26. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 19 août 1736.



Monseigneur,

Je manque expressément un sermon de Beausobre523-c pour accuser la réception des ordres que V. A. R. a daigné me donner ce matin, car sa lettre est datée d'aujourd'hui 19 d'août. Qu'elle juge, par un tel sacrifice, de la satisfaction que ressent son très-affidé Quinze-Vingt toutes les fois qu'il a l'honneur de recevoir des marques si parlantes de la continuation de vos bonnes grâces.

Je n'ai garde de contredire aux sentiments que V. A. R. a de Pöllnitz; elle sait ce que j'ai eu l'honneur de lui en dire avant qu'elle eût<524> eu l'occasion de le connaître par elle-même. Le portrait qu'elle en fait ressemble il ne se peut pas mieux à l'original. Qu'elle me permette cependant de lui lâcher à cette occasion un trait de véritable Quinze-Vingt. Ce très-digne aumônier de Théodore Ier étant bâti comme il l'est, et par conséquent capable de tout ce qu'un mauvais cœur peut dicter, ne trouverait-elle pas digne de sa prudence de se contraindre un peu avec lui? Adroit comme il est à faire des insinuations malignes, et ayant souvent occasion d'en faire à des personnes naturellement susceptibles de toute sorte d'impressions, il ne balancerait peut-être pas d'en lâcher un jour qui pourraient causer bien des chagrins, s'il achevait de se convaincre de la justice que V. A. R. lui rend. Elle me dira peut-être qu'un homme de sa trempe ne mérite pas qu'elle se contraigne avec lui, et qu'il est plus charitable de lui faire sentir qu'on connaît la méchanceté de son caractère, puisque c'est l'unique moyen de le corriger, que de le fortifier dans ses erreurs, en semblant les méconnaître. Mais j'ose assurer V. A. R. que, incorrigible comme je le crois du côté de son cœur, cette sorte de charité, s'il m'est permis de m'en expliquer en franc Quinze-Vingt, me paraît mal employée, et que tout ce qu'il y a de meilleur à faire avec lui, c'est de l'empêcher de nuire aux gens de bien, et de l'en empêcher par lui-même ou, pour mieux dire, par son amour-propre, qui le domine presque autant que sa malice. Que V. A. R. ait la bonté de lui parler quelquefois sans lui faire sentir qu'elle le méprise ou déteste, et je lui réponds que la vanité qu'il a, et qui le porte très-facilement à se chatouiller de mille chimères, sa vanité, dis-je, fera sur lui, pour un temps au moins, tout ce que les avis les plus charitables feraient sur un cœur bien placé. Je vous demande pardon, monseigneur, de m'être tant étendu sur ce sujet. Un Quinze-Vingt ne connaît pas de bornes lorsqu'il est animé par la dévotion aveuglément zélée qui l'attache à sa divinité.

Quoique je n'aie pu voir le sieur Jordan depuis la réception de la<525> lettre de V. A. R., j'ose vous répondre, monseigneur, qu'il fera absolument tout ce que vous lui ordonnerez. Il se transporterait, lui et toute sa bibliothèque, s'il le fallait, partout où V. A. R. pourrait le désirer. Mais il se flatte qu'elle ne désapprouvera pas, lorsqu'elle aura entendu ses raisons, qu'il continue sa mythologie de la manière qu'il l'a commencée, c'est-à-dire, en la réduisant en lettres familières. Et c'est dans cette persuasion qu'il en a composé une quatrième, qu'il m'envoya hier, et que V. A. R. trouvera ci-jointe. Je suis bien trompé, ou elle la lira avec quelque sorte de plaisir, tant elle me semble heureusement et savamment tournée.

Je suis, d'un côté, très-fâché que la gazette n'ait pas accusé juste par rapport à l'abbé Gresset; tous ceux qui m'en ont parlé m'assurent que c'est un des plus heureux génies poétiques qu'on puisse voir; mais, d'un autre côté, je crois devoir être bien aise, par rapport à la situation présente de V. A. R., que son arrivée soit encore un peu différée. Il y a des gens dans le monde, et peut-être autour de V. A. R., dont la stupide malignité empoisonne souvent les démarches les plus dignes d'éloges.525-a Elle comprend bien, monseigneur, que je ne lui parle pas par légèreté avec tant de confiance. Je lui en expliquerai les énigmes lorsque j'aurai un jour le bonheur de me revoir à ses pieds, jusqu'auquel temps je la supplie de ne faire semblant de rien.

V. A. R. me fait d'ailleurs grand tort, si elle doute que j'aie du goût pour la vie champêtre, surtout quand elle est modelée selon l'idée qu'elle a la bonté de me donner de celle qu'on va mener à Rheinsberg.

Je quitterais des dieux la demeure azurée
Pour suivre Frédéric dans l'heureuse contrée
Où, de la même main dont il encensait Mars,
Il dresse des autels à Minerve, aux beaux-arts,
Il honore Minerve, en cultivant les arts.

<526>Il ne se peut rien de plus instructif, rien de plus agréable que la distribution que V. A. R. fait des différents genres d'études auxquels on va s'appliquer à Rheinsberg : Wolff, Rollin, Voltaire et Boileau, relevés ou animés d'Euterpe! Il faudrait être bien dégoûté de l'usage de la raison, il faudrait être bien insensible aux plaisirs innocents, pour ne pas souhaiter de passer l'âge de Nestor en si bonne compagnie.

L'idée enchanteresse que je me fais d'une telle vie me fait quasi oublier, monseigneur, que j'ai été un peu plagiaire dans les deux derniers vers susdits. Le nombre de mes années ayant fait quasi tarir mon Hippocrène, je suis excusable, ce me semble, de puiser dans des sources plus riches.

Je reçois en ce moment un grand compliment de la part de M. Wolff, et assez d'autres recrues pour être en état de barbouiller encore plusieurs nouvelles pages. Mais, ayant encore un grand dîner à expédier aujourd'hui chez le baron de Brackel,526-a et voulant achever cette lettre avant que de m'y rendre, je réserverai tout cela pour une autre fois, me contentant pour celle-ci de vous assurer, monseigneur, que V. A. R. verra ses chênes métamorphosés en asperges, et son lac en Caucase, quand elle verra la fin de la dévotion avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.


523-c Voyez t. XVI, p. IX et x, no VIII, et p. 127-136.

525-a Allusion au lieutenant-colonel de Bredow. Voyez t. XVI, p. 88 et 93.

526-a Envoyé de Russie à la cour de Berlin.