la guerre. Le Roi promit en revanche de faire cesser les contributions du jour de la signature, et de retirer incessamment ses troupes de la Saxe, à l'exception de Meissen, où était l'hôpital prussien; ce qui lui fut accordé jusqu'à la guérison des blessés.

Ainsi finit cette seconde guerre, qui dura en tout seize mois; qui se fit de part et d'autre avec une ardeur et un acharnement extrême; où les Saxons découvrirent toute la rage qu'ils avaient contre les Prussiens, et l'envie que leur inspirait l'agrandissement de cette puissance voisine; où les Autrichiens combattaient pour l'Empire et pour la prépondérance; dans laquelle les Russes voulurent se mêler, pour influer sur les troubles germaniques; à laquelle la France devait s'in<198>téresser, et qu'elle négligea; où l'on vit la Prusse exposée à des dangers imminents, et dont elle triompha par la discipline et la valeur héroïque de ses troupes. Cette guerre ne donna pas lieu à ces grandes révolutions qui changent la destinée des empires; mais elle empêcha que de tels bouleversements n'arrivassent alors, en obligeant le prince de Lorraine d'abandonner l'Alsace. La mort de Charles VII fut de ces événements qu'on ne saurait prévoir : cette mort dérangea le projet d'arracher pour jamais la dignité impériale à la nouvelle maison d'Autriche. Ainsi, en appréciant les choses à leur juste valeur, on est obligé de convenir qu'à certains égards cette guerre causa une effusion de sang fort inutile, et qu'un enchaînement de victoires ne servit uniquement qu'à confirmer la Prusse dans la possession de la Silésie. Si nous n'envisageons cette guerre que relativement à l'accroissement ou à l'affaiblissement des puissances belligérantes, nous trouvons quelle coûta aux Prussiens huit millions déçus, mais qu'à la signature de la paix il leur restait pour toute ressource quinze mille écus198-a pour la continuation de la guerre. Les Prussiens firent dans ces deux campagnes quarante-cinq mille six cent soixante-quatre prisonniers sur leurs ennemis : à savoir : douze mille hommes à Prague; dix-sept cent cinquante par de petits partis; deux cent cinquante aux affaires de Plomnitz et de Reinerz du général Lehwaldt; sept mille cent trente-six à la bataille de Friedeberg; trois mille à la prise de Cosel, et cinq mille en différentes occasions par le général Nassau; deux cent cinquante par les hussards de Zieten; deux mille trente à la bataille de Soor; quatre cents par les troupes du margrave Charles dans la Haute-Silésie; quatre cent vingt-sept par les partis de la garnison de Glatz; treize cent quarante-deux par le général de Winterfeldt; deux cent soixante-onze par le major Warnery; treize cent quatre-vingt-douze à Catholisch-Hennersdorf; six mille six cent<199> cinquante-huit à la bataille de Kesselsdorf, et trois mille sept cent cinquante-huit à la prise de Dresde.

Voici ce que prirent les Autrichiens : le régiment de Kreytzen à Budweis, quatorze cents hommes; un bataillon de pionniers à Tabor, sept cents, et de plus quatre cents malades de l'armée; trois cents hommes à la sortie de Prague; trois cents à Cosel, et treize cent quarante dans toutes sortes de petites affaires. Somme totale : quatre mille quatre cent quarante; nombre bien inférieur aux pertes qu'ils avaient faites. La Haute-Silésie souffrit le plus de cette guerre, et quelques parties de la Basse voisines de la Bohême, comme les cercles de Hirschberg, de Striegau et de Landeshut : mais c'étaient de ces maux qu'une bonne administration répare facilement. La Bohème et la Saxe se ressentirent également du séjour de grandes armées; cependant rien n'y était totalement ruiné. La reine de Hongrie fut obligée d'employer tout son crédit pour se procurer des ressources qui la missent en état de continuer cette guerre; elle tirait à la vérité des subsides que la nation anglaise lui payait, mais qui n'étaient pas suffisants pour l'indemniser des sommes que lui coûtaient les opérations de ses armées en Flandre, sur le Rhin, en Italie, en Bohême et en Saxe. La guerre coûta au roi de Pologne au delà de cinq millions d'écus. Il paya ses dettes en papiers, en créa de nouveaux; car Brühl possédait l'art de ruiner méthodiquement son maître.

Le roi de Prusse porta ses premiers soins au rétablissement de son armée : il la recompléta en grande partie de prisonniers autrichiens et saxons, dont il avait le choix. Les troupes furent ainsi recrutées aux dépens des étrangers, et il n'en coûta que sept mille hommes à la patrie pour réparer les pertes que tant de batailles sanglantes avaient occasionnées. Depuis qu'en Europe l'art de la guerre s'est perfectionné, depuis que la politique a su établir une certaine balance de pouvoir entre les souverains, le sort commun des plus grandes entreprises ne produit que rarement les effets auxquels on devrait s'at<200>tendre : des forces égales des deux côtés et l'alternative des pertes et des succès, font qu'à la fin de la guerre la plus acharnée les ennemis se trouvent, chacun de leur part, à peu près dans l'état où ils étaient avant de l'entreprendre. L'épuisement des finances produit enfin la paix, qui devrait être l'ouvrage de l'humanité et non pas de la nécessité. En un mot, si la considération et la réputation des armes méritent qu'on fasse des efforts pour les obtenir, la Prusse en les gagnant a été récompensée de cette seconde guerre qu'elle entreprit; mais voilà tout ce qu'elle y acquit, et cette fumée encore lui suscitait des envieux.

Corrigé à Sans-Souci ce 20 juillet 1775.

Federic.

<201>

APPENDICE.[Titelblatt]

<202><203>

CORRESPONDANCE DU ROI AVEC SIR THOMAS VILLIERS RELATIVE A L'HISTOIRE DE LA PAIX DE DRESDE.

<204><205>

I. LETTRE DE M. LE COMTE DE PODEWILS, MINISTRE DU CABINET DE SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE, A M. DE VILLIERS, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE A LA COUR DE SAXE.

De Berlin, le 28 novembre 1745.



Monsieur,

C'est par un ordre exprès du roi mon maître, que j'ai l'honneur de vous écrire celle-ci.

Sa Majesté est persuadée que vous êtes pleinement informé, monsieur, de tous les soins infatigables que Sa Majesté Britannique s'est bien voulu donner jusqu'ici pour rétablir la paix en Allemagne, et une bonne harmonie entre le roi mon maître et les cours de Vienne et de Dresde, par la convention conclue et signée à Hanovre le 26 août (nouv. style) de l'année courante, entre le roi mon maître et Sa Majesté Britannique, et ratifiée de part et d'autre.

Vous ne sauriez ignorer non plus, monsieur, la modération que le roi mon maître a témoignée immédiatement après la signature de cette convention, puisque, sans attendre que les cours de Vienne et de Dresde eussent déclaré qu'elles la voulaient accepter, Sa Majesté,<206> dans le dessein de montrer ses grands égards et son attention infinie pour Sa Majesté Britannique, a bien voulu suspendre les effets de son juste ressentiment contre l'invasion hostile des troupes saxonnes en Silésie, en ordonnant à S. A. Mgr. le prince d'Anhalt, dès que la nouvelle de la signature de la convention de Hanovre nous fut parvenue, de ne point entrer en Saxe, quoiqu'il se trouvât sur le point de le faire avec une armée bien supérieure à celle que la cour de Dresde lui pouvait alors opposer.

C'est dans les mêmes sentiments de modération, et pour témoigner d'autant plus les dispositions pacifiques du Roi, que Sa Majesté, nonobstant le refus des cours de Vienne et de Dresde d'acquiescer à un accommodement aussi juste et équitable que celui qui est stipulé dans la convention de Hanovre, a bien voulu surseoir constamment toutes les hostilités contre la Saxe, auxquelles l'invasion de la Silésie l'avait assez autorisée. Et le Roi, pour convaincre encore plus Sa Majesté Britannique, et toutes les puissances bien intentionnées, de son désir pour la paix et le prompt rétablissement d'une bonne union et harmonie avec la cour de Dresde, est allé plus loin; et, pour ne plus donner d'ombrage à la Saxe, il a fait retirer la plus grande partie de l'armée de S. A. le prince d'Anhalt des frontières de la Saxe, ayant fait déclarer à votre cour, monsieur, aussi bien qu'à celle de Russie, qu'il ne tiendrait jamais à Sa Majesté de donner les mains à un prompt accommodement avec Sa Majesté le roi de Pologne, et d'accepter les bons offices que Sa Majesté l'Impératrice y voulait employer de concert avec Sa Majesté Britannique.

