182. A D'ALEMBERT.

Le 7 mars 1777.

Les remèdes de l'âme opèrent lentement, mon cher Anaxagoras, à proportion de la violence du mal dont vous avez senti l'atteinte. Votre convalescence ne saurait être plus avancée qu'elle ne l'est. Il faut continuer à vous servir du tonique de la géométrie, auquel nous ajouterons l'exercice du voyage et la dissipation que des objets nouveaux et variés vous présenteront; et petit à petit nous rétablirons le calme dans votre âme, non pas au point d'effacer la mémoire précieuse de ce qui vous était si cher, mais bien jusqu'à vous rendre la vie plus supportable. Quand on est dans le bel âge, on répare la perte de ses amis par de nouvelles connaissances; ceux qui, comme nous, se sentent chargés du poids des années, ne contractent plus de nouvelles amitiés, parce qu'elles ne sont serrées d'un nœud étroit qu'autant qu'on est contemporain, que les sentiments, les inclinations et les goûts se rencontrent. La génération nouvelle est nuancée différemment de la nôtre, et de plus, les inclinations d'une jeunesse brillante ne s'assimilent point avec le flegme qui gagne plus ou moins<78> les vieillards; il faut donc nous borner à faire des connaissances, et renoncer à étreindre des amitiés nouvelles, à moins que quelque confesseur ne nous subjugue par son ascendant. Je réponds que je ne serai pas dans ce cas, ni vous non plus. Ce n'est qu'aux grands rois à faire de ces alliances offensives avec des cuculatis, pour conquérir parleur moyen l'empire de la Jérusalem céleste. Nous autres qui sommes bornés et restreints à ce monde, nous ne formons pas d'aussi vastes projets. Il y aura sûrement quelque hérétique de brûlé en Espagne, pour compenser les amours de la vache blanche. Convenons que ce sujet est moins propre à être égayé qu'à causer de la compassion pour l'aveuglement de cette pauvre espèce humaine, pour laquelle certainement le bonheur n'est pas fait. L'inquisition fera de nouveaux ravages en Espagne, et étouffera le génie de la nation par son despotisme tyrannique.

A Ferney, le pauvre Voltaire souffre d'une autre espèce de persécution. Je vous suis obligé de m'avoir mis au fait des choses qui le chagrinent. Sans parler de ses rares talents, son âge au moins devrait le mettre à l'abri de tout. Vous ne pouvez pas encore entièrement surmonter vos chagrins, et j'ai été pendant huit jours dans des inquiétudes mortelles pour la santé de mon frère Henri, qui, étant allé voir notre sœur de Brunswic, a été subitement attaqué d'une péripneumonie; il a heureusement triomphé de son mal, et sa convalescence m'a rendu le calme. Voilà ce qui nous arrive, à nous trois. Si l'on savait le détail d'une multitude d'individus, on ne trouverait pas mieux. La jeunesse inconsidérée, volage et turbulente est la seule qui s'étourdit sur tout ce qui lui arrive; elle est heureuse, parce qu'elle ne réfléchit pas. Il faut s'étourdir sur tout ce qu'on ne peut pas changer; nos malheurs font l'apologie de notre inconstance; il faut en affaiblir l'idée et les oublier, si l'on peut. Je vous avoue que je me fais un vrai plaisir de vous voir ici et de vous entretenir; ce sera un bon moment, qui pourra entrer pour moi en compensation d'autres<79> moments désagréables. Je vous devrai cette satisfaction, et je me propose bien de vous en témoigner ma reconnaissance. Sur ce, etc.