<195>

132. AU MARQUIS D'ARGENS.

(Schlettau, près de) Meissen. 1erjuin 1760.

Votre conjecture sur le style des auteurs vaut mieux, mon cher marquis, que celle sur la politique. Cependant il y aurait encore bien des choses à répondre. 1o Je crois que l'on pourrait plutôt reconnaître mon style à de certains solécismes qu'à la tournure des phrases. 2o Il y a bien des gens qui pensent et écrivent avec liberté; pourquoi ne voulez-vous pas que l'on soupçonne Rousseau de Genève, et tant d'autres auteurs que je ne connais pas, d'avoir fait des ouvrages frivoles comme ceux-là? 3o Ne pourrait-on pas croire que je suis trop occupé de choses importantes pour perdre mon temps à écrire des balivernes? 4o Les Lettres du Chinois ne disent rien de plus hardi que les Lettres persanes. 5o La Lettre de la Pompadour sent plutôt l'ouvrage d'un homme désœuvré de Paris que celui d'un Allemand qui commande une armée. Enfin, mon cher marquis, s'il s'agissait de plaider ma cause en justice, j'aurais encore assez de raisons pour me faire absoudre par mes juges. Ce n'est point la Lettre de la Pompadour qui perpétue la guerre; elle ignore parfaitement que j'en suis l'auteur, et personne ne m'en soupçonne à Paris. Il y a d'autres raisons trop longues et trop amples à détailler. Vous convenez donc qu'il est possible de démêler d'avance les effets des causes occasionnelles; vous comprenez donc que tout art de conjecture est un art ingrat et trompeur. C'est le métier que je suis obligé de faire. J'aimerais autant naviguer sur le vaste Océan sans mât et sans boussole. Votre petite expérience dans l'arrangement du système politique de l'Europe vous en a pu convaincre. Je me donne dix fois par jour au diable, mais je n'en avance pas pour cela davantage.

Je vous félicite, mon cher marquis, de ce que vous devenez poëte; ma veine est tarie pour la campagne, elle fait carême, et je ne me<196> permettrai pas un distique jusqu'à ce que les événements nous deviennent plus favorables qu'ils ne sont. Votre service avance; il ne pourra cependant partir d'ici que dans quinze jours; il y aura deux terrines, quatre grands plats, quatre petits, deux plats longs pour le rôti, des vinaigriers et huiliers, quatre salières et quatre douzaines d'assiettes. Il sera réellement beau, dans un goût tout nouveau dont j'ai fourni les dessins; je me flatte que vous en serez content.

Les nuages s'assemblent pour l'ouverture de la campagne; les foudres sont encore enfermés dans les nues, mais gare le moment où ils éclateront. Adieu, mon cher marquis; je vous souhaite tout ce qui me manque pour être heureux, tranquillité, repos, contentement et santé. Je n'ai plus rien. Mon tempérament s'use, la fortune, la santé, la gaieté et la jeunesse m'abandonnent; je ne suis plus bon que pour peupler le pays de Proserpine. Si vous avez quelque commission à donner là-bas, vous n'avez qu'à m'en charger. Adieu.