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250. AU MARQUIS D'ARGENS.

(Bettlern) 19 juin 1762.

Si j'entrais avec vous dans le détail, mon cher marquis, sur ce qui s'est passé en Orient, vous trouveriez peut-être que j'avais raison de croire qu'il arriverait de bonnes choses là-bas. Certainement tout n'est pas désespéré, et il me reste des lueurs favorables. Le Tartare doit être en pleine marche, et, pour lui, je me flatte au moins qu'il me donnera une vingtaine de milliers d'auxiliaires. A Constantinople, il y a une rébellion parmi les janissaires; ils en veulent au grand vizir. Au départ de ma lettre, la huitième partie de la ville était déjà en cendres, et l'incendie durait encore. Vous avez bien raison de dire que nos raisonnements sur l'avenir et tout ce qui est conjecture politique n'est que frivolité. Qui peut en mieux parler que moi, qui me vois agité depuis six ans de toutes les tempêtes politiques de l'Europe, toujours près de faire naufrage, conservé jusqu'ici comme par miracle, et néanmoins toujours dans de nouvelles sortes de dangers? Tout ce qui se passe en Russie n'a pu être prévu par le comte de Kaunitz; tout ce qui s'est passé en Angleterre, et dont vous ignorez ce qu'il y a de plus odieux, n'a pas dû entrer dans mes combinaisons. De tout cela il résulte que l'on fait le métier de dupe quand on gouverne des États dans des temps d'agitations et de troubles. C'est ce qui me dégoûte surtout de ce travail ingrat et infructueux, et qui me ramène plus que jamais à l'amour des lettres, que l'on peut cultiver en silence et dans le sein de la paix. Un homme de lettres opère sur quelque chose de certain, au lieu qu'un politique n'a presque aucune donnée.

Les Russes nous joindront le 30; leur arrivée terminera notre inaction. Je tenterai derechef les grandes aventures, au risque de ce qui pourra en résulter. Voici le septième acte de cette tragédie; la<370> pièce est trop longue. L'empereur de Russie y a fait la péripétie; il faut que je travaille au dénoûment pour la terminer le moins mal que possible. Une multitude d'arrangements préalables m'occupent à présent; il faut tout disposer et tout prévoir, autant que cela se peut. Ajoutez à cela la vivacité des négociations qui se font à présent, et vous jugerez facilement des soins, des embarras et du travail qu'il m'en coûte, et du poids que mes pauvres épaules portent. Enfin, mon cher marquis, nous touchons aux événements qui vont décider de cette campagne et de toute cette guerre; il faut se résigner à les attendre patiemment, puisque la moindre partie de ce qui doit arriver dépend de nous. Adieu, mon cher; vivez en paix, écrivez-moi souvent, et comptez sur mon amitié.