Mais comme, malgré toutes ces démarches les plus amiables et les plus pacifiques du roi mon maître, la cour de Dresde, bien loin d'y répondre en aucune façon, avait pris la funeste résolution d'appeler deux armées autrichiennes dans le cœur de la Saxe, pour traverser d'un côté avec leurs forces réunies la Lusace, et pénétrer de là non seulement en Silésie, mais aussi dans les anciens États héréditaires de<207> Sa Majesté, tandis que l'armée saxonne, proche de Leipzig, était destinée à faire, de concert avec le corps de troupes autrichiennes qui est sous les ordres du général comte de Grünne, une invasion dans le pays de Magdebourg, et même tout droit vers cette capitale : le Roi s'est vu forcé à regret, et bien malgré lui, de prendre les mesures les plus vigoureuses que les lois divines et humaines permettent et ordonnent même, pour détruire des desseins si dangereux, et pour ne point attendre dans le cœur de ses États des ennemis acharnés à sa perte et qui s'avançaient de tous côtés pour l'écraser. C'est dans cette fâcheuse nécessité que Sa Majesté s'est trouvée obligée d'aller au-devant de l'armée combinée autrichienne et saxonne en Lusace, pour lui couper le chemin, et l'empêcher de percer dans le cœur des États héréditaires du Roi. La Providence, qui jusqu'ici a donné des marques de sa protection si visibles au Roi contre tant d'ennemis conjurés contre lui, a bien voulu bénir encore cette fois les justes armes de Sa Majesté; et elle a non seulement eu le bonheur de défaire entièrement, à son entrée en Lusace, le corps de troupes auxiliaires saxonnes qui faisaient l'avant-garde de l'armée autrichienne, après avoir fait plus de mille prisonniers, parmi lesquels se trouvent une trentaine d'officiers avec le général de Buchner, le colonel O'Byrn et d'autres officiers de marque, outre quatre pièces de canon, trois drapeaux, deux étendards et deux paires de timbales : mais de plus Sa Majesté ayant marché ensuite du côté de Görlitz pour attaquer l'armée autrichienne, celle-ci n'a pas trouvé à propos de l'attendre; mais, après avoir abandonné son corps de troupes auxiliaires saxonnes, et un grand magasin à Görlitz, dont nos troupes se sont emparées en y faisant encore deux cents hommes et plusieurs officiers du régiment des gardes saxonnes prisonniers, le prince Charles s'est retiré avec tant de diligence et de désordre vers Zittau et les frontières de la Bohême, que ses troupes ont même pillé tous les villages saxons où elles avaient cantonné.

<208>Cependant, et malgré tous ces avantages qui rendent le Roi maître de toute la Haute-Lusace, et qui seront, s'il plaît à Dieu, suivis bientôt de plus considérables encore, Sa Majesté est toujours prête à se réconcilier sincèrement avec Sa Majesté le roi de Pologne, à oublier tout le passé, et à retirer incessamment toutes ses troupes des États de Saxe, aussitôt qu'il aura plu à ce prince d'accéder formellement à la convention de Hanovre, de renvoyer les troupes autrichiennes, et de ne leur plus accorder jamais aucun passage par ses États pour faire la guerre au roi mon maître, ni en Silésie, ni dans aucune autre province de la domination du Roi.

Sa Majesté, dans les termes où elle en est avec le roi votre auguste maître, croit pouvoir s'adresser hardiment à un ministre aussi éclairé et aussi bien intentionné que vous l'êtes, monsieur, pour vous prier, ainsi qu'il m'a expressément ordonné de le faire de sa part, de vouloir bien informer, sans perte de temps, de ces sentiments de modération et de ces dispositions pacifiques Son Excellence M. le comte de Brühl, et même Sa Majesté le roi de Pologne, et de nous faire savoir au plus tôt les résolutions et la réponse de la cour où vous êtes, sur tout cela.

Le Roi m'enjoint expressément de vous dire, monsieur, que vous pouvez compter sur sa parole, et que vous n'aurez jamais aucun démenti à craindre sur tout ce que je viens de vous mander de la part de Sa Majesté et par ses ordres exprès.

Mais vous pouvez bien juger aussi, monsieur, que le Roi ne saurait discontinuer de profiter de ses avantages, et de les pousser aussi loin qu'il est possible pour prévenir les dangereux desseins de ses ennemis, jusqu'à ce qu'il aura plu à la cour où vous êtes, d'accéder purement et simplement à la convention de Hanovre du 26 du mois d'août de l'année présente.

Au reste, comme jusqu'à présent on a fait un assez mauvais usage à Dresde de toutes les ouvertures qui ont été faites de notre côté pour un accommodement, j'ose me flatter que vous ne donnerez point de<209> copie de ma lettre au ministère de Saxe. Il y aura d'autres moyens pour le rassurer sur la sincérité et la bonne foi du Roi, si l'on est disposé, autant que Sa Majesté l'est, à écouter la voix de la modération et de la réconciliation.

J'espère que vous voudrez bien m'honorer d'une prompte réponse par l'envoi d'une estafette, et je suis charmé que cette occasion me procure celle de vous assurer de la plus parfaite considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être etc.

H. comte de Podewils.

<210>

II. RÉPONSE DE M. DE VILLIERS.

De Dresde, le 30 novembre 1745



Monsieur,

Je reçus hier à dix heures du soir l'honneur de la lettre de Votre Excellence du 28 du courant. Celui que Sa Majesté le roi de Prusse me fait, en me choisissant pour l'instrument d'un ouvrage aussi important que celui de couronner ses victoires par une paix équitable, m'animera à y travailler, conformément aux instructions que j'ai depuis quelque temps reçues là-dessus du roi mon maître, avec autant de zèle que d'impartialité. Je commençai dès le soir même du 29 à m'acquitter de ce devoir. Je fis rapport du contenu de la lettre de Votre Excellence à M. le comte de Brühl, qui me promettait, en montrant une disposition agréable aux intérêts des deux cours, d'en faire autant au roi son maître, d'assembler un conseil d'État, et de me donner une réponse aujourd'hui. Son Excellence n'a rien omis; et la résolution de cette cour, sur ce que j'ai eu l'honneur de proposer de la part de Sa Majesté Prussienne, porte en substance :

<211>I. Que le roi de Pologne n'est point éloigné d'accéder à la convention de Hanovre, mais qu'il faut nécessairement en communiquer avec la cour de Vienne, comme la partie principale; ce qu'on va faire incessamment.

II. Que le roi de Pologne s'engage de faire sortir les troupes d'Autriche de son pays, entrées sur des lettres réquisitoriales, aussitôt que Sa Majesté le roi de Prusse, selon sa propre déclaration, fera rétrograder et sortir son armée de tous les États du roi de Pologne.

III. Que le roi de Pologne s'engage de ne plus permettre aucun passage aux troupes d'Autriche dans le but d'attaquer Sa Majesté Prussienne, soit en Silésie, soit dans son électorat.

Je laisse à la pénétration supérieure de Votre Excellence de décider si les engagements du roi de Pologne ne paraissent pas d'une nature à l'empêcher, tel que soit son désir, de rétablir une parfaite harmonie entre les deux cours, à parler plus catégoriquement, et encore moins à accéder à la convention, avant que celle de Vienne, qui devrait être une partie principale contractante, ne l'accepte. Ma sincérité m'oblige à avouer à Votre Excellence que, malgré mon envie extrême de mériter la confiance dont un aussi grand roi que celui que vous servez, monsieur, m'honore, je n'oserais me mêler de cette commission à l'exclusion de la maison d'Autriche. Mais les sentiments de Sa Majesté Prussienne sont trop marqués dans la lettre obligeante et instructive de Votre Excellence, pour n'avoir pas lieu d'espérer que la disposition que la cour de Dresde témoigne dans sa réponse, sera regardée comme un grand acheminement à la paix, si désirée et si nécessaire pour sauver tous les États des bien intentionnés de l'Europe.

Votre Excellence peut être assurée que je ne donnerai point de copie de sa lettre à cette cour. Ce premier témoignage de son opinion<212> en ma faveur m'est trop flatteur, pour que j'en fasse autre usage que celui que vous voulez bien me prescrire; mon étude sera de paraître digne des ordres que Votre Excellence me donne, et de profiter de toutes les occasions pour faire voir la parfaite considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,



Monsieur,

de Votre Excellence
le très-humble et très-obéissant serviteur,
Thomas Villiers.

<213>

III. LETTRE DE M. DE VILLIERS A SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE.

De Dresde, le 30 novembre 1745.



Sire,

Me trouvant honoré d'une lettre de M. le comte de Podewils, ministre d'État de Votre Majesté, par laquelle il me charge, par les gracieux ordres de Votre Majesté, de certaines insinuations à faire à cette cour, tendant au but salutaire du rétablissement de la paix, je n'ai pas manqué de m'en acquitter avec tout l'empressement que l'importance du sujet exige; aussi ai-je la satisfaction de pouvoir assurer Votre Majesté que les propositions généreuses qu'elle a fait faire à Sa Majesté Polonaise, ont été reçues avec des sentiments qui y répondent. La réponse qu'on m'a donnée consiste en ce :

I. Que le roi de Pologne n'est point éloigné d'accéder à la convention de Hanovre, mais qu'il faut nécessairement en communiquer avec la cour de Vienne, comme la partie principale; ce qu'on va faire incessamment.

II. Que le roi de Pologne s'engage de faire sortir les troupes d'Autriche de son pays, entrées sur des lettres réquisitoriales, aussitôt que<214> Sa Majesté le roi de Prusse, selon sa propre déclaration, fera rétrograder et sortir son armée de tous les États du roi de Pologne.

III. Que le roi de Pologne s'engage de ne plus permettre aucun passage aux troupes d'Autriche dans le but d'attaquer Sa Majesté Prussienne, soit en Silésie, soit dans son électorat.

J'en ai incessamment fait part à Son Excellence M. le comte de Podewils; mais, pour gagner du temps et pour épargner une plus grande effusion de sang, je n'ai pas voulu manquer d'en rendre aussi compte à Votre Majesté, en lui proposant, par ordre de cette cour, de faire cesser de part et d'autre toutes les opérations et exactions militaires.

Je n'ose représenter à un prince si éclairé combien un pareil témoignage d'amitié tendra à la consolider. Je me bornerai à obéir aux ordres de Votre Majesté, et à montrer la vénération avec laquelle je prends la liberté de me déclarer,



Sire,

de Votre Majesté
le plus obéissant et dévoué serviteur,
Villiers.

<215>

IV. RÉPONSE DE SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE A M. DE VILLIERS.

Du quartier de Görlitz, le 1er décembre 1745.



Monsieur,

Je crois que l'Angleterre et toute l'Europe doit être convaincue de ma modération. Si le roi de Pologne ne m'avait pas forcé par ses mauvais procédés d'entrer dans son pays, je ne m'y serais jamais porté. Mais indépendamment de tous les avantages que toute l'Europe voit que j'ai sur mes ennemis, je suis prêt à souscrire à un accommodement.

