156. AU MÊME.

Neustadt (près de Meissen), 22 novembre 1760.

Malgré tout l'esprit que vous avez, je m'aperçois qu'il y a une grande différence entre les réflexions et les projets qu'un philosophe fait dans<233> son cabinet, et entre les opérations de l'expérience. Vous parlez, mon cher marquis, comme un livre. Mais, si je vous disais deux mots pour vous mettre au fait des choses, vous conviendriez qu'on ne saurait faire de plus grands efforts que je ne fais, et que ce que vous proposez est impossible. C'est une terrible besogne que la mienne. La guerre a duré cinq campagnes; cependant ne vous figurez pas qu'on néglige la moindre ressource, et soyez sûr que je tends l'arc de toute ma force. Vous savez qu'une armée est composée de bras et de têtes. Nous ne manquerons pas des uns; mais les autres ne se trouvent plus chez nous, à moins que vous ne vouliez vous charger d'en faire faire chez Adam,233-a et encore serait-ce, je crois, la même chose. Vous avez donc vu Catt à Berlin? Il y a trois grands mois qu'il m'a quitté pour des affaires qu'il doit arranger. Il pourra vous faire un détail de quelques fatigues qu'il a partagées. Depuis son départ, nous n'avons pas été mieux à notre aise, témoin que, malgré la neige, il n'y a que deux jours que nous avons quitté les tentes pour les maisons. Tout ce tableau ne vous représente qu'en substance la situation fâcheuse où je suis. Je suis sûr que, si vous en étiez témoin, vous me sauriez quelque gré de ce que je souffre de bon cœur, parce que je crois que mon devoir et mon honneur m'y engagent. Malgré tout cela, malgré mon stoïcisme et toute ma persévérance, j'éprouve souvent des moments où il y a de quoi se donner au diable; mais par bonheur cela est impossible, vous savez pourquoi. Je crois que je pourrai bien passer quelques semaines à Leipzig; cela se pourra, à ce que j'espère, au mois de décembre. Mandez-moi, s'il vous plaît, si, sans trop exiger de vous, je pourrais vous proposer d'y faire un tour. En cas que cela se puisse sans déranger votre santé, je me charge d'arranger votre voyage et d'avoir soin de toutes vos petites commodités.<234> J'attends sur cela votre réponse, résigné d'avance à voir manquer mon projet, s'il ne vous convient pas. Adieu, mon cher marquis; portez-vous bien, et faites des vœux pour un pauvre diable qui s'en ira voyager dans cette prairie plantée d'asphodèle,234-a si la paix ne se fait pas.

Si vous pouvez entreprendre ce voyage, vous me ferez plaisir de m'apporter tout ce qui a paru de nouveau de Voltaire, ou tout ce qu'on lui attribue, et le volume de l'Encyclopédie où il y a l'article Grammaire.


233-a Gaspard-Balthasar Adam, sculpteur du Roi, et auteur de la statue du feld-maréchal comte de Schwerin et du buste du grand chancelier baron de Cocceji. Voyez t. X, p. 245, et t. IX, p. 265.

234-a Dans la description que Lucien donne de l'enfer, dans son traité du Deuil (traduction de d'Ablancourt, Amsterdam, 1709, in-8, t. II, p. 174) il dit : « Au delà du marais est un grand pré d'asphodèle, à travers lequel passe le fleuve d'oubli, etc. » Voyez aussi l'Odyssée d'Homère, ch. XI, v. 539 et 573, et ch. XXIV, v. 13.