171. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 16 août 1773.



Sire,

Il n'est pas si aisé de faire changer d'opinion à une femme, et, malgré tout ce que V. M. peut me dire, je n'en persiste pas moins à croire à ses prophéties. J'aime bien, en fait de politique surtout, les prophètes qui ont à leurs ordres deux cent mille hommes bien armés et prêts à accomplir leurs prophéties au premier signal. Le Salomon du Nord,284-a à cet égard ainsi qu'à tous les autres, me paraît bien supérieur à celui du Midi. Je me repose sur vous, Sire, du soin de tenir en paix la portion de notre petit globe que j'habite; qu'après cela les Turcs et les Russes se battent tout à <256>leur aise au pied du mont Hémus,284-b sans que l'on sache au juste auquel des deux attribuer la victoire; que les Russes chantent en actions de grâces des Te Deum en mauvais grec qu'ils n'entendent pas, et que les Musulmans, du haut de leurs minarets, fassent appeler le peuple à la prière pour louer l'Éternel de ce qu'ils n'ont pas vaincu les ghiaours, tout cela m'est assez indifférent. Je tâche de couler doucement mes jours; les arts et les lettres en prennent une partie, la société et les devoirs en revendiquent une autre; des moments plus précieux sont consacrés à la méditation, pour laquelle les vicissitudes de ma vie me fournissent une assez ample matière. Mais, que ce soit la mémoire, ou la réflexion, ou le sentiment qui m'occupe, Frédéric est toujours l'objet le plus fréquent et le plus respecté de ma pensée. Et comment ne le serait-il pas? Quel est l'art ou le talent, depuis la science sublime qui gouverne les hommes, jusqu'à l'art agréable des vers et de l'harmonie, qui ne présente Frédéric comme le meilleur guide à suivre, et comme le plus beau modèle à imiter? Ce serait bien à moi, Sire, à faire retentir les échos de votre nom, si j'étais encore dans l'âge heureux où l'on est familiarisé avec les échos. Mais cet âge est passé pour moi, et, quoique bergère de cette Arcadie si fertile en sonnets de toutes les couleurs,284-c il m'appartient aussi peu de faire l'éloge de Frédéric qu'il appartient à tout statuaire de faire le buste d'Alexandre.

J'avais appris que la charmante princesse d'Orange, en quittant V. M., irait passer quelques jours à Rheinsberg. Mais quelles sont les fêtes qui eussent pu consoler de la douleur de s'éloigner de V. M.? J'ai trop éprouvé ce sentiment par moi-même, pour ne pas en connaître toute l'étendue. Il est ineffaçable, ainsi que la haute estime et l'admiration sans bornes avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

J'avais terminé cette lettre lorsque le marquis del Orologio, <257>dans la maison duquel on m'a marqué beaucoup d'attention en Italie, m'a priée de lui faciliter le bonheur de voir le plus grand des hommes .....


284-a Voltaire appelait ainsi Frédéric depuis 1737. Voyez t. XXI, p. 138.

284-b Voyez t. VI, p. 66 et 67.

284-c Comme membre de l'Académie romaine des Arcadiens, l'électrice Marie-Antonie portait le nom de Ermelinda Talea Pastorella Arcada, dont les initiales E. T. P. A. se trouvent sur les titres de ses deux opéras cités ci-dessus, p. 44, à la place du nom de l'auteur.