Cependant, ayant trop appris à connaître par l'expérience combien la cour de Dresde se sert de ses avantages, je ne puis faire cesser les hostilités, ni retirer mes troupes de ce pays, avant que le roi de Pologne n'acquiesce purement et simplement à la convention de Hanovre. Vous pouvez être persuadé que j'en attends la nouvelle avec toute l'impatience imaginable, et que, du moment que je l'aurai, je prendrai des arrangements en conséquence. Vous sentez vous-même que ce que vous m'écrivez n'est pas suffisant pour arrêter les progrès d'une armée victorieuse, et que la cour de Dresde paraît se réserver une porte de derrière en attendant le consentement de la cour de<216> Vienne. Pour peu que je voie plus de sincérité de sa part, et que vous vouliez, au nom du roi d'Angleterre, en être garant des suites, je suis prêt à accepter tous les arrangements pacifiques que vous pourrez prendre, pour rétablir une paix bien solide et bien durable entre nos deux cours.

Je ne vous demande qu'une réponse catégorique là-dessus, moyennant laquelle le roi de Pologne verra que je ne souhaite moi-même que la conservation de ses sujets, et le rétablissement d'une amitié durable avec mes voisins. Il ne dépendra que de lui de la cultiver à l'avenir, et d'en retirer plus d'avantage que de celle de ses autres alliés.

Je vous prie de vous employer, avec toute la dextérité que je vous connais, à finir cette négociation, qui répond si bien aux intentions du roi votre maître, en rétablissant la paix de l'Allemagne, et en apaisant une guerre entre deux voisins, qui ne laisserait pas que d'être ruineuse et funeste aux deux parties belligérantes.

Vous pouvez compter que de votre négociation dépendra le sort de la Saxe.

Je suis avec des sentiments d'estime,



Monsieur,

Votre bien affectionné
Federic.

P. S. Je suis dans l'intention de faire la paix selon la convention de Hanovre. J'ai chassé les Autrichiens de la Saxe; ainsi il ne s'agit plus de les renvoyer. Mais que le roi de Pologne se déclare, sous la garantie de l'Angleterre, d'accepter cette convention, ou avec la cour de Vienne, ou séparément, alors les hostilités cesseront. Vous sentez bien que je veux des sûretés, et que ce que je demande est conforme à la justice et au bon sens; et je veux agir à jeu sûr.

<217>

V. LETTRE DE M. DE VILLIERS A SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE.

De Dresde, le 4 décembre 1745.



Sire,

Je reçus, le 3 du courant, les ordres de Votre Majesté du 1er; et, pour m'y conformer sans perte de temps, je priai les ministres d'État, chargés du soin de ce gouvernement pendant l'absence de leur souverain, de s'assembler.

Je leur fis rapport des déclarations de Votre Majesté touchant le rétablissement d'une parfaite harmonie entre les deux cours : et dans cet instant je reçois de leur part la déclaration ci-jointe. J'ose avancer, Sire, que j'ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour qu'elle fût conforme aux désirs que Votre Majesté a daigné me marquer, non seulement pour le rétablissement d'une amitié solide entre les deux cours, mais aussi pour remettre la tranquillité en Allemagne, et que l'intention de cette cour répond parfaitement à ces principes.

Il faut que j'avoue à Votre Majesté que je ne suis pas autorisé de garantir formellement cette déclaration au nom du roi mon maître, n'ayant des instructions que de m'exercer avec toute l'activité possible pour exhorter cette cour à consentir elle-même à la convention signée<218> à Hanovre le 26 d'août (nouv. style) 1745, et à persuader celle de Vienne de l'accepter. Je ne saurais les outrepasser; mais je peux déclarer que le roi mon maître n'a rien plus à cœur que de voir l'accomplissement de cette convention.

Je peux aussi ajouter que je suis convaincu que le roi de Pologne est sincèrement intentionné d'y accéder purement et simplement, et de vivre dans une parfaite amitié avec Votre Majesté. Si c'est trop présumer que d'offrir mes sentiments, je pèche par trop de zèle.

Je sens que je ne saurais mieux montrer que par le silence, la vénération avec laquelle je suis,



Sire,

de Votre Majesté
etc. etc.
Villiers.

<219>

VI. DÉCLARATION DU MINISTÈRE DE DRESDE, DU 3 DÉCEMBRE 1745 DONNÉE A M. DE VILLIERS.

Nous soussignés, ministres d'État de Sa Majesté le roi de Pologne, sommes très-obligés à M. l'envoyé d'Angleterre de la communication de la déclaration ultérieure de Sa Majesté Prussienne concernant la réconciliation proposée par M. le comte de Podewils.

Nous regrettons cependant en même temps beaucoup de ce que les trois points énoncés dans la première déclaration donnée d'ici à M. l'envoyé, n'ont point été aussi bien reçus qu'on l'avait espéré. Mais pour lever au possible tout doute, nous ne balançons pas un moment, dans l'absence du roi notre maître, de déclarer en son nom que Sa Majesté est non seulement disposée, mais prête à rétablir la bonne harmonie entre elle et Sa Majesté Prussienne sur le pied de la convention arrêtée à Hanovre le 15/26 d'août de l'année courante 1745.

En échange de quoi, elle se promet de la part de Sa Majesté Prussienne, suivant sa déclaration déjà faite, qu'elle fera cesser dès à présent toute hostilité et poursuite de marche : qu'elle n'exigera plus aucune livraison, ou contribution nouvelle ou ancienne, et bonifiera<220> toutes celles qui pourraient déjà avoir été levées; qu'elle retirera aussi dès à présent toutes ses troupes des États du Roi, et ne les y arrêtera sous quelque prétexte que ce soit; qu'elle évacuera tous les forts et places, et les rendra dans l'état qu'elles étaient avant leur occupation; qu'elle relâchera et fera restituer toutes les caisses saisies, soit royales ou particulières; qu'elle ne permettra pas qu'aucun tort soit fait dans la retraite, ni aux personnes qui sont au service du Roi, ni aux vassaux, ni à aucun sujet, soit en leurs personnes, soit en leurs biens, et qu'elle relâchera enfin sans rançon tous les prisonniers faits sur les troupes du Roi.

Ecrit à Dresde, ce 3 décembre 1745.

Signé

de Gersdorff.
comte de Zech.
comte de Hennicke.
de Rex.

<221>

VII. RÉPONSE DE SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE DE M. DE VILLIERS.

Du quartier général de Bautzen, le 5 décembre 1745.



Monsieur,

Je ne sais qui, de moi ou des Saxons, vous sera le plus obligé du rétablissement de la paix. Le mal que je fais à mes voisins, se fait très à contre-cœur. Je suis forcé d'en venir à cette extrémité; mais je procure en même temps toutes les facilités qui dépendent de moi, au roi de Pologne pour sortir d'embarras.

Il sera donc nécessaire, pour mettre radicalement fin à cette funeste guerre, que le roi de Pologne expédie incessamment des pleins pouvoirs à un de ses ministres, pour lequel je vous envoie le passeport ci-joint.

J'ai expédié mes ordres à mon ministre du Cabinet, le comte de Podewils, pour se rendre incessamment ici; après quoi, l'on pourra dresser la convention convenablement; et, dès qu'elle sera ratifiée du roi de Pologne, je ferai cesser les hostilités, et j'évacuerai son pays, ses forteresses, etc.

<222>Quant à l'article de la cessation des contributions et de l'indemnisation du dommage fait, les contributions ne peuvent cesser qu'après que le roi de Pologne aura ratifié les préliminaires dressés par nos ministres : et je peux aussi peu indemniser le roi de Pologne des dommages de ses sujets, que lui et la reine de Hongrie m'indemniseront de ceux qu'ils m'ont faits et font encore actuellement en Silésie.

Vous me ferez plaisir, monsieur, d'accompagner le ministre saxon chargé des pleins pouvoirs de son maître. Cela me procurera la satisfaction de voir un homme que j'estime beaucoup, et qui, rempli des véritables sentiments qu'un ministre doit avoir, procure la paix et la tranquillité aux nations, en éteignant le flambeau de la Discorde et de la Guerre.

Je crois de plus que vous n'aurez point de temps à perdre, pour être muni de votre cour des pleins pouvoirs dont vous avez besoin pour la garantie de la Grande-Bretagne, et de faire que M. de Bestusheff et le ministre de Hollande agissent en conséquence.

Je regarde cette paix-ci comme la base de la pacification de l'Allemagne : ou la reine de Hongrie y accédera d'abord, ou elle ne tardera pas de le faire.

J'ai appris d'ailleurs avec douleur que le roi de Pologne a quitté sa capitale. C'est un affront qu'il fait à ma façon de penser : je l'ai toujours estimé personnellement, et dans le plus grand acharnement de la guerre on aurait respecté son caractère et sa famille. Vous pouvez assurer ce prince de la cordialité et de la sincérité de mes sentiments, et qu'il ne tiendra qu'à lui que désormais les deux cours vivent dans la plus étroite amitié. Je vous prie d'être assuré des sentiments d'estime avec lesquels etc.

Federic.

<223>

VIII. LETTRE DE M. DE VILLIERS A SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE.

De Prague, le 9 décembre 1745.



