<57> attachement qui me ferait supporter la vie; mais, Sire, j'ai près de soixante ans, et à cet âge on ne retrouve plus d'amis pour remplacer ceux qu'on a eu le malheur de perdre. Je l'éprouve en ce moment de la manière la plus affligeante, par une perte nouvelle dont je suis encore menacé, ou plutôt que j'éprouve déjà avant qu'elle soit consommée. Une femme respectable, pleine d'esprit et de vertu, dont le nom est sûrement parvenu jusqu'à V. M., madame Geoffrin, qui depuis trente ans avait pour moi l'amitié la plus tendre, qui tout récemment encore m'avait procuré dans mon malheur toutes les consolations ou les distractions que cette amitié lui avait fait imaginer, est frappée depuis plus d'un mois d'une paralysie qui l'a presque entièrement privée du sentiment et de la parole, et qui ne me laisse aucune espérance, non seulement de la conserver, mais même de la revoir encore. Sa famille, qui ne lui ressemble guère, dévote ou feignant de l'être, mais plus sotte encore que dévote, et affichant, sans savoir pourquoi, une haine stupide des philosophes et de la philosophie, m'ôte en ce moment jusqu'à la déplorable consolation d'être auprès de celte digne femme, de lui rendre tous les soins que ma tendresse pour elle pourrait me suggérer, et que peut-être la pauvre malade ne sentirait pas, mais qui du moins satisferaient mon cœur. Je perds ainsi dans l'espace de quelques mois les deux personnes que j'aimais le plus, et dont j'étais le plus aimé. Voilà, Sire, la malheureuse situation où je me trouve, le cœur affaissé et flétri, et ne sachant que faire de mon âme et de mon temps.

Mais je me reproche encore d'entretenir V. M. de ma douleur, lorsque je ne devrais lui parler que de ma v ive reconnaissance pour toutes ses bontés, de l'admiration profonde que m'inspire sa philosophie si vraie et si peu commune, si raisonnable et si sensible tout à la fois, et surtout du désir que j'ai d'aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. tous les sentiments qu'elle m'inspire. Ma santé seule pourrait s'opposer à ce voyage; mais il m'est trop précieux et trop