292. DU MARQUIS D'ARGENS.

Strasbourg, 9 octobre 1764.



Sire,

Avant de parler à Votre Majesté de ma douloureuse et triste route, je commencerai par lui faire excuse d'une étourderie dont je ne me suis aperçu qu'à Göttingue. J'avais emporté à Berlin, dans le fond de mon coffre, les deux paquets des Réflexions sur Charles XII,435-a pour les remettre à M. Catt; j'oubliai ces paquets, et je ne m'aperçus qu'ils étaient dans mon coffre que pendant mon voyage. Je les ai remis, à Francfort, au résident de V. M., qui s'est chargé de les lui faire parvenir dans la plus grande sûreté.

Je viens actuellement à ma route. La fatigue des mauvais chemins ayant apparemment ému et échauffé les mauvaises humeurs qu'une vie excessivement sédentaire m'avait fait amasser, je pris une espèce de dyssenterie qui allait jusqu'au sang. En arrivant à Göttingue, j'ai été obligé de rester neuf jours dans cette ville pour pouvoir être en état de continuer ma route. Je n'ai jamais été si content d'avoir écrit mes derniers ouvrages dans le goût de messieurs les us, car j'ai été soigné avec grand soin par les plus habiles professeurs de l'université, qui m'ont presque tous rendu leur visite et traité de la manière du monde la plus polie. Enfin, tant bien que mal, ils m'ont mis en état de continuer ma route. Après cela, moquez-vous du grec! Pour moi,<436> je dirai toujours dorénavant : Vivent les Grecs et les professeurs! De Gottingue j'allai à Cassel, où j'arrivai si faible, que je n'eus aucune envie de voir le Landgrave, ni ses tableaux; je vins avec grand' peine à Francfort avec la fièvre, et menacé de reprendre la dyssenterie. Je voulus louer un appartement dans cette ville pour me reposer quelques jours; mais votre résident me dit que je manquerais au respect que je devais à V. M., parce que les magistrats obligeaient les bourgeois qui logeaient des Prussiens d'en demander la permission, ce qu'ils ne faisaient à aucune autre nation. Il ajouta qu'il fallait que je restasse au cabaret, ou que je partisse pour une autre ville. Je pris ma résolution, car ma demeure pendant neuf jours dans une auberge à Gottingue m'avait coûté cent cinquante écus, ayant avec moi sept personnes, en comptant trois domestiques. Enfin, Sire, je suis arrivé à Strasbourg moitié mort, et, depuis quatre jours que j'y suis, voici le premier où j'ai assez de force pour avoir l'honneur de vous écrire. Je compte rester ici encore une semaine pour me remettre un peu. Je n'ai plus que trente milles à faire en poste; après cela, je descends la Saône jusqu'à Lyon, et le Rhône de Lyon à Arles; me voilà à quatre milles d'Aix. J'ai bien pris la résolution, en retournant, de ne plus faire les cent milles de Strasbourg à Berlin. Je retournerai par eau jusqu'à Auxonne, à soixante lieues de Strasbourg. A Strasbourg, je descendrai le Rhin jusqu'en Hollande, où je m'embarquerai pour Hambourg; dans le beau temps, c'est un voyage de deux jours. Vous me direz que l'on peut se noyer. Je répondrai à cela que tous ceux qui vont de Hambourg en Angleterre et en Hollande ne se noient pas. V. M. dira, en lisant ma lettre, qu'elle m'avait prédit tout ce qui m'est arrivé. Je conviens qu'elle aura raison; mais, si j'avais à refaire mon voyage, je le ferais encore, parce qu'il était absolument nécessaire, et qu'il fallait assurer une fois pour toutes un état, un sort et une demeure à madame d'Argens après ma mort, que l'âge et la faiblesse de ma santé paraissent rendre assez prochaine.

<437>C'est trop ennuyer V. M. de maladie et de mauvais chemins. J'ai appris à Gottingue que presque tous les anciens ministres, conseillers, etc. hanovriens qui avaient été protégés par le roi défunt ont demandé leur congé et se sont retirés. C'est mylord Bute qui gouverne l'électorat, et tous les habitants de ce pays crient autant que les Anglais contre lui. En arrivant à Strasbourg, j'ai trouvé ce que j'avais jugé qui ne pouvait manquer d'arriver, c'est-à-dire une admiration générale pour V. M. Sans la moindre flatterie, il n'y a là-dessus qu'une seule et unique voix, et les gens sensés m'ont dit que je verrais dans toute la France ce que je voyais à Strasbourg. Je n'en doute pas un seul instant.

Il y a ici deux régiments allemands très-beaux, et le reste de la garnison m'a paru très-passable. Je vois quelquefois de ma fenêtre défiler la garde. Je ne reconnais plus les troupes de mon temps, soit pour la discipline, soit pour la manière dont elles sont entretenues. Si l'on a pendant quelque temps en France des ministres de la guerre qui soient militaires, et qu'on ne fasse pas des connétables en gonille,437-a ce qui peut arriver d'un moment à l'autre, les troupes en profiteront beaucoup.

Le maréchal de Saxe est encore entre quatre ou cinq planches de sapin qui forment une misérable armoire où est son cercueil. Je crains bien qu'il ne soit encore aussi mal logé pendant longtemps, et<438> que ce mausolée qu'on lui destinait438-a n'ait le sort de celui du cardinal de Fleury.

Les jésuites sont ici fort gais et fort tranquilles, ainsi que dans toute la Lorraine; c'est de ces deux provinces qu'ils se répandront un jour en France, et, semblables à des bêtes féroces sortant de leurs tanières, ils déchireront impitoyablement ceux qui les ont persécutés. Je ne verrai pas cet événement; mais V. M., qui est encore jeune, en sera le témoin. Il faut avouer qu'il y a dans toute cette affaire des jésuites bien de l'inconséquence. Si V. M. veut me faire la grâce de me répondre, je la prie d'adresser sa lettre : A mon chambellan le marquis d'Argens, à Aix en Provence. J'ai l'honneur, etc.


435-a Voyez ci-dessus, p. 113.

437-a On nommait autrefois gonille la partie du costume des ecclésiastiques catholiques que nous appelons rabat, et il semble que les mots connétables en gonille fassent allusion au comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, successeur du duc de Richelieu dans le commandement de l'armée française, et battu à Créfeld par le prince Ferdinand de Brunswic. On chantait à Paris le couplet suivant sur lui :
     

Moitié casque, moitié rabat,
Clermont en vaut bien un autre :
Il prêche comme un soldat.
Et se bat comme un apôtre.

Voyez d'ailleurs t. IV, p. 210-212.

438-a Le monument du maréchal de Saxe a été exécuté, en 1777, par le sculpteur Pigalle. Il se trouve dans l'église de Saint-Thomas, à Strasbourg.