Sire,

Pour exécuter moins mal les ordres de Votre Majesté, je me suis rendu auprès du roi de Pologne; c'est pourquoi je n'ai reçu qu'hier ceux dont Votre Majesté m'honore du 5 du courant. Je les ai communiqués sur-le-champ au comte de Brühl; et pour mieux convaincre Sa Majesté Polonaise des sentiments de Votre Majesté à son égard, j'ai même pris la liberté de lui donner un extrait de la lettre de Votre Majesté, croyant que ses expressions d'amitié auraient trop perdu par un rapport de ma part. Si en cela j'ai surpassé ses intentions, ce n'est qu'en les voulant mieux accomplir : il suffit que je les sache, pour les observer religieusement. Le comte de Brühl vient de me donner pour réponse le mémoire ci-joint.223-+ Votre Majesté a montré tant d'empressement à rétablir la tranquillité en Allemagne, elle entend si bien ses intérêts, et elle voit si clairement toutes les circonstances qui y ont rapport, qu'il ne m'est pas permis d'alléguer mes raisons là-dessus. J'ose seulement répéter que cette cour souhaite<224> ardemment le rétablissement de la bonne harmonie avec celle de Votre Majesté, et de parvenir au but général que Votre Majesté se propose. Il est donc à espérer qu'étant d'accord sur les principes, on le sera sur les moyens, et que le petit retardement dans l'envoi d'un ministre n'en causera presque aucun dans l'avancement de l'ouvrage, quoique le moindre délai ne saurait qu'affliger ceux qui souhaitent véritablement le bien.

Mon espérance est dans la grandeur d'âme de Votre Majesté : sa modération ne lui fera pas moins de gloire que ses victoires. Je dis peut-être trop, quoique je supprime plus que je ne dis. Je ne saurais exprimer l'impatience que j'ai de faire ma cour à Votre Majesté, et de mériter ce qu'elle a bien voulu dire sur mon sujet. J'espère qu'elle paraîtra par mon zèle pour son service, et par la dévotion avec laquelle je suis,



Sire,

de Votre Majesté
etc. etc.
Villiers.

P. S. Je n'ai pas manqué de marquer à ma cour ce que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me dire touchant la garantie de la Grande-Bretagne. Je suivrai avec la même exactitude les ordres de Votre Majesté par rapport à M. de Bestusheff et au ministre de Hollande.

<225>

IX. MÉMOIRE DE LA COUR DE DRESDE, DONT IL EST FAIT MENTION DANS LA LETTRE PRÉCÉDENTE, SIGNÉ A PRAGUE LE 9 DÉCEMBRE 1745.

Sur ce que M. l'envoyé d'Angleterre a communiqué de la réponse reçue de Sa Majesté Prussienne, et dont rapport a été fait au roi de Pologne, Sa Majesté a ordonné de faire connaître audit ministre britannique qu'elle avait espéré, après avoir de son côté apporté tant de facilités pour le rétablissement d'un accommodement et de la bonne harmonie avec Sa Majesté Prussienne en se déclarant prête d'accéder à la convention de Hanovre, que ledit roi ne refuserait pas d'accepter les conditions ajoutées à cette déclaration amiable, c'est-à-dire, la cessation des hostilités, l'exaction des contributions demandées, et la restitution de celles qui ont déjà été levées.

Ce refus ne saurait qu'être d'autant plus sensible à Sa Majesté Polonaise, puisqu'il fait entrevoir la ruine de son pays, vu surtout la rigueur avec laquelle on presse le payement des contributions exigées, sans parler du monde qu'on enlève par force, des recrues qu'on exige du pays, et des autres molestations sans nombre qu'on exerce,<226> malgré l'union des électeurs, des pactes de famille qui subsistent entre les deux maisons, et contre toutes les lois de l'Empire.

Sa Majesté Polonaise ne demande pas mieux que de se réconcilier sincèrement avec Sa Majesté Prussienne, et elle souhaiterait que cela pût se faire conjointement avec Sa Majesté l'Impératrice : le moyen d'y parvenir n'est pas si l'on veut au préalable ruiner la Saxe d'une façon que de longues années elle ne pourra s'en relever.

C'est pousser les choses tellement à bout, que, ruine pour ruine, Sa Majesté Polonaise n'a pas besoin d'entrer dans un tel accommodement, devant en ce cas plutôt sacrifier jusqu'au dernier homme, et attendre à s'en dédommager dans la suite par le secours de ses alliés et de tout l'Empire.

D'ailleurs, si Sa Majesté Prussienne, qui connaît la source de cette guerre, aurait voulu ou voudrait encore entrer dans les justes désirs de Sa Majesté Polonaise, l'envoi d'un ministre, muni des pleins pouvoirs nécessaires pour arrêter raccommodement entre les deux cours, n'aurait pas souffert la moindre difficulté; et le Roi est tout prêt d'en expédier un aussitôt que Sa Majesté Prussienne voudra se déclarer plus favorablement sur les points ci-dessus mentionnés, et donner incessamment les ordres nécessaires pour ménager le pays.

Le Roi est du reste fort sensible aux sentiments d'estime que Sa Majesté Prussienne proteste lui porter. Il y répondra toujours parfaitement, et n'oubliera surtout jamais les égards dus à tout souverain, et plus encore aux têtes couronnées.

Aussi Sa Majesté, qui juge des autres souverains par elle-même, n'aurait-elle jamais quitté sa capitale et son pays pour se réfugier ici, si elle n'avait pas craint qu'on n'aurait pas plus de ménagement dans une guerre ouverte, qu'on en a eu dans les écrits qui l'ont précédée. D'ailleurs, elle répond à la politesse de Sa Majesté par toute la reconnaissance possible, et ne manquera pas, après la réitération de ces dignes sentiments pour la sûreté de sa capitale, d'y retourner.

<227>Requérant ainsi M. l'envoyé d'Angleterre de faire part du contenu de ce mémoire à Sa Majesté Prussienne, on préparera éventuellement tout pour l'expédition d'un ministre, dans l'attente d'une réponse favorable.

Fait à Prague, ce 9 décembre 1745.

<228>

X. RÉPONSE DE SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE A M. DE VILLIERS.

Du quartier général de Bautzen, le 11 décembre 1745.



Monsieur,

Je ne puis assez me louer de l'empressement et de l'activité que vous témoignez pour proposer des paroles de paix et d'accommodement au roi de Pologne. Autant que j'ai lieu d'être satisfait, monsieur, de votre conduite, autant suis-je étonné que vous par vos soins infatigables, et moi avec tant de modération et les avantages de la fortune, nous ne puissions fléchir l'esprit irréconciliable de la cour de Dresde.

J'avoue qu'il était difficile de prévoir qu'une cour qui se croit obligée d'abandonner sa capitale, voulût prescrire des lois dures, dans le temps qu'on lui demande sincèrement son amitié et la paix. Il dépendra du roi de Pologne de la faire toutes fois et quand il voudra. Je suis de mon côté les lois de la guerre; et je vous répète ce que je vous ai dit dans ma lettre précédente, que, du jour de la signature du traité par le roi de Pologne, on fera cesser les hostilités et les contributions ultérieures.

Si la fortune avait favorisé les armes de mes ennemis, je ne sais point si l'on se serait contenté de faire contribuer mon pays, et si<229> l'on n'y aurait pas tout mis à feu et à sang, en me demandant le sacrifice de provinces entières. Après cela, vous avouerez que mon procédé est bien plus humain, et que, si j'ai eu le bonheur de déranger les projets dangereux que les cours de Vienne et de Dresde avaient formés contre moi, je n'use en tout que des droits de la guerre, et comme c'en est l'usage par toute l'Europe. S'il est vrai que le roi de Pologne veut éviter la ruine de ses États héréditaires, il me semble que le moyen le plus sûr pour la prévenir, est d'accepter la paix que j'offre si cordialement à ce prince; car, sans haine et sans animosité particulière, tout le monde conviendra que quatre-vingt mille hommes dans un pays comme la Saxe, ne peuvent pas manquer de le ruiner à la longue.

Mes mains sont innocentes de tout le mal qui en arrivera, et j'en atteste le ciel, à la face de toute l'Europe, que, si le roi de Pologne persiste dans son irréconciliabilité, personne ne pourra trouver à redire que, de mon côté, je me porte aux plus grandes extrémités. Pour l'amour de l'humanité, monsieur, employez tous vos soins pour que deux maisons voisines ne s'entre-déchirent point. Soyez l'organe de mes sentiments, comme vous êtes le dépositaire de mes intérêts, et sauvez la Saxe de ses calamités présentes, et du dernier des malheurs qui la menace. Je suis etc.

P. S. Le comte de Podewils est ici depuis hier; il attendra encore pour voir s'il n'y aura pas moyen de porter le ministère saxon à des sentiments plus justes et plus équitables. Que le roi de Pologne profite donc de mes dispositions, et qu'il ne me pousse point à bout.

Je vous enverrai demain mes remarques sur le mémoire du comte de Brühl : vous en ferez l'usage que vous trouverez le plus convenable; et, en cas que vous les croyiez moins propres à radoucir les esprits qu'à les aigrir, il dépendra de vous de n'en point faire usage à la cour.

<230>En attendant, je pars pour donner une nouvelle activité à mes opérations et pourvoir à mes propres sûretés, soit en écrasant mes ennemis, ou en les obligeant à faire une paix raisonnable. Quoi qu'il puisse arriver, j'aurai toujours beaucoup de reconnaissance pour vos bons procédés; et si je puis vous être utile à votre cour, j'emploierai chaudement tout mon crédit pour vous prouver que vous n'avez pas servi un ingrat.

Federic

<231>

XI. LETTRE DE M. LE COMTE DE PODEWILS A M. DE VILLIERS.

De Bautzen, le 12 décembre 1745.



Monsieur,

J'ai l'honneur de vous communiquer, par ordre du roi mon maître, les Réflexions ci-jointes sur le mémoire que la cour de Saxe vous a remis en date de Prague, du 9 de ce mois.

Je suis persuadé, monsieur, qu'un ministre aussi éclairé et aussi bien intentionné que vous l'êtes, en fera le meilleur usage du monde.

Il me semble que le prompt envoi d'un ministre, muni des pleins pouvoirs suffisants de la cour où vous êtes pour la conclusion de la paix, avancerait de beaucoup un ouvrage si salutaire, et rapprocherait peut-être les esprits.

