181. DE D'ALEMBERT.

Paris, 17 février 1777.



Sire,

Je suis toujours comblé et pénétré des bontés de Votre Majesté, et de l'intérêt qu'elle veut bien prendre aux progrès de ma convalescence morale. Ces progrès, Sire, sont toujours bien lents; l'étude profonde me distrait sans doute, et la conversation paraît quelquefois m'intéresser. Mais quand, fatigué de travail ou de société, ce qui arrive bientôt, je me trouve avec moi-même, et isolé comme je le suis dans ce meilleur des mondes possibles, ma solitude m'épouvante et me glace, et je ressemble à un homme qui verrait devant lui un long désert à parcourir, et l'abîme de la destruction au bout de ce désert, sans espérer de trouver là un seul être qui s'afflige de le voir tomber dans cet abîme, et qui se souvienne de lui après qu'il y sera tombé.

Mais je m'aperçois, toujours trop tard, que je fais toujours la sottise d'entretenir V. M. de mes idées lugubres, qu'elle-même veut bien dissiper. J'aime mieux lui parler du voyage que je projette, de la douceur que j'éprouverai à mettre à ses pieds tous les sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration dont je suis depuis si longtemps pénétré pour elle, et du bonheur que j'aurai encore une fois de la voir et de l'entendre, Quoique ma santé, en ce moment, ne soit pas trop bonne, et que le moindre dérangement à mon régime et à ma manière uniforme de vivre soit très-sensible à ma frêle et<76> pauvre machine, j'espère cependant que cette santé et cette machine me permettront de jouir des bontés de V. M., et d'aller philosopher avec elle sur les grands maux et les petits biens de la vie.

Dans la triste situation où je suis, je m'accroche où je puis pomme soulager, et je pense quelquefois que j'ai du moins le bonheur de ne pas vivre en Espagne, et de n'avoir pas les inquisiteurs à craindre. Il est en effet bien humiliant pour un souverain, comme le dit V. M., de se mettre ainsi, lui et ses fidèles sujets, à la merci d'un jacobin. Oh! que la gent sacerdotale a bien su tout ce quelle faisait en instituant la confession! Vivent les princes qui ne se confessent pas!

Voltaire n'a point de vache blanche; mais il a toujours grand'peur des gens qui font brûler les vaches. Je le crois cependant un peu tranquillisé en ce moment sur cette Bible expliquée et commentée par les aumôniers de V. M., qui n'ont rien de mieux à faire que de commenter la Bible pour d'autres, puisque V. M. ne juge pas à propos de se la faire expliquer par eux. Mais j'apprends qu'il y a en effet un autre objet dont il est en ce moment très-affligé; c'est que son établissement de Ferney lui devient très à charge par le peu de secours qu'il trouve pour l'entretenir, depuis que M. Turgot n'est plus en place. Il écrit à V. M. qu'il est ruiné; cela n'est pas tout à fait vrai, et il fait tant de bien à ses malheureux vassaux, que je serais très-fâché que cela fût. Mais il est vrai que plusieurs grands seigneurs sur lesquels il a des rentes ne jugent pas à propos de le payer, par exemple, monseigneur le duc de Bouillon, monseigneur le maréchal de Richelieu, et avant tout monseigneur le duc de Würtemberg. Il n'y a pas, dit-on, jusqu'à un fermier général qui ne se donne aussi les airs de faire banqueroute à ce pauvre vieillard, et de suivre les traces des Würtemberg, des Bouillon et des Richelieu. Oh! que V. M. a bien raison sur les maux de toute espèce dont est semée notre malheureuse carrière, et sur le bon sens de ces peuples d'Afrique qui pleuraient la naissance des enfants, et non pas leur mort! Tout ce que<77> la philosophie peut nous dire pour nous consoler, c'est que ces maux finiront, et qu'il vaut mieux, comme on dit, tard que jamais. J'espère au moins, Sire, que mes maux ne finiront pas sans avoir été adoucis par le bien que j'espère, celui de faire encore une fois ma cour à V. M., et de lui renouveler tous les témoignages de la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.