99. DE M. JORDAN.

Berlin, 29 février 1742.



Sire,

Je suis tout glorieux de ce que Votre Majesté daigne m'écrire et m'envoyer des vers dans un temps où elle est occupée par les affaires les plus importantes et les plus épineuses.

V. M. n'est pas, à coup sûr, en pays de connaissance quand elle est au milieu de cette cour céleste, qui n'est, ma foi, pas digne d'occuper le manoir où vous habitez. Il faut avouer que la gloire conduit V. M. par une route bien peu agréable. J'ai remarqué que tous les chemins qui conduisent à l'immortalité sont de même. Je frémis pour la santé de V. M., et je crois pouvoir démontrer en bonne logique et par de bons arguments que j'ai raison.

Je crois avoir si bien raison,
Que je me sens prêt à combattre
Sur ce sujet contre Sexte ou Pyrrhon,
Qui vous apprit l'art d'en terrasser quatre.

<168>Je connais par mon expérience que vous en démonteriez même plus. A peine suis-je guéri des bottes de logique que V. M. me portait autrefois. Je m'en glorifie, comme saint François de ses stigmates.

Les Hollandais ont acheté le Luxembourg quinze millions. Les politiques de Berlin sont fort charmés de cet achat; ils regardent cela comme un raffinement de ruse digne d'être admiré. Les partisans de la France condamnent cette conduite; on suppose déjà M. de Fénelon faisant tapage à la Haye, et remettant les choses sur l'ancien pied.

On dit que la Gazette de Hollande marque que l'Empereur ira d'abord à Cologne pour y adorer les trois rois, dont les noms sont sûrement connus de V. M., qui n'ignore pas des faits de cette nature.

V. M. m'ordonne de bavarder; j'obéis.
Vous voulez que Jordan bavarde,
Et bavardons, puisqu'il le faut;
Le triste dieu d'ennui vous garde
De fréquent et pareil assaut!

On étourdit en Angleterre ces songe-creux par le bruit des cloches. Dieu veuille que mon babil vous amuse! J'aimerais presque mieux qu'il endormît V. M.; cela ferait du bien à sa santé, et je lui serais alors fort utile.

Quoi! votre esprit, occupé fortement
Des intérêts de Prusse et de l'Empire,
Lirait, comme un délassement,
Tout ce discours, qui tient fort du délire?
J'en suis, ma foi, très-fortement surpris.
Mais, dans le fond, peut-on si bien écrire?
Quand on n'a pas ce dont on est épris,
On ne saurait ni badiner ni rire.

D'ailleurs, j'ai perdu ma santé, et je suis condamné à boire trois bouteilles de tisane par jour pour la recouvrer. Est-il possible de<169> faire des vers et d'avoir de l'esprit à ce prix-là? Je ne connais point le chemin qui conduit à la gloire, je le crains même par une poltronnerie réfléchie; mais ce que je sais bien, c'est que celui qui conduit à la santé est bien disgracieux.

Au diable soit Esculape et remède,
Et tout réparateur de l'humaine santé!
Ils minent par leurs soins ma chère humanité;
Je meurs en guérissant, si Dieu ne m'est en aide.

J'ai l'honneur d'être, etc.