Serait-il possible que l'on méconnût assez ses véritables intérêts en Saxe, pour pousser le Roi à bout par la demande extraordinaire de la cessation des hostilités et des contributions avant la signature du traité de la paix? S'est-on jamais avisé de vouloir donner de cette façon-là les lois au vainqueur? et ne doit-on pas profiter en Saxe de la modération du Roi, de vouloir bien, malgré ses avantages, s'en<232> tenir au simple rétablissement de la paix qu'on offre, et qu'on tient en main à la cour où vous êtes, en faisant cesser toutes les calamités et tous les inconvénients de la guerre du jour même de la signature de la paix?

Au reste, monsieur, il paraît qu'on veut surprendre votre religion, en vous faisant accroire, par des imputations mal fondées, que le Roi veut la ruine de la Saxe, dont les habitants ne sauraient assez reconnaître le bon ordre et l'exacte discipline que Sa Majesté fait observer à ses troupes dans tout le pays qu'elle occupe, à la honte des alliés de la Saxe, qui l'ont ravagée partout où ils sont venus. Vous sentirez bien qu'on s'y prend tout autrement quand on veut ruiner un pays. Mais les contributions et l'entretien de l'armée font une partie trop essentielle des lois de la guerre qu'on nous a forcés de faire, pour y pouvoir trouvera redire tant qu'elle subsiste, surtout quand on est le maître, comme on l'est en Saxe, de les voir finir d'un jour à l'autre.

Enfin, redoublons nos soins pour jeter, par la paix avec la cour où vous êtes, les fondements de la tranquillité de l'Allemagne, et pour nous acquitter dignement l'un et l'autre de la tâche la plus glorieuse de notre ministère, qui est de contribuer, autant qu'il dépend de nous, au bonheur des nations. Mon séjour en ce pays-ci ne sera pas long; je serais au désespoir si mon voyage devenait entièrement infructueux, et si je devais me voir privé de la satisfaction de vous assurer de bouche qu'on ne saurait rien ajouter aux sentiments de considération et d'estime avec lesquels j'ai l'honneur d'être etc.

Le comte de Podewils.

<233>

XII. RÉFLEXIONS SUR LE MÉMOIRE DE LA COUR DE DRESDE.

Si le Roi a continué jusqu'ici de donner des preuves de sa modération et de son désir sincère de parvenir au rétablissement d'une paix solide et d'une bonne union et harmonie avec la cour de Dresde, par un traité dûment conclu, signé, et ratifié entre les deux puissances belligérantes, ainsi que l'usage et la nécessité, aussi bien que la sûreté réciproque des deux cours, l'exigent, Sa Majesté ne s'est point attendue qu'au lieu d'envoyer ici un ministre chargé des pleins pouvoirs suffisants pour achever d'autant plus promptement un ouvrage si salutaire, et finir les calamités d'une guerre que la cour de Dresde s'est attirée par sa propre faute, on voudrait les prolonger par la demande exorbitante et inusitée des restitutions et des redressements préalables de tous les inconvénients qui sont les suites ordinaires et inséparables d'une guerre à laquelle on a forcé le Roi par la conduite qu'on a tenue à Dresde à son égard, ainsi qu'il est connu de toute l'Europe.

On devrait savoir bon gré à la façon de penser du Roi, et reconnaître, comme la marque la plus éclatante de sa modération et de ses<234> sentiments pacifiques, que Sa Majesté, au lieu d'insister sur une indemnisation pleine et entière de l'invasion et des ravages faits par l'armée combinée autrichienne et saxonne en Silésie, par les contributions et les fourrages qu'on y a extorqués aux habitants, et par la ruine des plus riches contrées de ce duché, veut bien oublier tout le passé, et ne demande que la simple paix et la sûreté de ses États contre un voisin, qui, non content d'avoir envahi la Silésie, était sur le point d'en faire autant avec les secours étrangers qu'il avait appelés dans le cœur de ses pays, pour tomber sur les anciens États héréditaires de Sa Majesté, le fer et le feu à la main.

Si donc le Roi renonce généreusement à la juste demande, contre la Saxe, de toute indemnisation pour le passé, à plus forte raison celle-ci le doit-elle faire dans le cas présent, où elle ne saurait ignorer que les lois de la guerre autorisent pleinement les inconvénients dont on se plaint.

Tout ce qu'on peut exiger avec justice et raison d'un vainqueur, en pareille occasion, c'est de faire cesser les hostilités, les contributions et l'entretien de troupes, du jour même de la conclusion et de la signature de la paix : tel est l'usage une fois établi et constamment pratiqué entre tous les souverains qui sont en guerre, et dans tous les traités de paix qu'on conclut : vouloir s'en écarter, et insister opiniâtrement sur le contraire, c'est autant que de refuser tout accommodement raisonnable.

C'est la situation où les deux cours se trouvent; et les offres du Roi sur cet article justifient autant sa conduite, que le refus de la cour de Dresde d'y acquiescer, fait douter de sa sincérité pour un prompt accommodement. On a mauvaise grâce à Dresde d'en vouloir appeler à l'union des électeurs, aux pactes de famille qui subsistent entre les deux maisons, et aux lois de l'Empire : ces barrières respectables auraient dû arrêter et empêcher la cour de Saxe d'attaquer la première les États du Roi, et de leur préparer la ruine totale<235> dont elle les a menacés assez publiquement. C'est pour le Roi, comme partie lésée et attaquée, que ces engagements et ces lois parlent contre ses ennemis et agresseurs, qui, après lui avoir fait tout le mal possible et manqué celui qu'ils lui avaient préparé, doivent reconnaître leur tort, et se trouver bien heureux qu'on veut se contenter de passer l'éponge sur tout le passé, et donner les mains à une abolition réciproque de toute indemnisation. Cela se peut-il appeler pousser les choses à bout du côté du Roi, et en vouloir à la ruine totale d'un pays, que Sa Majesté souhaite avec tant d'ardeur de prévenir par une prompte conclusion de la paix, et par la cessation totale de toute hostilité et contribution, du jour même de la signature de la paix?

A qui en sera la faute, si la Saxe continue de souffrir les calamités d'une guerre défensive de la part du Roi, qui offre et qui presse de les finir par le simple rétablissement de la paix, sans exiger le moindre sacrifice ou dédommagement? Qui sera cause de la prolongation des troubles? Est-ce celui qui insiste sur un prompt raccommodement pour les faire cesser, ou celui qui le fait accrocher à des conditions que l'usage de toutes les guerres du monde n'admet point, et que les avantages du Roi rendent d'une nature à ne devoir pas même être proposées, si on a sincèrement envie de se raccommoder avec lui?

Au reste, si Sa Majesté le roi de Pologne souhaite, comme le Mémoire l'insinue, de se réconcilier sincèrement, de concert avec la cour de Vienne, avec le Roi, Sa Majesté n'en sera jamais éloignée, et on se souviendra qu'on a laissé le choix à la cour de Dresde de se raccommoder, ou conjointement ou séparément de celle de Vienne, avec le Roi, qui, de son côté, a apporté tant de facilités pour l'une et pour l'autre, qu'on peut hardiment défier toute l'Europe de pouvoir faire le moindre reproche à la sincérité de Sa Majesté et à la pureté de ses sentiments là-dessus.

Enfin, il faut espérer que la cour de Dresde, faisant réflexion sur la situation présente de ses affaires, et sur la dure nécessité où elle a<236> réduit le Roi d'user de ses avantages pour se procurer toutes les sûretés imaginables, ne voudra plus différer l'envoi d'un ministre autorisé pour conclure promptement une paix si désirée et si nécessaire au bien des États réciproques, sans accrocher davantage une œuvre si salutaire, à des demandes incompatibles avec les lois de la guerre et l'usage pratiqué constamment en pareille occasion. Ce sera la pierre de touche de la sincérité de la cour de Dresde; et si elle s'y refuse, on n'en saurait inférer d'autres conséquences, sinon qu'elle veut amuser le Roi, lui faire perdre ses avantages présents, et gagner assez de temps pour exécuter les vastes projets qu'on avait médités contre les États de Sa Majesté, et que la Providence divine et les glorieux succès des armes du Roi, ont jusqu'ici fait échouer si heureusement.

<237>

XIII. LETTRE DE M. DE VILLIERS A SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE.

De Prague, le 13 décembre 1745



Sire,

En conséquence des ordres de Votre Majesté du 11 du courant, j'ai de nouveau représenté ici ses sentiments pour la paix et pour la personne du roi de Pologne, et je n'ai pas manqué non plus de faire voir la résolution où est Votre Majesté de continuer les opérations jusqu'à ce que l'accommodement soit assuré, et les malheurs qui en résulteront à la Saxe, quoique menée sans haine ou animosité et par des troupes dont la discipline, aussi bien que la bravoure, fait l'admiration de toute l'Europe. J'ai encore pris la liberté de me servir d'un extrait de la lettre de Votre Majesté, pour rendre avec précision et, énergie ce qu'elle désire pour le bien de l'Allemagne; et le comte de Brühl vient de me dire de faire savoir à Votre Majesté que le roi son maître a toujours l'esprit sincèrement porté à se réconcilier avec Votre Majesté, et qu'il enverra M. de Saul ce soir à Dresde, pour instruire son cabinet sur les instructions à donner au ministre qui sera employé pour cette négociation, et qu'on l'expédiera sans perte de temps.

<238>Le roi de Pologne souhaite que j'aille avec lui; mon obéissance à ses ordres sera accompagnée du plus grand empressement à faire ma cour à Votre Majesté. Le comte de Brühl croit que ledit ministre pourra partir vers samedi ou dimanche. En attendant, on reconnaît la nécessité de faire vivre les troupes; mais on se flatte que celles de Votre Majesté n'exigeront rien de plus.

Comme cette réponse paraît un acheminement à l'objet principal de Votre Majesté, je la lui communique sans attendre les remarques qu'elle a eu la bonté de dire qu'elle m'enverrait sur le Mémoire de cette cour, du 9 du courant.

