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175. A D'ALEMBERT.

Le 22 octobre 1776.

Vous voilà accablé de vers59-a dont je crois que vous vous seriez passé. J'ai cru cependant que quelques réflexions assez graves pourraient coin cuir59-b à la douce mélancolie où je vous crois plongé. Ces vers ne demandent qu'à être déchirés avant ou après leur lecture; c'est tout ce qu'ils méritent. Pour moi, je vois avec impatience la belle automne dont nous jouissons; je demande quand arrivera l'hiver, pour demander ensuite quand viendra le printemps, enfin cet été qui me procurera le plaisir de vous revoir, et je dis :

Volez, volez, heures trop lentes
Pour mes impatients désirs.59-b

Lorsque quelqu'un vient de France, par exemple M. de Rulhière,59-c je ne m'informe pas de ce que font vos providences dans leur troisième ciel de Versailles, je ne demande point si vos Mars subalternes à six sols par jour sont encachottés ou rossés à coups de plat d'épée, si vos ports regorgent de vaisseaux, si les manches et les poches des hommes haussent ou baissent, si l'on se frise en bec de corbin ou en ruisseau; enfin je passe cent choses de cette importance pour demander : Que fait le duc de Nivernois? Comment se porte Anaxagoras?<60> Aurons-nous bientôt l'Énéide de Delille? Voilà ce qui m'intéresse en France; le reste ne m'est rien. Mais, à propos, on m'assure que les garçons deviennent filles chez vous. On dit que pour parler correctement, au lieu de monsieur d'Éon il faut dire mademoiselle d'Éon, enfin qu'il se fait dans la nature des changements étonnants. Voilà un sujet inépuisable de pyrrhonisme. Quoi! me dis-je en moi-même, si la nation la plus éclairée de l'Europe se trompe sur les sexes, que sera-ce de nous autres? Il faudra que M. de Vergennes fasse venir du Vatican le fameux stersicorium60-a de saint Pierre, pour qu'on y fouille tous ceux qui sont destinés aux affaires étrangères, et qu'on ne les admette qu'après le grave témoignage : Pater habet .... Je ne sais où j'en suis avec notre marquis ou marquise de Pons;60-b je suis indécis devant lui si je dois l'appeler monsieur ou madame. Il est vrai qu'il a du poil; mais on prétend que d'Éon en avait aussi. Enfin cette incertitude me chiffonne et m'embarrasse l'esprit, car que deviendra l'exactitude grammaticale, si l'on ne sait plus s'il faut dire elle ou lui? Si l'abbé d'Olivet vivait encore, j'aurais recours à la plénitude de sa science; à présent, je ne sais à qui m'adresser. Tout cela me rend si ignorant, si honteux, mon cher d'Alembert, que j'hésite à proférer une parole, crainte de dire une sottise. Rassurez-moi, rendez-moi le courage et l'effronterie de prononcer à tout hasard monsieur ou madame, faute de pouvoir faire autrement. Je n'avais pas trop haute opinion de mon savoir; je croyais cependant que je connaissais clairement quelques vérités; en voilà des plus triviales, et je les ignore. Je dirai donc, comme je ne sais quel philosophe,60-c que, après avoir bien étudié, j'ai appris à ne rien savoir. Bon Dieu! si l'aventure de d'Éon était arrivée il y a dix-huit siècles, c'aurait été un article de foi que<61> de croire à sa métamorphose. Le ciel soit béni que ce miracle soit arrivé de nos jours! C'est une sottise de moins, qu'on épargne à notre croyance; mais qui répondra des autres?

Ayez pitié du plus ignorant des hommes, et venez l'été prochain l'éclairer de votre lumière, le rassurer sur ses doutes, et surtout le réjouir par votre présence. C'est ce qu'attend de vous votre ancien admirateur.

Sur ce, etc.


59-a Épître à d'Alembert. Voyez t. XIV, p. 112-115, et, t. XXIII, p. 433, la lettre de Frédéric à Voltaire, du 22 octobre 1776.

59-b Gresset dit dans son Épître Ire, intitulée La Chartreuse :
     

Dans ces solitudes riantes
Quand me verrai-je de retour?
Courez, volez, heures trop lentes
Qui retardez cet heureux jour.

Voyez notre t. XII, p. 162.

59-c Claude-Carloman de Rulhière, auteur de l'Histoire de l'anarchie de Pologne et du démembrement de cette république, Paris, 1807, quatre volumes in-8.

60-a Voyez t. XIV, p. 237.

60-b Le marquis de Pons, ambassadeur français, arriva à Berlin le 5 juin 1772 : en 1778, il accompagna Frédéric à la guerre. Voyez t. VI, p. 147 et 148.

60-c Simonide. Voyez Cicéron, De natura deorum, liv. I, chap. 22.