150. AU MARQUIS D'ARGENS.

Jessen, 22 octobre 1760.

Voilà de ces coups que j'avais appréhendés dès l'hiver passé. Voilà, marquis, ce qui me dictait ces lettres que je vous ai si souvent écrites sur ma malheureuse situation. Il n'a pas fallu moins que toute ma philosophie pour supporter les revers, les avanies, les outrages, et toute la scène des choses atroces qui se sont passées. Je suis en pleine opération, et je vous prophétiserai à peu près quelle sera la fin de notre campagne. Nous reprendrons Leipzig, Wittenberg, Torgau, Meissen; mais l'ennemi gardera Dresde en Saxe et les montagnes en Silésie, et ces avantages lui donneront la facilité de me donner, l'année qui vient, mon coup de grâce. Je ne vous dis pas ce que je pense, ni ce que je médite; mais vous vous figurez sans doute ce qui se passe dans le fond de mon âme, les agitations de mon esprit, et quelles sont mes pensées.

Votre lettre m'a fait plaisir, si l'on peut éprouver quelque sentiment approchant dans l'ouragan, dans ces temps de trouble, de subversion de toutes choses, parmi le ravage, la mort et la destruction. Je vois que vous avez conservé une âme tranquille au milieu des our<225>somanes et des Autrichiens, et que votre santé n'en a point souffert. La copie de la lettre que vous m'envoyez est réellement de moi, hors quelques fautes de style qui s'y seront apparemment glissées en la transcrivant. Ainsi la fin de mes jours est empoisonnée; ainsi, cher marquis, la fortune se joue des faibles mortels; mais, las de ses faveurs et de ses caprices, je pense à me procurer une situation où je n'aurai rien à craindre ni des hommes, ni des dieux. Adieu, mon cher marquis; tranquillisez-vous, et relisez le second chant de Virgile, où vous verrez l'image de ce qu'a souffert à peu près ma patrie. Écrivez-moi, vous en avez le loisir, et ne m'oubliez pas.