Ses expressions pleines d'indulgence m'enhardissent à offrir à sa considération, si ce ne serait pas le moyen de perfectionner plus tôt cet ouvrage, et de le rendre plus solide, que d'engager la cour de Vienne à y entrer. Les discours que j'ai eus avec le comte de Harrach depuis que je suis ici, me donnent lieu d'espérer que l'on trouverait de la facilité du côté de sa maîtresse, prête à vivre dans une parfaite amitié avec Votre Majesté, pourvu que l'on puisse obtenir, à ce qu'il dit, quelque adoucissement aux articles de la convention de Hanovre. L'approbation de Votre Majesté augmenterait, si cela se pouvait, mon zèle pour son service; c'est une récompense bien au delà de mon mérite. L'étude de mes jours sera de la conserver, et de montrer la parfaite dévotion avec laquelle je suis,



Sire,

de Votre Majesté
le plus soumis et le plus fidèle serviteur,
Thomas Villiers.

<239>

XIV. RÉPONSE DE SA MAJESTÉ LE ROI DE PRUSSE A M. DE VILLIERS.

De Dresde, le 18 décembre 1745.



Monsieur,

J'ai été fort surpris de recevoir des propositions de paix le jour d'une bataille, et j'ai été convaincu suffisamment du peu de sincérité des ministres saxons par le retour du prince Charles de Lorraine en Saxe. La fortune, qui a secondé ma cause, m'a mis en état de ressentir ces sortes de procédés bien vivement; mais, bien loin de penser de cette façon-là, j'offre encore pour la dernière fois mon amitié au roi de Pologne. Mes succès ne m'aveuglent point; et, quoique j'aurais raison d'être enflé de ma situation, je suis toujours dans les sentiments de préférer la paix à la guerre, et j'attends que M. de Bülow et M. de Rex ayent leurs pleins pouvoirs, pour que le comte de Podewils, qui arrivera ce soir ou demain ici, puisse entrer d'abord en conférence avec eux.

D'ailleurs, je ne puis pas vous cacher ma surprise de ce qu'un ministre anglais puisse me conseiller de me départir d'un traité que j'ai fait avec le roi son maître, et que la Grande-Bretagne a garanti.<240> Vous me verrez plutôt périr, moi et toute mon armée, que de me relâcher sur la moindre minutie de ce traité. Si la reine de Hongrie veut donc enfin faire une fois la paix, je suis prêt de la signer, selon la convention de Hanovre; et si elle le refuse entièrement, je me verrai en droit de hausser mes prétentions contre elle.

Apportez-moi donc les dernières résolutions du roi de Pologne; et que je sache s'il préfère la ruine totale de son pays à sa conservation, les sentiments de la haine à ceux de l'amitié, et, en un mot, s'il aime mieux attiser l'embrasement funeste de cette guerre, que de rétablir la paix avec ses voisins et pacifier l'Allemagne. Je suis, avec toute l'estime possible, etc.

Federic.


10-a Le Roi avait envoyé alors, comme volontaires, à l'armée royale hongroise, vingt-six officiers, sous le commandement du colonel Bernard-Henri de Bornstedt. Ce dernier mourut en 1752, ayant le grade de lieutenant-général. Voyez Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1743, no 52 et 53.

100-a Le mot que nous avons remplacé par arrêter, a été oublié par l'Auteur dans le manuscrit original.

101-11 15 mars.

111-a Le 16 juillet 1749, après une visite à Sans-Souci, le maréchal de Saxe étant sur le point de retourner à Dresde, le Roi lui écrivit : " On parlait ces jours passés d'actions de guerre, et on agitait cette question rebattue, savoir : laquelle des batailles gagnées faisait le plus d'honneur au général? Les uns disaient que c'était celle d'Almanza : d'autres se déclaraient pour celle de Turin : pour moi je fus d'avis que c'était la victoire qu'un général à l'agonie avait remportée sur les ennemis de la France. "

115-a Hartwig-Charles de Wartenberg, lieutenant-colonel dans le régiment de hussards no 3, devint colonel et chef de ce régiment le 20 avril 1745, trois jours après la mort du colonel Hyacinthe de Malachowski.

117-a Le 22 mai 1745. Le général de Stille, dans son ouvrage anonyme Les Campagnes du Roi, avec des réflexions sur les causes des événements, (Sans lieu d'impression) 1762, in-8, p. 190, dit que le combat eut lieu le 23 mai; cette date est inexacte : le 23 était le lendemain de l'affaire, et le jour où le colonel de Winterfeldt fut nommé général-major en récompense de sa brillante action de la veille.

118-a Le régiment de cuirassiers no 4 de la Stammliste de 1806.

118-b Le régiment de Louis était le régiment de dragons du colonel Louis-Eugène-Jean, prince de Würtemberg-Stuttgart, no 2 de la Stammliste de 1806.

119-a Reimar-Jules de Schwerin, général-major, et depuis 1749 chef du régiment de dragons de Louis de Würtemberg.

121-a Hohenfriedeberg.

121-b Les mots il faut, ajoutés par les éditeurs de 1788, manquent dans le manuscrit original.

122-a Ainsi que les éditeurs de 1788, nous avons ajouté l'obligeait, mot qui paraît avoir été oublié par l'Auteur.

124-a Hohen-Helmsdorf.

125-a C'est le Stanowitzer Fuchsberg, situé entre Stanowitz, Oelse et Striegau, et appelé notre observatoire par le général de Stille dans Les Campagnes du Roi, p. 199.

125-b Le mot de topaze (Topasberg) ne se rencontre que dans ce passage et à la page 127 : il ne se trouve dans aucun rapport sur la bataille de Hohenfriedeberg : et il n'est pas à la connaissance des personnes les mieux instruites de Striegau et des environs que jamais une de leurs montagnes se soit appelée ainsi. Dans la première rédaction de l'Histoire de mon temps, de 1746. cah. III, chap. 18, p. 16, le Roi appelle le mont Topaze " un rocher isolé proche de Striegau, dont la cime domine toute la plaine et les environs " : description qui ne peut s'appliquer qu'au Mont Large (der breite Berg); mais en racontant, deux pages plus bas, qu'il a établi sur le mont Topaze une batterie de six canons de vingt-quatre livres, on ne peut le rapporter qu'au grand mont des Renards près le village de Grüben (der grosse Grübener Fuchsberg). sur lequel, selon tous les rapports du temps, fut placée la batterie mentionnée, et où se trouve encore une vieille carrière de pierres.

129-a Dans le brevet daté du 31 juillet 1745, par lequel le lieutenant-général de Gessler fut nommé comte, il est relaté qu'il détruisit vingt bataillons ennemis, et prit soixante-sept drapeaux. Les armoiries de Chasot, major au régiment de dragons du margrave de Baireuth, ne portent que le chiffre de soixante-six drapeaux.

129-b La brigade du Feld-Zeugmeister baron de Thüngen, qui fut détruite par le général Gessler, se composait des régiments de Marschall, Grünne, Thüngen. Daun, Kolowrat, Maximilien de Hesse, et Bade-Bade. Le Roi a oublié de mentionner ces deux derniers : et, d'après l'Ordre de bataille autrichien, le régiment de Wurmbrand, qu'il cite comme ayant pris part à ce combat, n'assista pas à la bataille de Hohenfriedeberg. Voyez Oestreichische militärische Zeitschrift. Wien, 1825, t. III, p. 31.

129-c Othon-Martin de Schwerin, qui se distingua d'une manière si brillante à la bataille de Hohenfriedeberg comme commandeur en chef du régiment de Baireuth dragons, était alors colonel; mais il fut nommé général-major, en juillet 1745, par brevet daté du 29 novembre 1743.
Le régiment de dragons du margrave Frédéric de Baireuth, no 5, est à présent le 2e régiment de cuirassiers, appelé Königinn.

129-d Voyez ci-dessus, p. 119.

130-a Frédéric-Sébastien-Wunibald comte Truchsess-Waldbourg, lieutenant-général et chevalier de l'Aigle noir, chef du régiment d'infanterie no 13 : il naquit en Prusse en 1689. Voyez t. II, p. 126.

130-b Frédéric-Guillaume-Adolphe de Düring était capitaine dans le 1er bataillon de la garde, avec le titre de lieutenant-colonel.
Dans son Épître à Stille le Roi dit :

Schwerin, Truchsess, Düring, vous perdîtes la vie;
Votre sort glorieux est digne qu'on l'envie.

Félix-Bogislas de Schwerin, colonel de la garde, qui se trouve célébré dans ces vers comme l'une des victimes de Hohenfriedeberg, est passé sous silence dans le manuscrit de l'Histoire de mon temps, bien qu'il ait été blessé mortellement à cette même bataille.
Le colonel Gaspard-Frédéric de Kahlbutz était commandeur d'un bataillon de grenadiers.
Ewald-Wedig de Massow, colonel dans le régiment d'infanterie du général-major comte de Hacke, no 1 de la Stammliste de 1806.

133-a Ce fait n'est pas mentionné dans la première rédaction du Roi, de 1746; il manquait également dans le corps de la seconde rédaction, de 1775, mais il y fut intercalé plus lard au moyen d'un renvoi indiqué à la marge : ce passage est écrit de la main de l'Auteur même, sur une demi-feuille d'un papier peu différent du reste du manuscrit.

139-a La convention de Hanovre fut conclue par les ambassadeurs des deux puissances le 26 août 1745.

140-a Osthofen est un bourg non loin de Rhein-Türkheim; il est situé sur un ruisseau qui se jette dans le Rhin au-dessous de Worms.

143-a Le prince Guillaume de Hesse était du parti de l'empereur Charles VII. Voyez p. 17.

