172. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 8 septembre 1773.



Madame ma sœur,

Ce qui m'est le plus agréable de la lettre de Votre Altesse Royale, c'est que je juge, par la bonne humeur qui y règne, que vous êtes, madame, en parfaite santé. Divertissez-vous, madame, sur mon compte; mais portez-vous bien, c'est le principal. Non, madame, en vérité, j'en conviens de bonne foi, jamais prophète ne s'est avisé de prophétiser plus faux que je ne l'ai fait; je l'avoue, je le confesse, et je suis très-convaincu d'être le plus balourd de tous les voyants. Je pourrais avoir recours à des interprétations, avec quoi l'on rectifie telles sottises qu'on veut; mais je n'alléguerai point les crimes de la terre qui ont empêché l'Être suprême d'accorder la paix à l'Asie, qu'elle ne méritait pas. En attendant, V. A. R. a pris le sage parti de jouir du bon temps que le ciel nous accorde, et de partager ses jours entre les arts, la méditation, et la société. Que je suis malheureux de ne pouvoir assister à cette troisième partie de ses occupations! Les murs de Sans-Souci me retracent et me remettent les idées d'un bonheur dont j'ai joui, et qui s'est écoulé trop vite, mais dont la mémoire est gravée en mon esprit comme sur l'airain.

Pour moi, madame, je reviens d'un voyage assez fatigant, que j'ai expédié en trois semaines. La princesse d'Orange est heureusement de retour chez son époux; elle était enceinte en venant ici, et heureusement les chemins de la Westphalie ne lui ont fait aucun tort. Le comte Orologio a passé ici pendant mon absence, et est reparti avant mon retour; de sorte, madame, <258>que, quelque envie que j'aie d'obéir en tout à vos ordres, je me trouve, pour cette fois-ci, dans l'impossibilité d'y satisfaire.

Voilà les jésuites chassés. V. A. R. saura que les miens seront conservés; la bulle de suppression286-a ne sera point publiée chez nous. Si V. A. R. est curieuse d'en savoir la raison, je la lui dirai. J'ai promis par la paix de conserver la religion catholique in statu quo; et comme je suis très-hérétique, père Ganganelli ne saurait me dispenser de mon serment; ce qui m'oblige de laisser toutes choses sur l'ancien pied. J'espère, madame, que ce procédé me conciliera votre confesseur, que je regarde comme l'homme le plus inutile de la cour, parce que vous n'avez jamais rien à lui dire qui mérite contrition. Enfin, si avec le temps V. A. R. ou quelque autre prend du goût pour nos bons pères supprimés, je la prie de s'adresser à moi pour lui fournir de cette drogue.

Je suis avec la plus haute considération et l'estime la plus parfaite, etc.


286-a Frédéric parle du bref du 21 juillet 1773, commençant par les mots : Dominus ac Redemptor noster.