<290>temporains. Défunt Maupertuis m'a conté de lui un trait qui le caractérise bien. A son premier voyage de France, Rousseau subsistait à Paris de ce qu'il gagnait à copier de la musique. Le duc d'Orléans apprit qu'il était pauvre et malheureux, et lui donna quelque musique à transcrire pour avoir occasion de lui faire quelque libéralité. Il lui envoya cinquante louis; Rousseau en prit cinq, et rendit le reste, qu'il ne voulut jamais accepter, quoiqu'on l'en pressât, disant que son ouvrage ne valait pas davantage, et que le duc d'Orléans pouvait mieux employer cette somme en la donnant à des gens plus pauvres et plus paresseux que lui. Ce grand désintéressement est sans contredit le fond essentiel de la vertu; ainsi je juge que votre sauvage a les mœurs aussi pures que l'esprit inconséquent.

Je passe de votre sauvage philosophe à des sauvages en habit blanc qui ont moins de mœurs que lui, contre lesquels nous nous battons journellement, mais qui cependant, jusqu'à présent, ne nous écrasent pas encore. Nous faisons le siége de Schweidnitz à leur barbe; ils ont voulu s'y opposer, mais la fortune s'est déclarée pour le prince de Bevern et pour nous.a La place est aux abois, la garnison a voulu capituler; ce sont dix mille hommes toujours bons à prendre. Si je les laissais sortir, ils se percheraient sur de si hautes montagnes, que dans dix ans je ne les y prendrais pas; mais avec un peu de patience nous les aurons. Voilà, mon cher mylord, un abrégé de notre campagne, et, je crois, autant qu'il vous en faut pour contenter votre curiosité. Il y a beaucoup d'apparence que cette campagne sera la dernière de cette malheureuse guerre. Je reprends l'espérance de vous revoir encore, et c'est une des idées qui me réjouissent le plus; je ne vous le dissimule point, mon cher mylord, j'aime votre excellent caractère, et je crois retrouver encore en vous une partie de ce que j'ai perdu et que je regrette. Adieu, mon cher mylord. Si Rousseau ne trouve point de philosophe digne de sa confiance, je me flatte au moins que vous comptez sur mon amitié, qui ne se démentira jamais.


a Le 16 août. Voyez t. V, p. 225.