145-a Le récit de la surprise de Franquini à Jaromircz, puisé dans une lettre datée du camp de Sémonitz, le 4 septembre, se trouve dans la Gazette privilégiée de Berlin, année 1745, no 109.
Darget fut nommé secrétaire des commandements du Roi le 18 janvier 1746; en 1753 il retourna dans sa patrie.

145-b Ce sont les bois de Königreich (der Wald Königreich), désignés sur les anciennes cartes de Bohème sous le nom de Königreich Silva ou Königreich Wald.

148-a C'est Paul-Joseph de Malachowski dont il est ici question. Major au régiment de hussards de Natzmer, no 4, il devint par la suite lieutenant-général. Il était frère cadet du colonel et chef du 3e régiment de hussards, qui fut blessé à mort par l'imprudence de ses propres gens auprès de Gross-Strélitz, le 12 avril 1745.

150-a Königinhof.

154-a Prusse est le régiment de cuirassiers no 2 de la Stammliste de 1806, qui depuis 1672 eut pour chefs les princes électoraux, après 1701 des princes royaux, et depuis 1731 le prince Auguste-Guillaume, qui à partir du 30 juin 1744 porta le titre de Prince de Prusse. Voyez t. II, p. 138.

155-a Albert duc de Brunswic-Wolfenbüttel, né le 4 mai 1725, fils du duc Ferdinand-Albert et frère cadet de la reine de Prusse, femme de Frédéric le Grand, ainsi que du célèbre feld-maréchal duc Ferdinand. Au mois de décembre 1744 il devint colonel dans l'armée prussienne et chef du régiment d'infanterie no 39.

155-b Wolf-Christophe de Blanckensee, général-major et chef du régiment d'infanterie no 23. La balle qui le tua à la bataille de Soor, enleva du même coup la vie à son fils, alors son adjudant.

155-c Les éditeurs de 1788 ont ôté le nom du colonel Conrad-Godefroi de Buntsch, commandeur du régiment du margrave Charles.
Christophe-Frédéric de Bredow, lieutenant-colonel des gendarmes, qui périt auprès de Soor. a été déjà mentionné honorablement t. II, p. 129.

155-d Voyez ci-dessus p. 78.

158-a D'après les lettres de Frédéric à Fredersdorff (Friedrich's II. eigenhändige Briefe an seinen geheimen Kammerer Fredersdorff, Leipzig, 1834, p. 7), les deux conseillers de Cabinet Eichel et Müller furent faits prisonniers par hasard près de Soor.

160-a Nous devons remarquer que, plus haut, p. 129, à l'occasion de la bataille de Hohenfriedeberg, le Roi n'accorde pas à Chasot une seule parole de reconnaissance; cependant, après chacune des glorieuses journées de la seconde guerre de Silésie, il l'avait récompensé de la manière la plus flatteuse. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden. Berlin, 1838, p. 104 et 105. Dans la première rédaction de l'Histoire de mon temps, de 1746, le Roi s'était exprimé ainsi, à propos de la bataille de Hohenfriedeberg : " Le général Schwerin, cousin de celui qui avait si bien fait à l'affaire de Jägerndorf, le major Chasot et beaucoup d'officiers s'y firent un nom immortel. "

164-a Charles-Édouard. Voyez ci-dessus, p. 48.

164-b Allusion à l'envoi fait à la monnaie par le Roi des meubles d'argent massif de son château de Berlin. Voyez (Friedrich Nicolai) Freimüthige Anmerkungen über des Herrn Ritters von Zimmermann Fragmente über Friedrich den Grossen. Berlin, 1791, 1er partie, p. 58 et 70, et Neue Berlinische Monatschrift, t. XII, p. 299.

165-a D'après les gazettes de Berlin, les trophées des victoires de Hohenfriedeberg et de Soor furent suspendus dans l'église de la garnison de Berlin, non pas le 8, mais le 11 novembre 1745, entre midi et une heure.

165-b Ferdinand-Louis de Saul, conseiller de légation saxon. Voyez ci-dessus, p. 95.

167-a Les quatre principaux fonds des finances de la Saxe étaient alors : la Steuer, où l'on déposait le subside accordé par les états du pays; la Chambre du domaine électoral; le Fonds des accises et la Caisse générale de la guerre. Dès avant la guerre de sept ans, ces différentes caisses étaient en partie épuisées, et accablées de dettes.

17-a Charles-Guillaume comte Finck de Finckenstein, né le 11 février 1714, ami de jeunesse du Roi, revint précisément alors de Copenhague, où il avait rempli les fonctions de ministre plénipotentiaire. En 1744, il accompagna la princesse Ulrique en Suède, où il resta jusqu'à l'année 1746 en qualité d'envoyé extraordinaire. Le 25 février 1747, il fut élevé au rang de ministre d'État, et de ministre plénipotentiaire à la cour impériale de Saint-Pétersbourg. Enfin, le 4 juin 1749, le Roi le nomma second ministre de Cabinet.

170-a D'après les deux gazettes de Berlin (no 138, 18 novembre), le Roi partit le 16 à sept heures du matin, se rendant en Silésie par Crossen.

171-a La Fontaine (livre III, fable 18) a dit :

Il était expérimenté,
Et savait que la méfiance
Est mère de la sûreté.

171-b La Neisse de la Lusace.

171-c Le Queis.

172-a Hennersdorf près de Lauban, autrefois Nieder-Hennersdorf.

173-a Ce sont les hussards de Zieten, no 2, et les hussards noirs du colonel de Ruesch, no 5. Voyez ci-dessus, p. 69. Hans-Joachim de Zieten, né dans le Brandebourg le 18 mai 1699. Le 16 mai 1741, il devint lieutenant-colonel, et au mois de juin colonel et chef du régiment de hussards, dans lequel il avait servi jusqu'alors, et qui porta son nom tant que ce héros vécut. Il fut nommé général-major le 3 octobre 1744. Voyez t. II, p. 125.

174-a Schönberg.

177-a Voir F Appendice, à la fin de ce volume.

178-a L'Exposé des motifs qui déterminèrent le Roi à envoyer des troupes auxiliaires à l'empereur des Romains (Gazette privilégiée de Berlin, 13 août 1744, no 97), se termine ainsi : " En un mot, le Roi ne demande rien, et il ne s'agit point de ses intérêts personnels; mais Sa Majesté n'a recours aux armes que pour rendre la liberté à l'Empire, la dignité à l'Empereur, et le repos à l'Europe. "
Le manifeste de l'année 1745 paraît faire allusion aux dépêches du comte de Podewils adressées aux cours étrangères, et mentionnées plus haut, p. 168.

182-a Frédéric-Alexandre de Röell, lieutenant-général et chef du régiment de dragons no 7. Il était âgé de soixante-neuf ans lorsqu'il fut tué le 13 décembre 1745.

184-a Voyez ci-dessus, p. 108.

187-a C'est sans doute par oubli que le Roi ne rappelle pas ici les noms des héros morts à Kesselsdorf. Dans la première rédaction de son ouvrage, il dit au dernier chapitre, p. 28 : " Nous eûmes quarante et un officiers et seize cent vingt et un soldats de tués; et à peu près le double de blessés; on trouva le général de Hertzberg et le colonel d'Assebourg parmi les morts. " Le général-major Hans-Gaspard de Hertzberg et le colonel des cuirassiers du corps, Henri-Charles d'Assebourg, ont eu également le malheur d'être passés sous silence dans l'Épître à Stille (Œuvres de Frédéric, publiées du vivant de l'Auteur. T. IV, p. 111), qui célèbre les officiers tombés ou blessés dans les deux premières guerres de Silésie. Le Roi a encore élevé un monument à ses héroïques soldats dans L'Art de la guerre (l. c., p. 349-419).
Hans-Gaspard de Hertzberg, général-major et chef du régiment d'infanterie no 20, était né en Poméranie en 1685.
Samuel de Polentz, général-major et chef du régiment d'infanterie no 13, naquit dans la province de Prusse le 24 janvier 1698, et mourut de ses blessures à Meissen le 28 janvier 1746.

188-a Voyez ci-dessus, p. 185 et 186.

192-a Arminio, opéra de Hasse, chœur final; ce dernier morceau fut composé par Graun. (Ms. in-fol., no 272, de la Bibliothèque royale de Berlin, section musicale).

198-a Dans le manuscrit original il y a très-distinctement : " 15/m écus : " les éditeurs de 1788 avaient substitué à ce chiffre celui de " cent cinquante mille écus. "

20-a Jean-Frédéric-Charles comte d'Ostein devint, le 22 avril 1743, archevêque et électeur de Mayence. Son prédécesseur, le comte Philippe-Charles d'Eltz (voyez t. II, p. 31), avait régné depuis 1732, et était successeur de Lothaire-François baron de Schönborn, élu archevêque et électeur de Mayence le 2 mai 1695.
L'empereur Charles VII fut couronné le 12 février 1742.

21-1 Août.

223-+ Voyez l'article suivant.

25-a La femme du comte Jagusinsky, mort en 1736, était née comtesse Anne Golowkin. Elle se remaria le 27 mai 1743 avec Michel Riumin comte Bestusheff. C'est elle qui fut si cruellement punie pour avoir pris part à la conspiration contre l'Impératrice. Aucune autre comtesse Bestusheff ne figure dans cette affaire.

26-a Voyez t. II, p. 71.

26-b Du 27 mars (nouv. style) 1743.

26-c Arrivé à Berlin le 30 août 1743, Voltaire soumit au Roi neuf points diplomatiques, précédés de ces mots pour toute introduction : " Votre Majesté aurait-elle assez de bonté pour mettre en marge ses réflexions et ses ordres? " Frédéric tourna la chose en plaisanterie, et ajouta à chacune de ces neuf propositions quelques railleries en prose ou en vers, et qui n'avaient en rien rapport à la politique. Voyez Œuvres de Voltaire, avec préfaces, avertissements, notes, etc. par M. Beuchot. Paris, 1831, t. LIV, p. 596-599.

