2. AU MÊME.

Remusberg, 29 octobre 1739.

Mon cher Algarotti, il n'y a rien de plus obligeant que l'exactitude avec laquelle vous vous acquittez des commissions que je vous ai données pour Pine.5-a Je ferai copier la Henriade, en attendant qu'il fasse ressouvenir les Anglais, par les estampes de leurs victoires navales, de leur gloire passée. Il est juste que l'ouvrage de notre Virgile moderne attende la fin de l'impression du Virgile des Romains, et l'équité veut que le cygne de Mantoue chante le premier; il perdrait trop, s'il suivait le cygne de Cirey. Dès que j'aurai reçu les premières feuilles de Virgile, je choisirai la grandeur du papier, et je ferai faire les dessins et les vignettes qui doivent embellir cet ouvrage.

<6>La marquise vient de m'envoyer une traduction italienne de la Henriade par un certain Cabiriano.6-a Elle paraît très-fidèle; ainsi ce poëme, excellent par lui-même, va bientôt passer en toutes les langues, et servir de modèle au poëme épique de toutes les nations. Il le mériterait assurément, car c'est le plus sage et le mieux construit que nous ayons. Je compte d'achever dans trois semaines mon Prince de Machiavel. Si vous vous trouvez encore vers ce temps à Londres, je vous prierai de prendre sur vous le soin de cette impression. J'ai fait ce que j'ai pu pour inspirer de l'horreur au genre humain pour la fausse sagesse de ce politique; j'ai mis au jour les contradictions grossières dans lesquelles il est avec lui-même, et j'ai tâché d'égayer la matière aux endroits que cela m'a paru convenable. On instruit toujours mal lorsqu'on ennuie, et le grand art est de ne point faire bâiller le lecteur. Il ne fallait pas la force d'Hercule pour dompter le monstre de Machiavel, ni l'éloquence de Bossuet pour prouver à des êtres pensants que l'ambition démesurée, la trahison, la perfidie et le meurtre étaient des vices contraires au bien des hommes, et que la véritable politique des rois et de tout honnête homme est d'être bon et juste. Si j'avais cru que ce dessein surpassât mes forces, je ne l'aurais point entrepris.

Je n'aurais point d'un vain honneur
Cherché le frivole avantage,
Car je mesure à ma vigueur
Tous mes efforts et mon courage.
Le Turc, dit-on, en son sérail
A cent beautés pour son usage;
Mais chaque jour un pucelage
Mérite un vigoureux travail.
Qu'il fasse donc, s'il veut, sa ronde,
Qu'Atlas lui seul porte le monde,
<7>Qu'Hercule dompte des géants,
Que les dieux vainquent les Titans,
Une moins illustre victoire,
Honorant assez mes talents,
Suffira toujours à ma gloire.

Je suis ravi de ce que vous conservez encore le souvenir d'un endroit où l'on éternise votre mémoire. Vous êtes immortel chez nous, et le nom d'Algarotti périra aussi peu à Remusberg que celui du dieu Terme chez les Romains. Vos collections de jardinage, mon cher Algarotti, me seront d'autant plus agréables, qu'elles me procureront de vos nouvelles. Je regarde les hommes d'esprit comme des séraphins en comparaison du troupeau vil et méprisable des humains qui ne pensent pas. J'aime à entretenir correspondance avec ces intelligences supérieures, avec ces êtres qui seraient tout à fait spirituels, s'ils n'avaient pas des corps; ce sont l'élite de l'humanité. Je vous prie de faire mes amitiés à mylord Baltimore, dont j'estime véritablement le caractère et la façon de penser; j'espère qu'il aura reçu à présent mon Épître sur la liberté de penser des Anglais. Souvenez-vous toujours des amis que vous vous êtes faits ici en vous montrant simplement, et jugez de ce que ce serait, si nous avions le plaisir de vous posséder toujours.

Je suis avec une véritable estime, mon cher Algarotti,

Votre très-affectionné
Federic.


5-a Voyez t. VIII, p. III.

6-a Le vrai nom de la personne désignée par ce pseudonyme était Ortolani. Voyez t. XVII, p. 34 et 35.