139. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 2 juillet 1760.



Sire,

Lorsque je reçus la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, je n'avais aucune connaissance du malheur arrivé au général Fouqué, et cette affaire n'est connue à Berlin que depuis trois jours. Mais il me semble, par toutes les lettres qui sont venues de Breslau, que, à la gloire près d'avoir pris quelques drapeaux et une trentaine de canons, cette action est aussi nuisible aux ennemis qu'elle nous l'est. Il vint hier à Berlin quatre de leurs déserteurs, dont trois sont des Prussiens qui, ayant été pris à Maxen, s'étaient engagés chez les Autrichiens, dans l'espérance de pouvoir trouver l'occasion de retourner dans leur pays. Ces gens assurent que les Autrichiens ont<206> eu plus de vingt mille hommes de tués ou de blessés. Je veux que nous ayons perdu six mille hommes de tués ou de prisonniers; c'est vaincre bien chèrement que de perdre trois fois plus que celui qui est vaincu. D'ailleurs, toutes les lettres de Breslau assurent qu'il arrive tous les jours encore des troupes de soldats par centaines, qu'on croyait morts ou prisonniers, et qui ne sont qu'égarés. Je sens bien que V. M. sera obligée de détacher un corps de son armée, et que cela l'affaiblira; mais le général Daun a commencé par détacher le premier. Une des choses qui me consolent dans cette affaire malheureuse, c'est l'intrépidité qu'ont marquée les troupes; à l'exception d'un régiment qu'on dit, à Berlin, avoir mal fait, tous les autres ont lait des prodiges de valeur. Cela imprime une terreur et une crainte même au vainqueur, lorsqu'il songe à attaquer de nouveau. Si la prise de Glatz coûte aux Autrichiens autant que celle de Landeshut, avant la moitié de la campagne ils auront perdu entièrement une armée considérable, et, s'ils viennent à essuyer un échec, Landeshut et Glatz ne leur serviront de rien pour l'exécution des prétendus grands projets qu'ils ont formés.

Permettez-moi, Sire, de vous demander ce que fait le prince Ferdinand. Il a aujourd'hui cent mille hommes effectifs, d'excellentes troupes, et il reste presque dans l'inaction. Cependant, si les Français étaient battus, il pourrait aisément détacher en Saxe un corps de quinze mille hommes.

Permettez encore, Sire, que je vous dise qu'il n'y a rien de si singulier que la conduite des Anglais. Ils ont quatre-vingts vaisseaux armés dans leurs ports, nous voilà au mois de juillet, et ils ne les font point sortir. Quand comptent-ils de les employer? Aux mois de décembre et de janvier? En attendant, les Français, à qui il reste à peine six ou sept vaisseaux délabrés, les battent en Amérique, et leur ont peut-être déjà enlevé Québec. Cela est affreux. Il faut que les Anglais aient perdu l'usage de la raison; les Français les ont menés<207> par le nez; ils leur joueront encore bien d'autres tours, s'ils n'agissent pas avec plus de vigueur. V. M. me marquait dans une de ses lettres que les flottes anglaises auraient pour objet, cette année-ci, la Martinique, Montréal et Pondichéry; voilà bientôt la belle saison passée, et ces redoutables flottes boivent de la double bière à Portsmouth et à Plymouth. En attendant, leurs ennemis profitent du temps, et sont à la veille de reprendre en quinze jours ce qui a coûté deux ans de peine et de combats à l'Angleterre.

J'ai l'honneur d'envoyer à V. M. le seul exemplaire qu'il y ait ici de la comédie des Philosophes. Diderot et Rousseau y sont les plus maltraités; il est vrai que le premier n'est qu'un diseur de galimatias, et le second révolte par les paradoxes étranges qu'il embrasse dans toutes les occasions. V. M. se rappelle sans doute d'avoir lu les Pensées philosophiques de Diderot; les choses les plus triviales y sont dites avec une emphase ridicule. Dans l'ouvrage sur l'égalité des conditions, par Rousseau, il y a non seulement des sentiments singuliers, mais des opinions dangereuses au gouvernement de tous les États. Je plains d'Alembert, homme de mérite, de s'être associé avec cette troupe de fous. Mais il en est dans les belles-lettres ainsi que dans la politique : on n'est pas toujours libre de choisir les amis que l'on voudrait; la nécessité et les différents événements déterminent le parti que l'on prend. J'ai l'honneur d'être, etc.