27-a On voit ici la première idée de cette ligue entre les princes d'Allemagne, que le Roi ne parvint à réaliser que dans les dernières années de sa vie.

27-b Le Roi vit les débris de l'armée bavaroise à Wembdingen, ville située entre la principauté de Neubourg et le comté d'Oettingen. Voyez. Leben des Feldmarschalls Grafen Seckendorff, 2e partie, p. 325.

28-a Le 16 décembre 1741, la duchesse douairière de Würtemberg vint avec ses fils à Berlin, pour leur faire achever leur éducation sous les yeux de Frédéric. Le 7 janvier 1744, le Roi fit accorder au prince Charles-Eugène, fils aîné de la duchesse, une déclaration impériale de majorité, par laquelle il parvint au gouvernement le 3 février de la même année; le 6, le Roi lui fit présent de l'Enseignement des Princes, si célèbre sous le nom de Miroir des Princes. Voyez C. Meiners und L. T. Spittler's Göttingisches Historisches Magazin. Hannover, 1787, t. I, p. 683-689. Ce ne fut donc qu'au prince héréditaire que le Roi obtint la dispense d'âge, et c'est pour cela sans doute qu'il dit ce jeune prince, et non pas ces jeunes princes comme avaient corrigé les premiers éditeurs.

28-b Le 23 janvier 1744. - Maupertuis fut nommé président de l'Académie le 1er février 1746.

3-a A Versailles, le 30 janvier 1743.

3-b En copiant cette lettre, le Roi avait fait quelques changements : nous avons restitué les passages altérés.

33-a La régente Anne mourut le 18 mars (nouv. style) 1746 à Cholmogori, dans une île de la Dwina située au-dessous d'Archangel. Son mari Antoine-Ulric mourut au même lieu, le 15 mai 1775.

33-b Le 28 avril 1744, le grand maréchal comte Bestusheff remplaça à Berlin le comte Czernichew qui, au mois de septembre de la même année, devint à son tour le successeur de Bestusheff.

34-a La princesse d'Anhalt-Zerbst, qui devint plus tard l'impératrice Catherine II, naquit le 2 mai 1729 à Stettin, où son père était général et commandant.

35-a Voyez t. II, p. 120.

35-b Le Roi parle du traité d'alliance conclu à Worms le 13 septembre 1743, entre l'Angleterre, la reine de Hongrie et le roi Charles-Emmanuel de Sardaigne : il en cite le IIe et le XIIIe article. La Saxe n'avait pas encore pris part à la signature de ce traité, niais elle y accéda par le traité d'alliance qui fut conclu à Vienne avec l'Autriche le 20 décembre 1743. C'est donc par erreur qu'il y a ici, comme aux pages 37 et 40, Varsovie au lieu de Vienne : car la Quadruple-Alliance de Varsovie, entre l'Autriche, la Saxe, l'Angleterre et la Hollande, ne fut conclue que le 8 janvier 1745.

36-a Le 16 mars.

36-b Le 11 janvier.

41-a La paix d'Utrecht.

42-a Le feld-maréchal comte Seckendorff vint à Berlin le 11 février 1744.

43-a Cette clause est énoncée plus formellement dans le VIe article du traité d'alliance que le Roi fit avec la France, et qui fut signé à Versailles le 5 juin 1744 Voyez. Flassan, Diplomatie française. Paris, 1811, 2e édition, t. V, p. 225 et 226.

44-a Frédéric-Rodolphe comte de Rottembourg était alors général-major, mais le 18 mai 1745 il fut promu au grade de lieutenant-général. Né en 1710 à Polnisch-Netkow, dans la Nouvelle-Marche, il fut l'ami intime de Frédéric, et mourut à Berlin en 1751.

44-b Dans Flassan, l. c., p. 222-224, on voit combien madame de Châteauroux fut utile au roi de Prusse pour faire conclure le traité d'alliance de Versailles du 5 juin 1744.

45-2 Mois de mai.

45-3 Août [17 juillet].

47-a Du Var.

48-a Charles-Édouard.

53-4 1er juillet.

54-5 12 juillet.

55-6 31 juillet.

56-7 13 août.

60-a Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau fut chargé par le Roi, au quartier général de Wotitz le 25 septembre 1744, du commandement ici mentionné.

60-b Le mot Hesse est omis dans le manuscrit. La ligue fut conclue avec le roi de Suède, en sa qualité de landgrave de Hesse.

61-a D'après les gazettes de Berlin, ce fut le 15 août que le Roi partit de Potsdam pour l'armée. Il arriva le même jour à Jessen, au delà de Wittenberg, et le quitta le 18 pour se rendre à l'armée. Du 19 au 22, il séjourna à Gross-Döbritz, près de Meissen : le 25, il se rendit à Péterswalde.

61-b Du régiment de Zieten.

62-a La Moldau se jette dans l'Elbe vis-à-vis de Melnik; l'Éger, vis-à-vis de Leitmeritz.

63-a Frédéric-Guillaume, margrave de Brandebourg, général-major et commandeur du premier bataillon de la garde, né le 28 mars 1715, fut tué le 12 septembre 1744 : c'est le seul officier qui périt à l'attaque de Prague. Ce prince était le troisième fils du margrave Albert-Frédéric, et par conséquent le petit-fils du Grand Électeur : il se trouvait être ainsi le frère cadet du margrave Frédéric, dont nous avons mentionné la mort, t. II, p. 85.
Le margrave Charles, né en 1705, était alors lieutenant-général.

69-a Jean-Théodore de Ruesch, nommé colonel et chef des hussards noirs le 10 mars 1744, parvint au grade de général-major en 1750, et fut fait baron en 1753; sa démission lui fut donnée le 9 mai 1762.

72-a Entre hussards et le magasin, le Roi a oublié quelques mots : nous avons intercalé pour transporter, sans autre changement. Les éditeurs de 1788 s'étaient permis cette, phrase toute nouvelle : " pour assurer la communication avec le magasin de Leitmeritz. " Voyez ci-dessus, p. 62 et 65.

74-a Le colonel Jean-Ernest Zimmernow fut nommé, le 2 juillet 1744, chef du régiment d'infanterie no 43. Il n'a jamais existé de famille noble du nom de Zimmernow.

74-b Il est question de Schwarz-Kosteletz.

78-a George-Vivigenz de Wedell, né en 1710 à Malchow dans la Marche-Ukraine, fut tué à la bataille de Soor. Dans son Épître à Stille, sur l'emploi du courage, et sur le vrai point d'honneur, le Roi a dit :

O Wedell, notre Achille, et vous Goltz, notre Ulysse,
A vos bras généreux nous devons nos succès, etc.

8-a Voyez t. II. p. 156.

80-a Daniel-Gottlieb de Bülow, frère du général de cavalerie et du général d'infanterie, était colonel quand il fut blessé à mort au siège de Prague, en 1757. Né en 1718, il avait été nommé major en 1742.

81-a Dans tout le cours de l'Histoire de mon temps, le Roi a employé, certainement à dessein, l'expression de principauté de Glatz. Les éditeurs de 1788 ont conservé fidèlement cette dénomination dans tout le tome premier; dans le tome second, ils y ont partout substitué de leur propre autorité comté de Glatz. Dans le manuscrit original de l'Histoire de la guerre de sept ans, l'Auteur l'appelle lui-même partout comté de Glatz : dans l'énumération de ses titres, le Roi conserva toujours cette dernière dénomination, et la plaça après Silésie, Orange, Neufchâtel et Valengin, mais avant Gueldre, Magdebourg, Clèves, etc.

81-b Golden-Oelse ou Golden-Oesel.

82-a Le 14 décembre 1744, le Roi arriva à Berlin, venant de la Silésie. Le 17, il se rendit à Potsdam; mais d'après les gazettes de Berlin, il repartit le 21 en toute hâte pour la Silésie, parce que les Autrichiens venaient d'envahir le comté de Glatz. Il revint à Berlin le 25 du même mois.

82-b Le lieutenant-général d'Einsiedel fut déclaré innocent le 16 février 1745, par jugement d'un conseil de guerre.

84-a " La chaîne des quartiers " ne se trouve pas dans le manuscrit original, mais c'est un complément nécessaire qu'ont donné les éditeurs de 1788.

85-a Iliade, chant XIX, v. 160-170.

87-a Thierry ou Didier, prince d'Anhalt-Dessau. Voyez t. II, p. 127.

88-8 1745.

89-9 13 février. [Combat de Plomnitz ou de Habelschwerdt, 14 février 1745].

89-a André-Erhard de Gaudi, père de celui qui fut lieutenant-général et ami de Frédéric le Grand, était colonel dans le régiment d'infanterie de Schlichting, no 2. Voyez t. I, p. 156.

90-10 Octobre 1744 [25 septembre].

90-a 20 décembre 1744. Voyez Mémoires de Valori, t. I, p. 206 et 207.

92-a Le 20 janvier.

96-a Si par article secret qu'on ajouta au traité de Varsovie, le Roi veut parler du Traité de partage éventuel, conclu à Leipzig, le 18 mai 1745, par Auguste, roi de Pologne (voyez de Hertzberg, Recueil des déductions, manifestes, déclarations, traités, etc., 2e édition. Berlin, 1790, t. I, p. 28-30), il n'en a pas indiqué assez exactement le contenu.

96-b Charles de Cagnoni, natif de Naples, est cet habile diplomate dont il a été fait mention t. I, p. 199. Frédéric le Grand le fit agréger à l'Académie des Sciences en 1751, et le nomma même un des quatre curateurs. Plus tard, il se retira à Naples.

99-a John Carteret (voyez t. II, p. 16, et ci-dessus, p. 17-21), né en 1690, devint à la mort de sa mère, le 18 octobre 1744, vicomte Carteret et comte Granville.