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23. A LA MÊME.

Meissen, 4 décembre 1760.



Madame,

Je comprends que bien des raisons vous empêchent de m'accorder la faveur que je vous ai peut-être trop inconsidérément demandée. Je n'en hais que plus nos ennemis, puisqu'ils en agissent si tyranniquement, et que, s'ils ne peuvent gagner les cœurs, ils veulent au moins contraindre les intentions et gêner jusqu'aux sentiments de bienveillance et d'amitié. Je sais que le prince Ferdinand doit agir; je ne sais ce qui l'arrête, et je m'étonne qu'il ait toléré si longtemps les Français et les Saxons dans une position dont il doit avoir prévu les conséquences. Mais, madame, que me pronostiquez-vous pour l'année prochaine? Encore la guerre et les mêmes situations désespérées dont un hasard favorable m'a su tirer cette année? Je vous le confesse, cette situation est insupportable, et je ne puis envisager cet avenir qu'en frémissant. C'est comme si l'on disait à un homme : Vous êtes tombé deux fois dans la mer sans vous noyer; jetez-vous-y encore. Ne répondrait-il pas : Je rends grâce à mon destin de m'avoir préservé deux fois des dangers éminents que j'ai courus; si je mets ce destin à trop d'épreuves, il m'abandonnera comme un téméraire incorrigible. Voilà, madame, entre vous et moi, ce que je pense de tout ceci. J'en reviens à ce vieux proverbe qui, tout trivial qu'il est, n'en est pas moins vrai : « Tant va la cruche à l'eau, qu'elle se brise à la fin. » Un malheureux moment peut tout renverser, et, d'ailleurs, comment nous flatter de la fortune malgré ce nombre accablant d'ennemis qui conjurent ma perte?

Votre correspondant de Londres me fait bien de l'honneur; mais, madame, s'il avait vu une de ces batailles de ses yeux, il en conserverait une juste horreur, et il conviendrait que, de toutes les passions